CHAPITRE XXII Aux chandelles

Le ronronnement régulier de la voiture, qui volait très haut, berçait Marguerite, et la lumière de la lune la réchauffait agréablement. Fermant les yeux, elle offrit son visage au vent et pensa avec quelque tristesse à la rivière inconnue qu’elle venait de quitter et qu’elle ne reverrait sans doute jamais. Après toutes les sorcelleries et les prodiges de cette soirée, elle avait déjà deviné chez qui on la conduisait, mais cela ne lui faisait pas peur. L’espoir qu’elle avait d’y retrouver son bonheur la rendait intrépide. Du reste, elle n’eut pas l’occasion de s’abandonner longuement à ses rêves de félicité. Était-ce le freux qui connaissait particulièrement son affaire, ou la voiture qui était excellente, toujours est-il qu’au bout de peu de temps Marguerite, ouvrant les yeux, vit sous elle non plus une sombre forêt, mais le lac clignotant des lumières de Moscou. Le noir oiseau qui conduisait dévissa en plein vol la roue avant droite de la voiture. Enfin, il posa son véhicule dans un cimetière totalement désert du quartier Dorogomilovo.

Il laissa Marguerite, qui ne posa aucune question, et son balai près d’une pierre tombale, remit la voiture en marche et la dirigea droit sur un ravin qui se trouvait derrière le cimetière. Elle s’y précipita avec fracas et y périt. Au garde-à-vous, le freux rendit les honneurs, puis s’assit à califourchon sur la roue qu’il avait gardée et s’envola.

Aussitôt, un grand manteau noir surgit de derrière un monument funéraire. Un croc jaune brilla à la lueur de la lune, et Marguerite reconnut Azazello. D’un geste, celui-ci l’invita à s’asseoir sur son balai, lui-même sauta sur une longue rapière, et tous deux prirent leur essor. Quelques secondes plus tard, sans que personne ne les ait vus, ils débarquaient devant le 302 bis rue Sadovaïa.

Au moment où les deux voyageurs, balai et rapière sous le bras, s’engageaient sous la porte cochère, Marguerite remarqua un homme en casquette et hautes bottes qui s’y morfondait, attendant vraisemblablement quelqu’un. Si légers que fussent les pas d’Azazello et de Marguerite, l’homme les entendit et tressaillit d’un air inquiet, ne comprenant pas d’où ils venaient.

À l’entrée de l’escalier 6, ils rencontrèrent un deuxième homme qui ressemblait étrangement au premier. Et la même histoire se répéta. Les pas… l’homme se retourna et fronça les sourcils avec inquiétude. Mais quand la porte s’ouvrit et se referma, il s’élança à la suite des visiteurs invisibles, regarda de tous côtés dans l’entrée, mais naturellement ne vit rien.

Un troisième homme, réplique exacte du deuxième, et par conséquent du premier, montait la garde sur le palier du troisième étage. Il fumait une cigarette de tabac fort, et Marguerite toussa en passant devant lui. Comme piqué par une épingle, le fumeur bondit de la banquette où il était assis, jeta autour de lui des regards effarés, puis se pencha sur la rampe et regarda en bas. Cependant, Marguerite et son guide atteignaient déjà la porte de l’appartement 50.

Ils n’eurent pas besoin de sonner. Azazello ouvrit la porte sans bruit à l’aide d’une clef.

La première chose qui frappa Marguerite fut la profonde obscurité qui régnait dans les lieux. Il faisait noir comme dans un souterrain, de sorte qu’involontairement elle saisit un pan du manteau d’Azazello, craignant de trébucher contre un meuble. Mais, très loin et très haut, la flamme d’une lampe clignota dans les ténèbres et commença à se rapprocher d’eux. Tout en marchant, Azazello prit le balai sous le bras de Marguerite, et celui-ci, sans aucun bruit, disparut dans l’obscurité.

À ce moment, ils commencèrent à gravir un large escalier, et Marguerite eut l’impression qu’il n’aurait pas de fin. Elle se demanda avec une profonde surprise comment un escalier de dimensions aussi extraordinaires, et parfaitement palpable quoique invisible, pouvait tenir dans l’entrée d’un appartement moscovite ordinaire. Mais l’ascension eut une fin et Marguerite s’aperçut qu’elle était sur un palier. La lumière s’approcha tout près d’elle et Marguerite discerna le visage d’un homme de haute taille, vêtu de noir, qui tenait un bougeoir à la main. C’était Koroviev, alias Fagot, que ceux qui, ces jours-là, avaient eu le malheur de se trouver sur son chemin, n’auraient pas manqué de reconnaître même à la lueur défaillante de la chandelle.

Il est vrai que l’aspect de Koroviev avait beaucoup changé. La flamme tremblante se reflétait non plus dans ce lorgnon fêlé qui méritait depuis longtemps d’être jeté aux ordures, mais dans un monocle – à vrai dire fêlé lui aussi. Les moustaches qui ornaient son insolente physionomie étaient frisées et pommadées, et si le reste de sa personne semblait noir, c’est tout simplement qu’il était en habit. Seul son plastron était blanc.

Le magicien, le chantre, le sorcier, l’interprète, ou le diable sait quoi en réalité – Koroviev en un mot – s’inclina et, d’un geste large de la main qui tenait le bougeoir, il invita Marguerite à le suivre. Azazello avait disparu.

« Quelle bizarre soirée, pensa Marguerite. Je m’attendais à tout, sauf à cela. Ils ont une panne d’électricité, ou quoi ? Mais le plus curieux, c’est l’immensité de ce logement… Comment tout cela peut-il tenir dans un appartement moscovite ? C’est tout simplement impossible ! »

Quelque avare que fût la lumière fournie par la bougie de Koroviev, Marguerite put constater qu’elle se trouvait dans une salle immense, obscure, garnie de colonnes, et à première vue infinie. Koroviev s’arrêta près d’une sorte de divan, posa son bougeoir sur un socle, invita du geste Marguerite à s’asseoir, tandis que lui-même s’accoudait au socle, dans une pose étudiée.

– Permettez-moi de me présenter, dit d’une voix grinçante Koroviev. Koroviev. Cela vous étonne, qu’il n’y ait pas de lumière ? Vous avez pensé, naturellement, que c’était par mesure d’économie ? Nenni, nenni ! Si je mens, que le premier bourreau venu – un de ceux, par exemple, qui tout à l’heure auront l’honneur de se mettre à vos genoux – me tranche immédiatement la tête sur le socle que voici. Non, simplement, Messire n’aime pas la lumière électrique : nous ne la donnerons donc qu’au dernier moment. Mais alors, croyez-moi, nous n’en manquerons pas ! Il serait peut-être même préférable qu’il y en ait un peu moins.

Koroviev plaisait à Marguerite, et les boniments qu’il débitait avaient sur elle un effet apaisant.

– Non, répondit Marguerite, ce qui m’étonne le plus, c’est comment tout cela a pu entrer ici.

Et d’un geste du bras elle souligna l’immensité de la salle. Koroviev eut un sourire suave et malicieux qui fit jouer des ombres aux plis de son nez.

– C’est la chose la plus simple du monde ! répondit-il. Pour quiconque est familiarisé avec la cinquième dimension, c’est un jeu d’enfant d’agrandir son logement Jusqu’aux dimensions désirées. Je vous dirai même plus, très honorée madame ; le diable seul sait jusqu’à quelles limites on peut aller ! Du reste, continua à jacasser Koroviev, j’ai connu des gens qui n’avaient aucune notion de la cinquième dimension, ni en général aucune notion de quoi que ce soit, et qui néanmoins ont accompli de véritables miracles en matière d’agrandissement de leur logement. Tenez, par exemple, on m’a raconté l’histoire d’un citoyen de cette ville qui avait obtenu un appartement de trois pièces à Zemliany Val. Eh bien, sans cinquième dimension ni aucune de ces choses qui tournent la tête au commun des mortels, il transforma en un clin d’œil son appartement de trois pièces en un appartement de quatre pièces, en coupant une chambre en deux à l’aide d’une cloison. Ensuite, il l’échangea contre deux appartements situés dans des quartiers différents : un de deux pièces et l’autre de trois. Vous m’accordez que maintenant, il en avait donc cinq. Il échangea l’appartement de trois pièces contre deux appartements de deux pièces, et devint ainsi, comme vous le voyez vous-même, possesseur de six pièces, disséminées il est vrai dans tous les coins de Moscou. Il s’apprêtait à réussir son dernier et son plus beau coup – il avait déjà mis une annonce dans un journal, comme quoi il échangeait six pièces dans différents quartiers de Moscou contre un appartement de cinq pièces à Zemliany Val –, quand ses activités furent interrompues, pour des raisons tout à fait indépendantes de sa volonté. À ce que je crois, il vit maintenant dans une pièce, et j’ose affirmer que ce n’est certainement pas à Moscou. Voilà un rusé compère, n’est-ce pas ? Et vous venez me parler, après ça, de cinquième dimension !

Bien que Marguerite n’eût jamais parlé de cinquième dimension – c’était Koroviev, au contraire, qui en avait parlé – l’histoire des aventures immobilières du rusé compère la fit beaucoup rire. Mais Koroviev reprit :

– Bon, passons aux choses sérieuses, Marguerite Nikolaïevna. Vous êtes une femme fort intelligente, et bien entendu, vous avez deviné qui était notre hôte.

Le cœur de Marguerite battit plus vite, et elle acquiesça.

– Bon, parfait, dit Koroviev. Nous sommes ennemis de toute réticence et de tout mystère. Chaque année, messire donne un bal. Cela s’appelle le bal de la pleine lune de printemps, ou bal des rois. Un monde !… (Koroviev se prit les joues à deux mains, comme s’il avait mal aux dents.) D’ailleurs, j’espère que vous pourrez vous en convaincre par vous-même. Or, comme vous vous en doutez bien, évidemment, messire est célibataire. Mais, il faut une maîtresse de maison (Koroviev écarta les bras), vous conviendrez, n’est-ce pas, que sans maîtresse de maison…

Marguerite écoutait Koroviev, s’appliquant à ne souffler mot, avec une sensation de froid au cœur. L’espoir du bonheur lui tournait la tête.

– Il s’est donc établi une tradition, continua Koroviev. La maîtresse de maison, celle qui ouvre le bal, doit nécessairement porter le nom de Marguerite, d’abord – et ensuite, elle doit être native de l’endroit. Nous voyageons beaucoup, comme vous le savez, et pour le moment nous nous trouvons à Moscou. Nous y avons découvert cent vingt et une Marguerite, et figurez-vous (Koroviev se tapa sur la cuisse d’un air désespéré) que pas une ne convenait ! Enfin, par un heureux coup du sort…

Koroviev eut un sourire significatif et inclina le buste, et de nouveau, Marguerite eut froid au cœur.

– Soyons bref ! s’écria Koroviev. Soyons tout à fait bref : Acceptez-vous de vous charger de cette fonction ?

– J’accepte ! dit fermement Marguerite.

– Marché conclu, dit Koroviev, qui leva son bougeoir et ajouta : Veuillez me suivre.

Ils passèrent entre deux rangées de colonnes et débouchèrent enfin dans une autre salle, où régnait, on ne sait pourquoi, une forte odeur de citron, où l’on entendait toutes sortes de bruissements, et où quelque chose frôla la tête de Marguerite. Elle tressaillit.

– N’ayez pas peur, la rassura Koroviev d’un air suave en lui prenant le bras, ce sont des astuces mondaines de Béhémoth, rien de plus. Et en général, si je puis me permettre cette audace, je vous conseillerais, Marguerite Nikolaïevna, de n’avoir peur de rien, à aucun moment. Ce serait idiot. Le bal sera fastueux, je ne vous le cacherai pas. Nous verrons des personnes qui disposèrent, en leur temps, de pouvoirs extraordinairement étendus. Il est vrai que lorsqu’on pense à la petitesse microscopique de leurs moyens, comparés aux moyens de celui à la suite de qui j’ai l’honneur d’appartenir, tout cela devient ridicule, et même – dirai-je – affligeant… Du reste, vous êtes vous-même de sang royal.

– Pourquoi de sang royal ? murmura Marguerite avec effroi, en se rapprochant de Koroviev.

– Ah ! reine, badina l’intarissable bavard, les questions de sang sont les plus compliquées du monde ! Et si l’on interrogeait certaines arrière-grands-mères, et plus particulièrement celles qui jouissaient d’une réputation de saintes-nitouches, on apprendrait, très honorée Marguerite Nikolaïevna, des secrets étonnants ! Je ne commettrai pas un péché si, en parlant de cela, je pense à un jeu de cartes très curieusement battu. Il y a des choses contre lesquelles ne peuvent prévaloir ni les barrières sociales, ni même les frontières entre États. Je n’y ferai qu’une allusion : une reine française qui vivait au XVIe siècle aurait été probablement fort étonnée si on lui avait dit que, bien des années plus tard, sa ravissante arrière-arrière-arrière-arrière-petite-fille se promènerait à Moscou, aux bras d’un homme, à travers des salles de bal. Mais nous y voici.

Koroviev souffla sa bougie, qui disparut de sa main. Marguerite vit alors devant elle, sur le plancher, un rai de lumière, sous la sombre boiserie d’une porte. À cette porte, Koroviev frappa doucement. L’émotion de Marguerite était telle qu’elle claqua des dents et qu’un frisson courut dans son dos.

La porte s’ouvrit. La pièce était très petite. Marguerite y aperçut un vaste lit de chêne garni de draps crasseux et froissés et d’oreillers sales et fripés. Devant le lit on pouvait voir une table de chêne aux pieds sculptés, sur laquelle était posé un candélabre dont les branches et les bobèches avaient la forme de pattes d’oiseau griffues. Dans ces sept pattes d’or brûlaient sept grosses bougies de cire. La table était en outre chargée d’un grand et lourd jeu d’échecs dont les pièces étaient ciselées avec une extraordinaire finesse. Un tabouret bas était posé sur la descente de lit passablement usée. Il y avait encore une table qui portait une coupe d’or et un autre chandelier dont les branches étaient en forme de serpent. Une odeur de soufre et de goudron emplissait la chambre. Les ombres projetées par les flambeaux s’entrecroisaient sur le parquet.

Parmi les personnes présentes, Marguerite reconnut tout de suite Azazello, qui se tenait debout, en frac, près de la tête du lit. Ainsi habillé, il ne ressemblait plus à l’espèce de bandit qui était apparu à Marguerite dans le jardin Alexandrovski. Il s’inclina devant Marguerite avec une galanterie raffinée.

Une sorcière nue – cette même Hella qui avait jeté dans une si grande confusion l’honorable buffetier des Variétés –, celle aussi, hélas ! à qui, heureusement, le coq avait fait peur en cette nuit de la fameuse séance de magie noire, était assise sur la descente de lit et remuait dans une casserole quelque chose d’où s’échappait une vapeur sulfureuse.

Il y avait encore dans la chambre, assis sur un haut tabouret devant l’échiquier, un énorme chat noir qui tenait dans sa patte de devant un cavalier du jeu d’échecs.

Hella se leva et s’inclina devant Marguerite. Le chat sauta à bas de son tabouret et en fit autant. Pendant qu’il ramenait derrière lui sa patte arrière droite pour achever sa révérence, il lâcha le cavalier qui roula sous le lit. Le chat alla l’y rechercher aussitôt.

Tout cela, Marguerite, à demi-morte de peur, ne le discernait qu’à grand-peine, dans les ombres perfides que jetaient les chandeliers. Son regard s’arrêta sur le lit, où était assis celui à qui, récemment encore, à l’étang du Patriarche, le pauvre Ivan avait affirmé que le diable n’existait pas. C’était lui, cet être inexistant, qui se trouvait sur le lit.

Deux yeux étaient fixés sur le visage de Marguerite. Au fond de l’œil droit brûlait une étincelle, et cet œil paraissait capable de fouiller une âme jusqu’à ses plus secrets replis. L’œil gauche était noir et vide, comme un trou étroit et charbonneux, comme le gouffre vertigineux d’un puits de ténèbres sans fond. Le visage de Woland était dissymétrique, le coin droit de sa bouche tiré vers le bas, et son haut front dégarni était creusé de rides profondes parallèles à ses sourcils pointus. La peau de son visage semblait tannée par un hâle éternel.

Woland était largement étalé sur le lit, et portait pour tout vêtement une chemise de nuit sale et rapiécée à l’épaule gauche. L’une de ses jambes nues était ramenée sous lui ; l’autre était allongée, le talon posé sur le petit tabouret. Hella frottait le genou brun de cette jambe à l’aide d’une pommade fumante.

Dans l’échancrure de la chemise de nuit, Marguerite aperçut également, sur la poitrine lisse de Woland, un scarabée taillé avec art dans une pierre noire, avec des caractères mystérieux gravés sur le dos, et maintenu par une chaînette d’or. Près de Woland, sur un lourd piédestal, il y avait un étrange globe terrestre, qui semblait réel, et dont un hémisphère était éclairé par le soleil.

Le silence se prolongea encore plusieurs secondes. « Il m’étudie », pensa Marguerite en essayant, par un effort de volonté, de réprimer le tremblement de ses jambes.

Enfin Woland sourit – son œil droit parut s’enflammer – et dit :

– Je vous salue, et je vous prie de m’excuser pour ce négligé d’intérieur.

La voix de Woland était si basse que certaines syllabes se résolvaient en un son rauque et indistinct.

Woland prit une longue épée posée sur les draps, se pencha et fourragea sous le lit en disant :

– Sors de là ! La partie est annulée. Notre invitée est ici.

– Absolument pas, chuchota anxieusement Koroviev, comme un souffleur de théâtre, à l’oreille de Marguerite.

– Absolument pas…, commença Marguerite.

– Messire…, souffla Koroviev.

– Absolument pas, messire, se reprit Marguerite d’une voix douce mais distincte. (Puis, en souriant, elle ajouta :) Je vous supplie de ne pas interrompre votre partie. Je suppose que les revues d’échecs donneraient une fortune pour pouvoir la publier.

Azazello émit un léger gloussement approbateur, et Woland, après avoir dévisagé attentivement Marguerite, remarqua à part soi :

– Oui, Koroviev a raison. Comme le jeu est curieusement battu ! Le sang !

Il leva la main et fit signe à Marguerite de s’approcher. Elle obéit, avec la sensation que ses pieds ne touchaient pas le parquet. Woland posa sa main – une main aussi lourde que si elle était de pierre, et aussi brûlante que si elle était de feu – sur l’épaule de Marguerite, l’attira à lui et la fit s’asseoir sur le lit à ses côtés.

– Eh bien, dit-il, puisque vous êtes aussi délicieusement aimable – et je n’en attendais pas moins de vous –, nous ne ferons pas de cérémonies. (Il se pencha de nouveau au bord du lit et cria :) Est-ce que ça va durer longtemps, cette bouffonnerie, là-dessous ? Vas-tu sortir, damné Hans !

– Je n’arrive pas à trouver le cavalier ! répondit le chat d’une voix étouffée et hypocrite. Il a fichu le camp je ne sais où et à sa place, je n’ai trouvé qu’une grenouille.

– Est-ce que par hasard, tu te crois sur un champ de foire ? demanda Woland avec une colère feinte. Il n’y avait aucune grenouille sous le lit ! Garde ces tours vulgaires pour les Variétés ! Et si tu ne te montres pas immédiatement, nous te considérerons comme battu par abandon, maudit déserteur !

– Pour rien au monde, messire ! vociféra le chat, qui, à la seconde même, surgit de sous le lit, le cavalier dans la patte.

– J’ai l’honneur de vous présenter…, commença Woland, mais il s’interrompit aussitôt : Non, impossible, Je ne peux pas voir ce paillasse ridicule ! Regardez en quoi il s’est changé, sous le lit !

Debout sur deux pattes, tout sali de poussière, le chat faisait une révérence à Marguerite. Il portait autour du cou une cravate de soirée blanche, nouée en papillon, et sur la poitrine, au bout d’un cordon, un face-à-main de dame en nacre. De plus, ses moustaches étaient dorées.

– Mais qu’est-ce que c’est que ça ? s’écria Woland. Pourquoi as-tu doré tes moustaches ? Et à quoi diable peut bien te servir une cravate, quand tu n’as pas de pantalon ?

– Les pantalons ne se font pas pour les chats, messire, répondit le chat avec une grande dignité. Allez-vous m’ordonner aussi de mettre des bottes ? Les chats bottés, cela ne se voit que dans les contes, messire. Mais avez-vous jamais vu quelqu’un venir au bal sans cravate ? Je ne veux pas me montrer dans une tenue comique, et risquer qu’on me jette à la porte ! Chacun se pare avec ce qu’il a. Et veuillez considérer que ce que j’ai dit se rapporte aussi au binocle, messire !

– Mais les moustaches ?…

– Je ne comprends pas, répliqua le chat d’un ton sec, pourquoi, en se rasant, Azazello et Koroviev ont pu se poudrer de blanc, et en quoi leur poudre est meilleure que mon or. Je me suis poudré les moustaches, voilà tout ! Ah ! cela aurait été une autre histoire si je m’étais rasé ! Un chat rasé, effectivement, c’est une horreur – je suis mille fois d’accord pour le reconnaître. Mais au fond (ici, la voix du chat vibra d’indignation), je vois qu’on me cherche là je ne sais quelles chicanes, et je vois qu’un grave problème se pose à moi : dois-je assister à ce bal ? Qu’allez-vous répondre à cela, messire ?

Et, pour montrer combien il était outragé, le chat s’enfla si bien qu’il parut sur le point d’éclater.

– Ah ! le coquin ! le fripon ! dit Woland en hochant la tête. C’est toujours ainsi quand nous jouons aux échecs dès qu’il voit que sa position est désespérée, il se met à vous assourdir de boniments, comme le dernier des charlatans. Assieds-toi et cesse immédiatement ces turlutaines.

– Je m’assieds, répondit le chat en s’asseyant, mais je m’élève contre ce dernier mot. Mes paroles ne sont pas du tout des turlutaines, selon l’expression que vous vous êtes permis d’employer en présence d’une dame, mais un chapelet de syllogismes solidement ficelés, qu’eussent appréciés selon leur mérite des connaisseurs tels que Sextus Empiricus, Martius Capella, voire – pourquoi pas ? – Aristote lui-même.

– Échec au roi, dit Woland.

– Faites, faites, je vous en prie, répondit le chat, qui se mit à examiner l’échiquier à travers son lorgnon.

– Donc, reprit Woland en s’adressant à Marguerite, j’ai l’honneur, donna, de vous présenter ma suite, Celui-là, qui fait le pitre, c’est le chat Béhémoth. Vous avez déjà fait connaissance avec Azazello et Koroviev. Et voici ma servante, Hella : elle est adroite, elle a l’esprit vif, et il n’est pas de service qu’elle ne soit à même de rendre.

La belle Hella sourit en tournant vers Marguerite ses yeux aux reflets verts, sans cesser de prendre l’onguent dans le creux de sa main pour l’étaler sur le genou de Woland.

– Eh bien, c’est tout, conclut Woland en faisant une grimace quand Hella pressait son genou un peu plus fortement. Compagnie peu nombreuse, comme vous le voyez, et de plus, disparate et sans malice.

Il se tut, et d’un air distrait, fit tourner son globe. Celui-ci avait été fabriqué avec un art si parfait que les océans bleus remuaient, et que la calotte du pôle paraissait réellement gelée et couverte de neige.

Sur l’échiquier, cependant, régnait la confusion. Le roi en manteau blanc, qui avait perdu toute contenance, piétinait sur sa case en levant les bras avec désespoir. Trois pions blancs en costume de lansquenets, armés de hallebardes, regardaient d’un air éperdu un officier qui, agitant son épée, leur montrait devant eux deux cases contiguës, une noire et une blanche, où l’on voyait deux cavaliers noirs de Woland dont les chevaux fougueux raclaient du sabot la surface de l’échiquier.

Marguerite s’aperçut, avec un étonnement et un intérêt extrêmes, que toutes les pièces du jeu étaient vivantes.

Le chat ôta son lorgnon et poussa légèrement son roi dans le dos. Dans son désespoir, celui-ci se couvrit machinalement le visage de ses bras.

– Ça va mal, mon cher Béhémoth, dit doucement Koroviev d’une voix fielleuse.

– La situation est grave, mais nullement désespérée, rétorqua Béhémoth. Bien plus : je suis pleinement certain de la victoire finale. Il suffit d’analyser sérieusement la situation.

Il procéda à cette analyse de façon quelque peu étrange, faisant mille grimaces et envoyant force clins d’œil à son roi.

– Ça ne servira à rien, remarqua Koroviev.

– Aïe ! s’écria Béhémoth ! Les perroquets se sont envolés, je l’avais prédit !

Effectivement, on entendit au loin le bruissement de dizaines d’ailes. Koroviev et Azazello se précipitèrent hors de la chambre.

– Que le diable vous emporte, avec vos petits jeux de société ! grogna Woland sans détacher les yeux de son globe.

À peine Koroviev et Azazello eurent-ils disparu que les clins d’œil de Béhémoth redoublèrent. Le roi blanc, enfin, comprit ce qu’on attendait de lui. Il ôta son manteau, le laissa tomber sur sa case, et s’enfuit de l’échiquier. L’officier ramassa le manteau royal, s’en revêtit et occupa la place du roi.

Koroviev et Azazello revinrent.

– Des bobards, comme d’habitude, grommela Azazello en regardant Béhémoth du coin de l’œil.

– Il m’avait semblé…, répondit le chat.

– Mais enfin, cela va-t-il durer longtemps ? demanda Woland. Échec au roi.

– J’ai sans doute mal entendu, mon maître, dit le chat. Il n’y a pas, et il ne peut pas y avoir échec au roi.

– Je répète : échec au roi.

– Messire ! dit le chat d’une voix faussement angoissée. Vous êtes surmené, certainement. Il n’y a pas échec au roi !

– Ton roi est sur la case g2, dit Woland sans regarder l’échiquier.

– Messire, je suis consterné ! vociféra le chat en donnant à sa gueule un air de consternation. Il n’y a pas de roi sur cette case !

– Qu’est-ce que c’est que ça ? dit Woland perplexe en regardant l’échiquier, où l’officier qui occupait la case du roi tourna le dos et cacha sa tête sous son bras.

– Tu es une belle canaille, dit pensivement Woland.

– Messire ! J’en appelle de nouveau à la logique ! dit le chat en pressant ses pattes contre son cœur. Si un joueur annonce échec au roi et que, par ailleurs, il n’y a plus trace de ce roi sur l’échiquier, l’échec est déclaré nul.

– Abandonnes-tu, oui ou non ? s’écria Woland d’une voix terrible.

– Laissez-moi réfléchir, demanda humblement le chat, qui posa ses coudes sur la table, fourra ses deux oreilles entre ses pattes, et se mit à réfléchir.

Il réfléchit longuement, et dit enfin :

– J’abandonne.

– Cette créature obstinée est à tuer, murmura Azazello.

– Oui, j’abandonne, dit le chat, mais j’abandonne exclusivement parce qu’il m’est impossible de jouer dans cette atmosphère, persécuté comme je le suis par des envieux !

Il se leva, et les pièces du jeu d’échecs rentrèrent dans leur boîte.

– Hella, il est l’heure, dit Woland.

Et Hella quitta la chambre.

– J’ai mal à la jambe, reprit-il. Et avec ce bal…

– Voulez-vous me permettre ?…, demanda doucement Marguerite.

Woland la regarda attentivement, puis lui tendit son genou.

Aussi chaud que de la lave en fusion, le liquide brûla les mains de Marguerite, mais celle-ci, sans faire aucune grimace, se mit à frotter le genou de Woland, en s’efforçant de ne pas lui faire mal.

– Mes familiers affirment que c’est un rhumatisme, dit Woland sans quitter Marguerite des yeux. Mais je soupçonne fort que cette douleur au genou m’a été laissée en souvenir par une ravissante sorcière, que j’ai connue intimement en 1571, sur le Brocken, à l’assemblée des démons.

– Oh ! Est-ce possible ? dit Marguerite.

– Baliverne ! Dans trois cents ans il n’y paraîtra plus ! On m’a conseillé quantité de médicaments, mais je m’en tiens aux remèdes de ma grand-mère, comme au bon vieux temps. C’est qu’elle m’a laissé en héritage des herbes étonnantes, l’ignoble vieille ! Au fait, dites-moi, vous ne souffrez d’aucune douleur ? Il y a peut-être quelque chagrin, quelque tourment qui empoisonne votre âme ?

– Non, messire, il n’y a rien de tel, répondit l’intelligente Marguerite. Et en ce moment, près de vous, je me sens tout à fait bien.

– Le sang est une grande chose…, dit gaiement Woland, sans qu’on pût savoir pourquoi. (Puis il ajouta :) À ce que je vois, mon globe vous intéresse ?

– Oh ! oui, je n’ai jamais vu une chose pareille.

– Jolie chose, n’est-ce pas ? À franchement parler, je n’aime pas les dernières nouvelles diffusées par la radio. D’abord, elles sont toujours lues par on ne sait quelles jeunes filles, décidément incapables de prononcer de façon compréhensible les noms de lieux. De plus, une sur trois de ces demoiselles est affligée de bégaiement ou autre défaut de prononciation, comme si on les choisissait exprès pour cela. Mon globe est cent fois plus commode, d’autant plus que j’ai besoin d’avoir une connaissance exacte des événements. Tenez, par exemple, voyez-vous ce petit morceau de terre, dont l’océan baigne un côté ? Regardez : il se couvre de feu. La guerre vient d’y éclater. En vous approchant, vous verrez les détails.

Marguerite se pencha sur le globe, et vit le petit carré de terre s’agrandir, devenir multicolore, se transformer en une sorte de carte en relief. Puis elle distingua le mince ruban d’une rivière, et au bord de celle-ci, un petit village. Une maison de la dimension d’un petit pois grandit et prit la taille d’une boîte d’allumettes. Soudain, sans aucun bruit, le toit de cette maison sauta en l’air dans un nuage de fumée noire et les murs s’écroulèrent, et de la petite boîte de deux étages, il ne resta plus qu’un tas de ruines d’où montait de la fumée. S’approchant encore, Marguerite aperçut une petite figure de femme étendue par terre, et près d’elle, un enfant qui gisait dans une mare de sang, les bras écartés.

– Et voilà, dit Woland en souriant. Celui-ci n’a pas eu le temps de commettre beaucoup de péchés. Le travail d’Abadonna est impeccable.

– Je n’aurais pas voulu être dans le camp ennemi de cet Abadonna, dit Marguerite. Dans quel camp est-il ?

– Plus nous parlons, dit aimablement Woland, plus je suis convaincu que vous êtes très intelligente. Je vais vous rassurer. Abadonna est d’une rare impartialité, et sa sympathie va également aux deux camps opposés. En conséquence, les résultats sont toujours semblables des deux côtés. Abadonna ! appela doucement Woland, et, aussitôt sortit du mur un homme maigre à lunettes noires. Ces lunettes produisaient sur Marguerite une impression si forte qu’elle poussa un faible cri et cacha son visage sur la jambe de Woland.

– Cessez, voyons ! s’écria Woland. Comme les gens d’aujourd’hui sont nerveux !

Il lança une grande claque dans le dos de Marguerite, au point que tout le corps de celle-ci résonna.

– Vous voyez bien qu’il a ses lunettes. Il n’est encore jamais arrivé et il n’arrivera jamais qu’Abadonna apparaisse à quelqu’un avant terme. Et puis enfin, je suis là. Vous êtes mon invitée ! Je voulais simplement vous le montrer.

Abadonna restait immobile.

– Est-ce qu’il peut enlever ses lunettes, juste une minute ? demanda Marguerite en frissonnant et en se serrant contre Woland, mais déjà curieuse.

– Cela, c’est impossible, dit sérieusement Woland en congédiant du geste Abadonna, qui disparut. Que veux-tu me dire, Azazello ?

– Messire, répondit Azazello, si vous le permettez, je voulais vous dire que nous avons deux étrangers : une jolie fille, qui pleurniche et supplie qu’on la laisse rester avec madame elle et – excusez-moi – son cochon.

– Étrange conduite, que celle des jolies filles ! remarqua Woland.

– C’est Natacha, Natacha ! s’écria Marguerite.

– Bon, qu’elle vienne auprès de madame. Mais le cochon, à la cuisine !

– On va l’égorger ? s’écria Marguerite épouvantée. Par grâce, messire, c’est Nikolaï Ivanovitch, qui habite au rez-de-chaussée ! C’est un malentendu, vous comprenez, elle l’a barbouillé de crème…

– Permettez, coupa Woland, qui diable vous parle de l’égorger, et pourquoi le ferait-on ? Qu’il reste avec les cuisiniers, voilà tout. Je ne puis tout de même pas, convenez-en, le laisser entrer dans la salle de bal.

– Ça, c’est…, dit Azazello, qui s’interrompit et annonça : Il est bientôt minuit, messire.

– Ah ! bien. (Woland se tourna vers Marguerite :) Alors, si vous voulez bien… Et je vous remercie d’avance. Gardez toute votre tête, et ne craignez rien. Ne buvez rien non plus, que de l’eau, sinon vous étoufferez de chaleur et vous serez très mal. Allons, il est l’heure.

Marguerite se leva de la descente de lit, et Koroviev parut à la porte.

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