Le subjonctif au bistrot

De nombreux sympathisants viennent à Monpazier comme les musulmans vont en pèlerinage à La Mecque, et, entre deux services, je m’efforce, à leur demande, de leur donner quelques « cours de rattrapage ».

La tête pleine de « il serait séant que vous me servissiez », les clients, en repartant, s’entraînent dans leur voiture au maniement de ces subtiles conjugaisons au grand dam des premiers commerçants qu’ils rencontrent.

Un jour, je m’arrête à une station service à 30 km de Monpazier. Généralement, je n’utilise ces temps que lorsque je peux le faire avec humour…

Ce jour-là, spontanément, j’annonce :

– J’aimerais que vous me servissiez 100 F de gas-oil.

Stupeur… !… Le pompiste excédé prend la pompe et grommelle :

– Font chier ces cons ! Ils viennent encore de Monpazier ! Servisse… servisse… N’ont que ça à foutre ! Merde… (sic)

Je n’ai pas osé lui dire que c’est moi qui avais lancé l’affaire !

* * *

Neuf fois sur dix, la première question posée par les visiteurs et les journalistes est :

« Qu’est-ce qui vous a donné l’idée de créer cette association ? »

Cette création résulte d’un concours de circonstances.

Nous sommes en mars 1996 et nous nous prenons la direction de l’hôtel de Londres et de son bar-restaurant « Le Pardailhan », petit établissement d’une dizaine de chambres situé à l’entrée nord de Monpazier, magnifique bastide créée par Edward 1er d’Angleterre en 1284 dans le sud du Périgord, à la frontière de l’Agenais.

D’importants travaux de réhabilitation venaient d’être terminés après deux bonnes années de polémique locale. Une esplanade, espace minéral, décidé par les Bâtiments de France, s’étendait désormais devant les deux portes d’entrée médiévales et l’hôtel ressemblait à un grand navire échoué au carrefour des routes de Sarlat, de Bergerac et de Cahors.

Nous nourrissions de grands projets d’animation pour cette nouvelle place et, pour gérer les manifestations estivales, nous avions besoin de créer une association de quartier type loi de 1901, mais le projet initial avait avorté sous la pression de l’Association des Commerçants et des Artisans de Monpazier.

Nous avions l’intention de faire un pied de nez à ces barbons et, pour cela, nous étions en quête d’une idée, d’une part originale et humoristique pour animer notre bar et, d’autre part médiatisable pour doper la promotion touristique de Monpazier à peu de frais.

Depuis l’âge de dix-neuf ans – j’en ai hélas cinquante-trois, étant né la même année que la première grammaire des époux Bled, en 1946 – quand mes amis étaient lassés d’entendre mes trop fréquents « il serait séant… », je les priais de m’excuser en promettant : « Un jour, je monterai une association pour réhabiliter l’emploi du passé simple et de l’imparfait du subjonctif dans le langage parlé ! »

Le prétexte était là… Il ne restait plus qu’à passer aux actes.

Bernard Pouzet, plus spécialement responsable des animations locales, était nommé président. Jean-Christophe Lorblancher, le trésorier et moi-même, secrétaire, devions assurer la mission culturelle et médiatique du comité.

C’est Jean-Christophe qui invente l’appellation CO. R. U. P. S. I. S.

Cet acronyme qui engendre la curiosité, voire la méfiance, par son analogie au mot corruption, a fait couler beaucoup d’encre et de salive. Quelques correspondants lui ont même trouvé une étymologie latine CORUPSO, foncer en avant comme un taureau… Personnellement, je n’ai découvert dans le bon vieux Gaffiot que CORUSCO, cosser, heurter de la tête, briller, étinceler, agiter, brandir, darder, secouer.

Le reste n’est qu’une heureuse coïncidence !

L’affaire, je l’avoue, a été lancée comme un canular.

Témoin, l’article suivant paru dans le journal local, La Gazette du Monpaziérois.

AU FOIRAIL NORD, LA RÉHABILITATION FAIT DES ÉMULES…

Tout le monde croyait que la bastide de Monpazier avait enfin retrouvé son calme après les aménagements qui suscitèrent les plus vives critiques.

Le foirail nord qui fut si longtemps le point de mire des antitravaux de réhabilitation, est, depuis peu, le théâtre d’un nouveau mouvement intellectuel prônant un langage plus approprié aux vieilles pierres du village. De leur siège social établi au bar de l’Hôtel de Londres, le Pardailhan, un groupe de passionnés du « bien parler » français a lancé le défi suivant :

Réhabiliter et remettre en usage l’utilisation du passé simple et de l’imparfait du subjonctif.

« IL SERAIT SÉANT QUE VOUS PARLASSIEZ AINSI ! » déclarent-ils à tout instant.

« NOUS LE PUMES, IL SERAIT SEANT QUE VOUS LE PUSSIEZ AUSSI… » insistent-ils !

Le CO. R. U. P. S. I. S., c’est donc le COmité pour la Réhabilitation et l’Usage du Passé Simple et de l’Imparfait du Subjonctif.

L’embryon de cette révolution culturelle a été inséminé dans la matrice monpaziéroise au mois de mai 1996. Les nombreux adeptes se donnent neuf mois pour que l’ensemble de la francophonie assiste à ce renouveau intellectuel.

En attendant, au bar le Pardailhan, au moment privilégié de l’apéritif, les adeptes se perfectionnent grammaticalement sous la houlette du patron au surnom évocateur : Alain-Parfait du Subjonctif.

L’association CO. R. U. P. S. I. S. a été déclarée le jeudi 2 mai 1996 à la sous-préfecture de Bergerac.

Elle se réfère à un arrêté du 26 février 1901 qui tolérait l’usage du présent du subjonctif (chapitre Imparfait du Subjonctif du Bled).

La carte de membre adhérent coûte 10 Francs et elle est disponible à l’Hôtel de Londres à Monpazier 24540 – tél. 05 53 22 60 64.

Sponsors autorisés.

La signature, Alain-Parfait du Subjonctif, sentait la blague de potache.

Les chapitres à venir vont prouver qu’il y a bien des adeptes dans la francophonie pour l’usage de l’imparfait du subjonctif et du passé simple.

Lors de sa création, l’objet de l’association était la réhabilitation et la remise en usage dans le langage parlé du passé simple et de l’imparfait du subjonctif ainsi que l’abrogation de l’arrêté ministériel du 26 février 1901.

C’est pour cette raison que deux lettres ont été adressées, la première à Daniel Garrigue, député du canton de Monpazier à cette date, et l’autre au préfet de Dordogne.

Monsieur Daniel Garrigue

Député Maire

Hôtel de Ville

24100 BERGERAC

Objet : Requête

Monsieur le député-maire,

Nous avons l’honneur par la présente de vous demander de bien vouloir intervenir auprès des services ministériels concernés pour demander l’abrogation de l’arrêté ministériel du 26 février 1901.

Cet arrêté permit la tolérance du présent du subjonctif après un conditionnel présent dans la principale. Exemple : « Il faudrait que je boive » à la place de « Il faudrait que je busse ».

C’est à la suite de cette perfide tolérance que, dans le langage parlé, le très poétique imparfait du subjonctif tomba en désuétude.

Il serait donc séant que les pouvoirs publics rendissent à cette conjugaison qui a une sonorité si particulière, la place qu’elle n’aurait jamais dû quitter.

En cette période où la langue française est menacée dans le monde, il serait impératif que vous vous intéressassiez à notre requête et, en tout premier lieu, obliger les médias dans leur ensemble, à utiliser l’imparfait du subjonctif en suivant les règles de la concordance des temps et, d’autre part, utiliser le passé simple à la place du passé composé.

Notre opiniâtreté sera sans faille et nous mettrons toute notre énergie, derrière vous, avec nos sociétaires, pour faire prévaloir nos desiderata.

Une telle réforme culturelle dont vous seriez l’instigateur (la « Loi Garrigue », par exemple), pourrait logiquement, vous apporter le portefeuille de la Culture.

Nous fondons tous nos espoirs sur votre action politique et nous vous prions de croire, Monsieur le député-maire, en notre considération très distinguée.

Le secrétaire, Alain Bouissière,

dit Alain-Parfait du Subjonctif.

La lettre d’information adressée à monsieur le préfet à Périgueux se terminait par :

« Une telle action réformatrice lancée depuis notre cher Périgord doit logiquement avoir des retombées médiatiques sur notre dynamique sud-ouest.

Nous vous remercions de la bienveillance que vous daignerez accorder à notre action culturelle, et nous vous prions… »

Nous faisions référence au paragraphe « Concordance ou correspondance des temps » des tolérances orthographiques admises dans les examens et concours dépendant du ministère de l’Instruction Publique (arrêté ministériel du 26 février 1901) et du ministère de la Guerre (circulaire du 15 mars 1901).

Nous avions retrouvé les traces de ce texte grâce à la grammaire Bled, édition 1954, 48e leçon : Imparfait du Subjonctif, (p. 184), et nous pensions naïvement que l’abandon de ce temps datait de cette époque.

Curieuse coïncidence, vous remarquerez qu’il est signé Georges Leygues, né nonante ans avant moi à Villeneuve-sur-Lot le 30 octobre 1856, que cette ville se trouve à quarante-cinq kilomètres au sud de Monpazier et que j’ai été élève du lycée Georges-Leygues où rôde le fantôme du regretté Paul Guth.

Georges Leygues est une figure locale en Agenais et dans le sud du Périgord. Il est intéressant de s’attarder sur ce personnage pour connaître les motivations des réformes qui ont abouti au fameux arrêté de 1901.

« Ce fut le 30 mai 1894 que le député de Villeneuve, Georges Leygues, réélu à de fortes majorités en 1889 et 1893, devint ministre de l’Instruction publique et des Beaux-arts, à l’âge de 37 ans, dans le deuxième Cabinet Dupuy.

« Après un passage au ministère de l’Intérieur dans le Cabinet Ribot, Georges Leygues reprit l’Instruction publique dans les quatrième et cinquième ministères Charles Dupuy et enfin dans le grand ministère d’Union républicaine formé par Waldeck-Rousseau, auquel l’unissait une solide amitié et qui dura de novembre 1898 à juin 1902.

« Cette époque de la vie de Georges Leygues a été marquée par une action considérable, celle de la défense des humanités qu’il réussit à assurer par le maintien du baccalauréat, mais en les élargissant pour les adapter aux besoins de la société moderne et en faisant admettre le principe de l’égalité des sanctions pour tous les ordres d’enseignement secondaire.

« Le long passage du grand ministre à l’Instruction publique a laissé une trace profonde, qui, quoique contestée dans son principe, a résisté plus de 30 ans à ses adversaires les plus résolus et demeura la base d’une organisation que l’on ne fit qu’améliorer pendant ce laps de temps.

Georges Leygues, qui, par la laïcité de son esprit politique s’apparente à Jules Ferry, se rattachait à Victor Duruy par la tendance de son action réformatrice. Il était digne de ce double parrainage historique.

« Homme d’action, il pense que l’enseignement comporte des fins morales et sociales. Il veut que l’école demeure étrangère aux luttes des partis, qu’elle s’ouvre sur la vie et non sur la rue et il ne saurait admettre qu’elle refuse à enseigner la République et la Patrie. »

Extrait du discours de M. Édouard Daladier, Président du Conseil aux obsèques de Georges Leygues en 1933.

Nous avons confié la parution des annonces légales au journal Sud-Ouest qui, en échange, publiait dans l’édition de Dordogne un article signé Isabelle de Montvert-Chaussy : « Ce bel imparfait que vous chantassiez ».

Énorme faute, mais notre tolérance était sans limite du moment qu’on nous fît de la publicité !

« À son bar, le patron de l’hôtel de Londres à Monpazier a la curieuse habitude de servir avec le pastis un petit imparfait du subjonctif. « Que je ne vous omisse point », accompagne volontiers le verre qui se pose sur la table et généralement le client répond en chutant sur un imparfait très imparfait… »

Extrait de l’article d’Isabelle de Montvert-Chaussy

La création de l’association s’est faite le 2 mai 1996 et le premier article est paru le 8 mai 1996. L’aventure médiatique démarrait…

Jean-Christophe et moi-même, nous nous sommes servis de cet article pour le faxer aux rédactions des chaînes de télévision et des radios.

Par la suite, nous avons développé la pénétration des médias télévisuels grâce à ce mécanisme : un montage des articles de presse était télécopié aux diverses rédactions des chaînes, suivi d’un appel téléphonique de contrôle.

S’il fallait convaincre une standardiste de nous passer le rédacteur en chef, nous utilisions le subjonctif imparfait et le passé simple, magiques sésames pour convaincre les secrétaires de nous mettre en relation avec les décideurs !

Par exemple, avec un petit sourire en coin :

Ici, Monsieur Jean-Christophe Lorblancher du comité pour la réhabilitation du passé simple et de l’imparfait du subjonctif, il faudrait que vous me passassiez M. Dupont.

– Oui, mais c’est pour quoi ?

– Il faudrait que je lui parlasse pour l’informer de la naissance de notre association. C’est urgent, et il ne faudrait pas qu’il ratât un scoop…

Et ça marche… Car, en principe, les rédacteurs en chef « sentaient » immédiatement l’intérêt médiatique de l’événement.

Lûtes-vous notre fax ? Il faudrait que vous le lussiez car il serait très fâcheux que vous ratassiez un scoop !

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