IV

Si peu renseigné que fût Marcel sur les complexités de la vie littéraire, il se rendait compte qu’entre les livres des écrivains et leur personne, il se rencontre tout ensemble un rapport intime et des divorces secrets. Surtout quand il s’agit d’œuvres aussi artificielles qu’un roman « à la page » comme disait Gauthier. Le tendre Racine avait dans sa nature des côtés cruels ; le généreux Rousseau était le plus vindicatif des hommes ; le génial Hugo un manœuvrier de gloire, savamment occupé de sa publicité. L’auteur du Lac caché possédait-il la sensibilité infiniment délicate dont témoignait ce roman, et s’il était l’amoureux de Paule Gauthier, – comme Marcel le supposait encore, et toujours sans preuve certaine, – pouvait-il, lui, le subtil et maladif analyste des nuances du cœur, joindre à ses dons de finesse émotive, des calculs de bas arriviste ? Pratiquait-il des opérations telles que le brocantage d’une jolie maîtresse à un débauché sénile ? La première question était de savoir si la jeune fille attendue par lui devant l’hôpital était vraiment cette sœur de Raymond Gauthier à laquelle le grand-père semblait s’intéresser particulièrement. Comment Marcel n’aurait-il pas employé le moyen le plus simple ? Guetter de nouveau la sortie des infirmières, et demander à une de ses camarades ou au concierge le nom de celle qu’il avait vu s’en aller avec Harny ? Il s’y décida, et à peine achevée la lecture du Lac caché, il s’acheminait automatiquement vers les Enfants-Malades. Harny était là de nouveau, lui aussi, et la même jeune fille, qu’un employé qui sortait nomma aussitôt à Marcel après qu’il l’eut interrogé timidement, en la lui montrant qui s’éloignait au bras de son compagnon.

– Oui, c’est Mlle Gauthier qui part, son service terminé, répondit cet homme, et il regarda, non sans ironie, son interlocuteur s’engager à la suite des deux amoureux sur le boulevard des Invalides. Ils allaient lentement et s’arrêtèrent au petit square qui termine l’avenue. Ils s’y assirent. Des enfants y jouaient sous les arbres verdoyants qui entourent le monument élevé à M. Taine, en souvenir des promenades du grand philosophe vers ce paisible endroit dans les derniers temps de sa vie. Il y avait une antithèse saisissante pour Marcel Breschet entre les austères pensées qu’évoquaient ce monument, et les tendres propos qu’échangeaient sans doute à cette place la laborantine et le poète du Lac caché. Ces propos n’étaient-ils que tendres, ou bien concernaient-ils un plan d’exploitation scélérate que son devoir, à lui, était d’empêcher à tout prix ?

« Je ne connais, » se disait-il, « personne à Paris qui puisse me renseigner sur cette laborantine que Cortet, sur ce romancier poète aussi. Sur elle, par des camarades d’internat, sur lui, par la rumeur publique. Car enfin, quand un écrivain nouveau réussit, il soulève un tas de potins et il est impossible qu’un écho n’en arrive pas aux salles de garde. Si le Lac caché mérite de s’appeler le Marécage caché, on doit pourtant le soupçonner. »

Il rit lui-même de sa plaisanterie, et tel était son besoin de renseignements plus précis, qu’il gagna aussitôt Laënnec d’où son ami était absent. Il laissa un mot qui lui donnait rendez-vous pour le lendemain matin, au modeste restaurant attenant à son hôtel. Il passa la matinée à lire, après l’avoir demandé dans plusieurs librairies, l’autre roman, celui qui avait précédé le Lac. Il y retrouva ce ton de ferveur sentimentale qui l’aurait moins surpris s’il avait connu la réaction de certains groupes littéraires contre la brutalité du réalisme. Ils se rattachent ainsi au Sainte-Beuve de Volupté, au Fromentin de Dominique, au Gérard de Nerval de Sylvie, pour ne parler que des morts. Cortet arriva un peu en retard, à cause du service, et à la question que Marcel lui posa aussitôt sur Harny :

– Je ne sais rien de lui, répondit-il, sinon qu’il écrit des bouquins prétentieux, vers et prose, dont je n’ai pas lu une ligne ; mais voilà ce que j’ai appris et qui t’intéressera pour tes Nivernais et ton enquête sur le projet de mariage qu’ils t’ont chargé d’étudier. Cette Paule Gauthier, c’est un des flirts de ce monsieur, et qui dit flirt, avec ces demoiselles, entend un freudisme pratique, lequel va très loin. C’est un propos d’une camarade de son service qui m’a été rapporté ce matin même. Les laborantines, quoiqu’elles ne soient pas de vrais médecins, donnent quelquefois l’exemple du vice proverbial de notre profession. Je te citais l’autre jour le proverbe sur l’Invidia medicorum. Il leur arrive de parler les unes des autres avec la bienveillance que nos professeurs pratiquent entre eux. Mais ce flirt-là est profitable, car ce petit poète, coupeur de cheveux en quatre, passe pour riche. Ces mêmes bonnes camarades le répètent volontiers. Autre potin sur lui : il est, paraît-il, le fils d’un agréé très en vue au Tribunal de commerce.

C’était, du coup, ce renseignement de Cortet sur la fortune de Harny, la destruction de l’hypothèse échafaudée par Marcel sur les cent mille francs mendiés dans la lettre à son père. La laborantine n’avait rien à voir dans le quémandage du vieux Breschet. Si elle avait une liaison avec Harny, comme l’indiquait l’intimité de leurs rendez-vous, celui-ci pouvait suffire à l’entretenir, et Marcel retombait dans l’incertitude sur l’issue de l’enquête dont il s’était chargé. Non, il ne s’agissait pas d’une exploitation par une intrigante. L’intérêt que l’homme d’affaires déployait pour Paule se justifiait, comme sa bienveillance pour l’employé de la librairie Gillequint, par le souvenir du père tué à son service. D’autre part, le témoignage de l’agent de change l’innocentait des spéculations à la Bourse, et le confort de l’appartement du boulevard Suchet démentait toute idée d’un embarras dans ses affaires assez sérieux pour expliquer cette étrange lettre où d’ailleurs il parlait non pas d’embarras pécuniaires, mais d’un devoir qui tenait à son honneur.

« Pourquoi ne pas la lui poser à lui-même cette question ? » se disait Marcel en quittant Cortet. « Cette expression même dont il s’est servi m’en donne le droit. Son honneur, c’est aussi le mien. Je n’ai pas d’autre excuse à mes propres yeux pour être ici. Qu’ai-je fait, sinon une besogne de policier, depuis ces trois jours, et un petit-fils qui espionne son grand-père, encore un coup, ce n’est pas propre. Lui parler à cœur ouvert, au contraire, ce n’est pas lui manquer de respect. C’est défendre notre nom à tous deux. Ne sommes-nous pas solidaires ? J’ai trop tardé. Je lui parlerai dès ce soir, puisque nous dînons ensemble. Mon père ne le connaît pas. Leur conception trop différente de la vie les a heurtés l’un contre l’autre, et je l’ai revu, moi, si affectueux, si chaud. Peut-être, dans ce qu’il me dira, trouverai-je le moyen de les réconcilier. Pour maman, ce sera plus difficile. Mais qui sait ? Elle a dû avoir peur de son influence sur la carrière de papa. Cette peur aujourd’hui n’a plus de sens. Elle doit lui en vouloir aussi de cette brouille qui a duré tant d’années. Si je pouvais la faire cesser ! Oui. Dès ce soir, je lui parle. »

Cette résolution prise, il se sentit redevenu calme et, pour dominer un reste d’inquiétude, il eut le courage d’aller enfin à la Bibliothèque Nationale, chercher quelques documents sur Janus. Il trouva que, dans la vie privée de chaque Romain, ce dieu était le gardien des portes et des ouvertures par lesquelles la lumière pénètre dans les maisons, d’où sa représentation avec l’insigne de portier : une clef, témoignage de l’importance religieuse que nos ancêtres attachaient à la préservation de la demeure, c’est-à-dire de la famille. Ce mythe s’associait trop évidemment à l’œuvre de réconciliation domestique méditée par le petit-fils. Celui-ci voulut voir dans cette analogie un de ces avertissements mystérieux qui se produisent quelquefois dans nos destinées, et il demeura décontenancé par la joyeuse humeur avec laquelle le reçut son grand-père qui se frottait les mains en disant :

– Bonne journée ! Un Américain venu pour voir un de nos appartements, nous a indiqué quelles modifications il désire. Ces gens d’outre-mer ont d’inouïes exigences de confort. Nous les avons acceptées, en doublant le loyer que nous exigerons de lui. Il accepte à son tour. Voilà une excellente affaire et que nous allons fêter par un excellent dîner à mon cercle. Pourvu que le baccara ne te tente point. Je ne te conseillerai pas cet emploi de l’esprit d’entreprise.

« Cédons-lui d’abord, » pensa Marcel. « Après le dîner, s’il est toujours aussi content, ce sera le vrai moment de lui parler. »

Le club installé à la moderne dans les environs des Champs-Élysées, le raffinement du service, la cordialité des saluts échangés avec les convives lui donnèrent l’impression d’une vie si large, si comblée, que le mystère des cent mille francs brutalement demandés dans la lettre s’épaississait à nouveau pour le professeur de Nevers, habitué à un budget surveillé. Il se taisait sans que le grand-père semblât s’étonner de ses silences. Comme celui-ci l’entraînait après le dîner dans le grand jardin attenant, pour mieux goûter sous les arbres la fraîcheur du beau soir d’été, il se rappela le tête-à-tête où il avait laissé la veille Paule et Harny, dans un cadre pareil de verdure paisible, au milieu du tumulte de la grande ville. Du moins avait-il maintenant la certitude qu’aucun complot ne se tramait là-bas contre le vieillard, lequel, assis dans le paisible jardin de son cercle, s’abandonnait, à son tour, à un silence où Marcel devinait son profond contentement d’avoir, après tant d’années, son petit-fils auprès de lui. Ce contentement se manifesta par une exclamation accompagnée d’un serrement de main si affectueux qu’il détermina la volonté du jeune homme :

– Je vais bénir le dieu Janus pour t’avoir amené ici. Je suis bien heureux ce soir.

– Ne le bénissez pas trop, grand-père, dit Marcel à qui ce geste de sympathie rendait impossible la continuation, même momentanée, de son mensonge. Ma thèse n’est pour rien dans mon voyage à Paris. Vous m’avez accueilli d’une telle manière que je vous dois la vérité.

Dans la demi-clarté du fanal électrique il put voir changer la physionomie de son interlocuteur visiblement ému. Cette phrase n’avait de sens que si le petit-fils, messager de son père, apportait la réponse à la lettre dont il n’avait été question ni le premier jour, ni depuis. Cette visite, si douce au vieil homme, y était donc associée ? Il se leva et une angoisse passa dans sa voix pour demander :

– Quelle vérité ?

– C’est mon père qui m’a envoyé ici, à la suite d’une lettre que vous lui avez écrite, et à laquelle il n’a pas répondu.

– Je ne veux pas croire, dit Marcelin Breschet, qui, cette fois, ne dissimula pas son irritation, qu’il t’ait chargé d’un message que toi-même tu ne peux pas supporter de me communiquer. De deux choses l’une, ou bien tu dois, dans sa pensée, me transmettre un refus, ou bien, voulant savoir pourquoi je lui ai demandé une grosse somme d’argent, il t’a envoyé faire auprès de moi une enquête devant laquelle tu recules. Qu’il me refuse cette aide, je m’y attendais. J’ai pris mes précautions d’avance, et je n’en ai plus besoin. Qu’il te mêle aux difficultés qui peuvent surgir entre nous, ça, c’est indigne. Je te répète : je ne peux pas y croire.

– Grand-père, dit Marcel, en prenant à son tour la main de l’aïeul, qui ne la retira point, puisque vous sentez ainsi, ne me faites pas juge entre mon père et vous.

– S’il avait ton cœur !… – Et voulant épargner au jeune homme des phrases qui leur seraient pénibles à tous deux, le vieillard reprit : – Il a pensé que mes affaires allaient de nouveau mal, et il t’a envoyé ici pour une enquête. Eh bien ! tu lui apprendras qu’elles vont bien, très bien même. Tu en as déjà en deux preuves : la visite de cet actionnaire hier ; aujourd’hui, celle de cet Américain. T’a-t-il communiqué ma lettre ?

– Oui, répondit Marcel à voix basse.

– Alors tu auras vu qu’il y va pour moi d’une question d’honneur, d’honneur moral. J’ai même souligné le mot pour indiquer qu’il ne s’agit pas d’affaires. S’il m’était difficile de me procurer l’argent que je lui ai demandé, en ce moment, c’est précisément que je ne voulais pas mêler cette question d’honneur à des spéculations d’un autre ordre. Je lui offrais de lui donner de vive voix une explication. Mais, – son accent affirmait une volonté subite qu’il manifesta en prenant le bras de son interlocuteur, – puisqu’il te substitue à lui, je te la donnerai à toi cette explication, sûr de trouver en toi une compréhension du cœur que je n’ai jamais trouvée en lui… Seulement, continua-t-il, sortons d’ici. Ce n’est pas un endroit pour la confidence, je dirai mieux pour la confession, que je te dois, car tu es mon petit-fils, celle du vrai motif de ma démarche auprès de ton père. Elle intéresse une certaine personne qui te touche de trop près, par le sang, à ton insu, pour que tu n’aies pas le droit d’entendre cette confession, j’y insiste, que j’ai, moi, le devoir de te faire. La porte au fond du jardin donne tout près des Champs-Élysées. Nous allons passer par là. Je serai plus à l’aise pour te parler, dans cette avenue où le tumulte de la vie extérieure redouble la conscience de la vie intérieure, et c’est à ma vie intérieure qu’il me faut t’initier. Après, tu comprendras.

La solennité de la voix, et la contraction de plus en plus marquée du bras du vieillard sur le bras de son petit-fils, faisaient un commentaire inattendu à ce discours que Marcel écouta sans l’interrompre, tout le long des boutiques, des bars et des restaurants qui transforment cette promenade, jadis très tranquille, en une des régions de la vie parisienne les plus passantes et les plus bruyantes, et voici les propos, pour lui si révélateurs, que tenait l’homme d’affaires, racontant le roman le plus secret de sa vie.

– Cette histoire, disait-il, remonte à 1904, époque où je m’occupais de ma grande affaire d’automobiles. J’avais les meilleures raisons d’espérer que le nom de Marcelin Breschet figurerait un jour à côté de celui des Renault, des Voisin, des Citroën, de tous les maîtres de la route. De mauvaises chances en décidèrent autrement. J’avais alors comme chef d’un de mes ateliers, dans une de mes usines, un certain Jules Gauthier, le père de ce Raymond Gauthier que tu as vu justement hier. C’est moi, je te l’ai dit, qui ai fait entrer ce jeune homme chez Gillequint. J’avais cru devoir m’occuper de lui à cause de la mort de son père, survenue dans mon usine à la suite d’une explosion. Elles étaient trop fréquentes à cette époque des débuts de l’automobile. J’arrive ici à l’aveu qui me soulagera d’un grand poids. J’ai toujours pensé, je pense toujours que c’est un autre devoir, absolu celui-là, pour un chef d’entreprise, de respecter la vie familiale de ses employés. À ce devoir j’ai manqué, pour la première et dernière fois, vis-à-vis du pauvre Gauthier. Il était le mari d’une femme délicieuse, jolie, fine, et qui avait pour moi une autre séduction. Elle était née et elle avait grandi en Auvergne, dans ce vieux Pont-du-Château, dont les tours rondes enchantaient mes yeux d’enfant. Le ménage n’était pas heureux. Jules Gauthier avait une forte et courageuse nature de bon ouvrier. Thérèse, sa femme, venait d’un milieu de petite bourgeoisie. Son père, clerc de notaire, s’était ruiné dans des placements imprudents. De sa première jeunesse elle gardait cette nostalgie inconsciente, non pas du luxe, mais des bonnes manières et d’une atmosphère préservée, qui fait les déclassées. J’étais veuf moi-même et en pleine crise de brouille avec ton père. J’avais voulu l’intéresser à ma nouvelle affaire d’automobiles. Il s’y était refusé un peu durement.

– Croyez qu’il en avait le premier souffert, grand-père. À cette époque, maman venait d’hériter.

– Je comprends, reprit Marcelin Breschet, ce scrupule de distraire, ne fût-ce qu’un centime, de l’argent de sa femme. Il y avait les formes et il y manqua. Ne revenons pas là-dessus. Je voulais seulement te faire sentir dans quelle solitude morale je vivais alors. C’est, je ne dirai pas mon excuse, mais l’explication du sentiment passionné que m’inspira Mme Gauthier. Devina-t-elle, par mes demi-confidences, que je traversais moi aussi une crise qu’elle voulut bien attribuer à la tristesse de mon veuvage, lequel remontait pourtant à plusieurs années ? Pour les femmes imaginatives, comme elle, le temps ne compte pas. Certains deuils étant toujours actuels pour elles-mêmes, elles prêtent à ceux qu’elles estiment une persévérance de sensibilité identique à la leur. J’ai l’air de lui chercher des excuses, quand c’est moi qui en aurais besoin pour me justifier d’une si grande faute contre mes devoirs de patron. Bref, je devins son amant, et cette laborantine, cette Paule dont son frère aîné, l’enfant légitime celui-là, te parlait hier…

Il hésita un moment, puis d’un accent où frémissait le plus intime de son être :

– Cette Paule, elle est ma fille.

– Pauvre grand-père ! dit Marcel en lui étreignant de nouveau la main.

– Merci, fit le vieillard qui continua après un silence. Pourquoi n’ai-je pas épousé sa mère quand elle est devenue libre elle-même, à la mort de son mari ? Ah ! c’est tout un drame dont je peux te dire qu’il fut celui de mon âge mûr. Il l’est encore. Étant donné le caractère délicat et sensible que je t’évoquais tout à l’heure, tu dois te rendre compte que ma liaison avec Thérèse avait suscité chez elle un bouleversement. Le scrupule du patron séducteur vis-à-vis de la femme d’un de ses employés, n’est pas moins grand, vois-tu, chez cette femme si elle a de l’honneur, et l’on en garde même dans l’adultère. Elle a le sentiment d’être, je ne dirais pas, entretenue, mais presque. D’où vient l’argent que touche son ménage ? Et c’est tromper deux fois son mari, surtout quand ce mari payé par le patron est, comme Gauthier, un homme confiant, incapable de soupçonner la trahison. Il estime ce patron et il croit en son épouse. Thérèse avait donc des remords de femme, et aussi de mère. Sa faute avait redoublé son affection pour son fils. Juge maintenant de la tragédie que lui représenta l’accident survenu à son mari, qui le laissa infirme des deux jambes, et fit de lui pendant plusieurs années un invalide, soutenu par notre compagnie, dans des conditions que la fierté de Thérèse devait juger humiliantes, et elle n’avait pas su quelle diplomatie j’avais déployée pour faire assurer cette rente au blessé ! Elle n’eut pas besoin d’exiger la rupture de nos relations coupables, qui me devinrent trop pénibles à moi-même quand je constatai que chez elle la haine était sur le point de remplacer l’amour. À cause de notre fille je voulais solidement assurer sa vie matérielle et celle de mon enfant. Jules Gauthier mourut. La rente diminuée resta valable pour sa veuve, et ni elle ni moi ne fîmes jamais la moindre allusion à un remariage qu’elle n’eût accepté à aucun prix. Croirais-tu que si j’en ai été bien triste à de certaines heures j’ai été fier pour elle de la voir se dévouer solitairement à son fils et à sa fille ? Logique avec ce que j’avais toujours discerné de noble dans son caractère, elle avait pris comme métier la confection de vêtements d’enfants, et si elle continuait à recevoir, à subir plutôt la faible pension que lui assurait notre Compagnie aujourd’hui dissoute, elle en consacrait le revenu entier à l’éducation de son garçon. Elle soutenait sa fille par son propre travail, poussé avec tant d’énergie et de conscience qu’elle est arrivée à créer une petite maison où elle-même a des employés, et jamais, tu m’entends, jamais, elle ne m’a permis de l’aider ni directement, ni indirectement.

– Si j’apprends que vous me recommandez à vos amis, me dit-elle un jour, vous ne verrez plus Paule.

Et à son regard, à son ton, à son visage, j’ai compris que cette menace n’était pas vaine. J’y ai cédé, en me réservant à part moi certains droits. C’est ainsi que j’ai pu faire entrer Raymond chez Gillequint. Cette démarche-là, Thérèse l’a acceptée, précisément parce que mon obéissance à ses volontés lui prouvait mon intelligence de ses scrupules. Pour notre fille, ses sentiments et les miens sont plus complexes. Au fond, elle n’a jamais aimé Paule de tout son cœur. La grâce même de cette enfant de l’amour lui rappelle trop la faute qu’elle n’a pas cessé d’abhorrer. Elle n’a jamais cessé d’autre part de reconnaître les droits que j’ai sur notre enfant, et elle ne s’est pas opposée à leur exercice, dans la mesure où je me le permettais à moi-même. Je t’ai dit qu’elle réussissait dans son métier. Elle a maintenant un atelier, composé très modestement de deux ou trois aides. J’avais cessé de m’occuper d’automobiles. J’avais fondé une agence de locations qui fut le principe de mon actuelle agence immobilière. J’étais naturellement très occupé, Thérèse aussi, et nous nous voyions très peu. Notre fille ayant, toute petite, manifesté des dispositions intellectuelles, j’avais à plusieurs reprises, suggéré à sa mère qu’il ne fallait pas l’emprisonner dans une éducation de métier. Elle m’écouta, poussée à son insu par cet attrait de l’existence bourgeoise, qu’elle avait connue tout enfant. Elle plaça Paule dans un lycée. La petite réussit, intéressa ses maîtres, passa des examens, et c’est ainsi qu’elle se fit une position à l’Assistance publique. Elle devint, ce qu’elle est à présent, une laborantine, et, affirment les docteurs qui l’emploient, une bactériologiste remarquable. Elle est aujourd’hui aux Enfants-Malades dans cet hôpital jumeau de celui de Necker à l’extrémité de la rue Masseran.

– J’y suis allé, grand-père, interrompit Marcel, parce que le nom de Mlle Gauthier et sa profession sont connus de mon père. Je dois tout vous dire. Il s’occupe de vous plus que vous ne croyez. Comme la calomnie n’épargne personne, votre nom associé à celui de cette jeune fille a donné lieu à des commentaires que j’ose à peine vous répéter. C’est cela aussi que j’ai été chargé de savoir à Paris.

– Si elle était ma maîtresse ? s’écria Marcelin Breschet. Ton père a pu penser cela de moi ?

– Non. Mais s’il n’y avait pas de sa part ou dans son entourage une intrigue, un projet d’exploitation de votre bonté, de votre faiblesse, d’une passion peut-être. Le mot d’honneur souligné dans votre lettre pouvait avoir ce sens.

– On expie toujours toutes ses fautes, dit le vieillard, et cette paternité en a été une si grave ! Je dois la payer. C’est dur de la payer ainsi… Alors, demanda-t-il en se dominant, tu as vu Paule ?

– Oui, répondit Marcel.

– N’est-ce pas qu’elle est belle ? Mieux que belle, si intéressante par son expression sérieuse et réfléchie. Il était trop naturel, dans l’indépendance où elle vit, – n’étant occupée que huit heures dans la journée, – qu’elle rencontrât des jeunes gens pour lui faire la cour. Elle s’enveloppe d’une réserve si farouche qu’elle a échappé à ce danger jusqu’au jour où le hasard voulut que son chef de service l’envoyât faire une prise de sang à un agréé près le tribunal de commerce, menacé d’azotémie. Le nom va t’étonner : maître Théodore Harny, le propre père de l’écrivain dont Raymond te parlait avant-hier, l’auteur de ce Lac caché. Son portrait t’a même tellement frappé que tu as emporté son volume.

– Lui aussi, ce jeune homme, je l’ai vu lors de ma visite à la porte des Enfants-Malades. Il attendait là Paule Gauthier. Je vous compléterai ma confidence, grand-père, en vous avouant que je les ai même soupçonnés d’être amant et maîtresse, et, ne le sachant pas riche, de s’entendre pour vous exploiter.

– Toujours le paiement ! s’exclama Marcelin Breschet. Ce que tu viens de me dire m’a fait mal.

– Pardon, répondit Marcel.

– Tu as eu raison de me parler franchement. Mais ils s’entendent si peu pour m’exploiter que j’ai eu une conversation avec Harny au sujet de Paule.

– Elle vous a demandé d’avoir cette explication avec lui ?

– Non, mais sa mère. Si je t’ai bien expliqué l’étrange situation qui s’est établie entre Thérèse et moi, tu dois comprendre que j’observe une grande prudence dans mes rapports avec Paule. Je les maintiens très discrets, très surveillés pour ne pas provoquer ses réflexions. Je la vois si fine, si sensible, trop sensible. Ce que je t’ai dit des complexités du cœur de sa mère dans leurs relations, Paule le devine. Elle en souffre sans s’en rendre compte, ni rien soupçonner du passé. Mais voici les faits : Raymond Gauthier admire beaucoup Harny, l’auteur de la maison. À vingt petits signes, il a compris qu’une intimité se nouait entre l’écrivain et sa sœur. Il estime trop haut Paule, et aussi Alfred Harny pour supposer cette intimité coupable. Avec raison il l’a jugée dangereuse. Il en a tout net parlé à sa mère, pour laquelle il professe un culte. Cette mère en a elle-même parlé à Paule. Celle-ci a ce caractère d’être à la fois très silencieuse et très franche. Jugeant d’ailleurs n’avoir rien à se reprocher, elle a tout confessé à sa mère : qu’elle et Harny s’aimaient, qu’ils se l’étaient dit, mais que le père faisait une objection radicale au mariage de son fils avec une fille sans dot. Ce refus de consentement céderait-il ? Elle l’espérait. En tout cas, les façons de sentir du jeune homme et les délicatesses de conscience dont témoignait le Lac caché l’avaient décidée à continuer des rapports qui la rendaient heureuse. Ils s’étaient secrètement fiancés. « Avant de le connaître, » avait-elle dit à sa mère, « je ne vivais pas, j’étais morte. » Cette phrase épouvanta la pauvre femme et détermina chez elle une démarche dont tu comprendras qu’elle m’ait, moi aussi, bien ému. Pour la première fois depuis son veuvage, elle me demanda un rendez-vous. Elle me dit qu’elle considérait comme son devoir de révéler au véritable père de Paule le drame sentimental que traversait leur fille. C’était me demander de constituer une dot à la pauvre enfant. Elle s’en rendait compte. Elle en était humiliée et désespérée. Mais elle estimait, – et elle me le dit, – que, dans certaines relations anormales, comme celle qui m’unissait à Paule, la première obligation et qui prime toutes les autres, est la vérité. Pouvant aider notre fille à faire sa vie, je le devais. Ai-je besoin d’ajouter que j’abondai dans son idée. Je lui promis de constituer à Paule une petite dot en employant une voie détournée qui empêchât tout commentaire. Je n’ai pas dans ma vie traversé une scène plus pénible. Les sous-entendus en étaient si douloureux pour moi et pour cette pauvre mère chez laquelle cette démarche touchait aux fibres les plus secrètes du cœur. T’expliques-tu maintenant cette lettre écrite à ton père et comprends-tu quelle signification avait pour moi ce mot d’honneur que je ne pouvais pas commenter ? Il aurait dû penser pourtant que je ne l’employais pas sans un bien grave motif.

Ils arrivaient à l’Arc de Triomphe. Brusquement le vieillard tendit la main à son petit-fils en le quittant :

– Laisse-moi rentrer seul. Marcel. Mon émotion est trop forte. Tous ces souvenirs me bouleversent. C’est la tragédie de ma vie que je viens d’évoquer devant toi, et une tragédie qui n’est pas achevée. Reviens demain matin boulevard Suchet. Tu me diras comment tu estimes devoir te comporter devant cette révélation. Je l’aurais faite à ton père s’il avait répondu à mon appel, et s’il avait accepté de m’avancer cet argent. Il aurait dû pourtant penser que je ne m’adressais pas à lui sans une raison profonde et que cette demande d’un prêt pareil à mon âge… Mais je n’insiste pas. Il t’a envoyé, et de cela je lui reste trop reconnaissant pour que ta présence n’efface pas tous mes griefs. À demain donc. Je te dirai quel procédé j’ai imaginé pour que la source de cette dot reste anonyme. Adieu, mon enfant.

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