VII. Virgile en danger

Il pouvait être une heure du matin, quand Laurence se retrouva entre les rosiers, dans l’allée qui montait de la grand’route vers la maison Albani. La lune continuait de planer dans l’espace, large et rayonnante. Elle éclairait tous les objets à l’entour dans le moindre détail : Les graviers que foulaient les pieds de la jeune fille, les feuillages dans les buissons et les plates-bandes, les pots de fleurs sur la balustrade en haut de l’escalier de pierre. L’immense silence des choses, sous la caresse de cette clarté presque surnaturelle, prolongeait dans son âme l’émotion pieuse des minutes précédentes. Elle marchait dans un demi-rêve dont elle fut tirée brusquement par un frisson d’épouvante. Devant la maison close, et du massif de mimosas où tout à l’heure se cachait Virgile, surgissait la silhouette de son frère.

– « Je t’ai entendue sortir, « lui dit-il, « après que Marie-Louise t’a parlé. C’était avant minuit ! Et maintenant… Mais où es-tu allée, malheureuse ? D’où viens-tu ? »

– « Ça ne te regarde pas, » répondit Laurence.

Et, l’écartant du bras :

– « Laisse-moi rentrer. »

– « Ça regarde ton père, je suppose, » fit Marius. « Je lui dirai tout. Il saura que tu cours les grands chemins la nuit. On n’est que des jardiniers, mais on a son nom et son honneur, comme les beaux messieurs que mademoiselle aime tant. »

Il avait mis dans cette allusion au goût de déclassement par en haut, qu’il reprochait à sa sœur, un tel accent de haine que celle-ci en aurait pleuré. Mais il avait parlé d’honneur, et elle se révolta contre l’injurieux soupçon, avec cette fierté d’une fille très libre et d’autant plus irritable pour ce qui touche à sa réputation qu’elle doit se garder elle-même.

– « Tu peux parler à papa, » répondit-elle. « Je ai rien fait de mal, je le lui dirai, et il me croira, lui. »

« Il te croira peut-être, » répliqua le colérique jeune homme. « Moi, je ne te crois pas, et je ne supporterai pas que ma sœur devienne une fille entretenue. Dis-lui bien cela à ton Jholicur . »

Il se recula, pour laisser entrer Laurence, comme elle l’avait demandé, en fermant les poings du geste de quelqu’un qui se retient à peine de frapper.

Cette scène avait laissé la jeune fille révoltée de l’injustice de son frère. Elle fût pourtant demeurée de cœur tranquille par la conscience même de cette injustice, s’il ne se fût agi que d’elle. Mais il s’agissait de Virgile, sur qui ce soupçon de Marius faisait indirectement peser une redoutable menace. Expliquer à son père cette sortie de cette nuit par sa vraie cause, c’était trahir le malheureux, le livrer, après qu’elle lui avait si fermement promis de le sauver, Même si Antoine Albani consentait à ne pas dénoncer l’enfant, il ne se tairait pas avec sa femme, à laquelle il s’enorgueillissait de n’avoir jamais rien caché, et Laurence savait l’incompressible bavardage de sa mère. Refuser de dire pourquoi elle avait quitté la maison à minuit, avec des précautions de criminelle, c’était risquer que son père, qu’elle chérissait si profondément, ne la jugeât comme la jugeait son frère, et elle supportait mal l’idée de la souffrance qu’il en éprouverait. Que faire ? Prise dans un dilemme si angoissant, elle ne se coucha pas. Le reste de la nuit se passa pour elle à regarder bien en face le double danger. Le seul moyen d’y parer était d’aller au-devant, par une démarche courageuse et qui, devançant la dénonciation, coupât court aussitôt à toute hypothèse accusatrice. Devrait-elle, pour cela, mentir, elle, la véracité même ? Elle était bien sûre que, plus tard, son père si charitable, si généreux, lui pardonnerait ce mensonge à cause du mobile… Mais non. La spontanéité de la démarche arrêterait tout interrogatoire. Au matin donc, et quand elle entendit la maison se réveiller, elle marcha droit à la chambre de ses parents. Le souvenir du malheureux enfant dont elle défendait, en se défendant, tout l’avenir, donnait à ses traits cette beauté d’expression qui ne permet pas le doute sur l’âme qui se manifeste ainsi.

– « Papa, » dit-elle en entrant, « et toi aussi, maman, vous savez que je vous aime, n’est-ce pas ? »

Cette étrange demande provoqua chez Albani et chez sa femme deux réactions très différentes. Tandis que le père regardait sa fille avec les yeux étonnés d’un brave homme à l’âme très simple, une lueur futée d’intelligence, comme une promesse de complicité, passait, dans les prunelles brunes de la mère, qui fut seule à répondre :

– « Mais oui, nous le savons que tu nous aimes et que tu nous aimeras toujours, quoi qu’il arrive. »

Elle traduisit aussitôt ce, « quoi qu’il arrive » en ajoutant :

– « Même si tu te maries avec quelqu’un qui fasse de toi une dame. »

Ce fut à son tour d’être étonnée quand Laurence, relevant le sous-entendu de cette phrase, répondit :

– « Non, maman, il ne s’agit pas de mon mariage, comme tu le penses. Il s’agit de mon honneur. Vous êtes bien persuadés tous deux, n’est-ce pas, que votre fille n’y manquera jamais, à son honneur, qu’elle ne vous fera pas cela ? »

– « Nous en sommes persuadés. Mais pourquoi ? » interrogea le père.

– « Parce que tu entendras Marius, papa. Il te dira que je suis sortie de la maison, cette nuit, et c’est vrai. Il m’a vue rentrer et il m’a insultée… »

– « Ne te tourmente pas pour cela, » interrompit la mère. « Il faisait si beau. Tu as eu envie de prendre l’air. C’est tout naturel. Fais pas attention à Marius. Voyons, tu sais bien que c’est un cerquo garouio . Je le raisonnerai. Je m’en charge. »

Cette fois, le regard de Françoise Albani était bien clair. Il signifiait : « C’est à moi qu’il fallait parler d’abord. » Sa réponse indiquait une échappatoire dont la fierté de Laurence ne voulut pas. L’assombrissement soudain du visage de son père lui était intolérable, d’autant plus qu’un autre visage était devant elle, maintenant, celui de l’accusateur. Marius, attiré par le bruit des voix, entrait dans la chambre.

– « Non, maman, je ne suis pas un cerquo garouio… Quant à croire qu’une fille court les routes à minuit pour prendre l’air, quand il y a un M. Libertat qui tourne autour de la maison, – tant pis ! je lâche tout ! – ah ! ça, non ! »

Et passant au patois, lui aussi :

– « Sou pas tant soucao qu’aco . »

– « M. Libertat n’a rien à faire avec ma sortie, » répondit Laurence. Un brusque flot de pourpre lui était monté au front et aux joues, suivi d’une pâleur à croire qu’elle allait s’évanouir, et, se tournant vers sa mère :

– « Non, maman, je ne suis pas sortie pour prendre l’air. »

Et, s’adressant directement au chef de la famille :

– « Papa, je suis sortie pour une charité. Mais je ne dois pas la dire. »

Elle insista :

– « Je ne dois pas. »

Il y avait sur la cheminée de la chambre conjugale des Albani un étrange souvenir de famille. Sous un globe de verre, un menu socle en bois noir supportait un coussinet de velours rouge aux amples capitons. Trois petites glaces miroitaient aux angles. Une branche de feuillage en cuivre doré les reliait entre elles. Deux rameaux partaient de ces branches et se rejoignaient en haut. Là, une colombe en plein vol planait un ruban au bec. Sur le coussin, une couronne de fleurs d’oranger, toute poussiéreuse et ternie, reposait, depuis le quart de siècle et plus qu’Antoine Albani avait épousé sa femme. D’un mouvement brusque, Laurence marcha vers cette pauvre relique. Elle se signa, puis tendit la main, et, d’un accent solennel :

– « Papa et maman, je jure sur votre globe de noces que je n’avais de rendez-vous ni avec M. Libertat, ni avec personne. Je jure sur votre mariage que je n’ai pas le droit de vous dire cette charité, mais que vous m’auriez ordonné de la faire. Je jure que je n’ai rien, rien, rien à me reprocher. »

Laurence avait mis une si douloureuse ardeur dans ce naïf serment que le père eut pitié de son enfant. Pour la première fois, Laurence le vit, lui d’ordinaire indulgent jusqu’à la faiblesse, regarder sa femme et son fils d’un air qui ne permettait pas la réplique. Sa physionomie avait changé. Chez ces vieux terriens, la tradition de l’autorité paternelle s’est maintenue intacte, à travers et malgré les révolutions et les codes. Un de ces grands paysans de l’ancien régime, qui exerçaient au foyer une magistrature sans appel, n’aurait pas eu un ton plus péremptoire pour dire :

– « Elle a juré sur notre mariage. Nous devons la croire, tu entends, la maman, et toi aussi, Marius. On la laissera tranquille, je le veux. Va me préparer mon déjeuner, Françoise. Et toi, Marius, attelle Pied-Blanc. Il faut retourner à la colline assez tôt et débiter le bois coupé aujourd’hui. »

La femme et le fils obéirent, sans hasarder ni une parole de réponse ni un geste. Quand Albani et Laurence furent en tête à tête :

« Je t’ai crue, » dit le père à sa fille, – gravement et tendrement, – « parce que c’est toi et qu’il y avait ça… » – Il montra le globe et fit le signe de la croix comme elle, tout à l’heure. « Mais tu dois m’obéir, toi aussi. Je ne te demande pas ce que tu as fait cette nuit, puisque tu as juré que tu ne devais pas le dire. Mais j’exige de toi un autre serment, c’est que tu ne quitteras jamais la maison seule, passé le soir. Il n’y a pas que le mal que nous commettons. Il y a ce qui se dit de nous. Ton nom, c’est mon nom, et mon nom, c’est moi-même. Je ne veux pas que d’autres pensent et disent de toi ce qu’a pensé ton frère et qu’il t’a dit, puisqu’il t’a insultée, c’est ton mot. Tu m’obéiras. C’est juré ? »

– « C’est juré, papa, et merci. »

Elle vint vers Albani, qui lui tendit sa rude joue, où la barbe, rasée du dimanche, mettait toute la semaine comme un revêtement de crins blancs. Ce signe de vieillesse ne l’avait jamais émue davantage. Il demeurait, dans l’arrière-fond des prunelles du père, une tristesse persistante qui faillit arracher à la fille l’aveu de l’emploi de sa nuit. Cette totale absence d’enquête, dans une si évidente préoccupation, lui donnait un remords de n’y point répondre par une franchise totale aussi. Ce remords fut vite dissipé par une phrase que lui dit sa mère, à peine Albani et Marius descendus à l’écurie :

– « Prends-y bien garde, petite. Quand on veut se faire épouser par un monsieur, faut rien lui accorder… »

Ainsi, la mère gardait un doute, malgré son serment, – comme son frère, il lui aurait demandé pardon de sa brutalité du matin, sans cela, – comme Marie-Louise, qui trouva le moyen de lui glisser, au cours de la matinée :

– « Je suis plus gentille que Marius, moi. Si je n’ai pas entendu quelqu’un te parler cette nuit sous la fenêtre, c’est que j’ai rêvé. »

– « Tu as rêvé, » eut le courage de répondre Laurence.

Et elle embrassa en riant sa robuste sœur qui hocha la tête et continua :

– « Tu as bien raison, d’ailleurs. Si je fréquentais un amoureux, moi, ce que je les enverrais tous promener ! »

Cette bonasserie de Marie-Louise, si terre à terre, si animale, cette finauderie rustaude de sa mère, cette brutalité haineuse de son frère, c’étaient les tares dont l’ancienne compagne de lady Agnès souffrait dans sa famille. La dignité simple de son père et sa cordiale bonté, c’était la poésie de la maison. Il semblait qu’à ce tournant suprême de sa vie, à la veille de prononcer un oui ou un non qui lui ouvrirait ou lui fermerait pour toujours la sortie hors de sa condition, la destinée eût voulu ramasser devant elle tous les éléments de cette condition : ses mesquineries et ses générosités, ses petitesses et ses grandeurs. Le symbole en était ce globe de noces, dont la laideur l’avait souvent désolée, par comparaison avec les précieux bibelots de Mireio Lodge et de Vernham Manor. Elle avait, pourtant, évoqué ce pauvre objet comme le témoin de son honneur, et, ce faisant, elle avait senti ce que gardent d’auguste, à travers leurs étroitesses, et quelquefois leurs ridicules, les intérieurs primitifs, quand la religion de la famille s’y conserve intacte.

Mais la jeune fille n’avait pas le loisir de méditer sur ces données heureuses ou malheureuses de son sort. Après l’éclat de ce matin, elle risquait d’être surveillée. Quelle menace pour Virgile Nas et son redoutable secret ! À tout prix, il fallait que l’enfant fût tiré de sa cachette et repris par la seule personne dont la protection pût lui assurer un alibi : Pascal Couture.

– « Oui, » se disait-elle, retirée dans sa chambre et occupée comme d’habitude à ses laques, après cette scène pénible et ces non moins pénibles propos, « il n’y a que Pascal. Mais voudra-t-il ? En tout cas il n’y a pas une minute à perdre… »

Elle tendait l’oreille pour écouter son père et son frère qui causaient devant la porte, auprès de la charrette attelée. Comme ils tardaient !… Enfin, l’essieu cria. Le cœur battant, elle entendit tinter les sonnailles au collier remué de Pied-Blanc. Les deux hommes étaient partis pour la colline, d’où ils ne reviendraient que le soir. Elle regarda par la fenêtre. Elle vit sa mère et sa sœur occupées dans le champ de pommes de terre. Une chance s’offrait de sortir inaperçue de la maison. Elle en sortit, en effet, et de nouveau comme une coupable. Pour renforcer son courage et faire ce qu’elle considérait comme son devoir, elle se répétait à cette minute, dans ce milieu, cet étrange rappel ramassait en lui le paradoxal contraste de ses deux existences – une phrase qu’elle tenait de lady Agnès : « Dieu va bien. Donc, tu vas bien. » C’est la formule chère, en pays anglo-saxon, aux partisans de la Mind Cure . Laurence n’en comprenait certes pas la portée philosophique. Elle se souvenait seulement d’avoir non pas une fois, mais vingt, entendu sa protectrice prononcer ces mots, en les commentant de ce conseil : « Quand on fait tout son devoir, on est avec Dieu. Alors, il faut n’avoir peur de rien. » À se redire ces syllabes, la jeune fille éprouvait une impression presque mystique : celle de se sentir toute voisine de la noble femme qu’elle essayait d’imiter en ce moment. Quand elle eut fait ainsi deux cents pas, elle hésita. Devait-elle courir tout de suite à la cabane de Pomponiana auprès de Virgile, ou parler d’abord à Couture ? Elle ne doutait pas qu’il ne reprît l’enfant. Elle se dit que cette nouvelle serait pour le petit le meilleur réconfort, et, soudain décidée, elle courut plutôt qu’elle ne marcha vers la bastide du pauvre goy, toute rose entre les fûts écailleux de ses palmiers. Il y avait beaucoup de chances qu’à cette heure elle trouvât Pascal occupé à la même besogne que les ouvriers de la maison Albani. La saison le voulait. Il était, en effet, parmi ses pommes de terre, lui aussi, un bêchard à la main, et qui travaillait seul. Qu’il n’eût pas pris un journalier pour l’aider, c’était la preuve qu’il continuait de dissimuler à tous la disparition du petit garçon. À l’arrivée de la jeune fille, il se redressa de sa besogne. Sur son mâle visage, bruni par le soleil, comme une rancune farouche avait passé. Ses rudes mains se contractaient sur le manche de son outil, en tremblant un peu. Laurence observa qu’un des doigts de la droite était enveloppé d’un chiffon que retenait un fil grossièrement noué. Dans son embarras, elle saisit ce prétexte pour entamer la conversation.

– « Tu t’es blessé, Pascal ? » interrogea-t-elle.

– « Ce n’est rien, » dit-il. « En taillant ces agaves, hier, » – il montrait un massif de ces épineux végétaux – « une écharde m’est entrée dans le pouce qui amasse un peu… J’ai une bien autre écharde dans le cœur, » continua-t-il sauvagement. « Tu viens m’annoncer ton mariage ? Ce n’était pas la peine. Je l’aurais toujours su assez tôt. »

– « Te voilà encore avec tes idées folles, mon pauvre Pascal, » répondit-elle d’une voix douce. – Attendrie comme elle était depuis la veille, cette souffrance de son naïf et sincère amoureux lui touchait enfin le cœur. – « Il s’agit bien de mon mariage !… » Tout bas alors, comme si le son de ses propres paroles lui faisait peur :

– « J’ai vu Virgile Nas. »

– « Et son frère ? » interrogea Couture, saisi.

– « Son frère, » répéta la jeune fille.

Puis, à voix basse, de nouveau :

– « Il est mort. »

Et, tout de suite, après avoir rappelé au jeune homme la bicyclette achetée à Victor avec l’argent de Virgile, elle redit le tragique récit : la fureur de l’enfant dépouillé, la rencontre des deux frères, la bravade du cadet, le geste violent de l’aîné, et sa fuite, pour conclure, et l’ardeur de sa conviction frémissait dans ce serment :

– « Je te le jure. Il n’a pas su ce qu’il faisait ! »

À mesure qu’elle parlait, avec une énergie de plus en plus suppliante, le front de Pascal Couture se plissait d’une ride de plus en plus creusée, ses yeux fixaient le sol d’un regard de plus en plus dur.

– « Allons donc ! » répondit-il vivement. « Il l’a très bien su. Il connaît le marais. L’hiver dernier, le père Barthélemy s’y est noyé. Tu me diras : « Il était ivre. » Ivre ou non, si le marais n’était pas profond, il ne s’y serait pas enlisé, jusque par-dessus la tête. Quand on a vu ça, – et Virgile l’a vu, il était avec moi quand on a repêché Barthélemy, – pousser quelqu’un dans cette boue et de la hauteur d’une bicyclette, c’est vouloir l’assassiner. Virgile a assassiné son frère, volontairement. Sans quoi, il aurait appelé au secours. Il aurait essayé de l’aider. Au lieu de ça, il l’avoue lui-même, il reste là, passif. Ensuite, il se sauve. Il se cache. Ah ! ce n’est pas d’aujourd’hui que je sais qu’il y a du vilain en lui. Je lui faisais crédit. Je me répétais, quand je le voyais mauvais, hargneux, haineux : « Pauvre gosse ! On ne l’a pas aimé. » Tout de même qu’il ferait une fois un coup comme ça, lui, Virgile, je ne l’aurais jamais cru ! »

Il s’arrêta. Sa face devenait livide sous son masque de hâle brun, qui révélait tant de dures journées passées à travailler au brûlant soleil, dans ce même champ, avec le petit garçon dont il apprenait le crime. Il demanda :

– « Où est-il, maintenant ? »

– « Là-bas, dans notre cabane, » dit la jeune fille.

Et elle raconta la scène de la nuit et comment elle avait caché le fugitif.

– « Je me suis rappelé, ajouta-t-elle, « que tu n’avais parlé de son absence à personne. Alors, j’ai pensé : « Je l’enverrai à Couture. Il l’aime, il le plaindra. Il le recevra. » Oui, Pascal, tu le recevras. Quand on le retrouvera chez toi, on ne s’avisera pas de le soupçonner, et… »

– « Je ne le recevrai pas ! » interrompit le jeune homme. « Non. Non. Et non. Il faut déjà que je me retienne pour ne pas aller à votre cabane, le prendre par la peau de son cou et le traîner chez son père. L’action qu’il a commise est trop horrible. C’est vrai, je l’aimais bien, je me disais : « Laurence va se marier. Tu vas passer l’eau. Tu seras très seul là-bas dans cette grande Afrique. Pourquoi n’emmènerais-tu pas ce petit ? Tu paierais aux Nas ce qu’il faudrait. Ce serait ton fils. » Je me disais encore : « Tu n’as pas eu de chance. Tu seras sa chance, à lui. Il sera ta revanche. » Oui, je l’aimais. Depuis deux ans, on pioche cette terre ensemble. Ça attache, la terre ! On causait tout le long du jour. J’essayais de lui former les idées. Quand il portait son argent à son père, le samedi soir, je lui disais : « C’est bien. Ça se doit. Dieu te le paiera. » Quand ils lui ont pris ses cent francs et que je l’ai vu si triste, je l’ai consolé : « Voyons, petit, qu’est-ce qu’il y a donc dans le quatrième commandement ? C’est tes parents. » Et puis, cette horreur, cet assassinat ! Il se serait battu, avec l’autre, et il l’aurait tué d’un mauvais coup, en se battant, je lui pardonnerais. Mais ça ! Mais ça !… Et il l’a regardé se noyer, devant lui, sans l’aider, son frère ! Car, enfin, il ne la pas aidé. Et pour une bicyclette !… C’est abominable ! Abominable ! Surtout, qu’il ne reparaisse pas ici, ou bien… »

– « Mais qu’est-ce qu’il va devenir, alors ? » implora Laurence.

– « Et moi, qu’est-ce que je deviendrais avec un assassin chez moi ? Son complice ! M’en faire un fils, maintenant ? Un enfant qui a tué son frère ? Non. Non. Non. Je ne le reverrai pas, et ça vaut mieux. Car, si je le revoyais… »

Il souleva son bêchard d’un geste terrible, puis, le laissant retomber, il passa la main sur son front, et son sursaut de colère s’achevant dans un accablement :

– « Tout ! » reprit-il d’une voix sourde. « Je perds tout ! Lui et toi !… Pourquoi ne m’as-tu pas dit, hier, que tu épousais M. Libertat ? Oui, pourquoi ? Tu as goûté avec sa mère, l’après-midi. On est venu me le raconter. Ah ! il y a des gens méchants ! Elle t’avait donc invitée déjà, quand nous nous sommes parlé le matin, et tu me l’as caché. Je comprends : si elle t’a invitée, c’est qu’elle consent… Tiens, toi aussi, va-t’en. Mais va-t’en !… »

Il avait ramassé son outil de travail, et il déchirait la terre avec les trois dents de métal, en proie de nouveau à la frénésie. Pour la première fois depuis qu’ils se connaissaient, Laurence eut peur de son camarade d’enfance. Le reproche qu’il venait de lui adresser n’était qu’à demi juste. Elle n’avait été déloyale ni envers l’un ni envers l’autre des deux jeunes gens qui la courtisaient. Elle n’avait été qu’indécise. Mais l’indécision d’une femme, par ses silences, par ses ménagements, si elle est tendre de cœur et ne veut pas faire souffrir, ressemble tant, pour celui qui souffre tout de même, à de la déloyauté ! Comment plaider sa cause devant cet homme, rendu sauvage par une double blessure ? Il saignait dans ses deux rêves : sa paternité d’adoption et son amour. Quelles paroles trouver pour l’apaiser ? D’ailleurs, le temps pressait. Ce refus de recevoir le pauvre Virgile tenait dans le cœur de Couture à des fibres trop intimes, trop profondes. En ce moment, insister, c’était l’irriter davantage. Le plus sage était de ne pas prolonger un entretien, aussi douloureux qu’inutile. Elle dit simplement :

– « Tu n’es pas juste, Pascal, ni pour lui, ni pour moi… »

Elle s’en alla, comme il le lui avait demandé, ou plutôt ordonné, d’un pas très lent, au lieu qu’elle était arrivée d’une marche si rapide, presque en courant. Qu’espérait-elle ? Un geste, un cri qui la rappelât ? Elle n’entendit rien que les coups du bêchard assénés furieusement. La fille du jardinier, habituée à juger par l’ouïe le travail des champs, s’en rendait compte. Le bruit s’atténua, au fur et à mesure qu’elle se rapprocha de Pomponiana, de plus en plus couvert par la rumeur de la mer brisée contre la crête des rochers. Elle trouva le petit Virgile qui l’attendait assis sur le banc de bois, à l’intérieur du cabanon. L’esprit d’ordre qui était une des caractéristiques de cet étrange enfant, aussi zélé que passionné, se reconnaissait à cet humble détail : il avait tout rangé dans l’asile où il avait passé la nuit. Il avait nettoyé ses vêtements de leur poussière, avec une vieille brosse trouvée dans un coin. Il s’était lui-même débarbouillé avec l’eau de la mer. Ses cheveux encore tout mouillés frisaient autour de sa grosse tête, et il achevait de grignoter, sans appétit, à cause de son inquiétude, le reste de pain apporté la veille par Laurence.

– « Alors, M. Pascal ne veut pas me prendre ? gémit-il, lorsque sa protectrice lui eut raconté, non sans embarras, la conclusion de sa visite chez Couture. « Quand même, vous n’allez pas me ramener chez mon papa, mademoiselle ? »

Ses mains se joignaient dans un geste de supplication, et, au fond de ses prunelles levées vers la jeune fille, passait de nouveau une terreur.

– « Je t’ai promis que non », répondit-elle ; « et, quand j’ai promis, je tiens. »

Tout en prononçant ces paroles de résolution et d’espérance, une terreur l’étreignait elle-même, – pire, car elle était plus raisonnée. Pascal, sur qui elle avait tant compté, lui manquant, qu’allait-elle faire ? Par quels moyens écarter du misérable les conséquences de son acte ? Dix projets, les uns plus insensés que les autres, avaient traversé son esprit durant le temps qu’elle avait mis à parcourir les quinze cents mètres qui séparaient la campagne de Couture et Pomponiana. Donner de l’argent au petit pour qu’il se sauvât ? On l’arrêterait au prochain village… S’installer à Hyères, chez elle, pour y vivre du produit de ses laques, et prendre Virgile avec elle ? Sous quel prétexte ? D’ailleurs, ce n’était pas dans quinze jours, dans huit jours, dans deux jours qu’il fallait agir. C’était tout de suite… Raconter la vérité à son père et arriver à ce qu’Antoine Albani prît l’enfant comme petit domestique ? Comment expliquer à tous les voisins que Couture le laissât aller, après qu’il leur avait si souvent dit : « Je ne connais pas un meilleur ouvrier dans l’Almanarre que mon petit Virgile ? » Comment obtenir simplement son silence ? Comment le silence d’Antoine Albani vis-à-vis de sa femme ? Et alors, avec cette folie du commérage dont Laurence savait celle-ci atteinte, – elle y avait déjà pensé cette nuit – c’était la sinistre aventure des deux frères dans toutes les langues de l’Almanarre… Que décider ? Les heures étaient comptées, les minutes peut-être, si le cadavre de Victor était découvert, et il fallait qu’elle rentrât au logis, afin de ne pas éveiller d’autres soupçons. Marius était bien capable d’imaginer un prétexte pour quitter la colline. Qu’il épiât ses démarches, faufilé derrière elle, et Virgile serait perdu !

– « Écoute-moi, » finit-elle par dire au petit garçon, littéralement suspendu à ses lèvres, « et promets-moi bien de m’obéir… »

– « Oui, mademoiselle Laurence, » fit-il, avec sa morne épouvante de bête traquée. « Je vous obéirai… »

– « Tu vas encore te tenir ici tout le matin. Il te reste un peu de pain ?… Du vin ?… » – Elle examinait le contenu du panier de la veille. – « Voici du chocolat. » – Elle s’était munie de quelques tablettes avant de sortir, afin qu’il eût de quoi se soutenir.

– « Tu peux aller et venir hors de la cabane, mais sur la grève seulement, et il faut faire quelque chose pour le cas où l’on te verrait. Tiens… »

Et, avisant sur le mur un engin de pêche en bambou, fendu en trois lamelles à son extrémité :

– « Détache cette canne à pêcher et tâche d’attraper des oursins dans les roches. »

– « Je sais la bonne place, » dit l’enfant. « Nous en avons si souvent ramassé des tas ici, M. Pascal et moi ! »

– « Tu les mangeras pour prendre un peu plus de forces, et, si quelqu’un te parle, tu diras que tu pêches pour nous… Ne te trouble pas, et surtout ne t’éloigne pas… Pense, si tu rencontrais ton père ! je sais qu’il cherche Victor partout. »

– « Il viendra par ici ? » demanda Virgile en tremblant.

– « Il n’y viendra pas, » affirma-t-elle. « Puisque Pascal et mon père l’ont vu, c’est qu’il a passé déjà par Pomponiana. Il cherche d’un autre côté. Tout de même, d’ici à ce soir, ne bouge pas. Ce soir, tu seras en sûreté, peut-être avant… »

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