IV. Pascal Couture

– « Irai-je ou n’irai-je pas cette après-midi ?… J’ai promis. Pourquoi ai-je promis ?… À quoi bon me laisser présenter à sa mère, puisque je ne l’épouserai pas ?… »

Telles étaient les phrases qui se prononçaient, indéfiniment, dans la pensée de Laurence, depuis l’invitation faite par Pierre Libertat au nom de sa mère. Elle se les répétait maintenant encore, et, une fois de plus, longtemps après avoir quitté la colline incendiée, en débouchant sur la route qui longe la voie ferrée. Dans ces formules, tout ensemble décidées et anxieuses, se résumaient les disparates de sa vie, dont les images contrastées venaient de traverser son esprit. Elle se disait en songeant à Pierre : « Je ne l’épouserai pas » et non : « je ne veux pas l’épouser », comme si, d’avoir été le jouet d’événements, si étranges, lui donnait l’impression qu’une destinée pesait sur elle, étrangère à sa volonté. Cet obscur sentiment de fatalisme, cette énigme d’un sort qui ne dépendait plus d’elle, l’accablait de nouveau par cette claire matinée et devant le doux horizon natal, aussi fortement qu’à Paris et dans cette chambre d’hôtel où elle s’était vue, dans la glace, habillée, déguisée en demoiselle riche. La même question se posait à elle, en dépit d’elle, et tout en se la reprochant comme une ingratitude, elle s’y meurtrissait, elle s’y déchirait le cœur. Oui. Où lady Agnès l’avait-elle menée, en la tirant de sa condition, par une charité qui la laissait misérable ? Si elle n’avait pas voué à sa cruelle bienfaitrice une reconnaissance passionnée, elle se serait fait horreur. Et cependant !…

Ce tumulte de rêveries l’avait à ce point isolée des choses environnantes, qu’au moment de s’engager sous le pont du chemin de fer pour arriver à la ville, elle eut comme un sursaut à entendre son nom prononcé par deux fois. Elle ne reconnut la voix qu’au second appel, avec un plaisir aussitôt mélangé d’une impression de gêne. Pascal Couture se relevait d’un talus gazonné, sur lequel il était assis. Ce double mouvement d’âme que la surprise de cette rencontre infligeait à Laurence, était trop logique. Elle n’aimait pas encore Couture, mais elle était sur le bord de l’aimer, et cela chaque jour davantage. Ce sentiment en train de grandir n’était pas assez complet pour empêcher que le brillant rival de l’humble jardinier n’exerçât sur elle un prestige. De constater dans son cœur cette intime contradiction lui donnait le remords d’une duplicité, presque d’une trahison, d’autant plus qu’elle devait s’en taire aux deux jeunes gens. Vis-à-vis de Pierre, ce silence ne lui coûtait pas. Il lui coûtait vis-à-vis de l’autre, indice trop évident qu’elle le préférait. Son malaise, à la brusque apparition du jeune homme à l’entrée du pont, venait de là. Elle eût été heureuse de le voir, s’il n’eût pas fallu tout lui cacher des pensées qui la travaillaient. Pouvait-elle lui parler du projet de cette après-midi, de cette présentation à Mme Libertat, lui dire ce qu’elle en pensait, pourquoi elle hésitait après avoir accepté ? Non. Et cette nécessité de dissimuler assombrissait son visage. Couture, lui, l’aimait trop pour ne pas s’apercevoir d’une contrainte qu’il interpréta comme un mécontentement et il s’excusa :

– « Ta mère m’a dit que tu allais à Hyères, chez l’antiquaire, en passant par le bois brûlé. J’ai calculé que tu prendrais par le pont. Alors je suis venu t’attendre, pour te parler de Virgile. J’ai pensé : elle est si gentille pour lui. Il l’aime tant. Alors, peut-être saura-t-elle quelque chose… »

– « Quelque chose, sur quoi ? » interrogea Laurence : « À propos de Virgile ? On veut le remettre à la journée ? »

Le personnage qui répondait à cet idyllique prénom de Virgile populaire et légendaire souvenir, dans cette Provence latine, du plus latin des poètes – était un garçonnet de treize ans, dont le nom de famille était Nas. Couture l’employait, depuis deux années environ, à son domaine, par une de ces jolies charités comme les simples savent en avoir. Virgile était orphelin de mère. Son père s’était remarié. Dès ses neuf ans, Nas avait dit à son fils :

– « Si tu veux manger ton pain, va te le gagner. »

Il avait loué le petit, comme une bête de somme, à celui-ci, à celui-là, et Virgile avait vécu, besognant à droite, besognant à gauche, rentrant le soir au logis paternel pour y dormir et recevoir des rossées de sa belle-mère quand il ne rapportait pas assez de gros sous. Pascal l’avait rencontré, une après-midi qu’il descendait de la colline de Costebelle, ployant sous un énorme fagot de bois-mort, plus grand que lui. Il l’avait questionné. Il l’avait plaint. Depuis lors, il l’avait gardé pour travailler avec lui, mais à la journée, d’abord. Il n’avait pu obtenir des parents qu’ils le lui laissassent tout à fait. Ces madrés exploiteurs avaient appréhendé que l’enfant ne cessât de leur remettre tout son gain, s’ils ne le tenaient plus sous leur coupe. C’était un demi-chantage. Ils attendaient que le goy leur offrît, comme autrefois lady Agnès Vernham aux Albani, une forte indemnité pour avoir Virgile à l’année, définitivement. Couture hésitait. Il n’était pas riche. Puis il craignait d’être dupe. Cet instinct de soupçon persiste toute leur vie chez les gens du peuple les plus généreux. Ils ont trop débattu de mesquins marchés, trop importants pour leur petit avoir. Depuis les vendanges pourtant, grâce au cadeau d’une bonbonne de vin offerte aux Nas, le petit tâcheron restait chez Monsieur Pascal, comme il l’appelait révérencieusement, toute la semaine. Il retournait chez son père et chez sa marâtre le samedi soir seulement. Laurence faisait allusion à ce récent contrat.

– « Non, » répondit Couture. « Avant-hier lundi, il est revenu travailler, comme d’habitude, je l’ai envoyé au chemin de fer porter un colis. Le temps était favorable. Je suis allé chasser dans le marais. Le petit devait m’y rejoindre. Il n’est pas venu. Je rentre. Je trouve sur ma table la feuille d’envoi du colis. Pas de Virgile. Je déjeune. Pas de Virgile. Avec ma chasse, je m’étais mis en retard, je serais bien allé chez ses parents. Je me suis dit : « Il viendra demain. » C’était hier. Pas de Virgile encore. »

– « Mais les parents ? » interrogea Laurence, comme l’autre se taisait. « Tu les as vus ? »

– « Je me suis méfié, » dit Couture, « et j’ai remis. J’ai eu raison… »

Et plus bas, comme s’il avait peur de ses propres paroles, chargées d’une signification trop grave :

– « J’ai rencontré le père Nas, ce matin, prés de la gare. Il était très inquiet, lui aussi, mais pas de Virgile, de Victor. »

Il regardait Laurence, en prononçant cette phrase, comme s’il attendait d’elle une réponse qui l’éclairât sur une énigme torturante. Victor était le frère cadet de Virgile, plus jeune de deux ans, et né du second mariage. Il était l’objet, de la part de sa mère, d’une préférence passionnée, que le père éprouvait aussi, tant l’influence de sa femme était puissante sur lui. Cette même influence lui faisait traiter durement l’enfant de la morte. Cette double injustice s’expliquait, dans des natures aussi primitives, par les différences de physionomie des deux frères. Victor était un adolescent robuste et souple avec des traits où se reconnaissait la finesse du type sarrasin le plus pur. Il ressemblait à sa mère. Il flattait la vanité des parents par sa joliesse. Le petit Virgile, lui, ressemblait à son père. Il était court, trapu, avec un visage obscur et brouillé. Une expression charmante d’intelligence, de gentillesse et de bonne volonté en corrigeait la laideur, quand il était en confiance. Sa cruelle marâtre et son injuste père ne lui avaient jamais vu cette expression-là.

– « Oui, » répondit Couture, « Victor a disparu. Virgile ne t’a rien dit ces temps derniers, qui puisse te donner une idée ?… Enfin, tu ne sais rien ?… »

– « Que veux-tu que je sache ? » répondit Laurence. « D’une chose je suis sûre. Ils ne se sont pas sauvés ensemble, je n’ai jamais parlé de son frère avec Virgile. Tu m’as tant répété qu’ils se détestent… »

– « C’est bien ce qui me fait peur, » répondit Pascal. « J’ai eu l’idée que cette disparition des deux frères, au même moment, cachait peut-être quelque chose de terrible, et je n’ai pas parlé de Virgile à Nas. »

– « De terrible ? » interrogea Laurence. « Tu ne penses pas qu’ils se sont rencontrés quelque part, battus, et… »

– « Je ne sais pas ce que je pense, » interrompit Pascal. « Je sais que, la semaine dernière, Nas et sa femme ont eu de nouveau pour Virgile une de ces méchancetés qui rendent ce petit complètement fou. C’est à propos de ce monsieur de Marseille qui s’est trouvé fatigué dans son automobile. Je t’ai raconté ça. Le monsieur était sans connaissance, la voiture arrêtée. Sa dame avait perdu la tête. Le gosse passe. Il court chercher le médecin. Il a la chance de rencontrer le docteur Mauriel, qu’il ramène tout de suite. Le malade a été si bien soigné qu’il a pu repartir le lendemain. C’est des gens très riches. Ce que je ne t’ai pas dit, c’est que la dame a donné au docteur un billet de cent francs pour Virgile. Ce billet, le docteur l’a remis aux parents. Eux s’en sont servis pour acheter à Victor une bicyclette dont il avait envie. Ils l’ont eue d’occasion, pour ce prix. »

– « Et alors ? » insista Laurence.

– « Alors ? Ces injustices-là, ça vous enrage. »

Et, employant une métaphore qui évoque une des vengeances favorites des gens de la campagne :

– « Pourvu que le petit n’ait pas fait à ses parents un incendie ! »

– « Un incendie ? » répéta Laurence. « Il n’a pas mis le feu à la maison, voyons. »

– « Non. Mais s’il a donné un mauvais coup à l’autre et qu’il se soit enfui après ? »

Il y eut entre eux un silence chargé de tant de crainte ! Laurence le rompit la première, et, se débattant contre leur commune anxiété :

– « Évidemment, » répliqua-t-elle, « c’est troublant. Mais pour toi le pire est toujours certain. »

– « Peut-être ! » fit Couture. « Ton frère Marius me le dit toujours : « Tu as le cafard, Pascal. »

Il regarda involontairement sa jambe trop courte :

– « Je n’ai jamais eu beaucoup de chance dans la vie. »

Et, après une nouvelle pause :

– « Donc, tu ne sais rien de Virgile ? Alors, adieu. »

Puis brusquement :

– « Ce n’est pas seulement pour te causer du petit que je t’ai cherchée… »

Elle comprit, à l’accent de sa voix et à son regard, qu’il allait l’entretenir de son amour, et l’attente de ce nouvel aveu lui infligea comme une rétraction intérieure. Précisément parce qu’elle était touchée de cet amour sans être tout à fait conquise, sa résistance à l’émotion complète la rendait hostile, presque méchante, quand celui qu’elle n’aimait qu’à demi et qui l’aimait, lui, passionnément, devenait trop pressant. Pascal connaissait bien les glaces subites de ce beau visage. Il en souffrait jusqu’à l’agonie, et son instinct d’amoureux discernait pourtant que ces retraites étaient des défenses. Une lutte se livrait dans la sensibilité de la jeune fille. Pourquoi, si vraiment elle ne l’aimait pas du tout ? Et malgré lui, il essayait, maladroitement et passionnément, de briser ce masque de froideur, d’atteindre le point d’émotion qu’il devinait en elle. La jalousie se mêlait à cet effort pour le rendre plus gauche encore, plus inefficace. Pour lui, l’obstacle à son mariage, c’était Pierre Libertat, qu’il détestait moins cependant que lady Agnès. Sans l’intervention de celle-ci, jamais Laurence ne fût partie de l’Almanarre. Jamais elle n’eût connu ce beau monde qu’elle regrettait et que lui représentait son rival.

– « Je voulais te dire encore, » continua-t-il, « que je vais sans doute quitter le pays. »

– « Quitter le pays ? » répéta-t-elle, saisie.

Le masque de froideur était tombé. Et l’autre continuait, plus ému, lui aussi, devant cet effet de sa parole :

– « Je suis en pourparlers avec un marchand de biens de Marseille, pour vendre mon domaine. Nous sommes presque d’accord sur le prix. J’ai l’intention de m’établir en Algérie. C’est le même climat, la même culture. Et puis… »

Il baissait les yeux, comme par remords d’exercer une pression sur celle qu’il aimait, en lui montrant sa douleur. Sa voix s’engourdissait. Il hésitait. Avec un visible effort, il reprit :

– « Et puis je me rends trop compte que tu ne voudras jamais être ma femme. Cela, je le supporterais. Mais te voir la femme d’un autre et rester où tu seras, non, je n’en aurais pas la force. Rien qu’à cette idée, j’ai trop mal. Je sais bien que je ne serai pas heureux là-bas. Je serai tout de même moins malheureux… Ne te fais pas de reproches, surtout, ma petite Laurence. Va. Ce n’est pas ta faute. On n’aime pas comme on veut… Enfin, je me dis : si je reste, je l’ennuierai et elle finira par me détester, au lieu que, plus tard, quand il sera loin, elle pensera peut-être tendrement à son pauvre goy… »

Elle n’avait pas eu le temps de lui répondre qu’il l’avait quittée, s’interrompant brusquement de sa plainte, pour ne pas pleurer, elle le comprit. Elle le vit qui s’éloignait sous le pont du chemin de fer en traînant sa jambe. Un passionné désir de courir après lui, avant qu’il n’eût tourné l’angle formé par ce pont et la route, s’empara d’elle. Ce cri : « Ne pars pas ! » était dans sa gorge. Il n’en sortit point. Elle secoua sa tête, comme pour exorciser la tentation une fois de plus, elle reculait devant l’irréparable de l’engagement. Elle marchait de nouveau dans la direction d’Hyères d’un pas rapide où il y avait de la fuite. Une détresse lui poignait le cœur, à l’idée de ce départ annoncé avec cette résolution calme qu’elle connaissait à Pascal dans les circonstances graves. En pensée, elle s’en allait vers cette maison du jeune homme, dont chaque chambre lui était familière, depuis son enfance, comme un visage ami. Elle la voyait vidée de ses meubles, des étrangers parmi les vignes, sous les pêchers, et lui, là-bas, comme il avait dit, par delà cette insondable mer, qui bleuissait à l’horizon. Un mot d’elle, un seul, et cette vision de tristesse se changeait en une vision de bonheur, – pour lui. Mais pour elle ?… Ce débat intérieur l’émouvait si profondément qu’elle se trouva au terme de sa course presque sans s’être aperçue du chemin qu’elle suivait, à travers les potagers qui font comme une ceinture à la ville. Elle était devant la boutique de Mme Béryl, l’antiquaire qui lui achetait maintenant ses boîtes. Sur la façade, une inscription toute locale : Au vieux Marseille, rappelait la célèbre faïencerie, fondée dans cette ville en 1760. Une autre inscription mise au-dessous et en plus petites lettres – Royat en Été – le racontait assez : la tenancière du magasin alternait le commerce des vieilleries provençales et celui des vieilleries auvergnates avec une indifférence mercantile que justifiait une troisième inscription – Succursale de la Maison Béryl, de Tanger (Maroc). Ainsi s’expliquait l’abondance des cuivres, des tapis et des babouches dont la boutique s’encombrait, autant que de plats et de soupières, de bahuts et de commodes. Tandis que son mari, Aron Béryl, fouillait, entre septembre et avril, les moindres villages de Provence, d’Avignon à Nice, et en été, tous les bourgs du Plateau Central, d’Aurillac à Tulle, la coquette et fine Kitty Béryl passait ses jours dans le magasin de Royat ou celui d’Hyères, suivant la saison, à inventer de fantastiques histoires d’origine autour des bibelots et des meubles, lesquels avaient le plus souvent une date aussi récente que la boîte apportée ce matin-là par Laurence.

– « C’est la plus jolie de toutes, » dit-elle à la jeune fille, quand celle-ci, réveillée de ses méditations sur son passé et son avenir, se fut décidée à franchir la porte ; et, retournant le délicat objet entre ses doigts : – « Impossible de la distinguer d’une vraie boîte du dix-huitième. Moi-même, si je n’étais pas avertie, je ne saurais pas. D’ailleurs, puisque c’est un procédé identique, sur du bois identique, avec des gravures identiques… Mais soyez tranquille, je ne la vendrai pas pour du vieux… Je ne vais pas la mettre en montre. Je la garde pour les connaisseurs… J’ai quelque idée, mademoiselle Albani, que dans quelque temps vous ne m’en apporterez plus beaucoup et même plus du tout. »

– « Pourquoi cela ? » interrogea Laurence.

– « Parce que vous en achèterez pour votre propre compte, » fit la marchande… « Quand vous serez devenue une belle madame avec une auto et des bijoux, promettez-moi que vous n’oublierez pas la maison. Si vous avez quelque meuble rare à faire réparer ou à commander, vous penserez à nous, pas vrai ? »

– « Vous aviez cessé de me faire cette plaisanterie, madame Béryl, » dit la jeune fille en haussant les épaules, non sans qu’un peu de rouge lui vînt aux joues.

– « Ce n’est plus une plaisanterie, » fit la brocanteuse d’un accent très sérieux.

Puis, à mi-voix, après avoir regardé à droite et à gauche :

– « Il y a une vieille dame de Toulon, très riche, qui est venue ici ce matin même, soi-disant pour m’acheter ce plat d’argent. Il est toujours à l’étalage. Elle ne l’a pas pris. C’était un prétexte. Elle a su que je vous connaissais. Comment ? j’ai là-dessus ma petite idée. Ce qu’elle m’a demandé de renseignements sur vous ! Ah ! vous l’intéressez ! on peut le dire. Et comme cette dame a un fils à marier… »

En parlant, elle avançait du côté de Laurence son visage aigu, où se reconnaissait, malgré la jeunesse – elle avait à peine trente ans – le profond génie de réflexion attentive qu’une habitude atavique du commerce, et d’un commerce de personne à personne, développe chez les juifs de l’Islam. Elle avait beau se parer d’un prénom anglais, s’habiller et se coiffer à la dernière mode de Paris, le bazar oriental était autour d’elle, avec ses complications, ses curiosités, son intrigue. Elle voulait savoir et en même temps s’entremettre, profiter peut-être. Peut-être aussi s’intéressait-elle romanesquement à cette cour que le fils de Mme Libertat – sa visiteuse du matin, on l’a deviné – faisait à la fille d’Antoine Albani. Elle allait nommer la mère de Pierre, provoquer des confidences, offrir ses bons offices. Sa farouche interlocutrice ne le permit pas.

– « Je suis un peu pressée, » répondit-elle simplement. « Voulez-vous que nous réglions ce qui est convenu ? Je n’ai que le temps de reprendre le train pour rentrer chez nous où l’on m’attend… »

La marchande était trop rusée pour insister, d’autant plus qu’elle voyait, à travers les vitres, la grosse Mme Terras se tenir sur le trottoir d’en face, au seuil de sa boutique à elle. C’était l’antiquaire rivale, une autochtone celle-là, et qui, naturellement, haïssait d’une haine féroce la concurrente étrangère. Laurence, jadis, avait porté chez Mme Terras ses premières boîtes. Kitty Béryl, renseignée par des fournisseurs communs, avait su les prix offerts à la jeune fille. Elle avait eu l’art d’entamer avec elle une négociation qui monopolisât à son profit l’adroite élève de lady Agnès. La peur que cette autre araignée ne lui reprît sa mouche la rendit soudain prudente. Les deux femmes avaient passé dans l’arrière-boutique, et Kitty faisait jouer les boutons à lettres du coffre-fort encastré dans le mur.

– « Vous aussi, » dit-elle, « mademoiselle Albani, vous avez votre secret pour ce que vous gardez de plus précieux, n’est-ce pas vrai ? »

Le coffre ouvert, elle prit dans une liasse le billet de cinquante francs qui représentait le prix convenu entre elles deux pour ces petits travaux. Puis, avec une bonhomie pateline :

– « Nous n’y gagnons pas grand’chose, allez. Mais aider une gentille demoiselle comme vous à ramasser une petite dot, ça nous fait plaisir, à M. Béryl et à moi… Et puis nous y gagnons quand même un peu. Une bonne action qui soit aussi une bonne affaire, c’est le rêve, pas ? »

En temps ordinaire, le naïf cynisme de cette charité utilitaire eût fait sourire Laurence. Mais par ce matin troublé, elle n’avait pas la tête à l’ironie. Elle sentait trop peser sur elle l’approche des heures décisives. En quittant la boutique pour gagner de son pied hâtif la petite gare du chemin de fer du Sud, elle ne retenait de cette conversation que ceci : elle avait été l’objet d’une enquête. Si Mme Libertat cherchait de tels renseignements et par de tels moyens, c’est qu’elle ne considérait pas ce mariage de son fils comme absolument impossible. Cette perspective, que Pierre, lui aussi, allait peut-être lui demander d’être sa femme, attirait la jeune fille et l’épouvantait tout ensemble. Si elle cédait à la tentation de devenir une « belle madame », comme avait dit la brocanteuse avec tant de vulgarité, combien Pascal Couture souffrirait ! L’idée de cette douleur la rejetait tout entière vers ce compagnon de son enfance et de sa jeunesse. Le mirage de la fortune et du luxe s’effaçait, s’évanouissait. Elle songeait à la vente, amorcée déjà, de cette maison où Pascal avait tant rêvé de vivre avec elle. Montée dans le train, elle regardait maintenant filer devant ses yeux les marais du Ceinturon, avec leurs eaux mortes sous le hérissement de leurs ajoncs verts. Plus loin blanchissaient les tas de sel à qui leur forme de bosse fait donner dans le pays le nom de « camelles », du provençal Camelo, « Qu’a uno esquino de cameou » (qui a une échine de chameau), – Laurence avait entendu une fois des malveillants appliquer cette phrase à Couture. Elle leur en avait voulu, comme d’un outrage personnel, de cette cruelle moquerie sur les épaules trop larges et engoncées du jeune homme, et, continuant de penser à lui, elle le revoyait chassant dans ces marais d’où, si souvent, il avait rapporté chez eux des sarcelles et des macreuses. Une association d’idées la ramena au petit Virgile. Elle s’attendrit au souvenir de l’incomparable bonté que Pascal avait montrée à l’enfant maltraité. Pauvre cher Pascal ! Si la vie de l’opulent Pierre Libertat se mouvait dans un décor analogue à celui de la châtelaine de Vernham Manor, le cœur du jardinier de l’Almanarre ressemblait par sa générosité foncière à celui de l’hôtesse de Mireio Lodge. Ce geste d’âme par lequel il avait recueilli l’enfant, n’était-ce pas celui qui avait poussé lady Agnès à prendre chez elle la fille d’Antoine Albani ? Pourvu que cette adoption de Virgile fût plus heureuse que l’autre ! Et voici que se rappelant les inquiétudes du jeune homme, tout à l’heure, l’hostilité des deux frères et leur énigmatique disparition, Laurence eût soudain peur, elle aussi. Sur le moment, elle n’avait vu là qu’une déraisonnable imagination de Pascal. Cette absence s’expliquerait par quelque escapade de Virgile et de Victor, réconciliés dans une commune gaminerie. Soudain l’hypothèse terrible l’assiégeait à son tour. Sans doute trop d’événements : cette invitation de Mme Libertat, ces propos de Mme Béryl, la conversation avec Couture et la nouvelle de son départ, avaient trop ébranlé ses nerfs. Elle se surprit à dire à voix haute :

– « Pourvu que Pascal n’ait pas cette douleur encore ! »

Cet « encore » ne cachait-il pas un commencement de faiblesse, une velléité d’acceptation, si l’amoureux riche formulait cette demande en mariage – « impossible », se répondit aussitôt Laurence. Mais alors pourquoi la rusée marchande semblait-elle y croire avec tant de certitude ? Pourquoi la mère de Pierre l’avait-elle priée à ce thé ? Pourquoi surtout cette enquête ?

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