Préface

Longtemps j’ai eu, à l’égard de l’imparfait du subjonctif, des sentiments filiaux, c’est-à-dire que je lui étais très attaché, mais que je n’avais pas envie d’être vu en sa compagnie.

Il est dur pour un jeune écrivain français de traîner avec soi, dans tous les omnibus où la vie nous oblige à monter, ce fichu imparfait du subjonctif qui attire l’attention amusée ou moqueuse des voyageurs.

L’imparfait du subjonctif est d’un autre âge. Il n’a pas le costume de notre temps. Il a une façon d’être lui-même, sans discrétion, avec un naturel que l’on pourrait trouver charmant jadis, mais qui paraît aujourd’hui le comble de la pose.

Relativement à l’imparfait du subjonctif, cela m’est arrivé vers l’âge de vingt-cinq ans, lorsque j’ai écrit mon premier livre. Je me suis soudain rendu compte que cette forme verbale était indispensable à l’expression juste de la pensée ; mieux encore : que si je ne l’utilisais pas dans les circonstances où sa présence était requise, je flanquais par terre la grammaire française.

M’avait-on assez rompu les oreilles au lycée, dans les classes de français, de latin et de grec, avec la concordance des temps ! Mais celle-ci n’était pour moi qu’une des innombrables lubies des professeurs, qui ne servent à rien dans la suite de l’existence, comme la Constitution de l’An I où la règle des trois unités. Les professeurs disaient « concordance des temps » comme ils auraient dit « Mignonne, allons voir si la rose » ou « Mon père, ce héros ». C’était une vaine incantation parmi des centaines d’autres, et dont je ne daignais pas même chercher le sens.

Flanquer par terre la grammaire française, quand on n’est plus un petit sauvage qui ne connaît rien à l’art, à la beauté, à la civilisation, est une chose terrible. À vingt-cinq ans, lorsque les imparfaits du subjonctif, appelés impérieusement par la concordance des temps, apparaissaient dans mon livre, j’avais certes grande envie de les métamorphoser en présents du subjonctif, mais cela eût donné à mes phrases, mes belles phrases que j’équarrissais avec le sérieux d’un tailleur de pierre, un air commun dont j’eusse été désespéré. Chaque fois que cela pouvait se faire, je rusais avec cette insupportable concordance des temps que rejetait mon siècle, que j’eusse volontiers rejetée comme lui, mais envers laquelle je ne pouvais m’empêcher d’éprouver à la fois de l’attachement atavique et des remords de mauvais fils.

Lorsque l’imparfait du subjonctif était exceptionnellement provocant, j’exécutais des acrobaties de style pour lui substituer un infinitif et, dans les cas tout à fait graves, s’il n’était pas possible de l’esquiver, j’avais trouvé l’expédient de le mettre en italique, typographie censée suggérer au lecteur que je n’étais pas dupe de mes afféteries passéistes, que j’en souriais avec lui.

Les réalistes proclament que le français doit s’adapter au monde d’aujourd’hui et « devenir compétitif », c’est-à-dire s’abaisser à être un sabir de marchands, de savantasses, de politiciens, de voyageurs à appareils photo, afin de faire pièce à l’anglais, ou plutôt à l’américain, qui triomphe dans ce genre mineur. La majorité de la population a l’air fort attachée à sa langue maternelle et à la façon dont on l’écrit dans les livres. Extirper le français des têtes françaises est peut-être un travail plus difficile qu’il n’y paraît. Quand on refuse de s’adapter au monde, on constate, à la longue, non sans une agréable surprise, que c’est ce monde qui prend le parti de s’adapter à vous.

Il est sans doute chimérique de défendre la complication contre la simplification ou, si l’on préfère, la civilisation contre la barbarie, mais je suis sûr que c’est le seul moyen de ne pas mourir. Le français est notre trésor. Nul héroïsme, nulle folie, jusqu’à ressusciter cent fois par jour l’imparfait du subjonctif, ne saurait nous rebuter pour le conserver intact. C’est un devoir que nous avons envers du Bellay, La Fontaine, Saint-Simon, Molière, Voltaire, le père Hugo, Balzac, Proust.

Jean DUTOURD (adhérent 310)

de l’Académie française.

Extrait de son discours prononcé le 30 novembre 1989,

Des vertus de l’imparfait du subjonctif, Imprimerie nationale, Paris, 1989.

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