CHAPITRE XXI Dans les airs

Invisible et libre ! Invisible et libre !… Ayant survolé sa rue dans sa longueur, Marguerite tomba dans une autre rue qui coupait la sienne à angle droit. C’était une longue ruelle tortueuse, aux façades lépreuses et rapiécées. À l’angle se trouvait une de ces échoppes de planches, à la porte de guingois, où l’on vend du pétrole dans des gobelets et des flacons de produits contre les parasites. Marguerite franchit cette ruelle d’un bond, et comprit tout de suite que, même dans la délectation que lui procuraient son entière liberté et son invisibilité, elle devait conserver une certaine prudence. Elle n’eut que le temps, en effet, de freiner, par une sorte de miracle, alors qu’elle allait se fracasser mortellement contre un vieux réverbère qui se dressait de travers au coin de la rue. Marguerite s’en écarta, maintint plus solidement son balai et se mit à voler plus lentement, en prenant garde aux fils électriques et aux enseignes suspendus au-dessus du trottoir.

La troisième rue la conduisit directement à la place de l’Arbat. Tout à fait familiarisée, maintenant, avec la conduite de son balai, Marguerite avait compris que celui-ci obéissait à la moindre pression de ses mains ou de ses jambes, et que, tant qu’elle serait au-dessus de la ville, elle devrait être très attentive et ne pas se livrer à trop d’extravagances. Par ailleurs, elle avait constaté dès le début que, de toute évidence, personne ne la voyait voler. Personne, en effet, n’avait levé la tête, ni n’avait crié « Regarde, regarde ! », personne ne s’était jeté de côté, n’avait glapi ni n’était tombé en syncope, personne n’avait éclaté d’un rire dément.

Marguerite volait sans bruit, lentement, en restant à peu près au niveau du deuxième étage des maisons. Cela ne l’empêcha pas, cependant, à l’entrée de la place de l’Arbat brillamment illuminée, de commettre une légère erreur de parcours et de heurter de l’épaule un disque lumineux sur lequel était peinte une flèche. Cela la mit en colère. Elle fit reculer son obéissante monture, prit du champ, puis se jeta sur le disque, manche en avant, et le brisa en mille morceaux. Les éclats de verre tombèrent avec fracas sur le trottoir. Des passants s’écartèrent vivement, des coups de sifflet retentirent, tandis que Marguerite, ayant accompli cet exploit inutile, s’éloignait en riant.

« Sur l’Arbat, il faut que je fasse très attention, pensa Marguerite. C’est tellement emmêlé qu’on a du mal à s’y reconnaître. » Elle plongea dans l’enchevêtrement des fils où elle se mit à louvoyer. Sous elle, glissaient les toits des autobus, des trolleybus et des voitures, tandis que sur les trottoirs elle voyait s’écouler des fleuves de casquettes. Par endroits, des ruisseaux s’en détachaient pour aller se perdre dans les antres flamboyants des magasins ouverts la nuit.

« Quel fouillis ! pensa Marguerite fâchée. Impossible de tourner. » Elle traversa l’Arbat, s’éleva un peu, à la hauteur du quatrième étage, passa devant des tubes lumineux éblouissants, au coin d’un théâtre, et se glissa dans une rue étroite bordée de hautes maisons. Toutes les fenêtres étaient ouvertes et partout on entendait la musique retransmise par la radio. Par curiosité, Marguerite jeta un coup d’œil à l’une des fenêtres. C’était une cuisine. Deux réchauds à pétrole y ronflaient, devant lesquels deux femmes, cuiller en main, se querellaient aigrement.

– Il faut éteindre la lumière quand vous sortez des cabinets, voilà ce que j’ai à vous dire, Pélagueïa Petrovna ! dit l’une des femmes en surveillant une casserole où une quelconque tambouille mijotait en projetant de petits nuages de vapeur. Sinon, on votera pour votre expulsion.

– Vous êtes une belle garce, vous aussi, répondit l’autre.

– Vous êtes des garces, toutes les deux, dit à haute voix Marguerite en entrant par la fenêtre.

Les deux femmes se retournèrent aussitôt, et restèrent figées sur place, leur cuiller sale à la main. Marguerite avança prudemment le bras entre les deux ennemies et éteignit les réchauds. Les femmes poussèrent un cri et demeurèrent bouche bée. Mais Marguerite, qui s’ennuyait déjà dans cette cuisine, avait regagné la rue.

À l’extrémité de celle-ci son attention fut attirée par une énorme et luxueuse maison de huit étages, de construction visiblement toute récente. Marguerite descendit et, après avoir atterri, elle constata que la façade de cette maison était couverte de marbre noir, que ses portes étaient larges et que derrière leurs vitres on apercevait la casquette galonnée d’or et les boutons d’uniforme d’un portier. Au-dessus des portes étaient inscrits en lettres d’or les mots « Maison du Dramlit ».

Plissant les yeux, Marguerite examina cette inscription en essayant de deviner ce que pouvait bien signifier ce mot : Dramlit. Prenant son balai sous son bras, Marguerite poussa l’une des portes dont le battant heurta le portier stupéfait, et aperçut près de l’ascenseur, sur le mur, un grand tableau noir où étaient inscrits en lettres blanches les noms des locataires et les numéros des appartements.

L’inscription « Maison des dramaturges et des littérateurs » qui couronnait cette liste arracha à Marguerite un cri étouffé. Elle prit un peu de hauteur et commença, avec une curiosité avide, à lire les noms : Khoustov, Dvoubratski, Kvant, Bieskoudnikov, Latounski…

– Latounski ! siffla Marguerite. Latounski ! Mais c’est lui… celui qui a causé le malheur du Maître !

Le portier sursauta et regarda le tableau noir en roulant les yeux effarés, et en essayant de comprendre ce miracle : la liste des locataires qui se met à crier !

Pendant ce temps, Marguerite montait l’escalier d’un vol impétueux, en se répétant avec une sorte d’ivresse :

– Latounski quatre-vingt-quatre… Latounski quatre-vingt-quatre… À gauche, le 82 – à droite, le 83 – un peu plus haut, à gauche – le 84 ! C’est ici ! Et voilà sa carte « O. Latounski ».

Marguerite sauta à bas de son balai et rafraîchit avec plaisir les plantes brûlantes de ses pieds sur le marbre froid du palier. Elle sonna une fois, puis une deuxième. Personne n’ouvrit. Elle appuya plus énergiquement sur le bouton, et perçut le carillon qu’elle déclenchait dans l’appartement de Latounski. Oui, jusqu’à son dernier souffle, l’habitant de l’appartement n° 84, au huitième étage, devra être reconnaissant au défunt Berlioz, d’abord de ce que le président du Massolit soit tombé sous un tramway et ensuite de ce que la cérémonie funéraire ait été organisée justement ce soir-là. Il était né sous une heureuse étoile, le critique Latounski : grâce à elle, il échappa à la rencontre de Marguerite, devenue – ce vendredi-là – sorcière.

Personne n’ouvrit. Alors, d’un seul élan, Marguerite plongea jusqu’en bas, comptant les étages en passant. Arrivée au rez-de-chaussée, elle fila dans la rue et là, recompta les étages et regarda en haut pour trouver les fenêtres de l’appartement de Latounski. Sans aucun doute, c’était les cinq fenêtres obscures situées à l’angle de l’immeuble, au huitième étage. Marguerite s’éleva aussitôt jusque-là, et quelques secondes après elle entrait par une fenêtre ouverte dans une pièce obscure, traversée seulement par un étroit rayon de lune argenté. Marguerite suivit ce rayon et chercha à tâtons l’interrupteur. En moins d’une minute tout l’appartement était éclairé. Le balai fut déposé dans un coin. Après s’être assurée qu’il n’y avait personne, Marguerite ouvrit la porte du palier et vérifia que la carte de visite était bien là. Elle y était : Marguerite ne s’était pas trompée.

Oui, on dit qu’aujourd’hui encore le critique Latounski pâlit au souvenir de cette terrible soirée, et qu’aujourd’hui encore, il prononce avec vénération le nom de Berlioz. On ne sait pas du tout quelle sombre et hideuse affaire criminelle eût marqué cette soirée : toujours est-il que lorsque Marguerite sortit de la cuisine, elle tenait un lourd marteau à la main.

Invisible et nue, la femme volante avait beau s’exhorter au calme, ses mains tremblaient d’impatience. Visant soigneusement, Marguerite abattit son marteau sur les touches du piano à queue. Ce fut le premier hurlement plaintif qui traversa l’appartement. Complètement innocent en cette affaire, l’instrument de salon fabriqué par Becker en poussa un cri d’autant plus frénétique. Les touches sautèrent, et les morceaux d’ivoire volèrent de tous côtés. L’instrument gronda, hurla, résonna, râla.

Avec un claquement de coup de revolver, la table d’harmonie se rompit. Le souffle court, Marguerite arracha et broya les cordes à coups de marteau. À bout de souffle enfin, elle se jeta dans un fauteuil pour respirer.

Une cataracte d’eau gronda dans la salle de bains et dans la cuisine. « Ça doit commencer à couler par terre… », pensa Marguerite, et elle ajouta à haute voix :

« Mais il ne faut pas que je m’éternise ici. »

De la cuisine, l’eau coulait déjà dans le corridor. Ses pieds nus pataugeant dans les flaques, Marguerite remplit plusieurs seaux d’eau dans la cuisine, les porta dans le cabinet de travail du critique et les vida dans les tiroirs du bureau. Après avoir brisé à coups de marteau, dans ce même cabinet, les portes d’une bibliothèque, elle passa dans la chambre à coucher. Là, elle brisa une armoire à glace, y prit un costume du critique et alla le noyer dans la baignoire.

Puis elle saisit, sur le bureau, un encrier plein qu’elle alla vider dans le somptueux lit à deux places.

La destruction à laquelle se livrait Marguerite lui procurait une ardente jouissance, mais, en même temps, l’impression persistait en elle que les résultats obtenus demeuraient, somme toute, dérisoires.

Elle se mit alors à faire n’importe quoi. Dans la pièce où se trouvait le piano, elle brisa les potiches de plantes grasses. Mais elle s’interrompit, retourna dans la chambre et déchira les draps à l’aide d’un couteau de cuisine. Puis elle cassa les sous-verre. Elle ne se sentait pas fatiguée, mais son corps ruisselait de sueur.

Pendant ce temps, dans l’appartement 82, situé au-dessous de celui de Latounski, la bonne du dramaturge Kvant buvait du thé à la cuisine et prêtait l’oreille avec perplexité au va-et-vient incessant, accompagné de tintements et de fracas divers, qu’elle entendait au-dessus d’elle. Levant les yeux au plafond, elle vit tout à coup sa belle couleur blanche se changer en une teinte d’un bleu cadavérique. La tache s’élargissait à vue d’œil, et bientôt des gouttes d’eau se gonflèrent à sa surface. Ébahie par ce phénomène, la bonne resta assise deux minutes, jusqu’à ce qu’une véritable pluie se mît à tomber du plafond. Alors, elle sauta sur ses pieds et plaça une cuvette à terre, sous la tache ; mais cela ne servit à rien, car la pluie s’élargit rapidement et commença à arroser la cuisinière à gaz et la table chargée de vaisselle. Poussant des cris, la bonne de Kvant sortit alors en courant de l’appartement et monta l’escalier quatre à quatre. L’instant d’après, la sonnette retentissait chez Latounski.

– Tiens, on sonne… Il est temps de partir, dit Marguerite.

Elle enfourcha son balai, en écoutant la voix de femme qui criait par le trou de la serrure :

– Ouvrez ! ouvrez ! Doussia, ouvre ! Vous avez une fuite d’eau, ou quoi ? Ça inonde chez nous !

Marguerite s’éleva d’un mètre au-dessus du sol et frappa le lustre. Deux lampes éclatèrent, et des pendeloques volèrent de tous côtés. Sur le palier, les cris cessèrent et firent place à un piétinement. Marguerite s’envola par la fenêtre et une fois dehors leva le bras et donna un coup de marteau dans la vitre. Celle-ci explosa, et, le long de la muraille revêtue de marbre, les éclats de verre dégringolèrent en cascade. Marguerite passa à la fenêtre suivante. Tout en bas, au-dessous d’elle, des gens couraient sur le trottoir, et l’une des deux voitures qui stationnaient devant l’entrée vrombit et s’éloigna.

Quand elle en eut terminé avec les fenêtres de Latounski, Marguerite vogua jusqu’à l’appartement voisin. Les coups se multiplièrent, la rue s’emplit de fracas et de tintements de verre brisé. Le portier sortit en trombe de l’entrée principale, regarda en l’air, hésita un moment, manifestement incapable de trouver tout de suite la décision adéquate, puis fourra un sifflet dans sa bouche et se mit à siffler comme un enragé. Particulièrement excitée par ce sifflement, Marguerite démolit la dernière fenêtre du huitième étage, puis descendit au septième, où elle continua de briser les carreaux.

Excédé par sa longue oisiveté derrière les portes vitrées, le portier mit toute son âme dans ses coups de sifflet, qui accompagnaient Marguerite avec précision, comme un contrepoint. Aux silences – quand Marguerite passait d’une fenêtre à l’autre – il reprenait son souffle ; puis, à chaque coup de marteau donné par Marguerite, il gonflait ses joues et s’époumonait, vrillant l’air nocturne jusqu’au ciel.

Ses efforts, joints à ceux de Marguerite en furie, donnèrent des résultats considérables. Dans l’immeuble, ce fut la panique. Les fenêtres encore intactes s’ouvraient violemment, des têtes y apparaissaient pour disparaître aussitôt ; ceux qui avaient laissé leurs croisées ouvertes les refermaient précipitamment. Dans les maisons d’en face, les embrasures éclairées laissaient voir des silhouettes noires : on cherchait à comprendre comment, sans aucune raison apparente, les vitres du Dramlit pouvaient voler en éclats.

Dans la rue, une foule se rassemblait autour de la maison du Dramlit, tandis qu’à l’intérieur, dans l’escalier, des gens couraient et s’agitaient dans le plus grand désordre. La bonne de Kvant criait à ceux qui passaient que « ça inondait chez elle » ; bientôt, la bonne de Khoustov, sortie de l’appartement 80 situé sous celui de Kvant, joignait sa voix à la sienne. Chez les Khoustov, il pleuvait dans la cuisine et dans les cabinets. Finalement, dans la cuisine de Kvant, une énorme plaque de plâtre se détacha du plafond et s’abattit sur la vaisselle sale qu’elle écrasa complètement. Alors, ce fut un véritable torrent qui se déversa à travers l’entrecroisement des lattes trempées qui pendaient. Des cris retentirent dans l’escalier n° 1.

En redescendant, Marguerite passa devant l’avant-dernière fenêtre du quatrième étage. Elle y jeta un coup d’œil et vit un homme qui, saisi par la panique, tentait de s’affubler d’un masque à gaz. Marguerite en brisa le verre d’un coup de marteau, ce qui causa à l’homme une telle frayeur qu’il s’enfuit immédiatement de chez lui.

Cette barbare dévastation prit fin d’une manière inattendue. Arrivée au troisième étage, Marguerite regarda par la dernière fenêtre, qu’obturait un léger rideau sombre. Elle ouvrait sur une chambre où luisait faiblement une veilleuse à abat-jour. Dans un petit lit à claire-voie était assis un garçonnet de quatre ans environ, qui écoutait tout ce bruit d’un air effrayé. Il n’y avait pas d’adultes dans la chambre : sans aucun doute, ils étaient tous sortis de l’appartement.

– Ils cassent des carreaux, dit le petit garçon, et il appela : Maman !

Personne ne répondit.

– Maman, j’ai peur, dit l’enfant.

Marguerite écarta le rideau et entra.

– J’ai peur, répéta l’enfant, et il se mit à trembler.

– N’aie pas peur, n’aie pas peur, mon petit, dit Marguerite en essayant d’adoucir sa voix maléfique enrouée par le vent. Ce sont des garnements qui ont cassé les carreaux.

– Avec des lance-pierres ? demanda le petit garçon, qui cessa de trembler.

– Oui, oui, avec des lance-pierres, affirma Marguerite. Et toi, dors.

– Alors, c’est Sitnik, dit le garçonnet, il a un lance-pierres.

– Mais bien sûr, c’est lui !

Le petit garçon jeta un regard malicieux autour de lui et demanda :

– Mais où tu es, madame ?

– Nulle part, répondit Marguerite. C’est un rêve que tu fais.

– C’est ce que je pensais, dit le petit garçon.

– Allonge-toi, ordonna Marguerite, mets ta main sous ta joue et je viendrai te voir dans ton rêve.

– Oui, viens, viens, acquiesça l’enfant, qui s’allongea aussitôt et mit sa main sous sa joue.

– Je vais te raconter une histoire, dit Marguerite en posant sa main brûlante sur la petite tête tondue. Il y avait une fois une dame… Elle n’avait pas d’enfant, et elle n’avait jamais eu de bonheur non plus. D’abord, elle pleura longtemps, et ensuite, elle devint méchante…

Marguerite se tut et retira sa main. L’enfant dormait.

Marguerite posa doucement le marteau sur l’appui de la fenêtre et s’envola dehors. Autour de la maison, c’était un véritable tohu-bohu. Sur le trottoir asphalté, semé de débris de verre, des gens couraient et criaient. Parmi eux, on distinguait déjà quelques uniformes de miliciens. Tout à coup une cloche tinta, et une voiture rouge de pompiers, munie d’une échelle, déboucha de la rue de l’Arbat.

Mais la suite des événements n’intéressait plus Marguerite. S’assurant qu’elle ne risquait pas de heurter quelque fil électrique, elle pressa le manche de son balai : en un instant, elle se trouva au-dessus du toit de l’infortunée maison. Sous elle, la rue s’inclina et s’enfonça entre les immeubles. Marguerite n’eut bientôt plus sous ses pieds qu’un entassement de toits, coupé à angles nets par des chemins lumineux. Soudain, tout bascula de côté et les longues chaînettes de lumières se mêlèrent et se confondirent en taches indistinctes.

Marguerite fit un nouveau bond. L’entassement des toits sembla alors englouti par la terre, et un lac de lumières électriques tremblotantes apparut à sa place. Tout à coup, ce lac se redressa verticalement, puis passa au-dessus de la tête de Marguerite, tandis que la lune resplendissait sous ses pieds. Comprenant qu’elle s’était retournée, Marguerite reprit une position normale. Elle constata alors que déjà le lac n’était plus visible, et qu’il ne restait derrière elle qu’une lueur rose au-dessus de l’horizon. En une seconde, celle-ci disparut à son tour, et Marguerite vit qu’elle volait seule en compagnie de la lune, qui se tenait au-dessus d’elle et à sa gauche. Depuis longtemps déjà les cheveux de Marguerite étaient dressés sur sa tête, et la clarté lunaire glissait le long de son corps avec un léger sifflement. À en juger par la rapidité avec laquelle, tout en bas, deux lignes de lumières espacées apparurent, se fondirent en un double trait continu, puis disparurent en arrière, Marguerite se rendit compte qu’elle volait à une prodigieuse vitesse, et fut très étonnée de ne ressentir aucune suffocation.

Quelques secondes s’écoulèrent. Très loin au-dessous d’elle, dans les ténèbres de la terre, naquit une nouvelle tache diffuse de lumière électrique qui, en l’espace de quelques secondes, glissa sous ses pieds, tournoya et disparut. Quelques secondes plus tard, le même phénomène se répéta.

– Des villes ! Des villes ! s’exclama Marguerite.

Après cela, elle aperçut deux ou trois fois quelque chose qui ressemblait à des lames de sabre aux reflets blafards, enchâssées dans des étuis de velours noir, et elle comprit que c’était des fleuves.

Levant la tête vers sa gauche, Marguerite s’émerveilla de voir que la lune semblait se précipiter comme une folle vers Moscou, et qu’en même temps, elle était étrangement immobile, puisque Marguerite y distinguait nettement, tournée vers la ville qu’elle avait quittée, une figure énigmatique et sombre, qui tenait à la fois du dragon et du petit cheval bossu des légendes.

Marguerite fut alors saisie par l’idée qu’au fond, elle avait tort de presser son balai avec tant d’ardeur, qu’elle se privait ainsi de la possibilité de voir les choses comme il convenait, de jouir pleinement de son voyage aérien. Quelque chose lui suggérait que, là où elle allait, on l’attendait de toute façon, et qu’elle n’avait donc aucune raison de se maintenir à cette hauteur et à cette vitesse, où elle s’ennuyait.

Elle abaissa la brosse de son balai, dont le manche se releva par-derrière, et, ralentissant considérablement son allure, elle descendit vers la terre. Cette glissade – comme sur un wagonnet de montagnes russes – lui procura le plus intense plaisir. Le sol, jusqu’alors obscur et confus, montait vers elle, et elle découvrait les beautés secrètes de la terre au clair de lune. La terre s’approcha encore, et Marguerite reçut par bouffées la senteur des forêts verdissantes. Plus bas, elle survola les traînées de brouillard qui s’étalaient sur un pré humide de rosée, puis elle passa au-dessus d’un étang. À ses pieds, les grenouilles chantaient en chœur. Elle perçut au loin, avec une bizarre émotion, le grondement d’un tram. Bientôt, elle put le voir. Il s’étirait lentement semblable à une chenille, et projetait en l’air des étincelles. Marguerite le dépassa, survola encore un plan d’eau miroitant où flottait une seconde lune, descendit plus bas encore et continua de voler, effleurant des pieds la cime des pins gigantesques.

À ce moment, un affreux bruissement d’air déchiré, qui se rapprochait rapidement, se fit entendre derrière Marguerite. Peu à peu, à ce sifflement d’obus, se joignit – déjà perceptible à des kilomètres de distance – un rire de femme. Marguerite tourna la tête et vit un objet sombre, de forme compliquée, qui la rattrapait. À mesure qu’il gagnait du terrain, l’objet se dessinait avec plus de netteté, et bientôt Marguerite put voir que c’était quelque chose qui volait, chevauchant une monture. Enfin, l’objet ralentit sa course en arrivant à la hauteur de Marguerite, et celle-ci reconnut Natacha.

Elle était nue, complètement échevelée, et elle avait pour monture un gros pourceau qui serrait entre ses sabots de devant un porte-documents, tandis que ses pattes de derrière battaient l’air avec acharnement. De temps à autre, un pince-nez, qui avait glissé de son groin et qui volait à côté de lui au bout de son cordon, jetait des reflets de lune, tandis qu’un chapeau tressautait sur sa tête et glissait parfois sur ses yeux. En l’examinant plus soigneusement, Marguerite reconnut dans ce pourceau Nikolaï Ivanovitch, et son rire sonore retentit au-dessus de la forêt, se mêlant au rire de Natacha.

– Natacha ! cria Marguerite d’une voix perçante. Tu t’es mis de la crème ?

– Ma toute belle ! répondit Natacha dont les éclats de voix firent tressaillir la forêt endormie. Ma reine de France, à lui aussi j’en ai mis, je lui ai barbouillé son crâne chauve !

– Princesse ! brailla le goret d’un ton larmoyant, tout en continuant à galoper sous sa cavalière.

– Ma toute belle Marguerite Nikolaïevna ! s’exclama Natacha en chevauchant à côté de Marguerite. C’est vrai, j’ai mis de la crème ! C’est que moi aussi, je veux vivre, je veux voler ! Pardonnez-moi maîtresse, mais je ne veux plus rentrer, pour rien au monde ! Ah ! comme on est bien, Marguerite Nikolaïevna !… Il m’a demandée en mariage, vous savez (Natacha planta son doigt dans le cou du pourceau qui ahanait de confusion), en mariage ! Comment m’as-tu appelée, dis ? cria-t-elle en se penchant à l’oreille du cochon.

– Déesse ! hurla celui-ci. Je ne peux pas voler aussi vite ! Je risque de perdre des papiers importants, Nathalie Prokofievna, je proteste !

– Hé, qu’ils aillent au diable, tes papiers ! dit Natacha avec un éclat de rire insolent.

– Oh ! Nathalie Prokofievna, si on nous entendait ! gémit le pourceau d’une voix implorante.

Galopant dans les airs à côté de Marguerite, Natacha raconta avec des éclats de rire ce qui s’était passé dans la propriété après que Marguerite se fut envolée par-dessus la grille.

Natacha avoua que, sans plus toucher aux objets qu’elle avait reçus en cadeau, elle s’était déshabillée en un tournemain et s’était empressée de se badigeonner de crème. L’effet de celle-ci fut exactement le même que pour sa maîtresse. Mais, tandis que Natacha, en riant de joie, se grisait devant la glace de sa beauté magique, la porte s’ouvrit et Nikolaï Ivanovitch parut. Fort ému, il tenait d’une main la combinaison bleu ciel de Marguerite Nikolaïevna, et de l’autre son propre chapeau et sa serviette. En voyant Natacha, Nikolaï Ivanovitch resta bouche bée. Reprenant un peu ses esprits, il expliqua, rouge comme une écrevisse, qu’il avait jugé de son devoir de ramasser la combinaison, de la rapporter personnellement…

– Et qu’as-tu dit ensuite, hein, vieux gredin ! s’écria Natacha avec des éclats de rire. Qu’as-tu dis, vieux débauché ! En as-tu promis, de l’argent ! Et tu as dit que Klavdia Petrovna ne saurait rien. Hein, dis, est-ce que je mens ?

À cette apostrophe, le pourceau ne put que détourner la tête d’un air penaud.

Tandis qu’elle gambadait dans la chambre, en riant, pour échapper aux entreprises de Nikolaï Ivanovitch, Natacha eut soudain l’idée de le barbouiller de crème. Le résultat la cloua sur place. En un instant, le visage de l’honorable habitant du rez-de-chaussée avait pris la forme d’un groin, et des sabots avaient poussé au bout de ses bras et de ses jambes. En se voyant dans la glace, Nikolaï Ivanovitch poussa un hurlement d’épouvante, mais il était trop tard. Et, quelques secondes plus tard, chevauché par Natacha, il s’envolait de Moscou le diable sait pour quelle destination, en sanglotant de désespoir.

– J’exige qu’on me rende mon aspect normal ! grogna soudain le cochon d’un ton à la fois furieux et suppliant. Je n’ai pas la moindre intention de me rendre, fût-ce en volant, à je ne sais quelle réunion illégale. Marguerite Nikolaïevna, vous devez ordonner à votre domestique de cesser cette absurdité !

– Ah ! tiens. Maintenant, je suis une domestique pour toi ? Une domestique, hein ? s’écria Natacha en pinçant l’oreille du cochon. Mais tout à l’heure j’étais une déesse ? Comment m’as-tu appelée ? Dis-le donc !

– Vénus ! gémit piteusement le pourceau en passant au-dessus d’un petit ruisseau qui chantait entre les pierres et en frôlant de ses sabots un buisson de noisetiers.

– Vénus ! Vénus ! s’exclama Natacha d’une voix triomphante, une main sur la hanche et l’autre tendue vers la lune.

– Marguerite ! Ma reine ! Obtenez qu’on me permette de rester sorcière ! Ils feront tout ce que vous demanderez, vous avez le pouvoir, maintenant !

– Très bien, c’est promis.

– Oh ! merci ! cria Natacha, puis elle jeta d’un ton brusque et un peu triste à la fois :

– Hue donc ! Hue ! Plus vite ! Allons avance !

Elle éperonna des talons les flancs de son cochon creusés par cette course folle et celui-ci bondit en avant avec une telle énergie que l’air parut se déchirer à nouveau. En l’espace d’un éclair, Natacha ne fut plus qu’un point noir, loin devant Marguerite, puis elle disparut tout à fait et le bruit de son vol s’éteignit.

Marguerite se trouvait maintenant dans une contrée déserte et inconnue, où elle se remit à voler lentement, au-dessus de monticules parsemés çà et là de roches erratiques entre lesquelles se dressaient des pins gigantesques. Et, tout en volant, Marguerite songeait qu’elle se trouvait probablement très loin de Moscou. Elle évolua entre les troncs que la lune argentait d’un côté. Son ombre légère glissait sur le sol devant elle, car la lune brillait maintenant dans son dos.

Marguerite sentit la proximité de l’eau et devina qu’elle était près du but. Laissant les pins en arrière, Marguerite vola doucement jusqu’à un escarpement crayeux au pied duquel, dans l’ombre, coulait une rivière. Le brouillard qui planait sur le paysage s’accrochait par lambeaux aux buissons de la falaise. L’autre rive était basse et plate. Sous un bosquet solitaire d’arbres aux branches nombreuses et enchevêtrées, on voyait vaciller les flammèches d’un feu de bois autour duquel des silhouettes s’agitaient confusément. Marguerite crut percevoir les sons aigrelets d’une musique guillerette. Au-delà, aussi loin que le regard pouvait porter dans la plaine argentée, on ne voyait aucune habitation, ni aucun signe de vie.

Marguerite sauta à bas de l’escarpement et descendit rapidement vers la rivière. Après sa course aérienne, l’eau l’attirait. Elle se débarrassa de son balai et, prenant son élan, se jeta dans l’eau la tête la première. Son corps léger s’y enfonça comme une flèche, en faisant rejaillir l’eau presque jusqu’à la lune. L’eau était tiède comme dans une baignoire. Remontant d’un coup de reins à la surface de l’abîme liquide, Marguerite nagea à satiété, dans la complète solitude de la nuit.

Près de Marguerite, il n’y avait personne, mais plus loin, derrière les buissons, il devait y avoir un autre baigneur, car on entendait quelqu’un s’ébrouer et éclabousser.

Marguerite regagna le rivage. Après le bain, son corps était brûlant. Elle ne ressentait aucune fatigue, et se mit à sautiller gaiement sur l’herbe humide.

Tout à coup, elle cessa de danser et dressa l’oreille. Les éclaboussements se rapprochèrent et, de derrière les buissons de jeunes saules, surgit un individu bedonnant, tout nu, mais coiffé d’un haut-de-forme de soie noire rejeté sur la nuque. Ses pieds étaient englués de vase, de sorte qu’il semblait chaussé de bottines noires. À en juger par la façon dont il soufflait et hoquetait, il devait être passablement ivre, ce qui fut d’ailleurs confirmé par l’odeur de cognac qui monta soudain de la rivière.

Apercevant Marguerite, le gros personnage la regarda fixement, puis brailla d’un air joyeux :

– Quoi ? Est-ce bien elle que je vois ? Claudine ! Mais c’est toi, veuve infatigable ! Toi ici ? et il se précipita pour la saluer.

Marguerite recula et répondit d’un air digne :

– Va-t’en au diable ! Qu’est-ce que tu me chantes avec ta Claudine ? Regarde à qui tu t’adresses, avant de parler !

Puis, après un instant de réflexion, elle ajouta à ses paroles un chapelet de jurons qu’il n’est pas permis de reproduire. Tout cela produisit sur le gros étourdi un effet immédiatement dégrisant.

– Oh ! s’exclama-t-il d’une voix faible en sursautant. Ayez la générosité de me pardonner, lumineuse reine Margot ! Je me suis mépris. La faute en est au cognac, maudit soit-il !

Le gros individu mit un genou en terre, ôta son haut-de-forme d’un geste large, s’inclina et se mit à marmonner, mêlant les mots russes et français, on ne sait quelles absurdités sur la noce sanglante à Paris d’un sieur ami, le sieur Hessart, sur le cognac, et sur le fait qu’il était accablé par sa navrante méprise.

– Tu feras mieux, sale bête, de mettre un pantalon, dit Marguerite radoucie.

Voyant que Marguerite n’était pas fâchée, le gros eut un large et radieux sourire, puis il déclara d’un air ravi que si, pour l’instant, il se trouvait sans pantalon, c’était uniquement parce que, par distraction, il l’avait laissé quelque part sur le bord de l’Ienisseï, où il s’était baigné d’abord, mais qu’il allait y faire un saut tout de suite, vu que c’était à deux pas ; après quoi, s’en remettant aux bonnes grâces et à la protection de Marguerite, il commença à battre en retraite à reculons, et recula ainsi jusqu’au moment où il glissa et tomba à la renverse dans la rivière. Mais tandis qu’il tombait à l’eau, son visage encadré de favoris ne se départit pas un instant de son sourire d’extase et de total dévouement.

Marguerite lança alors un sifflement strident, et le balai accourut aussitôt. Marguerite l’enfourcha et se transporta sur l’autre rive. Celle-ci, que l’ombre de la falaise n’atteignait pas, était inondée de lune.

Dès que Marguerite eut touché l’herbe humide, la musique, sous le bosquet de saules, joua avec plus de force et les gerbes d’étincelles s’envolèrent plus gaiement du feu de bois. Sous les branches couvertes de tendres chatons duveteux, on voyait à la clarté de la lune, assises sur deux rangs, des grenouilles mafflues qui, se gonflant comme de la baudruche, jouaient sur des pipeaux de bois une marche triomphale. Des brindilles pourries, phosphorescentes, accrochées aux branches, éclairaient les partitions, et la lueur vacillante du feu jouait sur les faces des grenouilles.

La marche était exécutée en l’honneur de Marguerite, et l’accueil qui lui fut réservé fut des plus solennels. Les diaphanes ondines qui dansaient au-dessus de la rivière interrompirent leur ronde et vinrent agiter au-devant de Marguerite de longues herbes aquatiques, tandis qu’au-dessus du rivage vert pâle et désert retentissaient leurs cris sonores de bienvenue. Des sorcières nues surgirent de derrière les saules, s’alignèrent sur un rang et plièrent les genoux en profondes révérences de cour. Une sorte de faune à pieds de chèvre se précipita pour baiser la main de Marguerite, étendit sur l’herbe un tissu de soie, s’informa si le bain de la reine avait été agréable, et l’invita à s’étendre un moment pour se reposer.

Marguerite obéit. Le faune lui présenta une flûte de champagne. Elle but, et en eut aussitôt le cœur réchauffé. Elle demanda alors où était Natacha, et on lui répondit que Natacha s’était déjà baignée, et que sur son pourceau elle était partie en avant, à Moscou, pour prévenir de la prochaine arrivée de Marguerite et aider à la préparation de sa toilette.

Une seule péripétie marqua le bref séjour de Marguerite sous les saules : un sifflement déchira l’air et un corps noir, manquant visiblement son but, tomba à l’eau. Quelques instants plus tard paraissait devant Marguerite le gros individu à favoris, qui s’était présenté à elle de façon si malencontreuse sur l’autre rive. Il avait eu le temps, apparemment, de filer, aller et retour, jusqu’à l’Ienisseï, car il était maintenant en habit, quoique mouillé des pieds à la tête. Le cognac lui avait derechef joué un mauvais tour, puisqu’en voulant atterrir, il s’était de nouveau flanqué à l’eau. Mais il n’avait pas perdu son sourire, même dans cette fâcheuse circonstance, et c’est en riant que Marguerite lui accorda sa main à baiser.

Ensuite, tout le monde se prépara au départ. Les ondines achevèrent leur danse dans un rayon de lune où elles s’évanouirent. Le faune demanda respectueusement à Marguerite comment elle était venue à la rivière. Apprenant qu’elle était venue à cheval sur un balai, il dit :

– Oh ! pourquoi ? Mais c’est tout à fait incommode !

En un instant, à l’aide de quelques bouts de bois, il confectionna une espèce de téléphone d’un aspect assez bizarre, dans lequel il réclama à on ne sait qui qu’on lui envoie une voiture dans la minute même. Ce qui fut fait, en moins d’une minute effectivement.

Sur une île vint s’abattre une voiture découverte de couleur isabelle. Seulement, la place du chauffeur était occupée non par un chauffeur ordinaire, mais par un freux noir à long bec qui portait une casquette de toile cirée et des gants à crispins. L’île fut aussitôt désertée. Les sorcières se dissipèrent dans un flamboiement de lune. Le feu s’éteignit et les bûches se couvrirent de cendres blanches.

L’homme aux favoris et le faune firent monter Marguerite dans la voiture isabelle et elle s’assit confortablement sur le large siège arrière. La voiture rugit et s’élança vers la lune. L’île disparut, la rivière disparut. Marguerite, à toute vitesse, rentrait à Moscou.

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