XII

Quelle lettre, et combien significative, par l’étrangeté des contradictions révélées chez celui qui l’avait signée de cette appellation, ironique et implorante à la fois – un sens de l’honneur, comme il avait dit, capable des sacrifices les plus magnanimes, et une incurable frivolité ; une délicatesse poussée jusqu’aux plus romanesques scrupules et un goût passionné de luxe, fût-il le plus vulgaire ; un orgueil justifié de son courage sur le champ de bataille et une telle inintelligence du devoir national dans la paix ! Jaffeux en demeurait si étonné, qu’il relisait ces phrases sans presque croire qu’elles fussent réelles. Il avait, au cours de sa carrière d’avocat, étudié trop de documents pour ne pas attacher une importance à la physionomie d’une écriture. « Pas de doute, » était-il contraint de se dire, en considérant ces caractères, tracés avec une si ferme netteté, « ce sont bien ses vrais sentiments et réfléchis. Il n’y a pas là trace d’impulsion. Oui, cette rentrée dans une vie saine et réglée, ce mariage dans un bon milieu, c’était un beau rêve, mais un rêve à moi. N’y pensons plus… »

Une remarque, pourtant, à demi inconsciente, le fit se lever tout d’un coup et marcher vers le bureau de l’hôtel, hâtivement. Il venait d’observer, dans la terminaison des dernières lignes, ce fléchissement que les graphologues interprètent comme un indice probable de lassitude morale…

« Est-il parti ? » se demandait-il maintenant. « Peut-être a-t-il hésité, sa lettre envoyée ? Il faut, en tout cas, le savoir. Je vais communiquer avec Tamaris. »

La cabine téléphonique de l’hôtel se trouvait tout à côté de la loge du concierge. Comme Jaffeux s’en approchait, il put voir que Gilbert Favy et le directeur échangeaient à la porte des propos assez vifs, à juger par le geste nerveux du jeune homme et l’expression contractée de l’Italien. Ils se séparèrent à l’arrivée du nouveau venu, qui eut aussitôt l’explication de cette scène. Gilbert, toujours excité, s’avançait vers lui, sans souci du regard dédaigneux dont le poursuivait son interlocuteur de tout à l’heure, qui rentra dans la loge prendre son courrier :

– « C’est mon bon génie qui vous amène, monsieur Jaffeux, » disait-il. « Une minute encore, et Dieu sait ce que j’allais raconter à ce Prandoni !… Mais il faut que je vous fasse ma confession… » – Et il entraînait l’avocat dans le jardin : – « Pardonnez-moi. J’ai manqué à ma promesse. Renée m’a parlé ce matin de Pierre-Stéphane Beurtin dans des termes tels, avec un si visible dégoût et tant de douleur, que je n’y ai pas tenu. Si vous l’aviez entendue, comme moi, prononcer, et avec quel accent, de ces phrases qui percent le cœur : « La pire des souffrances, c’est de mépriser à fond quelqu’un que l’on ne peut s’empêcher d’aimer ! » Par pitié pour elle, par horreur de moi-même et de mon hypocrisie, par besoin d’expier, – est-ce que je sais ? – je lui ai avoué la vérité, toute la vérité. »

– « Et alors ? » demanda Jaffeux.

– « Alors, elle a été si bouleversée qu’elle n’a pas pu rester debout. Dès mes premiers mots, elle s’était laissé tomber sur une chaise, toute tremblante, sa respiration entrecoupée, et sans une parole. Chaque fois que je m’interrompais pour lui demander : « Mais tu te sens mal, Renée ? » elle m’ordonnait, d’un geste, de continuer, jusqu’à une seconde où elle appuya une de ses mains sur ses lèvres, et, de l’autre, elle me montrait la porte de la chambre de maman Elle avait entendu celle-ci s’approcher. Monsieur Jaffeux, j’ai vu un miracle. La pauvre petite s’est levée. Elle a marché vers sa table, où elle avait posé des instantanés, pris avant-hier. Vous vous rappelez : ces groupes où nous figurons avec vous ? Et, quand elle se tourna vers maman qui entrait, ce fut avec un sourire, et sa voix se faisait toute naturelle, toute calme, pour dire : « je voulais consulter Gilbert, afin de savoir si ces photographies valent la peine d’être envoyées à papa, – « quel est votre avis, Mimiche ? »

Et comme il s’interrompait, trop ému encore de l’impression qu’il gardait de cette scène :

– « Prenez exemple sur Renée, » fit Jaffeux, « ne vous exaltez pas. »

– « Prendre exemple ? » protesta le jeune homme. « Ah ! monsieur Jaffeux, vous ne me direz plus cela, quand vous saurez. Cette domination de soi, elle n’était qu’apparente. La véritable exaltée, c’est elle, et d’une exaltation qui m’épouvante, il y a de quoi. Vous en jugerez. Écoutez ce qu’elle m’a dit, aussitôt seuls : « Gilbert, nous devons une réparation à M. Neyrial, et pas seulement toi, mais moi, puisque, sachant ce que je sais, je laisse mère parler de lui comme elle vient d’en parler… » – Durant les quelques minutes passées avec nous, maman avait fait une allusion trop directe aux incidents de ces derniers jours, en les interprétant de la manière que vous devinez. – « Permettre à quelqu’un de condamner un innocent, a continué Renée, et quand on a la preuve de cette innocence, ne pas la donner, c’est une honte. Donner à maman cette preuve, je ne le peux pas. Il faudrait te dénoncer et risquer de la tuer. Mais ce silence forcé m’impose une dette envers M. Neyrial, et je veux la lui payer, en m’excusant auprès de lui, en l’assurant de mon estime et de mon admiration pour sa générosité à mon égard. Pourquoi s’est-il accusé faussement devant moi ? Parce qu’il a eu peur que de savoir ta faute me fît trop de mal, et c’est vrai que j’aurais été désespérée de l’apprendre par un autre que par toi. Ta franchise, tout à l’heure, m’a empêchée de trop souffrir. J’ai compris que tu avais eu un égarement d’une minute et qui ne recommencera pas. » Ah ! monsieur Jaffeux, ce que c’était pour moi d’entendre des mots pareils ! Et elle insistait : « Il faut que M. Neyrial sache ce que je pense de lui, il le faut, je le lui « dois. » – « Tu ne vas pas lui écrire ? » interjetai-je. – « Non. Une lettre peut se perdre. Ce serait trop coupable, a cause de papa, de courir cette chance. Ce que je veux, c’est que nous allions ensemble, toi et moi, à Tamaris. Maman nous conseillait une promenade en automobile pour cet après-midi, où il fait si beau. Nous irons à Toulon, en passant par l’Eden-Hôtel, puisqu’il s’est engagé là comme danseur. » – « Tu veux le voir ? » m’écriai-je. Et à l’accent dont elle a répété : « Oui, je veux le voir, » j’ai senti qu’elle l’aimait, avec une passion qui m’épouvante, je vous répète. Je l’avais bien senti déjà, quand vous m’aviez parlé, mais pas à ce degré. Et puis on pouvait espérer de la guérir alors, en lui disant qu’elle avait affaire à un intrigant, qui n’en voulait qu’à sa fortune. Je l’ai tant cru ! Vous aussi. Maintenant nous savons le contraire… Que lui répondre alors ? La voyant dans cet état, et pour la calmer, je lui ai dit que j’allais téléphoner à Tamaris et prendre un rendez-vous. « Ce sera toujours du temps de gagné, » ai-je pensé. « Je parlerai ensuite à M. Jaffeux. Il m’aidera. Le concierge de l’hôtel se charge de mon téléphonage. Heureusement, Renée n’était pas venue avec moi. De la loge on entend le piano de la leçon de danse. Cette musique me le rappelle trop, m’a-t-elle dit. C’est heureux qu’elle ne fût pas là. Aurait-elle pu cacher son émotion, quand on a répondu de l’Eden-Hôtel que Neyrial était parti sans laisser d’adresse, et son indignation à entendre Prandoni, qui arrivait juste à ce moment, commenter ce départ : « Qu’est-ce qu’il a encore fait, cette canaille ? » Moi-même, je n’ai pas pu me retenir. J’ai, comme elle, voyez-vous, un tel sentiment de notre dette vis-à-vis de mon sauveur, car il m’a sauvé. – « Pourquoi parlez-vous de M. Neyrial ainsi ? » ai-je dit à Prandoni. « Vous n’en avez pas le droit. » Était de sa part une allusion à la barrette disparue ? Je l’ai supposé, et, s’il avait précisé, je crois bien que je me serais trahi. Supporter que ce soupçon continue à peser sur lui, ça, jamais ! Vous êtes arrivé, heureusement, et Prandoni n’a plus rien dit. Mais maintenant, il faut que j’annonce à Renée ce départ de Neyrial. Comment va-t-elle réagir ?… Et maman, que je vois déjà si troublée par tout le mystère qu’elle pressent ?… Et que signifie son départ, à lui ? Il ne vous en avait pas parlé ? »

– « Non, » dit Jaffeux. Tandis qu’il écoutait le jeune homme lui raconter, avec une fièvre grandissante, les épisodes de cette matinée, il tenait dans sa main la lettre reçue tout à l’heure. Allait-il la montrer à celui que Neyrial traitait si dédaigneusement de nigaud, de malheureux ? Ce serait l’atteindre dans un point sensible de son amour-propre. Sa longue expérience l’avait trop appris au vieillard : ces toutes petites piqûres font si aisément des plaies dans des sensibilités malades comme était celle de Gilbert à ce moment. Que, plus tard, dans une conversation, cette mesquine mais cuisante ulcération le rendît moins amical pour Pierre-Stéphane, et l’union intime, si nécessaire dans cette crise entre le frère et la sœur, risquerait d’en être diminué. Et Gilbert reprenait :

– « Conseillez-moi, monsieur Jaffeux. Ne vaudrait-il pas mieux lui dire que je n’ai pas obtenu la communication ? Et vous la prépareriez, en lui racontant votre visite à Neyrial, votre offre, et que vous appréhendez qu’il ne se dérobe… »

– « Où vous attend-elle ? » demanda Jaffeux.

– « Dans le petit salon, au fond, où il n’y avait personne. »

– « Eh bien ! j’y vais, » fit l’avocat ; et en lui-même, tandis qu’il gagnait, à travers les couloirs de l’hôtel, la pièce désignée par Gilbert : « Que vais-je dire à cette enfant ? » Son vieux cœur était remué d’une telle pitié ! Les hommes qui, tout jeunes, n’ont pas vécu leur vie sentimentale, gardent en eux, au soir de leurs jours, des réserves de sympathie émue pour les romans devinés autour d’eux. « Pauvre chère Renée, » se répétait-il, « quand elle saura que Pierre-Stéphane n’est plus à Tamaris, ce sera un écroulement.

Qu’attendait-elle de cet entretien ?… Mais elle l’a dit si ingénument, de le voir qu’il soit parti ainsi et sans laisser d’adresse, c’est la nuit, c’est la mort… Comment lui apprendre cela ? Quels mots trouver qui ne la déchirent pas ?… Lui montrerai-je la lettre ? Elle lui sera si douloureuse ! » Et, sa judiciaire intervenant : « Oui, mais cette lettre la mettra devant du vrai, et, dans ces crises passionnelles, ce qu’il faut arrêter d’abord, c’est le travail de l’imagination. Le réel mutile, mais il circonscrit le malheur. Son attitude me guidera… »

La pièce où se tenait la jeune fille, espèce de réduit aux murs garnis de rayonnages, justifiait l’appellation de Library inscrite sur la porte vitrée, par de longues rangées de volumes, journaux illustrés et romans populaires, dont l’aspect seul dénonçait la provenance britannique. Une large fenêtre cintrée, au fond, donnait sur la colline contre laquelle était bâti le palace. Renée regardait, immobile, le revêtement grisâtre des pins d’Alep, de ces yeux fixes qui ne voient que leur pensée. Le bruit du battant, poussé par le nouveau venu, ne parut pas lui être arrivé. Il y a deux sortes d’attente, aux heures décisives :

celle qui s’agite dans une anxiété névropathique et celle qui se ramasse dans une concentration. La seconde est propre aux cœurs résolus. Jaffeux demeura quelques instants à considérer cette image de l’angoisse courageuse. La ressemblance de cette enfant de vingt ans avec son père se faisait saisissante à cette minute. Une énergie se devinait derrière ses traits délicats, héritée de celle d’un dur ouvrier de guerre. Cette analogie décida du coup l’avocat, et comme elle se retournait enfin :

– « C’est votre frère qui m’envoie, » commença-t-il. « On a téléphoné à Tamaris, et je vous apporte la réponse… »

Un flot de sang était monté aux joues trop pâles de Renée, et une révolte frémissait dans sa voix pour répondre, avec la pudeur d’un amour froissé d’être découvert :

– « Gilbert vous a parlé ? Il vous a dit… »

– « Mon enfant, » interrompit Jaffeux, « croyez-vous qu’il m’ait rien appris ? Vous ne savez pas comme je vous comprends, Renée, et comme je vous suis dévoué. Écoutez Je suis allé à Tamaris, il y a deux jours, de vous. Ces excuses que vous croyez devoir à Pierre-Stéphane, vous et votre frère, je les lui devais, moi aussi, comme vous, plus que vous. Et je ne lui ai pas fait que des excuses. Je lui ai offert de le reprendre comme secrétaire, de l’aider à refaire sa vie. Vous voyez si j’ai changé d’idée à son endroit. J’ai osé davantage. À votre émotion, dans votre dernière entrevue, il avait deviné qu’il vous intéressait beaucoup. Je me suis permis de lui dire qu’il avait là, pour lui, une chance d’un grand bonheur à mériter un jour. Vous m’avez compris ?… Je lui ai donné quarante-huit heures pour réfléchir. Mais, » conclut-il, en tendant à la jeune fille la lettre de Neyrial « lisez sa réponse que je viens de recevoir, et qui me dit ce que le téléphone vient d’apprendre à votre frère, et que celui-ci m’a chargé de vous rapporter. Il est parti de Tamaris et n’a pas laissé même d’adresse… »

La jeune fille avait pris la lettre sans une parole. Elle commença de la lire. Le battement de ses paupières trahissait seul une émotion qui éclata, cette lecture achevée, par un cri jeté avec une ardeur sauvage :

– « Ah ! j’aurais préféré qu’il eût fait tout ce que j’ai cru qu’il avait fait, et qu’il m’aimât !… »

Et, froissant la lettre de sa main crispée, sans la rendre, elle sortit de la pièce, si rapidement qu’il eût fallu courir pour la suivre. Du côté du corridor, des voix s’approchaient. Un geste inconsidéré risquait de provoquer chez les gens qui causaient là un étonnement, une curiosité peut-être. D’ailleurs, que dire à une femme affolée de douleur ? D’un pas qui se voulait paisible, l’avocat s’acheminait donc vers la loge où il comptait retrouver Gilbert, quand il le vit qui marchait vers la porte de l’ascenseur, soutenant Renée défaillante et appuyée à son bras. La lettre était toujours dans la main libre de la pauvre enfant. Au moment où la machine s’ébranlait, le jeune homme aperçut l’avocat, et d’un geste lui montra sa sœur, littéralement écroulée sur la banquette.

– « Par bonheur, j’ai pu la faire rentrer dans sa chambre, sans que maman nous ait entendus, » disait-il dix minutes plus tard à Jaffeux. « Maintenant, elle est sur son lit, toutes fenêtres fermées. Elle a prétexté l’une des grosses migraines auxquelles elle est sujette. « C’est le soleil qui lui aura fait « mal, » m’a dit maman. Mais demain ?… Mais les jours suivants ?… Vous voyez comme elle l’aime, pour que la simple nouvelle de son départ l’ait mise dans cet état. Je vous le disais, monsieur Jaffeux. Qu’elle ait pu cacher son émotion tout à l’heure, quand je lui ai appris la vérité et que maman est entrée, ç’a été un miracle. Ça ne se recommence pas, ces miracles-là… »

* * * * *

« Il s’est recommencé pourtant, le miracle. » se disait Jaffeux le lendemain matin, en regardant Mme Favy se promener avec sa fille et son fils, dans l’allée même où s’était jouée la scène, toute voisine d’être tragique, entre Pierre-Stéphane, Gilbert et Renée. Les hauts palmiers agitaient doucement leurs longues branches souples sur ce groupe familial qu’aucune secrète angoisse ne semblait tourmenter. Dans l’air, vibrant de soleil, passaient, comme la veille, les airs des danses joués au piano par Mlle Morange, et, en se retournant, l’ancienne élève de Neyrial aurait pu voir le nouveau danseur mondain du Mèdes-Palace attaquer un fox-blues avec miss Oliver, la robuste et jolie Anglaise, dont la leçon succédait, l’autre jour, à la sienne. Mais elle ne se retournait pas, et elle causait, sinon gaiement, du moins naturellement, avec sa mère, qui, de toute évidence, ne soupçonnait rien du nouveau choc reçu la veille par son enfant. L’avocat, lui, savait avec quelle violence cette sensibilité avait été ébranlée, et aussi quel rétablissement moral s’était opéré en elle. Une demi-heure auparavant, et comme il allait et venait sur la terrasse de l’hôtel, en se demandant quels seraient aujourd’hui les rapports de la mère et de la fille, il avait vu celle-ci apparaître et marcher droit vers lui, les traits encore lassés par une insomnie qui se résolvait dans une volonté réfléchie et courageuse. Cet abord même l’attestait.

– « Je vous cherchais, monsieur Jaffeux, » avait-elle dit, « pour vous rendre cette lettre, » – elle la lui tendait, – « et pour vous remercier, » – et, sur un geste du vieillard, – « oui, pour vous remercier de me l’avoir fait lire. Elle m’a éclairé mon propre cœur. Je l’avais emportée sans savoir ce que je faisais, et la présence de mon frère m’a rendu la conscience de mon acte vis-à-vis de vous. Comment empêcher qu’il ne me demandât : « Quel est ce papier ? » Et que lui répondre ? Heureusement, il était lui-même si troublé qu’il n’y a pas pris garde, et moi j’ai passé la nuit à lire et à relire toutes ces phrases qui m’avaient arraché ce cri que je vous demande d’oublier, j’en ai honte. Oui, je les ai relues mot par mot, vingt fois, cent fois, ces phrases, et, à travers elles, j’ai compris que j’avais été la dupe d’un mirage. C’est M. Beurtin qui a raison, nous n’étions pas faits pour être heureux l’un par l’autre. Ce n’est ni son passé, ni son métier actuel qui nous séparent. C’est quelque chose de bien plus profond : nos façons de sentir sur le fond même de la vie. Il a de l’honneur. Il a de la générosité. Il a fait la guerre bravement, mais, dans le souvenir qu’il en garde, quelle indigence morale ! Voilà ce que j’ai fini par sentir si nettement. Qu’a-t-elle été pour lui ? Un accident héroïque. Rien de plus. Pour les hommes de la race de mon père, de cette race dont j’ai le sang dans les veines, se battre, c’est servir. Pour celui qui a écrit cette lettre, se battre, ç’a été une aventure exaltante, rien de plus. Il en regrette l’excitation. Il ne se dit pas : « J’ai servi d’une manière. De quelle autre vais-je servir ? » Pourquoi ? Parce que servir, c’est un don de soi dont il n’est pas capable, auquel il ne pense même point… » Elle s’arrêta. N’était-ce pas, hélas ! une autre façon de pousser le cri dont elle avait honte, ce « qu’il m’aimât » désespéré ? Puis fermement : « J’ai regardé bien en face cette vérité de son caractère. Je le voyais si autre !… J’imaginais à son sort d’aujourd’hui des raisons si différentes, un passé romanesque, des malheurs de famille où il avait été une victime volontaire, le sacrifice de sa fortune pour payer des dettes paternelles. Que sais-je ?… Merci, monsieur Jaffeux, de m’avoir aidée à sortir de ce mirage, et merci également du rêve que vous aviez fait pour moi, quand vous avez deviné ma folie. C’en était une. Je ne dirai pas que j’en suis guérie… » Et quel douloureux sourire encore accompagnait cet aveu ! – « Mais j’aurai de la force, parce que j’ai à servir, moi… » Et d’un geste elle montrait son frère et sa mère qui débouchaient de la véranda de l’hôtel – : « à la soigner, elle, à soutenir Gilbert, puisqu’il peut être si faible. J’ai failli perdre cette notion de mes devoirs, ces temps-ci. Cette lumière était trop douce, cette végétation trop belle, ces horizons trop charmeurs, et ce roman que je me faisais de sa destinée, à lui, m’intéressait trop… C’est fini… »

Ces phrases de la jeune fille, Jaffeux se les répétait, en suivant des yeux ces trois silhouettes, qui s’éloignaient maintenant de ce pas paisible. Et voici que les épisodes de ces quelques jours et l’actuelle existence de son ancien secrétaire prenaient pour lui une valeur de symbole. Certes, le métier du « pauvre danseur mondain, » comme Neyrial s’appelait lui-même pathétiquement, n’était que le paradoxe excentrique d’un garçon de bonne famille, dévoyé par une première faute. Mais les deux hérédités contradictoires, transmises par ses ascendants, se manifestaient par la façon dont ce fils d’un père indigne et d’une si noble mère le prenait, ce métier, avec tant de probité à la fois et de légèreté. Tout au contraire, le redressement subit de Gilbert et de sa sœur, lui, dans son repentir, elle, dans le brisement de son amour, attestait la présence en eux de la vigueur d’âme empruntée au foyer paternel. Ils avaient pu se débattre contre cette discipline, mais ils l’avaient reçue avec leur sang, – Renée avait bien dit, – et ils s’y rattachaient par le fond même de leur être dès la première grande épreuve. Le traditionaliste qu’était Jaffeux trouvait là une confirmation de la grande vérité sociale qu’il avait méconnue en souhaitant d’unir le fils du viveur parisien qu’avait été Auguste Beurtin et la fille du colonel Favy. Un mariage heureux suppose une identité morale des familles, et Renée avait si justement, si tristement marqué le point de séparation entre elle et Pierre Stéphane, quand elle condamnait en lui l’abolition du sens du service. Oui, mieux valait qu’il fût parti au loin et qu’elle ne le revît pas, car jamais ce sens du service ne naîtrait chez ce soldat de la grande guerre, puisque cette guerre ne le lui avait pas donné, et que ces quatre terribles années n’avaient été « qu’un accident héroïque ». Quelle parole l’amoureuse déçue avait prononcée là, si profonde, et qui éveillait de telles résonances dans l’intelligence et le cœur de l’avocat ! Que de fois, depuis la victoire, la mentalité des générations sorties de la fournaise avait inquiété son patriotisme ! Cet état d’âme que la jeune fille s’épouvantait de rencontrer chez le blessé de Verdun, devenu danseur dans un palace, était-il particulier à celui-ci, ou bien, comme l’ancien « poilu » le prétendait lui-même, fallait-il voir là un cas entre bien d’autres d’une maladie qui menaçait de s’étendre à tout le pays, une impossibilité à se réadapter à une vie normale. Et sa pensée se repliant sur sa propre personne, Jaffeux se surprit disant à mi-voix : « Cette enfant a raison. À moi aussi, elle vient de me dicter mon devoir. Il faut servir, et on le peut à tout âge. Pour Pierre-Stéphane, je ne peux plus rien en ce moment. Mon service était, après son vol, de lui rendre ce qu’il appelle si justement le sursaut de l’honneur. Je le lui ai rendu. Qu’il fasse son destin à son idée maintenant. Nous nous reverrons certainement. Il voudra s’expliquer encore, plus tard, devant le seul témoin de toute sa vie qu’il puisse avoir. Alors je pourrai peut-être l’aider de nouveau, mais il est un autre service plus général qui ne m’est pas particulier. C’est le nôtre, à nous les aînés, si vraiment il y a beaucoup de jeunes gens comme celui-ci : maintenir dans le milieu où nous évoluons un tonus moral, empêcher à tout prix que, pour la France aussi, ces quatre années de guerre n’aient été qu’un accident héroïque. – J’essaierai de ne pas y manquer. »

Chantilly, septembre 1925.

Costebelle, janvier 1926.

FIN

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