IV

« Il n’y a pas à reculer, » se disait Jaffeux après une nuit passée presque tout entière à revivre dans l’insomnie les épisodes si lointains, mais redevenus si présents pour lui de ce petit drame domestique ; « il faut que cette charmante Renée Favy apprenne la vérité sur ce garçon. Je vais avertir sa mère qui saura, mieux que moi, comment lui révéler cette vilaine histoire. Si elle n’a pour son professeur de danse qu’une de ces naïves passionnettes imaginatives, trop fréquentes à son âge, ce sera un chagrin d’une matinée. Un sentiment profond, elle ne peut pas l’avoir, étant la fille de son père. J’ai si souvent constaté qu’ils avaient tant de traits communs dans le caractère ! Où avais-je la tête, hier, en supposant, même l’éclair d’une seconde, la possibilité d’une séduction ? Dès ce matin, je parlerai. Je n’en ai pas seulement le droit. J’en ai le strict devoir. »

Cette dénonciation était certes légitime. Elle serait assurément efficace. Et pourtant, traiter ainsi ce malheureux, – comme il continuait à l’appeler, – quelle dureté de nouveau, et, cette fois, sans l’excuse d’un sursaut de surprise et de colère ! Ce scrupule continuait de travailler l’excellent homme, en dépit des raisons qu’il se donnait de passer outre. Une rencontre, à peine sorti de sa chambre et descendu au rez-de-chaussée du Palace, lui fournit un prétexte pour reculer encore la révélation de la vraie personnalité de Neyrial à Mme Favy. Que savait-il de la vie actuelle de son ancien secrétaire ? Rien, et voici qu’une occasion s’offrait. Il se trouvait devant le directeur de l’hôtel qui le saluait, en lui demandant :

– « Êtes-vous content de la maison, monsieur Jaffeux, de votre chambre, des domestiques ? Nous avons porté à douze pour cent sur la note la gratification du personnel. C’est un peu haut. Mais nous n’avons que des employés de choix… »

Ce directeur, qui répondait au nom truculent d’Amilcare Prandoni, était un Génois, aux yeux très fins dans un masque usé et réfléchi d’homme de quarante ans, qui a trop peiné, trop veillé, trop subi de climats différents. Il avait été secrétaire d’hôtel dans l’Amérique du Sud, dans celle du Nord, dans l’Engadine, en Égypte, avant de présider à la fondation de ce Mèdes-Palace, ouvert au lendemain de la grande guerre, dans un bâtiment construit à la veille de 1914 par une société allemande. De tels personnages ont à leur service des subtilités de diplomates de l’ancienne école pour interpréter les moindres mots, les moindres gestes, les moindres inflexions de voix. La phrase par laquelle Jaffeux répondit à cette question, d’ordre bien banal, était bien banale aussi. Elle suffit pour que l’Italien posât sur l’avocat un regard scrutateur qui avertit celui-ci d’un mystère :

– « Mais oui, monsieur le directeur, je suis enchanté de l’hôtel et de vos gens, et aussi de la petite fête que vous nous avez donnée, hier, dans le hall, au thé. Vous avez là un danseur de tout premier ordre, d’une élégance, d’une distinction, d’une finesse ! Il s’appelle Neyrial, m’a dit Mme Favy. Est-ce vraiment son nom ? Et de quel pays est-il ?

– « Français, monsieur. »

– « Ah ! Et vous l’avez depuis longtemps ? »

– « De cette année. Il travaillait à Evian l’été dernier. J’y faisais une cure. Je l’ai vu danser. Je l’ai engagé. »

– « Mais, » insista Jaffeux, « pour des engagements pareils, vous prenez des références ? Car enfin, il ne suffit pas de bien danser pour être accepté dans un hôtel de la respectabilité du vôtre. »

– « Naturellement, » fit Prandoni, nous tenons à savoir où notre danseur mondain a déjà figuré, comment il s’est comporté. Celui-ci a fait cinq saisons, – à ma connaissance, – une à Londres, une dans les Pyrénées, une à Saint-Moritz, une à Ceresole-Reale, une à Evian. Personne n’a jamais rien eu à lui reprocher. Ni moi. Nous ne pouvons pas aller plus loin dans le passé de ces messieurs. Pour qu’ils aient les bonnes manières que nous exigeons, il faut qu’ils aient reçu une bonne éducation, par conséquent qu’ils appartiennent à une bonne famille. Or, les familles bourgeoises, en général, ne destinent pas leurs enfants au métier de danseur mondain. Ces garçons ont dû traverser quelque crise morale, quelque drame parfois. Ça ne nous regarde pas… »

Puis, brusquement :

– « Je vais être très indiscret, monsieur Jaffeux, vous m’en excuserez, quand je vous aurai dit pourquoi. Vous ne connaissez pas ce jeune homme, vous ?…

– « Moi, » fit Jaffeux, interloqué, « mais puisque je vous demande des renseignements sur lui !… »

– « Sans doute, mais votre ton, pour me les demander, m’a donné l’impression que vous ne parliez pas d’un inconnu, ou tout au moins qu’une ressemblance vous étonnait… Je veux être tout à fait franc avec vous, monsieur Jaffeux, et je vous répète, vous excuserez ce que ma question a pu avoir d’insolite. Voici… »

Il entraînait l’avocat dans son bureau, dont il ferma la porte, en vérifiant d’abord si personne n’était dans le couloir.

– « Monsieur Jaffeux, » continua-t-il, vous, je sais qui vous êtes, par Mme Favy, et quelle énorme situation vous occupez dans le barreau parisien. Je vais vous parler d’un événement très désagréable pour notre hôtel. Je suis sûr d’avance de votre absolue discrétion, et sûr aussi que ma question de tout à l’heure vous paraîtra légitime, quand vous saurez mon intérêt, comme directeur de ce palace, à connaître le passé de Neyrial. Il est venu ce matin me dire que sa santé ne lui permettait plus de continuer ses fonctions chez nous. Nous avons eu ici, dans ce même bureau, une discussion pénible. Un tel manque de parole contrastait trop avec la cordialité habituelle de nos rapports. Et puis… C’est le point sur lequel je vous demande cette absolue discrétion. Vous me la promettez ?… »

– « Je vous la promets, » dit Jaffeux.

– « Et puis, il y a autre chose. Voici trois jours qu’un bijou d’une grande valeur, une barrette de diamants avec une très belle émeraude, a été volé chez nous. Elle appartient à une lady Ardrahan, notre cliente depuis deux hivers. Elle avait posé et oublié la barrette dans une coupe, sur sa table à coiffer. Elle se le rappelle très bien. Elle ne l’a plus retrouvée. Sur ma prière, elle n’a pas encore porté plainte. Je lui ai demandé un peu de temps, pour procéder à une enquête secrète, qui, jusqu’à ce moment, n’a rien produit. Ce brusque départ de Neyrial coïncidant avec ce vol, – il est de lundi, nous sommes jeudi, – m’a donné à penser. « Et où allez-vous ? » lui ai-je demandé. Sur sa réponse « Je n’en sais rien encore, » moi, je n’ai plus hésité. Je lui ai raconté l’histoire du bijou disparu, en ne lui cachant pas que sa façon de s’éclipser en ce moment avait tout l’air d’une fuite, et pouvait autoriser des soupçons. »

– « Et quelle a été son attitude ? »

– « Très singulière. Coupable, la révolte était naturelle ou l’aveu. Innocent, la révolte encore. Il est demeuré consterné. « Faites fouiller mes malles. Faites-moi fouiller, » a-t-il répondu. Je devais le prendre au mot, n’est-ce pas ? Une espèce d’air de dignité, que je lui ai toujours vu, m’a empêché de lui faire cet affront. Comme je ne relevais pas son offre, il a repris, après un silence : « Dans ces conditions-là, d’ailleurs je ne quitte pas Hyères. Je vais à Costebelle, » et il me donne le nom d’un des hôtels de là-bas. Je l’ai laissé partir. Puis, je me suis reproché ma faiblesse. « Il m’a menti, » ai-je pensé. J’ai téléphoné à Costebelle. Il y est, en effet. Mais ce pourrait être, comme son offre de visiter ses bagages, la ruse d’un adroit filou qui se dit : – « Me sauver, c’est me dénoncer. Rester, c’est désarmer le « soupçon. » Vous comprenez maintenant, monsieur, mon impression quand j’ai cru deviner, à votre manière de m’interroger sur lui, que vous le connaissiez. Je vous voyais intrigué par sa présence au Palace dans ce rôle de professionnel. Il y aurait un tel intérêt pour moi, j’y insiste, à savoir son passé ! Alors, je me suis dit le mieux est de mettre M. Jaffeux au courant de l’affaire. Les hommes sont toujours pareils à eux-mêmes. S’il était établi que ce garçon, qui appartient certainement, je le répète, à une famille bourgeoise, s’est déclassé par suite d’une très grave faute, avouez, vous qui possédez, par votre profession, une grande expérience des malfaiteurs, qu’il y aurait beaucoup de chances pour que ce fût lui, le voleur du bijou… »

– « À tout le moins, » fit Jaffeux, « des présomptions. »

En écoutant le directeur, il venait d’éprouver cette sensation de la destinée qui nous prend devant la rencontre de plusieurs hasards, jouant les uns sur les autres. C’était un hasard, très naturel et comme il s’en produit tous les jours, ce vol de bijoux commis dans un palace. Que le directeur en eût parlé à quelqu’un qu’il savait un célèbre avocat, rien en revanche de plus logique. Mais c’était de nouveau un hasard, d’ailleurs très naturel aussi, que cet avocat eût choisi, parmi les ombreux hôtels de la Riviera, précisément celui où son ancien secrétaire tenait ce poste de danseur professionnel, et rien de plus logique encore que la terreur dudit secrétaire, à l’idée de se retrouver en face de son ancien patron, trahi par lui, jadis, et sa fuite. Comment Jaffeux, infiniment sensible sous la réserve de ses manières, n’eût-il pas été troublé de se retrouver, par la conspiration de ces événements, – tous ordinaires, pris à part, – dans un rôle de justicier vis-à-vis du fils de la femme qu’il avait, dans sa vie, le plus respectée ? Le reproche, qu’il se faisait si souvent, d’avoir été trop sévère une première fois, provenait surtout, – on la marqué déjà, – du fait que cette sévérité avait précipité Pierre-Stéphane à cette confession qui avait tué sa mère ? Toujours est-il que ces souvenirs, évoqués depuis la veille, auxquels était mêlée par contre-coup l’image de Mme Beurtin, l’assaillirent soudain, devant la question de l’hôtelier, avec trop de force. Ils lui rendirent impossible une franchise qui constituait, dans la circonstance, une seconde exécution, et il s’entendait répondre, lui qui se faisait un honneur de répugner au moindre mensonge :

– « Non, monsieur Prandoni, je ne connais pas ce jeune homme. Si je vous en ai parlé, c’est par une simple curiosité qui vous prouvera que je suis vraiment un homme d’autrefois. La société a tellement changé depuis la guerre, que, nous autres, vieilles gens, tout nous étonne ainsi cette profession excentrique dans un palace, de professionnel de la danse, – vous venez d’employer ce terme, – je ne soupçonnais même pas, il y a vingt-quatre heures, qu’elle existât… »

Et un scrupule le saisissant :

– « Vous n’avez pas d’autres idées sur l’auteur du vol ?… »

– « Si, mais bien vagues…, » reprit le directeur, visiblement déçu. « J’en ai parlé avec le commissaire, que j’ai prévenu officieusement. Il s’agit de deux des employés de l’hôtel, mais mariés, pères de famille. À tout hasard, nous avons signalé aux bijoutiers d’Hyères et aux marchands de bibelots, les caractéristiques de la barrette, en donnant l’objet comme perdu. Le commissaire prépare une circulaire pareille pour Toulon, Nice et Marseille. Je n’ai pas confiance. Mais enfin !… »

« N’aurais-je pas dû lui dire la vérité ? » se demandait Jaffeux au sortir de cette conversation, tout en se promenant dans le jardin de l’hôtel, où verdoyait entre les palmiers cette végétation exotique, agaves, cactus, yuccas, qui donne à ce coin de la côte provençale une physionomie africaine. Le soleil, déjà haut, baignait de lumière les rigides feuillages qui contrastaient avec la souple délicatesse des fleurs épanouies dans le gazon : sombres pensées veloutées, odorants et pâles narcisses, larges violettes. Mais l’avocat n’avait plus l’âme ouverte à ce charme du matin méridional, si enivrant pour un Parisien arrivé de la veille comme lui. Après avoir cédé au scrupule de recommencer le geste inexorable de jadis, il se débattait à présent contre le scrupule contraire celui d’avoir ménagé sans doute un coquin. Les chances pour que Pierre-Stéphane en fût devenu un lui apparaissaient si nombreuses. Ce métier que l’avocat venait de qualifier d’excentrique, ne représentait-il pas un reniement définitif de cette classe bourgeoise à laquelle il appartenait par toutes les fibres, par suite, un abandon probable de ses vertus, dont la première est la probité ? Mais oui, le voleur des livres était celui du bijou. Comment la conscience du fils d’un Auguste Beurtin, héréditairement si faible aux tentations, – le premier vol le prouvait trop – ne se serait-elle pas pervertie dans ces caravansérails de saison, avec leur atmosphère de luxe et d’abus ? Sa fuite, aussitôt aperçu le témoin de sa lointaine faute, quel aveu ! Que cette première défaillance fût révélée, un soupçon s’éveillait aussitôt qui, pour son ancien patron, se changeait, à cette minute, en certitude.

« Et ces deux employés, » se disait-il encore, « que le directeur est tout près d’incriminer ? Vais-je permettre qu’ils subissent cette épreuve d’une accusation, si pénible à des inférieurs ?… »

Il en était là de ses réflexions, quand il aperçut Mme Favy et sa fille qui se promenaient, elles aussi, « au bon du jour », pour parler le langage du cru. Leur allure lente dénonçait la maladie de la mère qui devait s’arrêter de temps à autre, et Jaffeux la voyait caresser au soleil son visage amaigri et souffrant. Une involontaire association d’idées lui rappela de nouveau Mme Beurtin et ses propres impressions quand il avait appris sa mort. La fille cheminait à côté de la mère, la soutenant du bras et réglant son pas sur celui de la cardiaque. Mais, tandis que celle-ci souriait à la gaie lumière, autour des tempes jeunes de Renée, de son front sans rides, de ses joues pleines, flottait un halo de mélancolie. Elle regardait devant elle, distraitement, comme indifférente, visiblement absorbée dans une pensée que Jaffeux interpréta dans le même sens que la veille :

« Il est parti. Elle le sait. Voilà pourquoi elle est triste. »

Le besoin d’y voir plus clair dans cette énigme le fit s’approcher des deux femmes, et, après quelques phrases banales sur le rayonnement de la matinée, la douceur du climat, la beauté du paysage, cette mer bleue, ces îles violettes, ces sombres montagnes boisées, il demanda :

– « Je n’ai fait que penser à ces danses, hier. Je les connais si peu. Cela vous ennuierait-il, mademoiselle, que je vous voie prendre votre leçon ? »

– « Vous touchez à un point sensible, » dit la mère. « Elle n’en prendra plus. Son professeur est parti. »

– « Et qu’est-il arrivé ? » insista-t-il. « Ce malaise d’hier ?… »

– « Il aura eu sans doute quelque difficulté avec le directeur à ce propos, » interrompit Mme Favy, tandis que sa fille continuait à se taire. « Si c’était grave, il serait à la chambre, au lieu qu’il a décampé dare-dare. Nous n’avons même pas réglé ses leçons. »

– « On n’a jamais été très bien ici pour lui, » dit Renée. « Il suffit de le voir, ce directeur. Il est si ordinaire ! M. Neyrial, lui, c’est un monsieur… »

– « Sans cela, » reprit la mère, « tu penses bien que je ne t’aurais pas laissée prendre des leçons avec lui… » – Et, se tournant vers l’avocat : – « C’est qu’avec ces professeurs de danses modernes, il faut se méfier. Il y en a d’incroyables. Une de nos amies en accepte un pour sa fille qui dit à cette enfant, – un ange, monsieur Jaffeux, – dès la première leçon : « Rappelez-vous ce principe, mademoiselle. Les jambes de la danseuse et celles du cavalier ne doivent pas cesser de se toucher… » Quelle grossièreté, n’est-ce pas ? »

– « Ah ! » fit Renée, « M. Neyrial, lui, nous tenait un autre langage. Vous vous rappelez, maman, ce qu’il disait sur le tango, qu’à entendre ces airs espagnols, on devient musique de la tête aux pieds. Comprise ainsi, la danse a tant de poésie !… Quand j’ai commencé à prendre des leçons, j’ai tout de suite aimé à danser, pour le mouvement, comme le tennis, comme la bicyclette. Avec lui, j’ai appris à sentir qu’il n’y a pas une danse, mais des danses, chacune avec son charme particulier, celui de son rythme. L’une m’évoque, quand ce rythme est doux et langoureux, un paysage d’Orient. L’autre me fait redevenir une petite fille par les paroles enfantines dont elle s’accompagne et sa mélodie simpliste. Je serai toujours reconnaissante à M. Neyrial de m’avoir expliqué tout cela, et si finement ! »

– « Je dois dire, » interjeta la mère, « qu’il m’a bien étonnée chaque fois que nous avons causé ensemble. Son joli français d’abord, son instruction, ses manières dans un pareil métier… »

– « C’est un orphelin, » fit Renée. « Il nous l’a dit un jour. Quand ses parents sont morts, il s’est trouvé sans fortune ou presque. Il était à Londres, où il cherchait une position. Il avait toujours eu le goût du sport. Un Anglais qu’il avait connu à l’ambulance, – car il a été blessé comme soldat, – vous avez remarqué son ruban, – était danseur dans un hôtel. Il tombe malade. Il demande à M. Neyrial de le remplacer. Celui-ci accepte. Le métier l’amuse, et, pour gagner sa vie, il continue. Voilà ce qu’il nous a raconté, à mon frère et à moi. »

– « Combien peut-il être payé ? » interrogea l’avocat.

– « Mais très cher, » répliqua Mme Favy. « Pour les cinq premières leçons, trois cents francs, et il n’accepte jamais d’en donner moins de cinq. Ensuite, à partir de la sixième, c’est cinquante francs la leçon. Or, il a jusqu’à dix et douze élèves dans la matinée et l’après-midi. Et, remarquez, défrayé de tout logement, nourriture, service. Calculez. Mais c’est un traitement de général. »

– « Et si désintéressé !… » reprit la jeune fille. « Quand il s’agit d’une fête de charité, pas de peine qu’il ne se donne, et il n’accepte aucune rémunération. »

– « Je continue à être intrigué par ce nom de Neyrial ? » dit Jaffeux.

– « Un nom de guerre, sans doute, comme tant d’autres, » fit Renée.

– « Et son vrai nom ? »

– « Nous ne lui avons pas demandé, » répondit la mère. « Nous aurions craint de le froisser. D’après quelques mots qu’il a dits encore à Gilbert, j’ai cru comprendre que son père était dans les affaires. Il l’aura ruiné… »

– « C’est une supposition que vous faites, maman, » dit la jeune fille. « Je croirais bien plutôt que c’est lui qui aura sacrifié sa fortune pour régler les dettes des siens. En tout cas, il ne s’est jamais plaint d’eux. Il est trop délicat. »

L’entretien fut interrompu par une des clientes de l’hôtel, que les dames Favy connaissaient, et à qui elles présentèrent leur compagnon. D’autres propos s’échangèrent, au cours desquels le nom de lady Ardrahan fut prononcé, sans aucune allusion à la barrette disparue, preuve que la victime du vol observait strictement, elle aussi, la consigne de discrétion, que le directeur considérait comme nécessaire au bon renom du Mèdes-Palace.

« Je ne me trompais pas, » se disait Jaffeux, après s’être séparé du groupe. « Cette petite s’est laissé prendre le cœur. Son père a voulu qu’elle fût élevée à l’ancienne manière, et c’est bien une jeune fille de mon temps, une de ces enfants si préservées, si surveillées, que la vie n’a rien touché en elle, rien flétri. Mais ignorant tout des réalités du monde, elles sont sans défense contre leurs illusions, et pour peu qu’elles aient de l’imagination, follement romanesques, comme celle-ci. Elle est amoureuse de Pierre-Stéphane, si naïvement Sa simplicité pour en parler à sa mère prouve son innocence. C’est à se demander si la brutale éducation d’aujourd’hui n’est pas dans le vrai, en traitant les filles comme des garçons. Alors, oui, elles ont de la défense. Mais un cœur de vierge dévelouté à vingt ans, comme c’est triste, et que je préfère cette charmante Renée ! Seulement, il faut la guérir. Elle ne sait pas elle-même ce qu’elle sent. Hélas ! Elle le saura, rien qu’à son chagrin quand elle apprendra qu’elle s’est intéressée à un rat d’hôtel de la pire espèce, si vraiment Pierre-Stéphane est le voleur. Et qu’il le soit, tout le démontre. Le mieux serait qu’il fût arrêté immédiatement, d’abord pour les gens que le directeur soupçonne, et surtout pour cette pauvre et déraisonnable enfant. Pas de scandale. Ce malheureux disparaît. Elle pleure. Puis, comme elle a de l’honneur, ses larmes lui font honte. Elle n’entend plus parler de ce drôle, car, en tout cas, c’est un drôle d’avoir joué avec elle ainsi… Elle l’oublie. Ce grand amour n’aura été qu’un rêve. Mon devoir n’est pas douteux. Sachant ce que je sais sur Beurtin, je dois ce renseignement à la police. Il faut que j’aille chez le commissaire. »

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