VI Blood’s reward

Quand Reeder et Sam passèrent, j’étais à Spanishtown chez deux très vieilles bonnes femmes, deux sœurs presque centenaires, filles de colons espagnols, et nées long-temps après la prise de l’île sur les Espagnols par l’amiral Pen, aidé d’un grand nombre de flibustiers anglais et français, en 1655. Seul et double monument de la domination espagnole sur ces terres ; espèce de cippes incarnés, attestant encore leur passage, comme les dolmens druidiques sont là pour nous faire ressouvenir de nos dieux les Gaulois, qui forment maintenant la couche végétative qui couvre comme un engrais le sol de la France. Ces saintes douairières, quoique recevant une pension du gouvernement, mortellement haineuses, n’avaient jamais voulu parler la langue des conquérants, passées, sans contact, à travers plusieurs générations, ces bonne vieilles hablaient toujours la divine langue castillane.

Pèlerin religieux de toutes ruines, j’étais venu les saluer : ma visite les avait emplies de joie, les avait rajeunies de près d’un siècle, avait éveillé en leur âme mille souvenirs tendres et douloureux ; elles m’avaient retenu pour quelques jours ; j’étais pour elles comme un fils ; elles me racontaient toutes ces vieilles choses que plus qu’elles savaient au monde, étalant au grand jour et pour la dernière fois, sans doute, les lambeaux dorés de leur mémoire, secouant les pages poussiéreuses de ce livre du gai-savoir, que le temps ronge comme un rat stupide, et qui allait bientôt se fermer avec leur vie dans la tombe.

Nous étions assis près d’une croisée et nous devisions, quand nous entendîmes un tumulte lointain et des décharges de mousquets. Nous nous levâmes et nous penchant à la fenêtre nous vîmes Reeder et Sam, nos héros, marchant triomphalement, portant, au bout d’une pique, la tête et la main du malheureux Jack. Ils étaient suivis d’un concours formidable surtout de cudjos de Maroon town, vêtus d’une braye et d’une veste de grosse toile que le gouvernement leur donnait chaque année, ainsi qu’un fusil tous les cinq ans, en paiement des services qu’ils rendaient à la colonie. Ces braves gens faisaient presque la police de l’île comme une maréchaussée ; ils arrêtaient et ramenaient les nègres fugitifs, les vagabonds qui se retiraient dans les montagnes et les prisonniers de guerre échappés de Port-Royal. C’était un ramassis d’hommes de toute origine, de vrais Klephtes, avec lesquels les Anglais avaient été forcés de faire une capitulation toute à leur avantage, n’ayant jamais pu les dompter. Le surnom de cudjos leur venait du nom d’un de leurs vaillants capitaines. Ne pouvant plus guerroyer, ils s’étaient adonnés à l’éducation des bestiaux, qu’ils venaient vendre aux marchés de l’île. La plupart de ces montagnards étaient remarquables par leur belle et haute stature, leur force et leur adresse.

Non loin de la maison de mes vieilles, une jeune noire, qui paraissait blessée à la jambe, était assise sur une pierre, pensive, la tête abattue sur son sein ; éveillée brusquement par les décharges d’armes à feu que faisaient les noirs en signe de joie, elle tourna la face du côté d’où venait le tumulte, et resta immobile comme une louve qui flaire sa proie ; quand Reeder passa, elle l’appela plusieurs fois, – Quasher ! Quasher !… – Reeder qui l’avait aperçue de loin, enorgueilli, détournait la tête. – Quasher ! Quasher ! as-tu déjà oublié Abigail ?… Il ne répondit pas et sembla précipiter sa marche.

La jeune négresse se rassit sur la pierre, tournant le dos au chemin, ainsi elle resta toute la soirée. Avant de me mettre au lit, rôdant, pour respirer un peu, aux environs de la maison, à la lueur de la lune je distinguai un corps étendu sur le sol contre la pierre de la route, je m’approchai, elle dormait.

Le lendemain à l’aube, je fus réveillé par un vacarme semblable à celui de la veille, je sortis par curiosité ; c’était Reeder et Sam qui, ayant reçu la prime promise par la proclamation royale et l’assemblée coloniale, repassaient avec leurs compatriotes.

Cette tourbe poussait des hourras, des cris de bêtes fauves, chantait en chœur des paroles inconnues, dansait au son des balafos, et de cette espèce d’instrument dont le nom ne me revient pas, assez usité parmi les noirs, composé d’une mâchoire de cheval qu’ils font vibrer en passant une baguette sur le râtelier. La plupart étaient ivres et dans un état complet et repoussant de désordre. Ils avaient passé la nuit en orgies, et traînaient avec eux quelques sales femmes de la ville, accourues à l’odeur de l’argent.

En avant, quatre nègres portaient, dans des paniers embrochés par une perche, le prix du sang, écorné déjà par la bacchanale de la nuit. Reeder les précédait, soûl presque à tomber, et donnant le bras à une fille soûle et décharnée.

Arrivés vers notre demeure, la jeune négresse, couchée près de la pierre, se dressa subitement à la vue de Reeder ; puis, tout à coup, se précipitant sur lui comme une tigresse : – Quasher ! tu es un lâche et un traître, cria-t-elle, lui enfonçant un couteau dans la poitrine.

Au cri de Reeder, les nègres accoururent et cernèrent Abigail, mais brandissant sur sa tête son couteau pleurant le sang, et l’obi que Jack lui avait donné, elle les terrifia, et les fit tomber la face contre terre ; s’ouvrant ainsi un passage sur leurs corps, elle s’envola dans les montagnes.

* * * * * *

Quand j’ai dit que j’étais à Spanishtown lorsque Sam et Reeder passèrent, ce n’est pas vrai, j’en ai menti par ma gorge !…

Mais, qu’on ne m’accuse point de m’être complu dans l’horrible, c’est de l’histoire ! j’en atteste le docteur Mosely et son Treatise of Sugar, c’est de l’histoire ! que je n’ai point osé émonder comme le père Jouvenci émondait les classiques latins ad usum scholarum.

Au moment où j’écrivais ceci, 6 janvier 1832, la population noire de la Jamaïque s’étant imaginée que le roi avait signé l’affranchissement des esclaves, une révolte éclatait dans les paroisses de Saint-James et de Trelawney ; dans la première, quinze propriétés ont été détruites.

À Montego-Bay, de Westmoreland, la loi martiale a été promulguée par sir Willoughby-Cotton.

Trois missionnaires anabaptistes ont été jetés dans les fers, comme fauteurs et instigateurs de cette insurrection.

Un tribunal militaire est établi à Montego-Bay, et des récompenses sont promises pour l’arrestation de plusieurs chefs.

À cette heure, sans doute, quelques-uns de ces braves Africains penchent la tête sur le billot, et, au nom de l’égalité chrétienne, la hache anglaise se retrempe dans le sang des esclaves.

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