XI

« Pourvu qu’il accepte, » se disait-il en s’en allant. « Alors je pourrai dire la vérité à cette pauvre petite Renée, et comme cela réchauffera mon vieux cœur ! »

Il était encore dans ces sentiments quand l’automobile le déposa devant l’entrée du Mèdes-Palace. Là, il fut tout de suite abordé par Gilbert Favy qui, évidemment, le guettait.

– « Eh bien ! vous l’avez vu ? Vous lui avez parlé de moi ? Il me pardonne ?… »

– « Il a compris, et du moment que vous pensiez ce que vous pensiez…

– « Je peux donc aller le voir, maintenant ? » interrompit Gilbert.

– « Vous avez confiance en moi, » reprit Jaffeux après une pause. « Ne le revoyez pas en ce moment… » – Et, mettant toute son affectueuse autorité dans son accent :

– « Attendez quarante-huit heures, je vous expliquerai pourquoi. J’ai formé un projet, celui de l’arracher à ce déraisonnable métier, qui n’est pas digne de lui… J’ai l’intention de le reprendre comme secrétaire. Il achèvera son droit. Il sera avocat. Je le lui ai dit, ce projet. Il hésite encore. Je le sais par expérience, dans ces grandes résolutions, où il s’agit de changer sa vie il faut faire oraison, comme disent les prêtres, – tout simplement rester en tête-à-tête avec soi-même. C’est son cas, dans ce nouvel hôtel, où il s’est installé aujourd’hui. Il n’y connaît personne encore. Respectez sa solitude… »

– « Je vous obéirai, monsieur Jaffeux. Mais laissez-moi vous demander un service… »

– « Lequel ? » interrogea l’avocat.

– « De parler à ma sœur, vous, de lui apprendre la vérité. Je la vois mortellement triste. Elle est si fière ! Je me rends compte qu’elle a une telle honte de s’être intéressée à un escroc, et, moi, j’ai une honte pire à permettre qu’elle croie ce qu’elle croit de Neyrial, quand c’est moi qui… »

Il s’arrêta. Le souvenir de sa défaillance lui était trop pénible à évoquer.

– « Je lui parlerai, » dit Jaffeux, « je vous le promets. Mais là encore, il faut attendre un peu. Ce chagrin que vous éprouvez à la voir accuser quelqu’un de la faute que vous avez commise vous fait horreur. Estimez-vous-en, c’est une autre expiation. Supportez-la. Elle achève d’effacer cette faute. Mais, avertir Renée aussitôt, c’est risquer qu’elle ait pendant quelques jours, avec vous, une attitude qui étonne votre mère. Mme Favy avait des soupçons sur vos pertes au jeu ; il ne faut pas risquer de renouveler. »

– « Alors quand ? »

– « Rapportez-vous-en à moi, » dit l’avocat.

Et, remonté dans son appartement : « Le brave cœur ! » songeait-il ; « c’est comme Pierre-Stéphane, le repentir l’aura guéri. Quelle vérité profondément humaine dans ce que l’Église enseigne du rachat par l’aveu et la contrition ! Je n’aurai pas de plus sûr allié que lui auprès du colonel pour ce mariage. Mais la mère ?… Pour qu’elle l’accepte, cette idée, il faudra lui apprendre, à elle aussi, ce qu’a fait Gilbert. Quel coup à lui porter !… Bah ! Nous avons le temps pour nous. Dans un an, dans deux, ce sera du passé très lointain. Gilbert se sera bien conduit, car il voudra maintenant racheter à tout prix son aberration. La grande affaire est que la pauvre femme ne soupçonne rien en ce moment. Pourvu que ces deux enfants soient assez maîtres d’eux-mêmes pour se dominer ? »

« Ils l’ont été, maîtres d’eux-mêmes, ils l’aiment tant ! » se disait-il quelques heures plus tard, après une soirée passée avec Mme Favy, Renée et Gilbert, dans un des petits salons de l’hôtel. Le grand, celui où se donnaient les thés-dansants, était ouvert et plein de monde. C’était la mère qui, par une tendre sollicitude, avait choisi cette autre pièce où les souvenirs redoutés ne s’évoquaient pas pour la jeune fille. Celle-ci s’occupait à tricoter, un peloton de laine sur ses genoux, sans que son profil, penché sur l’ouvrage, trahît rien d’autre qu’une attention absorbée. Gilbert causait, avec un rien d’excitation et la gaieté jouée d’un jeune Français moqueur qui raille doucement les étrangers.

– « Comme vous aviez raison, monsieur Jaffeux, de dire que nous sommes un pays colonisé ! Demandez à Renée comment s’appelle cet ouvrage auquel elle travaille… »

– « Un pull-over, » dit Renée.

– « Voyez, » reprenait Gilbert, « il y a trois mois c’était un sweater ! Tout le dictionnaire anglais y passera. Pourquoi pas tricot ? Le mot était si joli ! »

– « Oui, » insistait Jaffeux : tricot, petite trique, bâton gros et court. C’est l’aiguille en bois. »

La mère écoutait ces propos, qui semblaient attester tant de liberté d’esprit, et sa détente intérieure se manifestait par le regard apaisé de ses yeux moins brillants, par la douceur moins nerveuse de son sourire.

« Si ce calme pouvait durer ? » se répétait Jaffeux, après cette soirée et durant la journée qui suivit, et se rappelant les lectures faites dans des livres spéciaux, quand il s’inquiétait de Mme Beurtin : « Il arrive que certains troubles du cœur sont purement nerveux, sans rien d’organique… C’est son cas peut-être, et alors ce mariage ne rencontrera pas cet obstacle, – le plus infranchissable de tous. Le premier, c’est le consentement de Pierre-Stéphane, mais celui-là est tout franchi. »

Il en était là de cette espérance quand, le surlendemain de sa visite à Tamaris et comme il venait de commander à l’hôtel une voiture pour y retourner, le portier lui remit une lettre, dont la suscription le fit tressaillir. Il reconnaissait l’écriture de Pierre-Stéphane Beurtin. Son émotion fut telle que ses mains tremblaient en déchirant l’enveloppe.

– « Pourquoi écrit-il, quand je lui ai donné rendez-vous là-bas ? » se demanda-t-il.

Voici les pages qu’il lisait maintenant, assis sur un des bancs du jardin, à quelques pas de l’allée, où avait eu lieu la douloureuse scène entre Renée et le jeune homme. Et les sons d’un piano lui arrivaient. Déjà l’hôtelier avait engagé un nouveau danseur, qui donnait sa leçon en ce moment, accompagné par les mêmes airs, joués par la même Mlle Morange, plus allègrement et plus vivement. N’avait-elle pas triomphé de sa rivale ?

* * * * *

Tamaris, vendredi.

Demain, quand vous recevrez cette lettre, mon cher Patron, je serai bien loin d’ici. Je ne vous donne pas mon adresse, parce que je désire ne pas recevoir de réponse de vous. Quand vous l’aurez lue, cette lettre, vous comprendrez pour quoi j’ai ce désir, et qu’il n y a là-dedans ni ingratitude envers vous, ni méconnaissance de votre geste si humain : cette offre de me refaire une vie avec un être charmant, dont vous voulez bien croire que je ne suis pas trop indigne. Mais je viens de descendre en moi-même, comme vous m’y invitiez. J’ai mis la main sur ma conscience, j’ai scruté mon cœur dans son repli le plus intime et j’ai reconnu que cette offre, je ne pouvais pas, je ne devais pas l’accepter. Oui, vous m’avez dit : « Descends en toi-même, et avoue-toi que tu aimes Mlle Favy. » Et moi, je vous ai dit : « C’est bien vrai que, depuis des années, je n’ai jamais rencontré une jeune fille dont la grâce m’ait ému davantage, pas une dont la sensibilité m’ait paru plus fine et plus sincère. » Mais la preuve que la sympathie attendrie que j’ai pour elle n’est pas de l’amour, c’est qu’en imaginant la réussite du plan si généreux que vous m’avez proposé, la fondation d’un foyer avec elle, je comprends que ce beau rêve, – c’est votre mot, – ne serait pas pour moi un beau rêve. Ce serait, – prenez ce mot dans son sens le plus brutal, – un insupportable emprisonnement !

C’est que, voyez-vous, l’existence que je mène depuis cinq ans tantôt et que vous qualifier d’absurde, – remarquer, je ne m’en offense pas, – m’est devenue un besoin. À aucun prix, je ne voudrais la quitter. Vous me considérer comme un déclassé. Mais oui, j’en suis un, et par toutes les fibres de mon être, bien autrement, bien plus radicalement que vous ne l’imaginez. Déclassé, ce n’est pas la faute commise autrefois chez vous qui me rend tel, c’est une raison plus profonde que je voudrais essayer de vous faire, non pas accepter, mais au moins comprendre. Elle ne m’est pas particulière et, si les hasards ont voulu qu’une crise morale que j’ai traversée et qui dure toujours m’ait poussé à choisir mon actuel métier, cette crise ne m’est point personnelle. Croyez-moi, elle m’est commune avec beaucoup des jeunes gens qui, comme moi, ont fait la guerre. Cet état d’esprit les pousse dans des routes bien différentes de la mienne. La triste vérité, c’est que, pour avoir senti la sinistre, mais formidable poésie de ces quatre années tragiques, ils ne peuvent plus s’adapter à la médiocrité de l’embourgeoisement. Tenez, moi, je ne cherche pas à excuser l’affreuse action que j’ai commise chez vous. Mais pourquoi l’ai-je commise ? Parce que je jouais. Et pourquoi jouais-je ? Parce que la monotonie de ma vie d’alors et sa sécurité m’étaient, je m’en rends compte aujourd’hui, et je répète mon mot : insupportables. Toujours l’emprisonnement ! J’avais trop goûté l’ivresse du risque. Vos deux secrétaires, mes camarades, étaient bien gentils pour moi, mais quelle différence avec la profondeur et le frémissement des amitiés conçues dans la tranchée, et sous les obus, dans ce compagnonnage d’un mortel danger qui nous haussait tous au-dessus de nous-mêmes ! Ce ne sont pas des phrases, je vous assure, que je vous écris ici. Il y a certains noms, Soissons, Heurtebise, Craonne, Vailly, que je ne pouvais pas rencontrer dans un journal, sans qu’il s’en dégageât une nostalgie à me briser le cœur. J’ai ressemblé à ces amoureux qui, trahis par une maîtresse adorée, demandent l’oubli à l’abject alibi de l’alcool, et ce qu’il y a de plus noble en eux, leur désespoir, les entraîne à se dégrader. C’est mon histoire. Et puis, il y a eu la catastrophe, ce vol, la scène avec vous, la mort de maman, et son dernier mot : « Jure-moi que tu redeviendras un honnête homme… » À ce serment-là, je vous l’ai dit, je n’ai jamais manqué. J’y manquerais, si je cédais à l’attrait que je ressens pour cette jeune fille, qui me donnerait, elle, tout son cœur, et moi, ne voyez-vous pas déjà comme c’est peu ce que je pourrais lui donner du mien ?

J’arrive ici à un aveu dont vous jugerez qu’il n’est pas à mon honneur, mais je vous dois d’être sincère avec vous, dans cette minute, je dirais presque jusqu’au cynisme, si tout de même le mot n’était pas bien sévère pour ce que vous considérez sans doute comme une légèreté incompatible avec ce que je viens de vous déclarer sur la guerre, mais qu’y puis-je ? C’est de cette façon que je sens… Cette profession de danseur mondain, j’y suis entré à Londres, pour le compte d’un Anglais, que j’avais connu à l’ambulance où nous étions, blessés tous les deux. Il gagnait sa vie, comme moi aujourd’hui, dans les palaces. Étant souffrant, il me demande de le remplacer. J’avais toujours eu le goût passionné de la danse et de tous les sports. J’accepte et j’éprouvai aussitôt que ce métier allait me donner à moi cet alibi, mais innocent cette fois, dont j’avais tant besoin, et que je m’y complairais. Oh ! ce n’est pas pour des raisons très hautes ! Ma confession ne serait pas complète si je ne vous le disais pas. Je tiens de mon père des goûts de luxe. Celui des palaces n’est qu’un à peu près, je le sais bien. C’est quand même du luxe. C’est de l’élégance autour de moi, un décor joli, des toilettes. J’aime le changement, les voyages. Deux fois par an, j’émigre, si je veux, vers un autre pays, hier l’Écosse, aujourd’hui la Riviera, demain la Suisse, après-demain l’Égypte, si ça me chante. Ne vais-je pas à Paris traiter pour un engagement au Caire, l’hiver prochain ?

Et puis, il y a la danse. Vous ne soupçonner pas quel sport enivrant ce peut être, quelle indicible volupté que celle du mouvement rythmé. Je me sens devenir triste ? Je danse, et ma mélancolie s’en va. On m’a gravement manqué, tenez ce nigaud de Gilbert Favy, avant-hier ? Je danse et ma colère contre ce malheureux s’apaise. Et puis, on ne danse pas seul, et c’est encore un autre intérêt, si spécial, celui d’une curiosité toujours renouvelée. Il n’y a pas deux femmes identiques dans leur façon de danser. Je n’ai pas besoin de causer avec elles pour les étudier. Un bon danseur ne cause pas, d’abord, ni les bonnes danseuses ; mais si vous saviez comme leur personnalité se révèle à leur allure, à leur abandon ou à leur défense ! Celle-ci était agitée et nerveuse. Elle danse et vous la sentez se détendre, se régulariser. Celle-là était indolente et lassée. Elle danse et vous la sentez renaître, comme revivifiée. Et les différences de race, comme on les saisit, dans l’inconscient aveu du geste ! Une Française n’a jamais dansé comme une Anglaise, ni une Russe comme une Espagnole, ni une Italienne comme une Orientale. Mais voilà que je vous fais un cours de professeur, au lieu de vous dire tout uniment qu’être assis chez vous à un bureau devant des dossiers serait pour moi un accablement et que le « beau rêve », je vous le répète, ne m’enchanterait pas assez l’imagination pour me faire accepter cette servitude. Je vois cela devant moi clair comme ce jour et c’est l’indice que mon devoir est de vous refuser.

Je m’en vais donc, mon cher Patron. J’avais prétexté au Mèdes-Palace une crise de santé pour me dégager, j’ai payé le dédit. Je vais recommencer avec le directeur d’ici. Grâce au ciel, j’ai pu mettre assez d’argent de côté, pour que ces menus sacrifices me soient indifférents, me procurent même un tout petit plaisir, qui n’est pas seulement de vanité celui de me sentir plus désintéressé que les mercantis qui m’emploient. Encore une contradiction : l’embourgeoisement me fait horreur, et je tiens à me prouver que je garde intacts tous les scrupules de la délicatesse bourgeoise.

Et maintenant, je vais me contredire encore : quel puzzle, dirait une des innombrables Anglaises qui fox-trottent avec moi ! Croiriez-vous qu’il m’est pénible, très pénible que Mlle Favy garde de moi l’image que j’ai pourtant voulu lui donner : celle d’un bandit de palace, volant des bijoux dans les chambres des clientes ? Et cependant, si je n’avais pas pris à mon compte cette escroquerie, commise par son frère, quel drame entre eux, que leur mère eût certainement deviné ! Et puis, si, réellement, elle a conçu, pour le dévoyé que je suis, ce sentiment auquel vous croyez, le plus sûr moyen de l’en guérir, c’est le mépris. Je devrais m’en réjouir, pour être logique. Voilà le puzzle : j’en suis désolé. Le temps viendra où son exaltation d’aujourd’hui aura cessé, où un autre homme, plus fait pour elle, aura touché son cœur. Elle se fiancera. Elle se mariera. Alors, monsieur Jaffeux, vous qui venez d’être si bon pour moi, soyez-le encore. Dites-lui qui j’étais, et que je n’ai pas fait l’action dont je me suis accusé moi-même. Si pourtant vous estimez qu’il est mieux de la laisser à jamais dans son erreur, mettez que je ne vous ai rien demandé. Le vrai point noir dans ma pensée, c’était votre opinion sur moi, à vous l’ami de ma chère maman. Vous êtes venu me dire que cette opinion a changé, que vous me rendez votre estime. Merci. Vous ne saurez jamais combien je vous en reste reconnaissant,

Votre pauvre danseur mondain,

P. S.

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