III. Le carrefour

Cette question qui ramassait en elle tout le danger et toute la souffrance de ce brusque déracinement, Laurence l’avait prise et reprise bien souvent depuis cette heure déjà lointaine ! Elle se la posait une fois de plus en continuant de marcher vers Hyères de son pied leste, et pas plus ce matin-ci que les autres jours, elle ne voulait accepter la réponse qu’elle savait pourtant la vraie. « Où tout cela l’avait-il menée ? Au malheur ! » Se l’avouer, c’était condamner la grande dame dont le caprice, irréfléchi autant que généreux, avait joué avec cette humble destinée. La protégée se serait mésestimée de juger sa protectrice. Souffrir des conséquences de ce bienfait, n’était-ce pas déjà un jugement ? La jeune fille allait, sa précieuse boîte à la main, et elle évitait de tourner la tête pour ne pas voir la petite tour de Mireio Lodge se profiler derrière les arbres, à sa droite. Ce voisinage lui rendait la chère et funeste lady Agnès plus présente, et un tourbillon se faisait dans son esprit, comme il arrive quand nous nous rappelons des sensations trop vives, trop fortes, trop neuves, trop nombreuses. Les visions rétrospectives défilaient derechef, rapides et précises comme les tableaux d’un cinéma sur l’écran. Ces vingt mois passés avec lady Agnès sans retourner en Provence, c’était Londres après Paris, avec l’opaque pesée jaunâtre de sa fumée, les files monotones de ses grêles maisons sans volets, ses bâtisses énormes et noires, le flot serré de ses passants et de ses autobus dans ses interminables rues. Puis, – quel contraste ! – c’était la campagne anglaise dans le Berkshire, où lady Agnès avait son domaine, avec l’intense verdure, la molle humidité du paysage, si différent de celui du Var et de la sécheresse nette de ses montagnes. C’étaient les visites dans les châteaux environnants, et un défilé de figures indéchiffrables à Laurence, malgré son effort pour comprendre et parler un peu leur langue. C’était, ensuite, un subit départ pour l’Italie, à bord d’un paquebot de la P. O. où la manœuvre était faite par de souples Hindous vêtus de cotonnades blanches. C’était un séjour à Naples, à Rome, à Florence, avec des promenades dans des horizons insoupçonnés, avec de longues stations dans des musées, demeurés pour elle si attirants et si déconcertants. Lentement, par Milan, la Suisse et l’Aile magne, lady Agnès et sa jeune amie étaient remontées vers l’Angleterre, et une autre image surgissait, encore plus sinistre que celle de la pauvre Millicent, étendue sur son lit d’agonie, toute fluette et toute blanche… Par une tiède et douce après-midi du printemps anglais, Laurence et sa protectrice étaient occupées à leur patient travail de vernissage, chacune de son côté, dans l’atelier que l’élève de Burne-Jones s’était fait construire à l’extrémité d’une aile de sa maison de campagne. En levant la tête de dessus son ouvrage la jeune fille avait vu lady Agnès immobile dans son fauteuil, les mains pendantes, son pinceau tombé sur le tapis. Elle l’avait appelée. Pas de réponse. Elle avait couru vers elle. Sans un cri, sans un soupir, sans une convulsion, lady Agnès était morte d’une rupture du cœur.

– « La seule mort vraiment subite, » devait dire le médecin, appelé aussitôt, et, pour consoler le désespoir de Laurence, il avait ajouté :

– « Elle n’a pas souffert une seconde, je vous assure. C’est la mort que je me souhaite. That’s how I wish to die. »

Un épisode avait suivi, qui devait mêler une flétrissante amertume au doux souvenir que Laurence gardait de ce Vernham Manor, si vieux, si paisible, dans son cadre de vertes pelouses, de pâles mélèzes et de sombres étangs. Lady Agnès était morte sans laisser de testament. Le même irréalisme, qui l’avait empêchée de prévoir à quels dangers son tendre caprice exposait sa pupille, lui avait fait reculer la rédaction de ses dernières volontés. Elle n’avait pas assuré l’avenir de la jeune fille. Sa seule héritière était une sœur aînée, lady Peveril, brouillée avec elle pour le plus triste des motifs ; un héritage attribué par une tante à la cadette. Bien souvent, lady Agnès avait parlé de cette sœur à sa protégée, sans jamais s’en plaindre ouvertement, mais en des termes où frémissait le souvenir d’anciennes terreurs d’enfant. Leur père, le comte de Lydney, resté veuf très jeune, n’avait su ni reconnaître, ni interdire cette tyrannie de la plus grande de ses filles sur la plus petite. Quand lady Peveril, prévenue par dépêche, était arrivée à Vernham Manor, Laurence, elle, avait aussitôt compris quelle longue tragédie domestique avait dû être la jeunesse des deux orphelines de mère, l’une presque maladivement sensitive, l’autre affirmée, autoritaire, avec l’implacabilité de ces natures fortes que la nuance de l’émotion, que l’émotion même, irritent comme une mièvrerie. Elle était grande, et belle, encore à cinquante ans d’une beauté presque masculine, avec le teint coloré d’une femme de sport qui passe dix mois de campagne sur douze à chasser, monter à cheval, jouer au golf. La brusquerie de son abord, dès son entrée dans la maison, avait rendu plus pénible à Laurence la prise de possession du home de la morte par cette sœur ennemie. La voix lui avait presque manqué, tant elle sentait son cœur serré, pour répondre aux questions de la nouvelle venue posées dans un français dont la prononciation rude et caricaturale avait encore accru ce malaise. Quel contraste avec la voix de lady Agnès, presque enfantine de douceur ! Quel contraste aussi entre ses manières caressantes et la façon brutalement pressée et inquisitoriale avec laquelle lady Peveril avait procédé aussitôt à l’inventaire ! Laurence l’entendait commander : « Donnez-moi ceci… Donnez-moi cela… Combien y a-t-il de draps ?… Combien de couverts ?… Où a-t-elle acheté ce meuble ?… » Elle montrait une commode Italienne, incrustée de pièces d’ivoire à demi détachées, que lady Agnès avait découverte à Pise, dans une arrière-boutique d’un des quais de l’Arno. Laurence avait été témoin de son ravissement, et elle écoutait, maintenant, lady Peveril, murmurer entre ses dents : « She’s always been crazy ». Et puis, cette même bouche hautaine avait prononcé une autre phrase, accompagnée d’un regard aigu de ses yeux bleus, pareils en couleur à ceux de la morte. Seulement, ils semblaient faits d’une autre matière, tant l’expression en était différente.

– « Laissez-moi donc voir ce bracelet que vous avez là, » avait-elle demandé.

Laurence avait tendu son poignet où se tordait une mince gourmette d’or, incrustée de turquoises, qui lui venait de sa bienfaitrice.

– « C’est un bijou de ma mère, » avait ajouté lady Peveril. « Ma sœur vous l’a donné ? »

Cette interrogation avait mis la pourpre aux joues et au front de la jeune fille. Elle avait lu ou cru lire le plus injurieux soupçon dans les prunelles dures de l’héritière. Celle-ci n’avait pas insisté. Mais cette question avait suffi. De prolonger vingt-quatre heures de plus son séjour à Vernham Manor avait été insupportable à Laurence. Le même soir elle déclarait son intention de quitter l’Angleterre à lady Peveril, qui répondait :

– « Pas avant l’inventaire fini. »

– « Mais, madame, » avait répliqué la fière enfant, « je n’ai rien à faire avant l’inventaire, je n’étais pas au service de lady Agnès.

– « Alors, » avait repris la cruelle femme, dont le visage exprimait la haine pour sa sœur, reportée sur la protégée de cette sœur, « vous voudrez bien admettre que je prétende vérifier votre malle avant votre départ. » Cet outrage, adressé à une autre à travers elle, Laurence l’avait subi avec une révolte qui, à ce seul souvenir, lui faisait battre les tempes. La malle une fois visitée et refermée elle s’était vengée en détachant le bracelet qu’elle avait posé sur la table sans dire un mot, et elle avait regardé fixement lady Peveril. Celle-ci, intimidée, malgré son orgueil, par l’évidence de son injustice et l’attitude dédaigneuse de sa victime, avait eu aux lèvres une parole d’excuse, qu’elle n’avait pas su prononcer. Puis, gauchement, comme une personne riche qui aggrave l’insulte faite à une inférieure pauvre, en croyant la réparer à coup d’argent :

– « Naturellement, » avait-elle dit, « je veux payer votre voyage de retour dans votre pays. Ce n’est que juste. Et puis, vous pouvez garder ce bracelet… »

– « Non, madame, » avait répliqué Laurence, en repoussant le bijou. « Je n’ai besoin de rien. Je vous demande simplement de me faire reconduire à la gare. » Quelle scène, et qui avait donné à la petite Provençale, quand elle avait embrassé ses parents sur le quai de la Halte de l’Almanarre, une intense impression d’asile reconquis ! Avec quel attendrissement elle avait regardé les visages rayonnants de sa mère et de son père, si émue de les retrouver un peu vieillis ! De quelle étreinte elle avait serré dans ses bras sa robuste sœur, sur les joues brunes de laquelle les larmes du contentement traçaient des raies ! Qu’elle avait été joyeuse de voir Marius forci et grandi, tout raide dans ses habits les plus neufs !

– « S’est-il fait faraud pour toi, notre pitchoun ! » lui avait dit le père.

Cette bonhomie d’un chaud accueil répondait trop à son profond besoin d’une affection consolatrice, et, quand elle commença de ranger ses effets dans la petite chambre où elle avait grandi, elle ne put se retenir de dire tout haut, en écoutant les bruits familiers, le pépiement des poules sous la fenêtre, l’aboiement du chien, la rumeur du vent dans les pins, le roulement du train au loin :

– « Mon Dieu ! comme c’est bon d’être chez soi, et pas chez les autres ! »

Hélas ! de sentir la cordialité d’un milieu très simple, mais un peu grossier, n’empêche pas d’en sentir aussi les vulgarités, lorsqu’on s’est trop complu dans un autre, moins amical, plus dur, mais plus raffiné. Laurence n’était pas rentrée depuis une semaine que d’innombrables petits détails de la vie quotidienne commençaient de froisser la quasi-demoiselle qu’elle était devenue. La saute était trop brusque entre les somptuosités de Vernham Manor et la dénudation de ce logis de jardinier, si près d’être sordide. Le carreau des chambres, déverni de son rouge et rayé par les gros souliers ferrés, le papier des murs déchiré par places, et où se voyaient des traces d’allumettes, le mobilier déformé par l’usage, avec ses étoffes rapiécées et ses bois recollés, les mauvaises chromolithographies pendues de guingois dans leurs cadres décolorés, la toile cirée de la salle à manger où les plats, posés trop chauds, avaient comme imprimé des ronds en creux, les assiettes toutes ébréchées, la façon bruyante et négligée dont le cultivateur et les siens mangeaient et buvaient, – autant de misères que la jeune fille se serait reproché de même remarquer, et elle en tressaillait à son insu. Ce contraste d’atmosphères lui rendait trop présente lady Agnès et sa délicate façon de vivre, et comment ne pas mêler au douloureux regret de la grande amie disparue un soupir vers cette existence comblée, où tant de ses secrets instincts s’étaient satisfaits ? Elle était trop fière pour accepter, une fois rentrée chez ses parents, de vivre à leur charge. Très naturellement, dès le lendemain, elle avait essayé de se remettre au dur labeur de la campagne. L’effort physique et moral lui avait été cruellement pénible. Presque tout de suite, à la devanture d’un antiquaire de la ville Hyères, elle avait vu des boîtes pareilles à celles que lady Agnès lui avait appris à décorer d’après les procédés de Scriban. Elle avait eu l’idée d’offrir au marchand un de ses ouvrages à elle. Le souffle lui manquait presque, à franchir le seuil de la boutique et à faire cette proposition. On lui avait payé ce bibelot assez cher pour qu’elle conçut le projet de substituer ce travail de vernissage à l’autre travail : celui de la terre. Elle avait bien hésité. Elle se rendait trop compte que cette différence de besognes accentuerait encore sa séparation d’avec son milieu natal. Elle en avait parlé à son père, celui-ci à sa femme. Et, de nouveau, Laurence avait souffert à constater l’avidité de la jardinière, laquelle n’avait vu que la perspective d’un gagne-pain plus fructueux. Mais comment la rude tâcheronne aurait-elle compris les émotions à la fois si indéterminées et si fortes que sa fille subissait depuis son retour ?

Ce double et contradictoire sentiment de la valeur et des insuffisances de son milieu, cette satisfaction de s’y être abritée et cette involontaire nostalgie d’une autre société, tout ce petit drame intérieur s’était comme ramassé, avait comme pris forme dans cette double relation avec deux jeunes gens du pays, ce Pascal Couture et ce Pierre Libertat, dont Marius s’inquiétait trop justement. Jolie comme elle était, rendue plus séduisante encore par les traces d’élégance qu’elle gardait de sa vie avec lady Agnès, le retour de Laurence au pays ne pouvait guère passer inaperçu. Un de ses camarades d’enfance, qui possédait un bien pas très éloigné de celui des Albani, l’avait aussitôt courtisée. C’était ce Pascal Couture dont avait parlé le frère, – Pascal le Goy, comme on l’appelait. C’est le mot provençal pour dire boiteux. Pascal s’était cassé la jambe, tout enfant, en tombant d’une charrette, chargée de paniers de légumes. Il avait voulu en mettre un trop grand nombre. Il s’était assis au sommet du tas, et il avait roulé dans un cahot. Un prestige lui en était resté aux yeux de Laurence, toute petite fille, à cause du courage déployé par lui dans sa douleur :

– « Ce petit homme-là, ce sera un homme, » avait dit le docteur Mauriel, qui lui remettait sa jambe brisée, « pas une larme, pas un cri. »

Et le vieux médecin citait quotidiennement cet exemple à ses jeunes clients trop douillets. Avec un compagnonnage de plusieurs années, cette première admiration s’était nuée en une sympathie très voisine d’être tendre, et l’évidence de l’amour de Pascal avait trouvé Laurence bien frémissante. Mais l’épouser, c’était s’emprisonner pour toujours dans un sort pareil à celui de ses parents. Elle n’espérait pas changer ce milieu. Elle le subissait, pourtant, plus qu’elle ne l’acceptait, et la preuve : quand le jeune homme lui avait demandé d’être sa femme, elle n’avait pas pu se décider à répondre oui. Elle n’avait pas davantage répondu non, touchée par la fidélité d’un sentiment qu’elle avait deviné dès avant son départ de l’Almanarre, émue de pitié pour l’infirmité qu’il supportait si vaillamment, attirée aussi par certains côtés d’artiste primitif qui étaient en lui. Les plates-bandes fleuries qui bordaient sa rustique maison révélaient un instinct singulier de l’harmonie des tons. La petite voiture qu’il conduisait lui-même était toujours attelée d’un cheval élégamment pomponné, joli de galbe et de robe. De sa bouche aux belles dents blanches, Pascal chantait aussi des chansons en patois provençal avec une grâce qui faisait oublier la laideur tourmentée de son brun visage à type africain, et la disgrâce de son corps trapu, mais trop petit, comme tassé sur ses jambes inégales. Plusieurs fois, lady Agnès l’avait, sur la recommandation de sa protégée, fait venir à Mireio Lodge, quand Millicent Vernham était prisonnière de la chambre, pour distraire la malade par ses originales romances, et elle l’accueillait de son joli sourire en lui disant les deux vers de Mistral :

Noro, an ! dau ! tu que tant ben cantes,

Tu que, quand vos, l’ausido espantes… .

Ce souvenir, qui associait Pascal Couture à une si chère image, attirait Laurence vers lui et l’éloignait tout ensemble. À quelques instants de distance, et sans que l’amoureux pût en comprendre la cause, elle se montrait pour lui toute gentillesse et, soudain, toute réserve, toute froideur. Elle n’était certes, pas coquette, mais à l’incertitude sentimentale, trop naturelle aux êtres jeunes qui ont l’indéfini de leur avenir devant eux, se joignait, pour la rendre plus hésitante, cette autre incertitude : la dualité de ses aspirations. Et puis, Pascal n’était pas seul à s’occuper d’elle. Le jardinier de l’Almanarre avait un rival, ce Pierre Libertat, dont le brave Antoine Albani espérait un peu, et si naïvement, qu’il pourrait tout de même épouser sa fille. Cet autre amoureux de Laurence appartenait, lui, à un tout autre monde que le tâcheron Couture.

Les Libertat de Toulon, dont était Pierre, s’apparentent à une très vieille famille de la côte. À tort ou à raison, ils prétendent remonter à ce capitaine Libertat, célèbre dans l’histoire de Provence. Il fut nommé viguier de Marseille pour avoir, en 1596, conservé cette ville au Roi, comme il est raconté dans la Chronique Novenaire de Palma Cayet. Cette prétention à une aristocratique origine n’a pas empêché l’un d’entre eux d’acheter, pendant la Révolution, à titre de biens nationaux, force domaines dont les maîtres avaient émigré, si bien que les soi-disant descendants du viguier royaliste se trouvaient être, au commencement du dix-neuvième siècle, les plus grands propriétaires terriens de la région. Après cent ans et plus, cette fortune territoriale avait bien fondu. Il en restait assez pour que l’actuel héritier du nom, baptisé Pierre à cause du légendaire ancêtre, gardât encore cinquante bonnes mille livres de rente au soleil, entre les Maures, Hyères et Toulon. Sa mère et lui habitaient dans cette dernière ville, pas très loin de l’Intendance, un de ces vieux hôtels aux balcons soutenus par des atlantes, que les élèves de Puget ont multipliés en Provence. Ce jeune homme il comptait trente ans à peine, – était entré d’abord dans la marine. Après la mort de son père, la nécessité de gérer directement ses domaines l’avait contraint de démissionner. Ce retour avait coïncidé avec le départ de Laurence. À l’imitation de quelques propriétaires du pays, et dans l’espoir d’augmenter ses revenus par des succès sur les hippodromes locaux, Pierre Libertat s’était avisé d’installer une petite écurie de chevaux de courses dans une ferme qu’il possédait à l’une des extrémités de la presqu’île de Giens. Une piste, aménagée sur la plage, servait à l’entraînement de ses bêtes. Ce joujou sportif lui était un prétexte pour quitter sans cesse Toulon, où il s’ennuyait. Chaque jour ou presque, on pouvait le voir qui débouchait de Carqueiranne et de San Salvadour sur un petit automobile qu’il conduisait lui-même. Il le garait dans une des cabanes de cet étrange hameau de bastides qui s’appelle Pomponiana, par souvenir du port Romain de ce nom, pas très loin par conséquent de la maison des Albani. Là, un de ses hommes d’écurie lui amenait sa monture favorite, une jument anglaise, très près du sang. Le marin, transformé tout à l’heure en automobiliste, devenait maintenant cavalier. Tantôt, il galopait à tombeau ouvert sur une des deux landes qui rattachent la presqu’île de Giens à la côte et encadrent ainsi les marais salants et l’étang des Pesquiers, – tantôt, plus prosaïquement, il allait d’un trot paisible à Hyères, pour des visites, des emplettes, ou quelques séance chez son notaire, regardé avec admiration par les filles du pays, et si gai, si jeune, si heureux d’être au monde ! C’est au cours d’une de ces promenades qu’il avait remarqué Laurence. Tout de suite, il s’était renseigné sur elle, et un beau jour, elle l’avait vu arriver à la maison Albani, sous le prétexte de commander un panier de fleurs.

– « Tu vas servir M. Libertat, Laurence, » avait dit la mère, qui connaissait de vue le Toulonnais, et par vanité de produire la plus avenante de ses deux filles. Le choix du jeune homme avait hésité, de manière à prolonger indéfiniment la visite, entre les œillets blancs et rouges, safranés et mauves, lie de vin et panachés. Le lendemain, il reparaissait pour un autre envoi d’autres fleurs, puis le surlendemain. Un matin, comme Laurence entrait dans la boutique de l’antiquaire à qui elle vendait ses boîtes, elle y avait trouvé Pierre Libertat, signe trop visible d’une enquête autour de ses faits et gestes. Il avait, cette fois, laissé son petit automobile au coin de la rue, et, sorti du magasin avec elle, il lui avait offert de la reconduire. Elle avait refusé. Elle l’avait vu alors regarder de côté et d’autre, s’assurer que la rue était déserte, et tirer de sa poche une lettre qu’il lui avait tendue.

– « Vous vous trompez, monsieur, » avait-elle dit en lui tournant le dos.

Et comme il s’avançait pour lui barrer le passage.

– « Laissez-moi aller. »

Il avait de nouveau regardé autour de lui et constaté que le coin restait désert :

– « Il faudra bien que vous m’écoutiez, » avait-il dit, et, saisissant Laurence par la taille, il l’avait assise de force dans l’automobile. Par chance un passant se montrait au détour de la rue. Elle avait pu sauter à bas de la voiture. Le jeune homme avait paru hésiter une minute. Puis, comme il voyait Laurence aller droit au survenant, pour lui demander aide au besoin, il avait mis sa machine en marche et il avait disparu.

Huit jours s’étaient écoulés depuis cette odieuse scène dont la jeune fille n’avait parlé à personne. Un frisson de pudeur l’avait retenue. Elle sentait encore cette étreinte des bras du ravisseur autour de sa taille, ce souffle près de son visage. Elle n’avait provoqué d’aucune façon un tel manque de respect, et quoique sa conscience le lui affirmât, ce souvenir la remplissait d’une confusion toute mélangée de honte Elle se rendait compte cependant qu’un audacieux, capable d’avoir tenté ce demi-enlèvement, n’en resterait pas là. Un matin, en effet, qu’elle était dans sa chambre, occupée à son travail de vernis, elle avait entendu le pas d’un cheval résonner sur le sol dur de la petite route intérieure qui traversait la propriété. Dissimulée contre le chambranle de la fenêtre, elle avait pu voir Pierre Libertat qui s’arrêtait et parlait à Marie-Louise. Il commandait de nouveau un panier de fleurs, comme si rien ne se fût passé. Laurence s’était retirée vivement, en proie à une irritation qu’avait encore accrue la joie de sa sœur disant à la table de déjeuner, une heure plus tard :

– « M. Libertat de Toulon va être notre client maintenant. Il reviendra la semaine prochaine. Il n’y a pas d’œillets pareils aux nôtres sur la côte, qu’il prétend. »

– « C’est vrai qu’ils sont jolis… » avait dit Antoine Albani dans un sourire d’orgueil professionnel, en donnant à ce mot de joli cette valeur qu’il ne prend que sur les lèvres des Provençaux. Ils le disent d’un carré de petits pois et d’un morceau de viande, et cette race si fine trouve le moyen d’y mettre une impression de beauté. Laurence n’avait pas eu le courage de crier à l’horticulteur heureux : « Mais c’est pour moi que vient ce monsieur et voilà ce qu’il a fait… » Elle avait pensé : « Je n’ai pas le droit d’empêcher papa de vendre ses fleurs. » Et, une fois de plus, elle s’était meurtrie à l’esclavage de l’humble condition mercenaire !

Cette pénible contrariété s’était changée en une sensation de soulagement, du fait que Pierre Libertat était revenu à plusieurs reprises sans la demander. L’ayant rencontrée sur le chemin, il l’avait saluée, mais sans l’aborder. Elle lui avait su gré de cette discrétion. Elle avait voulu y voir un signe de repentir. C’était vrai que le jeune homme, en voie de devenir réellement amoureux, éprouvait ce repentir, ou du moins le regret d’avoir blessé la jolie et farouche enfant. Et une autre heure était arrivée, où ils s’étaient parlé derechef. Il l’avait priée humblement, timidement, qu’elle lui pardonnât.

– « Si vous me défendez de venir chez vous, » avait-il imploré, « je vous obéirai. »

Elle n’avait rien répondu, et Pierre avait pris l’habitude, peu à peu, de passer par la maison Albani chaque fois qu’il se rendait à son écurie de courses. Tantôt il était à cheval, et il s’arrêtait, sans descendre de sa bête, pour causer culture avec le père qui vaquait au travail de sa vigne ou de son potager. Quand il ne trouvait que la mère ou Marie-Louise, il leur demandait de leurs nouvelles et il écoutait patiemment les interminables ragots du quartier de l’Almanarre. Sauf Marius, tout ce petit monde n’avait que de l’amitié dans les yeux pour le dangereux visiteur, dont ils savaient bien qu’il était là pour Laurence. Pourquoi, avait dit le jardinier à son fils, ne l’épouserait-il pas ? Ils étaient naïvement fiers de leur Princesse, comme le frère irrité l’appelait amèrement. – Toute petite, ils lui donnaient, eux, ce surnom déjà, mais avec admiration. Tantôt, Libertat venait en automobile, sans que son cheval l’attendît. Alors, la voiture restait sur la grand’route, le chemin privé des Albani étant trop mauvais pour les pneus. Il marchait vers la maison et s’asseyait sur le banc de pierre, à l’ombre d’un groupe de palmiers qui faisaient touffe dans l’angle de la bâtisse. Il avait l’art de prolonger la causerie, jusqu’à la minute où Laurence descendait de sa chambre, un peu pour ne point paraître craindre cette rencontre, flatté aussi par la réserve soumise de cette cour mystérieuse. Et puis, n’émanait-il pas de l’élégant cavalier cet attrait d’une existence plus libre, plus comble, plus pareille à celle dont elle gardait l’incurable nostalgie ? Comme s’il eût saisi cette nuance, le subtil enjôleur, dès qu’elle était là, changeait de sujet de conversation. Il racontait une fête mondaine à Toulon, ou quelque épisode de ses voyages lointains. Il parlait de Paris, de Londres. Il questionnait Laurence sur ses propres souvenirs, l’entraînant ainsi à revivre une minute dans le passé regretté. Pierre le devinait, ce regret, à l’animation qui éclairait soudain ce charmant visage, trop réfléchi d’habitude. Il arrivait ainsi à l’intéresser, mais sans l’émouvoir vraiment, et, cela il ne pouvait pas le comprendre, sans lui toucher le cœur. Sans cesse, quoiqu’il s’efforçât d’être poli avec toute cette famille jusqu’à la plus raffinée courtoisie, un regard, un son de voix, un geste, faisaient sentir à Laurence que ces manières gracieuses n’étaient qu’une attitude. Dans l’arrière-fond de ces prunelles claires elle découvrait ce je ne sais quoi d’implacablement orgueilleux, qui sépare les classes supérieures des autres. C’était comme si lady Peveril eût soudain surgi entre eux. Et puis, il manquait à Pierre Libertat, pour plaire tout à fait à la jeune fille, ce sens artiste, inné chez elle, et que l’influence de lady Agnès avait encore développé. La nature environnante, dont Laurence, comme son père, respirait d’instinct la poésie, laissait le jeune bourgeois toulonnais si indifférent Rien de moins rêveur et de plus durement positif qu’un Méridional réaliste, en qui l’énergie du tempérament s’est tournée toute vers l’action. C’était le cas pour celui-ci. Ses yeux d’un bleu d’acier, si vifs, si mobiles, et qui donnaient à son profil aigu une physionomie d’un joli oiseau de proie, regardaient sans jamais s’y plaire les nuances du ciel reflétées dans le miroir des marais salants, la longue ligne des pins maritimes toute noire sur l’azur sombre de la mer, la gloire du soleil sur l’église de Notre-Dame-de-Consolation, si blanche au sommet de sa verte colline. Pascal Couture, le simple cultivateur, éprouvait, lui, ces impressions, toujours neuves pour lui comme pour Laurence. Il y avait du poète dans ce terrien. Quand les deux hommes se trouvaient l’un auprès de l’autre, ces prises de contact, quoique rares, étaient inévitables, – Laurence pouvait bien bouder Couture de ce qu’il cachait trop peu sa jalousie de son élégant rival. Au fond, elle sentait qu’elle préférait le jardinier, qu’il était plus près d’atteindre en elle ce petit point le plus secret, le plus intime de l’âme, où germe la graine d’amour. La graine n’avait pourtant pas germé encore, sans quoi la jeune fille aurait-elle repoussé son humble amoureux quand il avait demandé sa main ? Et aurait-elle eu avec Pierre des façons si engageantes qu’il avait pu lui dire, la veille du jour où cette histoire commence :

– « Ma mère désire beaucoup vous connaître. Elle m’a chargé de vous prier à goûter demain avec elle à Hyères ? »

D’instinct et sans réfléchir, Laurence avait répondu qu’elle viendrait. Depuis ces vingt-quatre heures, la perspective de ce rendez-vous l’agitait nerveusement. Pourquoi cette présentation ? Que signifiait-elle, sinon que Mme Libertat s’inquiétait des rapports de son fils avec une inconnue ? Et d’où cette inquiétude, sinon de l’idée qu’il pensait à un mariage ? Que la grande bourgeoise de Toulon n’eût pas employé, pour contenter cette curiosité, le procédé le plus naturel, semblait-il : venir simplement chez les Albani et y acheter des fleurs, comme avait fait son fils, c’était une énigme dont Laurence ne pouvait pas avoir le mot. Une scène avait eu lieu, cette même semaine, entre le jeune homme et sa mère. Celui-ci venait d’avoir trente ans, et, le lendemain de son anniversaire, il avait déclaré son projet d’épouser la fille d’un propriétaire de l’Almanarre. Il n’avait pas prononcé le mot de jardinier. Un trait déconcertant de son caractère, c’était la brusque annonce de résolutions longtemps méditées, et alors un invincible entêtement dans des partis pris qui, chez tout autre, n’eussent été que des à-coups. Mme Libertat le connaissait trop pour ne pas s’en rendre compte, il avait parlé de ce mariage sous l’empire d’une passion qui expliquait d’ailleurs bien des singularités de ces derniers mois : sa sauvagerie grandissante à l’égard de leur monde, ses absences multipliées, soi-disant pour surveiller une écurie qui semblait devenue l’essentiel de sa vie, ses distractions à table et ses silences. Autant de signes que la fantaisie éveillée par la beauté de la jeune fille s’était, par la résistance et la réserve, exaspérée jusqu’à suspendre en lui tout autre intérêt. Plus il avait approché Laurence, plus il s’était convaincu que toute tentative de séduction échouerait contre tant d’honneur, de délicatesse et de pureté. Plus aussi le charme original de cette créature, mi-paysanne et mi-citadine, avait ensorcelé son imagination. Autour de ce désir sans cesse grandissant, un travail sentimental s’était accompli en lui. L’idée qu’il fallait ou renoncer à Laurence ou en faire sa femme s’était imposée à son esprit avec une évidence chaque jour plus impérieuse. Une par une, toutes les objections contre une pareille mésalliance étaient tombées devant les sourires, les gestes, les regards du fantôme qui l’obsédait quand il était loin de la petite maison Albani ; et, quand il était prés d’elle, quelle douceur d’entendre cette voix, de sentir cette femme bouger, respirer, vivre ! L’ardeur de cette longue lutte solitaire contre une tentation enfin victorieuse avait frémi dans son accent pour répondre à sa mère, au cours de la discussion qui avait suivi l’aveu inattendu de son déraisonnable dessein, Mme Libertat l’avait trouvé si buté qu’elle avait appréhendé une violente rupture avec elle, si elle se butait aussi à lui dire un « non » sans appel. Armé du Code, il passerait outre. Il la tenait à sa merci, étant le maître de la fortune. Elle avait jugé plus prudent de gagner du temps en biaisant, et elle avait accepté l’offre que Pierre lui avait faite de lui présenter Mademoiselle Albani hors de son cadre de famille. Il lui avait raconté l’histoire de la romanesque adoption dont elle avait été la victime plus que la bénéficiaire, et les dix-huit mois passés dans la haute société anglaise et cosmopolite.

– « C’est une Dame, » avait-il conclu, « tu le sentiras tout de suite. Elle n’a contre elle que les siens. Mais comme il ne s’agit pas pour moi de m’établir à l’Almanarre… Enfin, je veux que tu la voies seule, et que tu la juges en dehors d’un milieu où elle est née mais dont elle n’est pas. Cela se rencontre… »

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