VIII. Une jalousie

Laurence avait mis dans ces dernières paroles l’énergie d’une espérance apparue en elle tout d’un coup. Elle venait d’apercevoir distinctement un autre moyen de sauver l’enfant. Comment n’avait-elle pas pensé plus tôt à se servir de son influence sur Pierre Libertat ? Un plan se dessinait devant son esprit d’une action sur celui-là. Il n’y manquait que le consentement du jeune homme. Le lui refuserait-il ? Non. Il avait, la veille, annoncé sa visite pour le lendemain. Il arriverait dans quelques heures, ce matin sans doute. De là, ce cri de certitude. Ce fut seulement après avoir quitté la cabane que les objections commencèrent de se dresser. Oui, Libertat viendrait aujourd’hui. Mais pour avoir la réponse à cette demande en mariage, dont Laurence se rappela soudain la pressante insistance. Pouvait-elle, tout ensemble, plaider auprès de cet amoureux impatient la cause du petit Virgile et préserver l’entière liberté de cette réponse ?

– « Je le jugerai là-dessus, » conclut-elle. S’il est généreux, il ne mêlera pas les deux choses. Et il est généreux.

Elle se répéta :

– « Il est généreux Et aussitôt, avec lui, tout marchera. Mais Pascal, ensuite ? »

Pour que le dessein médité par Laurence se réalisât, deux conditions étaient, en effet, nécessaires. Il fallait que Pierre s’y prêtât. Il fallait aussi et d’abord que Pascal continuât de se taire sur l’acte commis par l’enfant. Ce silence, le garderait-il quand il saurait que son rival était mêlé au sauvetage du petit ? Et sur la demande de qui ! De quel accent, tout à l’heure, il avait prononcé ce nom de Libertat ! Quelle douleur de rancune avait assourdi sa voix, noué son visage, secoué tout son corps ! Au souvenir de cet éclat, le frisson de crainte subi par la jeune fille sur le moment même se changeait en une émotion singulière. C’était comme si une chaleur qu’elle ne connaissait pas s’était soudain approchée d’elle. Elle avait toujours rencontré, depuis son retour au pays, un Pascal doux, attristé, résigné. Cette humilité soumise n’avait jamais touché dans son être la fibre intime que venait d’atteindre cette parole rude, ce regard d’indignation, cette révolte fière. Malgré ses anxiétés, pourtant bien vives, elle n’arrivait pas à exorciser la silhouette du jardinier en vêtements de travail, le col et les bras nus, ses fortes mains crispées sur le manche du bêchard, en proie à une passion qui lui donnait, dans son attitude de travail, une si mâle beauté. Tandis qu’elle raisonnait ses chances de succès et d’insuccès dans la tentative projetée, cette image se faisait précise jusqu’à l’hallucination.

– « Comme il m’aime ! » se disait-elle.

Elle se disait aussi, avec l’égoïsme inconscient de la femme quand elle médite d’imposer à un homme, par qui elle se sait aimée, un sacrifice dont il souffrira, au nom de cet amour :

– « Lui non plus, il ne me refusera pas. Il a commencé de se taire. Qu’il continue simplement ! »

Sur un point, Laurence ne s’était pas trompée. Onze heures venaient de sonner. Elle était rentrée dans sa chambre à dix, par bonheur sans être vue. Elle s’occupait à découper des personnages dans une vieille gravure, pour en décorer une nouvelle boîte, déjà encollée, blanchie, poncée, dégraissée. Elle avait à portée de ses mains les instruments nécessaires à cette préparation compliquée : ses pinceaux, un tamis de crin, quelques pots, des papiers de verre, un tampon de toile, une éponge de Venise, des linges de linon, de la flanelle, tout cela rangé si soigneusement que la petite table en prenait une poésie, celle de l’intelligent et minutieux labeur. D’habitude la patiente ouvrière travaillait, penchée sur sa besogne, avec une attention qu’aucun bruit du dehors ne distrayait. Ce matin-ci, elle s’interrompait sans cesse, l’oreille tendue. À chaque minute, elle se levait, pour regarder par la fenêtre si elle n’apercevrait pas un cavalier avançant au grand trot de sa monture, et qui serait Pierre. À l’un de ces aguets, ce fut un automobile qu’elle entendit et découvrit au loin. Quelques instants encore, elle reconnaissait la voiture à l’appel de sa sirène d’abord, puis à la forme de son capot. Elle ne prit même pas le temps de poser un chapeau sur ses beaux cheveux noirs. Elle se précipita hors de sa chambre, sans plus se soucier des commentaires de sa mère et de sa sœur que si les deux femmes ne l’eussent pas vue, du bord du champ, courir vers l’angle de la route, où Libertat venait d’arrêter sa machine, à l’entrée de l’allée.

– « Té !… » fit Marie-Louise, « faut croire qu’elle a peur de causer avec lui devant nous… »

– « Il vient lui apporter la décision de sa maman, » répondit Françoise Albani. « Je t’ai déjà dit : si Mme Libertat l’a prié à goûter hier, c’est pour la connaître, et, si elle veut la connaître, c’est qu’il a parlé de l’épouser. »

– « Chez qui crois-tu qu’elle se commandera sa robe de mariée ? » interrogea Marie-Louise. « Quel dommage qu’Ida ait mal tournée ! Elle faisait si joli !

Ida était une compagne d’enfance des deux sœurs, dont l’aventure restait le scandale légendaire de l’Almanarre. Un instant couturière, elle s’était laissé enlever par le fils d’un grand marchand d’huile de Salon, qui l’avait abandonnée. Elle vivait à Marseille, on ne savait trop comment. – Ou, plutôt, on le savait trop. – Cette allusion provoqua chez Françoise Albani une réflexion où se trahissait le souci que lui donnaient, malgré tout, les imprudences possibles de son aînée :

– « S’il n’envoie pas sa mère demander notre Laurence aujourd’hui, c’est qu’il n’est pas brave. Et s’il n’est pas brave, Marius lui réglera son compte. Je connais mon gars. C’est encore heureux qu’il soit au bois, ce matin !… »

Sur cette menace, la vieille femme recommença de déterrer ses « tartifles » ; mais elle s’était placée de telle manière, cette fois, qu’à chaque geste pour lever son bêchard, elle apercevait le couple des deux jeunes gens, en train de causer à l’extrémité de l’allée. Elle les observait d’un regard, également prêt à s’emplir d’amour ou de haine pour l’élégant bourgeois toulonnais. « Sois mon gendre ou je te tue ! », lui aurait-elle dit volontiers, – pour parodier un mot célèbre.

– « C’est gentil d’être venue si vite me rejoindre, » avait commencé Pierre en saluant Laurence.

Et, reprenant aussitôt l’entretien de la veille au point où elle l’avait interrompu, de ce même accent brusque et passionné qu’il avait eu pour formuler sa demande en mariage :

– « Ne me faites pas attendre. Dites-moi que vous m’apportez une bonne réponse. »

– « Ne me pressez pas de la sorte, » répliqua la jeune fille.

Elle put voir les yeux clairs de son interlocuteur s’assombrir, comme tout à l’heure ceux de Pascal. Pourquoi la colère de celui-ci l’avait-elle touchée, au lieu que la soudaine irritation de Pierre l’irritait elle-même ? Elle ajouta, d’une voix sèche, ces mots, qu’elle se reprocha aussitôt d’avoir prononcés ainsi :

– « Il s’agit de quelque chose de bien plus grave… Pardon si je vous froisse. Quand je vous aurai parlé, vous comprendrez. »

– « Quel ton de mystère ! » répliquait-il sèchement à son tour.

Puis, avec une ironie frémissante :

– « Ce n’est pas très gracieux, en effet, de m’apprendre qu’il y a pour vous quelque chose de plus grave que la demande que je vous ai faite hier. Vous me permettrez de n’être pas de votre avis, et de penser, aujourd’hui comme hier, qu’il n’y a rien de plus grave pour moi que votre réponse. »

Une méchanceté frémissait dans son accent, maintenant, dont Laurence ne pouvait pas deviner la cause. Un événement s’était produit depuis la veille dans la vie de Pierre Libertat, moins tragique, certes, que le crime involontaire du petit Virgile, mais aussi bouleversant pour lui, au cours de la crise sentimentale qu’il traversait. Il ne s’était pas mépris en interprétant comme il l’avait fait la froideur avec laquelle sa mère avait accueilli et traité Laurence dans sa confiserie. C’était vrai que Mme Libertat avait trouvé la jeune fille délicieuse, avec son charme si personnel, tout mêlé de raffinement et de rusticité. Elle en était demeurée saisie et inquiète, au point d’avoir mal dissimulé son antipathie. Une fois dompté ce premier réflexe, elle était trop diplomate pour heurter de front chez son fils une passion qui contrecarrait tous ses desseins pour lui, en même temps qu’elle déconcertait tous ses préjugés. Elle aussi, comme Mme Albani, connaissait son gars. Elle le savait obstiné, mais impulsif, entraînable au plus haut degré et allant alors jusqu’au bout de sa fantaisie, mais imaginatif et capable de revenir violemment en arrière sous une influence opposée, pourvu qu’il ne la soupçonnât point. La jalousie par suggestion agit puissamment sur de tels caractères. La vieille Méridionale avait pensé à employer ce moyen, dès que Pierre lui avait appris ce qu’elle appelait, à part elle, sa « jobarderie ». Et tout de suite elle avait cherché une arme. La petite enquête commencée à Hyères, notamment auprès de Kitty Béryl, n’avait pas eu d’autre but : trouver un nom de rival à jeter devant l’ombrageuse susceptibilité de son fils. L’antiquaire avait terminé l’éloge de sa vernisseuse de boîtes par cette phrase, qu’elle avait crue habile :

– « Elle est si distinguée Quel dommage si elle épousait quelqu’un de la campagne. C’est une vraie dame, cette petite… »

– « Est-ce qu’on a déjà parlé d’un prétendu pour elle ? » avait demandé négligemment la mère.

– « Oh ! de personne ! » avait répondu la brocanteuse. Si avisé qu’elle fût, Mme Libertat l’était davantage. Ce geste de négation, trop vif, l’avait avertie. Elle en avait conclu : « On a parlé de quelqu’un. » Au sortir du magasin de bibelots, elle était allée tout droit questionner une fleuriste qu’elle connaissait de longue date. Là, toujours prudente et patiente, en vraie fille de la Provence, elle avait commandé plusieurs paniers pour des connaissances de Paris, afin de justifier son séjour prolongé dans la boutique. Ne pas montrer son désir de savoir est la politique élémentaire de celui qui veut faire causer. Une conversation s’était donc engagée entre la fleuriste et sa cliente, où celle-ci avait aisément amené le nom des Albani.

– « Mon fils prétend qu’ils ont de beaux œillets, » avait-elle dit.

– « Je les connais, leurs œillets ! S’ils en ont de trois ou quatre espèces, c’est tout. Au lieu que… »

Et elle avait montré sa table où s’entassaient, en effet, des œillets de toutes couleurs exactement les mêmes que ceux de l’Almanarre bien entendu – et d’un geste où il y avait de l’orgueil et de la malveillance. Sur quoi Mme Libertat lui avait prononcé le nom de Laurence.

– « Elle était gentille, » avait répondu la marchande ; « mais depuis qu’elle était allée chez cette dame anglaise, ce qu’elle est fière ! Ce qu’elle s’en croit ! Ça ne l’empêche pas de faire la coquette avec plusieurs… Dieu sait si elle n’a pas été trop loin !… »

Elle avait nommé Pascal Couture, – « leur voisin, d’ailleurs, » – sur un ton significatif, satisfaisant au double besoin de vengeance contre deux concurrents. Couture « faisait l’œillet, » comme Albani. Mme Libertat n’avait pas insisté, pour ne pas livrer son propre fils aux commentaires. Quelques autres visites dans d’autres boutiques, où la mère hostile avait eu l’art de recueillir d’autres témoignages sur l’intérêt porté à Laurence par ce « voisin » de l’Almanarre : c’en était assez pour justifier devant sa conscience les discours qu’elle avait tenus à son fils le soir du goûter. Bien entendu, elle avait réservé ce poison du potin savamment rapporté, pour le moment où elle aurait elle-même fait en apparence toutes les concessions. Elle avait donc commencé par un éloge outré de la jeune fille, à l’étonnement avoué de Pierre, pour finir :

– « Alors, tu ne m’as pas trouvée assez aimable pour elle ? C’est que j’étais intimidée, moi aussi. Avec ces personnes qui ne sont pas tout à fait de la même société, on se sent devenir gauche, par peur de les froisser. La prochaine fois, tout ira mieux, tu verras. En tout cas, elle est bien intelligente, bien fine. Et on aura beau dire, j’aurai là une charmante bru. »

– « On aura beau dire ?… »

Cette question du jeune homme avait fait écho tout de suite à la perfide insinuation, soulignée avec une finesse :

– « Tu n’as pas la prétention, » avait répondu la mère en riant, « qu’une aussi jolie fille ne fasse point parler d’elle, tout bonnement parce qu’elle est si jolie, avant, pendant et après le mariage. Ça n’empêche pas d’être heureux, les mauvais propos. »

– « Les mauvais propos ? On vous en a répété sur Mlle Albani ? »

Le jaloux était amorcé. Un entretien avait suivi, si adroitement dirigé par les répliques de la mère aux demandes de son fils, par ses équivoques et par ses reculs, que celui-ci avait, pour la première fois, pensé à Couture comme à un rival possible. On sait déjà que les rencontres des deux jeunes gens chez les Albani n’avaient pas été fréquentes. Couture les avait évitées, parce qu’il en souffrait trop. L’eussent-elles été, l’aspect effacé du jardinier et sa boiterie l’auraient toujours fait considérer par le fringant Libertat comme un comparse inexistant. Est-il besoin d’ajouter que Laurence ne prononçait jamais le nom de son humble amoureux devant son amoureux riche, beaucoup par respect pour le sentiment de Pascal, un peu par cet instinct de discrétion si naturel aux femmes quand elles appréhendent des conflits ?

– « C’est pourtant drôle qu’elle ne m’ait jamais parlé de ce Pascal ? »

Cette phrase chargée de soupçons, Pierre se l’était dite, aussitôt après la conversation dénonciatrice, acceptant et rejetant tour à tour les hypothèses par lesquelles il se répondait à lui-même. La mère y avait vu juste en comptant sur les soudainetés mentales de cette sensibilité, de l’espèce de celles que l’on pourrait appeler explosives, tant les élans y sont subits. Tout confiant la veille, un mot avait suffi pour jeter le jeune homme dans une anxiété violente et déraisonnable, il le comprenait lui-même. Mais comment la dompter ? Tandis qu’il lançait son automobile à toute vitesse sur la route sinueuse de Toulon au Pradet, puis vers Carqueiranne et l’Almanarre, il avait continué de tourner cette idée :

– « Oui, c’est drôle. S’est-il passé quelque chose, autrefois, entre elle et ce Couture ?… Mais, s’il n’y a rien eu, pourquoi en cause-t-on ? Car, enfin, ce n’est pas de moi que maman tient ce nom ?… Et s’il y a eu quelque chose ?… Quoi ? C’est qu’ils sont si libres !… Mais est-ce admissible ?… »

Il s’arrêtait sur ce point d’interrogation, avec une telle impatience déjà de savoir la vérité, qu’il avait failli questionner Laurence sur Pascal Couture, avant même de lui reparler de sa demande en mariage. Et puis, il l’avait vue accourir à lui, et sa grâce avait été la plus forte. De là son saisissement aux premiers mots de la jeune fille et le ton dur de sa repartie. Il la rendit plus désobligeante encore, en ajoutant :

– « Je suis très bon garçon, vous savez ; mais tout de même !… »

Laurence sentit qu’elle venait d’être maladroite, sans bien s’expliquer en quoi. Elle était si anxieuse de réussir dans sa démarche qu’elle s’excusa, presque humblement.

– « Je me suis mal exprimée, dit-elle, « pardonnez-moi. C’est que depuis hier soir, je suis trop tourmentée !… Il s’agit d’un enfant. »

Le poison subtilement injecté dans la sensibilité de l’amoureux l’avait déjà, et en si peu d’heures, tant travaillé qu’à ce mot d’enfant, un atroce soupçon lui traversa la pensée. Il répéta : « Un enfant ? », avec une angoisse qui se dissipa aussitôt, à entendre Laurence qui continuait :

– « Oui, un petit garçon de treize ans, bien malheureux. Vous m’avez parlé, hier, de votre domaine de Collobrières, et des femmes qui s’y trouvent. Je voudrais obtenir de vous que vous placiez cet enfant chez un de vos fermiers. »

Elle avait retrouvé son calme pour formuler cette demande. Elle s’en rendit compte, à la réponse du jeune homme : son premier cri avait été bien imprudent. Par son accent, par son geste, elle avait trahi une émotion trop forte. Comment en cacher la cause profonde ?

– « Qu’y a-t-il de grave, là dedans ? Rien de plus simple, au contraire, » avait-il demandé en la regardant, avec une curiosité étonnée maintenant.

– « Ce sont les rapports de cet enfant avec ses parents qui sont graves, » répondit-elle.

Cette explication de son trouble était bien gauche, si gauche que le rouge lui en montait aux joues.

– « Oui, » continua-t-elle, « ils sont très mauvais pour lui. Ils lui prennent tout l’argent qu’il gagne et ils le battent. Ça me crève le cœur de le voir si misérable. Je voudrais qu’il soit loin d’Hyères. Ses parents n’y perdraient rien. Le petit le leur enverrait de là-bas son argent. Voilà tout. Et ils ne le tourmenteraient plus. »

– « Encore une fois, rien de plus simple, » reprit Libertat. « Le temps d’aller à Collobrières et de causer avec mes fermiers. J’arrange la chose… Mais à quoi est-il bon, cet enfant ? Qu’est-ce qu’il sait faire ? Vous me dites qu’il gagne de l’argent. Il travaille donc… Où ça ?

– « Chez un de nos voisins, » dit Laurence, « un jardinier de l’Almanarre. »

– « Il faut que je cause avec lui pour que je puisse donner là-bas, sur l’enfant, des renseignements de métier. Où habite-t-il, ce voisin ? »

– « J’aimerais mieux que vous ne prissiez pas des renseignements, » dit la jeune fille.

Et, voyant distinctement un « pourquoi » monter aux lèvres de son interlocuteur :

– « J’ai vu travailler cet enfant. Il pioche la terre comme un homme. Et fidèle !… Quand il vient des journaliers qui ne se croient pas surveillés et qui musardent, ce qu’il a vite fait de courir après eux, ce mioche, pour les rembarrer ! On dirait un chien de berger autour des moutons. Et ils lui obéissent… Ah ! C’est un charmant enfant et qui mérite bien de l’intérêt. »

En toute autre occasion, Pierre Libertat se serait dit, devant cette requête : « C’est un caprice de névrosée. » Il aurait considéré cette insistance angoissée comme le signe d’une naïve sensibilité. Sa jeunesse passée tout entière en mer lui avait donné sur la femme les idées simplistes que professent les hommes d’action. Ils lui refusent volontiers les qualités d’intelligence et de caractère. Ils ne voient guère en elle qu’une créature d’impressions, capable de beaux gestes quand elle est d’essence généreuse, incapable d’un jugement vérifié et réfléchi. Désireux, comme il était, de plaire à Laurence, il aurait essayé de contenter un désir qui ne lui semblait déraisonnable que dans l’excès de son intensité. Mais elle avait parlé d’un voisin, et qu’elle avait évité de nommer. Était-il possible que ce voisin fût ce Pascal Couture autour duquel son imagination fermentait, depuis les phrases si adroitement sournoises de sa mère ? Si ce voisin était Couture, quel motif Laurence avait-elle de souhaiter que cet homme et lui ne se vissent pas, alors qu’ils se connaissaient d’une part, et que, de l’autre, elle paraissait tenir si fort au placement de son protégé ? Oui. Quel motif ? Poser une question directe, c’était se découvrir, et déjà la méfiance étant trop éveillée en lui pour qu’il ne rusât point.

– « Votre témoignage me suffit, en effet, » répondit-il, « et je comprends votre appréhension. Du moment que cet enfant est le bon petit travailleur que vous dites, votre voisin qui l’emploie aujourd’hui fera tout, sans doute, pour empêcher que ce petit ne le quitte. C’est cela que vous craignez ? »

– « C’est cela, » dit vivement Laurence.

Elle insista :

– « Oui, c’est cela. »

– « Hé bien ! non ! répliqua le jeune homme, moins maître de lui, à présent. « Ce n’est pas cela. Ou du moins, ce n’est pas tout à fait cela… Mademoiselle, » continua-t-il, de plus en plus âpre, « vous êtes trop émue. Il y a quelque chose que vous ne dites pas. Je veux bien faire ce que vous me demandez. Mais convenez que j’ai droit, de votre part, à plus de confiance. Oui, j’y ai droit, après ma démarche d’hier. »

Puis, dans un mouvement d’impatience, comme quelqu’un qui n’est pas content de lui non plus, et qui avoue pour forcer l’aveu :

– « Je viens de ne pas être très loyal avec vous, et je veux l’être entièrement, pour que vous soyez, vous aussi, entièrement loyale avec moi. Je vous ai tendu un piège. J’ai compris que vous teniez à empêcher ma visite chez l’employeur de ce petit garçon et que vous ne saviez pas quelle raison me donner de cette répugnance à nous faire nous rencontrer, cet homme et moi. Je vous ai fourni, moi, cette raison. Vous l’avez saisie. Ce n’est pas la vraie. Il y en a une autre. Et, d’abord, le nom de ce voisin ? »

Ils avaient marché quelques pas en causant, et s’étaient éloignés de l’automobile. Deux petites filles qui revenaient de l’école et qui traînassaient sur la route, leur cartable sous le bras, s’étaient arrêtées devant la machine. Par gaminerie, une d’elles pressa la poire d’appel, qui rendit un son rauque.

– « Voulez-vous bien vous sauver, petites drôlesses ! » cria Libertat, en courant vers sa voiture, et d’un ton si menaçant que Laurence devina sa colère. Elle n’imagina pas, derrière cette irritation de l’automobiliste contre ces gamines, un autre motif qu’un despotisme qu’elle aurait reproché aussitôt à son tyrannique prétendant, s’il n’y avait pas eu Virgile.

– « Il ne le prendra pas ! » pensa-t-elle. « Si je lui disait tout ? »

Oui, il y avait Virgile, mais il y avait surtout Couture, et la terreur d’une visite de Libertat chez lui. Qu’elle eût lieu et c’était un conflit certain entre les jeunes gens que Laurence venait, à si peu d’intervalle, de sentir également frémissants, – avec cette différence que l’inquisition douloureuse de Pascal l’avait attendrie et que celle de Pierre allait l’exaspérer contre lui. Toute mêlée qu’elle fût au petit drame où se jouait l’avenir de Virgile, elle vivait, elle aussi, un drame à côté : celui de son cœur. Ses sentiments secrets se découvraient à elle dans un étonnement. Cette réaction contradictoire vis-à-vis de ces deux jalousies achevait de la déconcerter, et elle écoutait Pierre Libertat qui revenait auprès d’elle, soulagé, sinon apaisé par cet éclat de colère. Il lui disait :

– « Encore une fois pardon d’avoir rusé avec vous. Il y a un mystère autour de ce petit garçon. Les mots avec lesquels vous m’avez abordé, votre attitude, votre réserve, tout me le prouve. Je suis prêt à m’occuper de lui, aussi activement que vous le désirerez. Mais… »

Et, coupant lui-même sa phrase.

– « Vous croyez, n’est-ce pas ? que je suis incapable de manquer à une promesse sérieuse ? Hé bien dites-moi ce qu’il y a vraiment autour de cet enfant. Quoi que ce soit, je ne le répéterai à personne au monde, jamais. Je vous en donne ma parole d’honneur, ma parole d’officier. »

Il avait mis dans ce dernier mot une énergie dont Laurence connaissait la source. Elle savait quel regret l’enseigne démissionnaire gardait à l’uniforme quitté. Était-ce trahir Virgile que de se fier à cette parole ? Non. Elle hésita, pourtant, une minute. Mais c’était le seul moyen de le sauver. Et, comme tout à l’heure à Couture, dans les mêmes termes, avec le même accent, elle raconta la même tragique histoire, en épiant sur le visage de son nouvel auditeur des impressions qui, cette fois, lui glacèrent le sang à mesure qu’elle parlait. Chez Couture, une souffrance aiguë s’était unie à la révolte, au lieu que la physionomie du demi-noble de Toulon, écoutant ce récit de l’égarement d’un enfant du peuple, se tendait de plus en plus dans une sévérité voisine du dégoût. Le fantôme de lady Peveril passait derechef entre lui et la fille du jardinier.

– « Voilà une sale affaire » conclut-il brutalement. « Je comprends, mademoiselle Laurence, que vous ayez hésité à me la dire. Mais vous pouvez être tranquille, je ne la répéterai à âme qui vive. Vous avez ma parole. Seulement, » – continua-t-il, en hésitant à son tour, – « seulement, cette confidence change un peu la situation. Comme patron, j’ai des devoirs envers mes fermiers de Collobrières. Introduire chez eux un enfant qui… » (une telle souffrance altérait le visage de la jeune fille, qu’il hésita devant le mot), « enfin, qui a commis un assassinat, en ai-je le droit ? Et cela sans les prévenir ? Car vous ne m’autorisez point à les prévenir, n’est-ce pas ?… D’ailleurs, il va être soupçonné, cet enfant. Vous me dites vous-même que le père a commencé une enquête. Ce frère disparu, on va le retrouver, lui et sa bicyclette. On croit d’abord à un accident. Admettons-le. On se demande comment il s’est produit. On sait que les deux frères ne s’aimaient pas. On apprend que la bicyclette a été achetée avec l’argent de celui qui, reste. On ne l’a pas vu depuis ces trois jours, notez cela, et c’est déjà bien extraordinaire qu’on ne l’ait pas recherché et interrogé. Car, enfin, celui qui l’emploie, votre voisin… »

– « Il a été étonné de cette absence, » interrompit Laurence. « Heureusement, il n’a pas parlé d’abord, et il ne parlera plus maintenant. »

– « Il sait donc ? » demanda Pierre.

– « Tout, » dit Laurence, « et c’est une preuve de ce que vaut ce garçon : cet homme qui le connaît du pied et du plant ne le dénonce point. S’il ne le garde pas, c’est qu’il l’aime trop. Il ne supporte pas qu’un enfant auquel il est si attaché ait fait cela. Vous voyez bien que vous pouvez donner ce malheureux à votre fermier.

– « Je vois surtout que vous avez beaucoup de cœur, mademoiselle Laurence, » répondit Pierre. « Mais vous êtes femme. Vous êtes tendre. Votre pitié pour ce garçon peut quand même vous tromper. Puisque son patron connaît son acte, je ne lui apprendrai rien, si je lui en parle. Il faut que, d’homme à d’homme, nous nous expliquions sur le caractère de cet enfant. Si son témoignage, non plus vis-à-vis de vous, qu’il peut craindre d’attrister, mais vis-à-vis de moi, est favorable, alors, oui, je serai en droit d’introduire ce garçon chez mon fermier. En tout cas, j’y aurai moins de scrupules. Vous l’avez dit vous-même en arrivant, – maintenant, je vous comprends et vous donne raison, – c’est grave, c’est très grave. Pour me décider, je vous le répète, il faut que je cause avec cet homme. »

– « C’est inutile, » dit-elle. « Il ne voudra pas causer avec vous… Mon Dieu ! » ajouta-t-elle en joignant les mains, « que faire ? que faire ? »

Libertat la regardait. Plus il la voyait passionnément désireuse de sauver le petit meurtrier, moins il s’expliquait cet entêtement à empêcher qu’il n’interrogeât ce voisin mystérieux, auprès de qui elle avait, sans aucun doute, tenté la même démarche qu’auprès de lui. Si, pourtant. Il y avait une explication, une seule. Et, brusquement :

– « Ce jardinier, » fit-il, « qui emploie votre protégé, c’est M. Pascal Couture ? »

– « Oui, » répondit-elle.

Elle se sentit rougir jusqu’à la racine de ses cheveux, sous cette question si totalement inattendue.

– « Hé bien ! » continua le jeune homme après un instant de silence, « je suis prêt à prendre l’enfant et à le placer chez un de mes fermiers de Collobrières sur votre seule recommandation. Oui, j’y suis prêt. Mais j’y mets une condition. »

– « Laquelle ? » interrogea Laurence, de plus en plus émue.

– « Vous avez cru à ma parole d’officier, » reprit-il « et je suis prêt, moi, à croire de même à votre parole, à vous. Pouvez-vous me dire simplement : « Je vous donne ma parole d’honnête fille que Pascal Couture ne m’a jamais fait la cour… ? »

Un afflux de sang empourpra de nouveau le visage de la jeune fille, qui redressa la tête d’un geste de fierté. Une flamme passa dans ses yeux, et elle répondit :

– « De quel droit, monsieur Libertat, me posez-vous une question pareille ? »

Le jaloux venait de toucher dans ce cœur une place blessable. Il le sentit, et il insista, en proie, tout ensemble, au remords de sa brutalité et à l’irrésistible besoin d’en savoir plus. Sa mère ne s’était donc pas trompée, en lui rapportant les, mauvais propos de gens du pays ? Aucune puissance au monde ne l’aurait arrêté, à présent.

– « De quel droit ? » dit-il âprement. « Du droit que me donne la démarche que j’ai faite hier auprès de vous. Lorsqu’un homme a demandé à une jeune fille d’être sa femme, qu’il lui a offert son nom et toute sa vie, cette jeune fille lui doit compte… »

– « De quoi ? » interrompit vivement Laurence, « du moment qu’elle n’a rien répondu… »

– « Ainsi, M. Pascal Couture vous fait la cour, continua Libertat, hors de lui, cette fois. « Et vous vous êtes adressée à lui avant de vous adresser à moi ? Avouez, au moins… »

Elle l’interrompit encore :

– « Là-dessus non plus, je n’ai rien à vous répondre. »

Pour que Libertat connût les rapports qui l’unissait à l’humble jardinier, il fallait qu’un dénonciateur les lui eût appris depuis la veille. Qui donc ? Peu importait à Laurence. Mais l’idée que le sentiment de Pascal pouvait être l’objet de conversations, et qu’il fût connu de Pierre, tout simplement, lui avait soudain causé une souffrance presque insupportable. D’en entendre davantage lui était odieux, odieuse la présence de l’accusateur qui n’avait dû recueillir ces renseignements que par la plus avilissante enquête. Elle se rendait compte, au même moment, que ce suprême moyen de préserver le pauvre Virgile lui échappait. L’heure pressait. À quoi bon prolonger une discussion qui tournait pour elle au supplice ? Et, se vengeant de cette souffrance et de cette déception sur celui qui les lui infligeait, elle ajouta durement :

– « D’ailleurs, il vaut mieux en finir tout de suite. J’ai eu tort, hier, de vous permettre de me parler. Je ne vous aime pas, monsieur Libertat, et je ne serai jamais votre femme, jamais… »

Sans lui laisser le temps de répliquer, elle était déjà repartie dans la petite allée. Elle avançait d’un pas hâtif, regardée par sa mère et par Marie-Louise, laquelle n’avait pas cessé non plus d’épier sa sœur, car elle s’exclama :

– « Il n’aura pas duré longtemps, leur rendez-vous. »

– « Il a dû lui dire quelque chose qu’elle vient nous répéter, » fit la mère, dans les yeux de laquelle luisait une espérance, aussitôt démentie. « Tiens, » continua-t-elle, « comme c’est drôle. Le voilà qui s’en va, sans attendre. »

Après quelques secondes d’hésitation, Libertat, en effet, remettait sa machine en marche, d’un mouvement violent, et il filait vers Toulon à toute vitesse, dans un nuage de poussière grise et de fumée blanche où sa voiture basse et lui disparurent bientôt. Telle fut la curiosité de la mère qu’elle s’élança dans l’allée au-devant de sa fille, gardant à la main son bêchard tout noir de terre, et, à voix basse :

– « Hé bien ! Il ne t’a pas demandée en mariage ? »

– « Il m’a demandée, » dit Laurence, « et j’ai refusé. »

Si Pierre était demeuré stupéfié, tout à l’heure, de la phrase de rupture que la jeune fille lui avait lancée à la face, la surprise de la mère fut plus grande encore. Elle répéta :

– « Tu as refusé ? »

Et, comme Laurence s’éloignait sans autre explication, Françoise Albani revint vers sa fille cadette, et, jetant le bêchard à terre :

– « Continue le travail, ma pitchoune, » dit-elle. « Il faut que j’aille au bois tout de suite parler avec ton père. »

– « Faudra-t-il commander ma robe, maman, » demanda Marie-Louise, – passionnément intriguée elle aussi, – « pour la noce de Laurence ? »

– « Tu commanderas la robe de ta noce à toi, auparavant, » répondit la mère.

Et, tout bas, en cheminant vers la colline où elle allait annoncer à son mari la prodigieuse nouvelle de ce refus :

– « Depuis qu’elle nous est revenue de chez cette maudite Anglaise, elle ne sait plus ce qu’elle veut. Un si riche mariage ! Ah ! misère de nous ! »

Share on Twitter Share on Facebook