CHAPITRE III

Qu’est-ce que c’est donc que l’hydrogène ? – Le ballon de l’Exposition dans une bouteille. – En chasse. – Courses à travers le Pacifique. – Broyés par les récifs de corail. – Encore naufragés et près d’être mangés. – Le coup du Commandeur. – Gendarmerie et anthropophagie. – Un procès-verbal aux antipodes. – Un tabou. – Curieuses conséquences d’un calembour involontaire. – Marmite renversée. – Canonisation d’un gendarme. – Subtilités des tribunaux anglais. – À travers les récifs coralliens. – Une arrestation. – Deux héros du siège de Paris. – Encore un Parisien. – Stop.

– Docteur, qu’est-ce que c’est donc que l’hydrogène ?

– Té, mon bon, après avoir étudié la « physique » chez un prestidigitateur, tu ne serais pas fâché de t’initier un peu à la chimie en compagnie d’un homme que tu soupçonnes, à tort ou à raison, d’être quelque peu compétent.

– Dame ! oui.

– L’hydrogène, mon fils, je n’en sais pas bien long sur le compte à c’té couquinasse.

« J’ai été au collège comme tout le monde, on m’en a vaguement parlé.

« J’ai préparé, et même passé un premier examen de fin d’année de médecine ; on m’a interrogé sur l’hydrogène.

« Mon troisième examen de doctorat a failli être singulièrement compromis, grâce à la réponse un peu saugrenue que je fis à une question analogue à la tienne :

« Qu’est-ce que l’hydrogène ?

« Je vais rappeler mes souvenirs.

– Oh ! oui, docteur, répliqua Friquet les yeux ardents de convoitise… Ça me ferait tant plaisir.

– J’y suis… comme disait feu Lagardère, ton homonyme et compatriote, le Petit-Parisien.

« L’hydrogène, était, de mon temps, un gaz permanent !…

« Permanent !… oh ! savants, mes contemporains, qu’en saviez-vous, téméraires ?…

« Incolore – soit ! – insipide et inodore, – quand il est pur, mes pitchounes, – car il sent l’ail, comme un plat de bouillabaisse, s’il renferme un soupçon d’arsenic, ou encore, il exhale des senteurs dignes des marais de Bobigny et de Bondy, quand il contient un atome d’acide sulfhydrique.

« On m’a appris qu’il avait été découvert au dix-septième siècle. Par qui ? Ma foi, je n’en sais fichtre rien. Il n’est bien connu que depuis 1777, époque mémorable où Cavendish a décrit ses principales qualités.

« Il a été d’abord surnommé air inflammable, puis hydrogène (générateur de l’eau), parce qu’il est un des éléments de l’eau. »

Le docteur fit ici une pause… une très longue pause…

Friquet attendait, bouche béante.

– Après ? interrogea-t-il, comme malgré lui…

– Après !… Diable !… Tu deviens exigeant comme un examinateur…

« Ah !… parfait. L’hydrogène, mon fils, est le plus léger de tous les corps. Sa densité, l’eau étant prise pour unité, à la température de 0°, et sous la pression normale de 0,76, est de 0,06920. Un litre d’hydrogène pèse 0 gr. 08957.

« Il est donc quatorze fois et demie plus léger que l’air.

– Mais, docteur, je savais ça, qu’il était plus léger que l’air, puisque c’est sur cette différence que repose le principe de l’aérostation.

– Parfait !… Bravo, Friquet ! fit André.

– Dame ! m’sieu André, j’ai un peu lu… c’est bon de s’instruire.

– Mon cher enfant, reprit affectueusement le docteur, je suis ravi de constater chez toi ces heureuses tendances. Tu veux t’instruire, bien ; je t’aiderai.

« Tu disais donc ?…

– En quoi l’hydrogène, quatorze fois et demie plus léger que l’air, peut-il imprimer à cette machine, qui est l’âme du Vaisseau de proie, une pareille force ?

– Je vais te satisfaire en deux mots. Tu as lu à Valparaiso des journaux récemment arrivés de France. Il y est question de l’Exposition universelle. Dans la cour des Tuileries se trouve un ballon captif, installé à cette occasion par l’ingénieur Pierre Giffard. Ce ballon monstre enlève, vingt-cinq ou trente fois par jour, une cinquantaine de curieux, qui, moyennant un louis, veulent s’offrir les joies d’une ascension.

– J’ai lu, docteur, et j’ai vu le croquis, c’est superbe… mais quel rapport y a-t-il ?…

– Voici, interrompit le docteur. Le ballon renferme dans son enveloppe de taffetas vingt-cinq mille mètres cubes d’hydrogène…

« Suppose, que par un procédé quelconque, par exemple une compression très énergique, on emprisonne tout ce gaz dans un vase d’une solidité à toute épreuve, et de la contenance de huit ou dix litres. Qu’arrivera-t-il ?

– Ça fera du gaz comprimé qui ne demandera qu’à s’en aller, et rondement, si on débouche le vase…

– Tu as raison en partie. Mais, la pression sera à ce point irrésistible, que le gaz se liquéfiera, et sera réduit à un volume incroyablement petit.

« Il n’en conservera pas moins toute sa force d’expansion, et reprendra son volume primitif, aussitôt qu’il sera, comme tu l’as parfaitement compris, en contact avec l’air libre.

« Je te disais tout à l’heure, et à tort, que ce gaz était permanent, c’est-à-dire qu’il ne pouvait changer d’état. C’est une erreur, je le répète, puisque deux chimistes distingués, MM. Cailletet et Raoul Pictet, l’ont non seulement liquéfié, mais encore solidifié.

« Ce changement d’état s’opère en amenant naturellement une colossale diminution de volume. C’est cette différence qui est le principe de la machine sans feu.

« Les gredins que nous poursuivons, possèdent, pour me servir d’une expression un peu triviale, du gaz ou plutôt de la force en bouteille.

« Leurs récipients sont construits de telle sorte qu’ils défient toute explosion. Quand ils ont besoin de faire mouvoir cette satanée machine, ils mettent en contact avec elle un de ces récipients ; l’hydrogène liquide qu’il contient, redevient gazeux au contact de l’air. Une poussée formidable se produit, cette poussée est analogue à celle de la vapeur qui sort des générateurs, mais, dix fois, vingt fois plus forte. Pense un peu, – le liquide contenu dans une bouteille, qui veut redevenir ballon captif !…

« Le gaz agit sur les pistons, et la machine se meut.

– Et, c’est tout, docteur ?

– C’est fichtre bien assez. Réfléchis donc aux avantages du système. Ils sont toujours sous pression, et peuvent développer une force qu’aucune machine n’a pu donner jusqu’à présent.

« Décidément, ces gens-là sont très forts. Mais, faudra voir. Maintenant que leur artifice est connu, et qu’on sait où ils demeurent, je crois que nos affaires sont en bonne voie. »

C’est ainsi que dialoguaient, vingt-quatre heures après les dramatiques incidents relatés au chapitre précédent, nos amis, auxquels, le commandant de l’Éclair, le baron de Valpreux, n’avait nullement fait mystère des confidences du matelot fusillé.

Le croiseur avait mis le cap sur le repaire des bandits, que, grâce aux indications du supplicié, on était désormais certain de trouver. Le combat soutenu par le navire français contre le naufrageur avait été engagé, peu de temps après l’étonnante rencontre du gamin de Paris avec ses amis, à la gare de Santiago.

On se rappelle l’exclamation que Friquet, arrivé en rade de Valparaiso, en compagnie d’André et du docteur Lamperrière, poussa à la vue d’un bâtiment qui appareillait.

– Le Vaisseau de proie !… s’était-il écrié.

Et, séance tenante, nos amis, bondirent dans une embarcation qui les conduisit à bord de l’Éclair.

En deux mots, le commandant fut mis au courant de la situation par Friquet, qui, grâce à son séjour forcé chez les Bandits de la mer, avait été initié à certaines particularités de l’existence de ceux-ci.

Il connaissait surtout admirablement la configuration du vaisseau naufrageur. Ses transformations lui étaient familières. Il connaissait également la mystérieuse machine, marchant sans eau ni charbon, sans toutefois savoir par quel procédé.

L’Éclair avait pris la chasse. L’autre, au lieu de se dérober franchement, semblait avoir voulu attirer le croiseur à sa suite. Le commencement de ce récit indique clairement dans quel but. Il voulait l’emmener loin des routes habituellement fréquentées, engager contre lui une lutte mortelle qu’il comptait bien terminer à son avantage.

Il usa de tous les subterfuges imaginables, pour tromper sa vigilance, arriver jusque dans ses eaux, et se précipiter sur lui à l’improviste.

Friquet ouvrait l’œil, et, en dépit des transformations multiples et presque instantanées, qui faisaient du Franklin la Queen-Victoria, et du Georges-Washington la Sylphide, il n’eut pas un moment d’hésitation.

Le trois-mâts, devenu goélette, ou la goélette redevenue trois-mâts, étaient aussitôt signalés à qui de droit, et toute velléité d’attaque traîtresse, immédiatement déjouée.

C’est ainsi que fut atteint le point où s’engagea cette lutte, d’où les deux adversaires sortirent sérieusement endommagés.

L’Éclair, un compartiment étanche submergé, alourdi outre mesure par le poids énorme de l’eau qui déplaçait son axe, avait, avons-nous dit, mis le cap sur le point indiqué par le matelot naufrageur. Il marchait mal et donnait de la bande. Mais comme il fallait arriver à tout prix, et qu’après tout, le combat, en privant les deux adversaires d’une partie de leurs moyens, avait à peu près égalisé les forces, le commandant du croiseur n’hésita pas à se lancer intrépidement à travers le grand Pacifique.

Il voulait ménager sa provision de charbon, soit pour franchir les passes difficiles, entremêlées de récifs et d’îlots, dont ces mers inhospitalières sont hérissées, soit en prévision de calme ou de vent contraire. Il marchait avec toutes ses voiles, et ne chauffait qu’à bon escient.

Cette énorme étendue d’eau fut franchie sans incident. Il semblait que le Pacifique eût voulu, pour une fois au moins, légitimer ce nom, que les navigateurs lui ont donné par ironie.

Le voyage fut relativement court, eu égard aux difficultés résultant de la colossale avarie subie par le navire.

Le commandant de Valpreux suivit une route à peu près rectiligne. Combien eût été intéressante, cette navigation à travers des contrées presque inexplorées, et dont les habitants et les productions sont complètement inconnus.

De combien de découvertes ethnographiques, botaniques, zoologiques, ou géographiques la science n’eût-elle pas été redevable au brillant officier, si, au lieu de courir sus à des bandits, il eût pu se laisser aller à son goût pour l’étude, à sa passion pour la science.

Le Vaisseau de proie, en quittant Valparaiso, s’élança donc ainsi qu’un oiseau de mer, à tire d’aile, à travers le Pacifique. Il se trouvait à peu près sur le 33° de latitude sud.

L’Éclair le suivit. La distance qui les séparait était relativement courte. Le pirate ralentissait de temps à autre comme à dessein, avons-nous dit, sa course, pour l’attirer à lui.

La rencontre était inévitable, puisque les deux adversaires la désiraient également.

Elle eut lieu au point où le 32e parallèle coupe le 130° méridien. On en connaît le résultat.

Du 138° de longitude ouest, pour gagner le point où le 143° de latitude est traverse le 12° de latitude sud, le point où se trouvait perdu, dans les mers inexplorées, l’atoll servant de repaire aux bandits, la course était longue. Près de 145 degrés, soit trois mille cent vingt-cinq lieues… plus du tiers du tour du monde.

L’officier français se lança intrépidement, avec son vaisseau désemparé, à travers cette immense plaine liquide, dont les flots tourmentés, plus terribles que les plaines sahariennes, ne baignent aucune île dans ces parages.

Le désert d’eau n’a pas d’oasis. Tout au plus, si par 30° de latitude sud, et 180° de longitude est, on aperçut, dans le lointain, le groupe Kermadec, trois îlots, deux récifs.

Au point d’intersection du 175°, et du 33°, il obliqua légèrement vers le nord et trouva les premiers récifs madréporiques. Il atteignit bientôt la mer de Corail.

Il allait longer l’immense barrière corallienne qui borde la côte est de l’Australie.

Il avait atteint déjà la base de la presqu’île d’York, le navire évoluait lentement entre les récifs qui se trouvent non loin de Cardwell, point où finit la ligne télégraphique partant du golfe de Carpentaria.

Cette énorme traversée s’était accomplie avec un rare bonheur.

Comme les cartes sont loin de mentionner tous les îlots, et de donner la configuration exacte du sol sous-marin, soumis d’ailleurs à de fréquentes et rapides variations, une embarcation précédait le navire.

Elle était montée par six matelots et deux timoniers qui jetaient alternativement la sonde, et indiquaient les profondeurs.

Tel un corps d’armée s’avance en pays ennemi, précédé par des éclaireurs.

Le docteur, André et Friquet avaient obtenu du commandant la faveur de faire partie de cet équipage d’élite.

Le premier, profitant d’une occasion peut-être unique, voulait contrôler par lui-même les théories de Darwin sur la formation des bancs, îlots et récifs coralliens, et ses deux compagnons qui formaient avec lui un trio absolument inséparable, l’avaient accompagné.

Tout marchait à souhait. L’heure du repas était arrivée. La chaloupe allait rallier le bord. L’Éclair venait de stopper.

Tout à coup, le flot soulevé par une cause mystérieuse et irrésistible s’enfla dans un colossal bouillonnement.

La mer calme, unie comme une glace, la vraie mer d’huile des marins monta. On eût dit le premier bouillon d’une marmite immense, dont le fond aurait reposé sur un cratère sous-marin.

La chaloupe apparut un instant à la crête de la montagne d’eau, qui, après s’être élevée lentement, s’écroula.

Le remous la chassa d’un côté, et le navire de l’autre.

En moins d’une minute, un nuage de poix, ourlé d’une bande gris d’étain, apparut à l’horizon, s’étala du nord au sud, grandit, accourut, et s’arrêta immobile au-dessus des flots qui prirent une teinte plombée.

Un éclair blanchâtre fendit en zigzags cette lourde nuée.

Un coup de tonnerre éclata soudain : un coup sonore comme la détonation d’un canon de marine. Puis une série de bruits bizarres et terribles suivit. La voix de la foudre parcourut en une minute toute la gamme des tonnerres.

Ce concerto qu’on eût dit orchestré par une divinité infernale, et exécuté par des Titans, fut formidable.

Le vent se déchaîna en même temps avec une irrésistible intensité. Le vaisseau fut violemment repoussé vers la pleine mer, et la chaloupe, soulevée comme un liège, lancée à la côte.

Tous ceux qui la montaient étaient voués à un trépas certain. Pas un cri ne s’échappa des poitrines de ces condamnés à mort.

Avaient-ils été broyés du coup ?

Nul n’eût pu le dire ; car la nuit s’était faite aussitôt.

Les flots hurlaient, le tonnerre mugissait, le vent faisait rage. D’immenses nappes d’écume blanchissaient aux crêtes des coraux.

Du milieu de ce fracas sortit un cri strident, bizarrement modulé. Ce n’était pas un appel désespéré, mais plutôt la protestation gouailleuse d’un infiniment petit, contre l’immensité en fureur.

– Piii-oû-oû-it-it !… Piii-oû-oû-it !…

Le cri de ralliement du petit Parisien.

L’enragé gamin vivait. Sans penser à lui-même il n’avait qu’une idée, appeler ses amis, mettre à profit sa vigueur herculéenne et sa merveilleuse habileté de nageur pour leur venir en aide.

L’occasion vint sous la forme du docteur, qui, soufflant comme un phoque, allait faire un colossal et mortel plongeon.

Friquet ne put saisir cette « occasion » aux cheveux… La tête du docteur, glabre comme une pastèque, avait été abandonnée par sa perruque.

– Ouf ! ouf ! piouf ! à moi !

– On y va, papa !… on y va. Tiens bon.

« À moi !… m’sieu André. »

Le jeune homme, debout sur une vague qui roulait à la côte, comme une cascade, eut le temps d’allonger, au passage, un bras.

Il possédait aussi, l’on s’en souvient, une poigne formidable. Il happa le docteur par la main, pendant que Friquet, cramponné à un coin de la tunique du chirurgien, s’apprêtait à aborder sans être brisé.

La poussée du flot fut irrésistible. Tel était le volume de la montagne d’eau, qu’ils franchirent du coup la barre de corail.

Ils roulèrent tous trois de l’autre côté du récif, et restèrent sur la grève aux trois quarts assommés, sanglants, meurtris, jambes et tête delà, empaquetés dans les algues.

Le Tour du monde du gamin de Paris était agrémenté d’un nouvel incident.

Friquet et ses deux amis venaient d’aborder sur la côte nord-est de l’Australie.

Il pouvait être deux heures du matin. Avant de s’évanouir, le petit Parisien avait cru apercevoir des feux éclairant au loin cette plage qu’ils accostaient d’une aussi brutale façon.

Pendant que les éléments, complices des Bandits de la mer, parachevaient l’œuvre du Vaisseau de proie, les indigènes guettaient les épaves humaines.

Leur attente ne devait pas être déçue. L’embarcation avait été fracassée par les points rouges formant d’inextricables et inflexibles entrelacements.

Tous ceux qui la montaient, n’avaient pu, hélas ! échapper à la mort. Le hasard qui sauvegarda l’existence de nos amis fut fatal aux membres de l’équipage. Le flot, en se retirant, les avait brutalement projetés sur la paroi externe de la barre.

Ils furent tués du coup.

Leurs cadavres avaient été aussitôt recueillis par les anthropophages, accourus à la curée. Ces amateurs de chair humaine, pour lesquels un naufrage est toujours une bonne fortune, avaient, ainsi que nous l’avons dit, allumé des feux nombreux, pour faire part à leurs congénères de cette aubaine que leur envoyait le bon père Océan ; phares trompeurs qui devaient hâter la perte des hommes blancs, et procurer aux estomacs des bimanes couleur de suie, l’occasion d’une pantagruélique bombance.

Le jour arriva bientôt, avec cette rapidité particulière aux régions intertropicales. Les brasiers pâlirent instantanément, le soleil flamboya à son tour, et tordit sur les végétaux étranges de la flore australienne sa rutilante chevelure de rayons.

Le cri de ralliement des natifs, éclatait sans relâche :

– Gooo !… Mooo !… Hooo !… Éééé !…

Et, de toutes parts, arrivaient du fond des forêts tapissées de gazons sans fin, émaillées de fleurs splendides, d’innombrables personnages plus que sommairement vêtus, qui gambadaient comme des singes complotant le pillage d’un champ de cannes à sucre.

Ils étaient plus de deux cents.

L’arrivée d’un groupe, accompagnant, ou plutôt escortant quatre naufragés étroitement garrottés, porta à son comble la joie de ces hideux bonshommes de pain d’épice.

Friquet, l’oreille basse, les vêtements collés au torse, ouvrait la marche, puis André soutenant le docteur à peine remis des suites de son immersion, et tout contusionné par le ressac et, enfin, un matelot de l’Éclair, un robuste gaillard, aux yeux luisants, qui roulait avec béatitude un énorme paquet de tabac, dont les émouvantes péripéties du naufrage n’avaient pu le faire se dessaisir.

Les premiers venus n’avaient pas perdu de temps. Les cadavres avaient été dépouillés en un tour de main, puis découpés avec des haches et des couteaux en pierre, par les sauvages dont les mandibules craquaient de convoitise.

Des tiges d’eucalyptus, d’araucarias et de gommiers, devant lesquelles cuisaient déjà ces restes mutilés, crépitaient en lançant des gerbes d’étincelles.

Les quatre prisonniers furent invités par gestes à s’asseoir, pendant que le rôti humain était soumis à une savante coction sur ces braises odorantes. Ils allaient vraisemblablement être réservés pour un repas ultérieur, puisque, au lieu de les écharper séance tenante, leurs gardiens respectaient précieusement leurs existences, et leur épargnaient jusqu’à la fatigue.

Ils n’en étaient pas moins écœurés par les apprêts de ce monstrueux repas.

– Bon, dit enfin Friquet, assez piteusement d’ailleurs, il sera donc impossible de faire un bout de naufrage, sans risquer aussitôt d’être mangé.

« Mon Dieu que c’est donc bête ! »

André sourit malgré lui…

– Allons, mon vieux matelot, un peu de courage. Je ne puis croire que nous aurons pour tombeau l’estomac de ces braves sujets de Sa Majesté très gracieuse la reine Victoria.

« Les Australiens, pas plus que les Osyébas, ne goûteront notre chair… J’en ai le pressentiment.

« Qu’en pensez-vous, docteur ?

– Moi, je pense que je dormirais bien une heure.

– À votre aise, cher ami. Allongez-vous sur ce gazon et reposez en paix. Moi, je vais, quelle que soit ma répugnance, regarder ces brutes prendre leur ignoble pâture.

Le soleil qui avait un moment troué l’épais rideau de nuées, avait disparu de nouveau. Le vent faisait rage, le tonnerre roulait avec un fracas assourdissant, les flots hurlaient en se brisant sur les écueils.

Au loin, tonnait le canon d’alarme. Ce signal venait-il de l’Éclair ? Un autre navire poussé par l’ouragan était-il en perdition dans ces parages peu fréquentés ? Nos amis n’eurent pas le temps de se le demander, ni de se faire part de leurs impressions.

Les natifs, sans se préoccuper de ce déchaînement des éléments, ne pensaient qu’à leur festin.

Le rôti paraissait cuit à point. Sa garniture, composée d’un légume baptisé par les naturalistes du nom significatif de Solarium anthropophagorum, fumait dans de longues coquilles nacrées, disposées devant les feux en guise de lèchefrites par la prévoyance des convives.

Le couvert était dressé, le festin allait commencer.

Un des convives, vêtu d’une plume dans les cheveux, et d’un bracelet en dents de serpent, commença une sorte d’incantation, servant sans doute de bénédicité à ce fantastique repas.

Un cri formidable, poussé en bon français, et par une voix habituée au commandement, arrêta net le premier verset dans le gosier de l’élu de la caste sacerdotale.

– Halte-là !… au nom de la loi !…

L’effet est féerique. Les blancs sont ahuris. Il y a bien de quoi.

Les noirs étonnés se lèvent d’un bond et saisissent leurs armes.

– Halte-là !… reprend la voix. Que je réiterrre !… Ob-temperrez !… Sauvages !… Sinon, je verbalise !

De plus en plus étonnés, stupéfiés même, ils abaissent leurs lances à pointes d’os, leurs massues en bois de fer, leurs dorwucks, leurs boommerangs, et se tiennent dans une attitude non moins respectueuse qu’effarée.

C’est que, jamais, les indigènes qui errent depuis la pointe d’York jusqu’à Melbourne, ou depuis Sydney jusqu’à la rivière des Cygnes, n’avaient contemplé un pareil spectacle.

Les perruches multicolores en jacassèrent à gosier que veux-tu, au haut des arbres, à feuilles de zinc, leur servant de perchoir.

– Les gendarmes !… s’écria Friquet, rééditant le fameux coup du commandeur bien connu des duellistes pour rire, qui ne comprennent le combat singulier que complété par le trépas d’un inoffensif lapin.

Le phénomène était, en effet, non pas les gendarmes, mais bien un seul gendarme français, en grand uniforme.

Celui-là était un luron à trois poils. Long, haut, maigre, osseux et tourmenté comme un tronc d’orme, le nez violemment coloré, les moustaches en croc, la barbiche en virgule, la poitrine ornée de l’étoile des braves ; son arrivée tenait du prodige.

En quelques coups de botte, il éparpilla vivement les broches, les charbons et les rôtis.

– Que c’est honteux, sauvages, continua-t-il de sa voix dure et indignée, que c’est honteux de manger son semblable.

« M’entendez-vous bien !… »

Il dit, et se campa héroïquement dans une irréprochable attitude militaire : l’œil à dix pas, le petit doigt sur la couture, les pieds en équerre, la poitrine bombée, comme à l’inspection, et il fixa intrépidement les moricauds grimaçants.

Les pointes de son chapeau en bataille formaient une ligne rigoureusement horizontale, ses buffleteries reflétaient des fulgurations d’or en fusion, ses bottes encore mouillées luisaient comme de l’ébène verni, et le fourreau de son sabre étincelait comme l’arc d’argent de Phébus-Apollon.

Bientôt, revenus de leur stupeur première et furieux de voir les débris de leur festin joncher le sol, les natifs entourent le nouveau venu, lèvent derechef leurs armes sur lui, et, malgré la noble attitude de son maintien, se livrent à de fantastiques ébats inspirés par la Terpsichore australienne.

Ils ont tous figuré avec de la couleur blanche sur leurs torses, leurs membres et leurs faces, les os du squelette humain ; cette parure de haut goût, étant la tenue de rigueur, l’habit de cérémonie des agapes anthropophagiques.

La plupart portent en outre des tatouages absolument renversants. Les uns ont dessiné sur leurs joues couleur réglisse, avec des couleurs minérales, les favoris blonds roux des matelots anglais qu’ils ont aperçus aux stations navales.

Les autres portent des moustaches ; sur les joues de quelques femmes sont dessinées des pipes dont le tuyau semble sortir de la commissure des lèvres, pendant que la fumée monte en spirales bleuâtres jusqu’à la tempe.

Rien n’y manque, pas même le point rouge formé par le tabac en ignition.

D’autres, enfin, ont figuré sur leur torse nu, la tunique rouge des soldats du Royal-Marine, sanglée à la taille par le ceinturon noir qui soutient le sabre et la baïonnette.

Les Européens, malgré la gravité de la situation, pouffaient de rire. Seul, le gendarme était plus majestueux que jamais.

La sarabande continue plus échevelée, plus macabre, s’il est possible.

Elle est accompagnée du cri mille fois répété de « Kik-Hété !… Kik-Hété !… » ce qui signifie en langage australien : Mangeons-les ! Mangeons-les !…

Comme le gendarme ignore les subtilités des dialectes polynésiens, il s’imagine que ces paroles l’invitent à dire qui il est.

– Qui que t’es ?… Qui que t’es ?… Ils me tutoient, que je présuppose, ces hommes peu vêtus… Eh bien, donc ; je vais vous le dire, nonobstant que vous soyez de simples sauvages.

« Vous avez celui de voir devant vous, le g’darrrrrme Onésime-Eusèbe-Philibert Barbanton, de la g’darrrrrm’rie coloniale !… Médaillé depuis 65, décoré pour fait de guerre en 70 !… dix-huit ans de service, cinq campagnes, trois blessures, et… présentement naufragé sur vos rives en revenant de la Nouvelle-Calédonie.

– Kik-Hété !… Kik-Hété !…

– Paraît, sauvages, que vous n’avez pas l’entendement plus subtil que les Canaques. C’est la faute à vot’govern’ment.

« Tant pis, sauvages !… Que si vous n’étiez pas des êtres oblitérés, je vous montrerais mon livret. Mais, que vous ignorez les bienfaits de l’école primaire ; c’est donc inutile, subséquemment. »

Malgré ces explications qui, en dépit de leur bienveillance, laissent percer un coin d’ironique dédain, les hurlements atteignent une intensité que ne peuvent concevoir des oreilles européennes. Quelques griffes crochues s’avancent pour saisir le brave militaire toujours impassible.

Il serait perdu, peut-être, sans un incident qui retarde le moment fatal.

Les anthropophages, voyant leur marmite renversée, pensèrent à festiner quand même, et en dépit de la véhémente prohibition de cet homme au langage baroque.

Ils se jettent comme des furieux sur les quatre Européens, et vont les égorger séance tenante.

Le brave Barbanton n’y tient plus ! Il dégaine son sabre, se couvre d’un moulinet rapide et expectore une série de commandements qui se fussent entendus sur le front d’une division.

– Garde à vôôôs !… Silence dans les rangs ! au nom de la loi !… Je dresse procès-verbal à toute la compagnie, les dames comprises.

« Les rassemblements sont interdits ! Prenez garde, délinquants !… Dispersez-vous, ou je charge !…

« Ma patience est à bout !… »

Il se précipite en avant, butte contre une racine et manque de tomber. Son chapeau à cornes suit l’impulsion et roule à ses pieds.

Ô prodige inouï ! Ô merveille inénarrable ! À peine cette phrase est-elle sortie de la bouche du représentant de ce qu’en France on appelle la force armée, que les anthropophages jettent précipitamment leurs armes, se prosternent humblement à terre et murmurent d’une voix respectueuse, ce mot : Tabou !… Tabou !… Tabou !…

C’est comme un coup de théâtre !

Le gendarme, stupéfié à son tour, ramasse prestement sa coiffure et l’assujettit en trois temps sur sa tête. Alors, les salamalecs et les adorations s’adressent à lui-même.

C’est à peine si ses féroces ennemis osent le regarder.

Sans rien comprendre à ce revirement subit, le brave homme profite de cette puissance magique pour prendre sous sa haute protection ses compagnons qui ne peuvent en croire leurs yeux.

Barbanton ignorait que le mot : « Tabou » signifiant sacré, inviolable, confère à la personne ou à l’objet sur lequel on le prononce, un état d’inviolabilité que nul n’oserait jamais profaner sous peine des plus épouvantables malheurs.

Au moment où il disait : « Ma patience est à bout », son chapeau tomba, et les cannibales, faisant à leur tour un quiproquo analogue aux « qui que t’es » de tout à l’heure, crurent que le gendarme venait de « tabouer » cet objet bizarre qui faisait dorénavant révérer son propriétaire à l’égal d’un Manitou.

Enfin, les hauts dignitaires de la tribu s’enhardirent peu à peu, et vinrent respectueusement frotter leur nez contre celui de Barbanton. Ce dernier parut fort sensible à cette politesse exotique à laquelle il ne songea aucunement à se soustraire. Après lui, les simples citoyens, puis les femmes et jusqu’aux enfants se livrèrent avec non moins de vénération à l’accomplissement de ce pieux devoir. Ces contacts réitérés eurent pour résultat de faire passer du rouge vif au violet foncé l’organe d’olfaction du nouveau saint dont venait de s’enrichir le calendrier australien.

Sa figure martiale en reçut un lustre nouveau. Les natifs s’en réjouirent. Les Européens saluèrent cette rougeur, qui présageait l’aurore nouvelle de jours plus heureux.

Le gendarme lui-même en fut émerveillé.

– Paraît, dit-il, que je commence à devenir quelque chose comme qui dirait un emperrreur, ou bien encore un bon Dieu.

« Je ne dis pas non, sauvages… que ça peut servir… négativement. »

Friquet, le premier, recouvra le plein usage de ses esprits pertubés par la bizarre succession de ces faits panachés d’extravagance.

– En vérité, je vous le dis, gendarme, vous êtes un père.

On sait qu’il affectait cette locution qui était chez lui le summum du contentement.

– Mais, vous aussi, jêne homme, je pourrais vous demander qui vous êtes, et ce que vous faites ici.

– Oh ! moi, reprit gravement le gamin, j’étais hier quartier-maître mécanicien, il y a cinq minutes, j’étais presque rosbif, maintenant je suis votre obligé, et j’ai très faim.

La précision de cette réponse parut satisfaire, momentanément du moins, les susceptibilités du gendarme.

Les natifs étaient toujours prosternés comme devant une châsse.

Barbanton remit son sabre au fourreau et les fit relever d’un geste très noble.

Puis, apercevant le docteur, sur les manches duquel brillaient les trois galons de chirurgien de première classe, il fit le salut militaire et dit :

– Pardon, excuse, m’sieu le docteur, vous êtes mon chef hiérarchique, permettez-moi de me mettre à votre disposition.

– Merci, mon brave, reprit celui-ci, le service que vous venez de nous rendre vous dispense de toute formalités, d’autant plus que nous sommes dans une situation absolument déplorable, et que notre sort commun rapproche singulièrement les distances. Nous sommes tous naufragés et au moment de mourir de faim. Il s’agit de nous débrouiller, et d’unir fraternellement nos efforts afin de sortir au plus tôt de ce pétrin où la fatalité nous à enfoncés.

– Oh ! moi, j’en fais mon affaire. Je vais commander à tous ces particuliers une corvée de vivres, et je vous f… iche mon billet qu’avant deux heures nous aurons un rata conditionné… foi de Barbanton.

– Qu’il soit donc fait comme vous le désirez.

Le gendarme n’avait rien avancé à la légère. Ce diable d’homme fit tant et si bien, il se démena avec une telle intensité, commanda d’une si belle voix, et sut avec tellement d’à-propos user de son « Tabou » que l’abondance régna bientôt dans le campement improvisé par le naufrage.

Comblés de présents, gorgés de chair de kanguroo et d’opossum que ses adorateurs allèrent aussitôt chasser, les quatre Européens purent se rendre à Cardwell, escortés de tout le clan d’Australiens qui gambadaient comme des sauterelles noires.

Ils arrivèrent bientôt en pays civilisés. On se sépara après nombre de poignées de main, d’embrassades et de frictions de nez. Les natifs ne pouvaient se résoudre à abandonner leur tabou.

Il fallut pourtant se quitter.

Le récit des aventures extraordinaires des naufragés défraya pendant vingt-quatre heures la conversation de la ville, dont Barbanton devint la coqueluche. Les journaux publièrent son portrait, et le directeur de l’un d’eux lui paya un autographe mille francs la ligne.

Il était dit que le gendarme épuiserait toute la série des événements les plus invraisemblables. Le tribunal colonial, jaloux des prérogatives de ses nationaux, fit comparaître Barbanton à sa barre, et le condamna à une livre d’amende pour usurpation de fonctions.

Il avait verbalisé, lui Français, sur le territoire de Sa Majesté Britannique. Ces Anglais sont si formalistes !

Comme il sortait de l’audience un peu déconfit, – c’était la première fois qu’il comparaissait comme prévenu, – le président lui remit une superbe montre en or et une liasse de bank-notes. On récompensait sa belle conduite, et le principe de non-intervention était sauvé.

Le tribunal, d’ailleurs, avait cru devoir écarter le chef d’entrave au libre exercice d’un culte toléré par l’État.

Les naufragés, sans s’endormir, à la moutarde, comme le disait prosaïquement Friquet, n’eurent rien de plus pressé que de chercher à rejoindre leurs compagnons.

Leur foi était robuste. Ils ne pensèrent pas un seul instant que l’Éclair, en dépit de son avarie, et malgré la tempête, ne fût en marche vers le repaire des Bandits de la mer. Ils connaissaient le point exact où se trouvait l’attoll.

Barbanton, riche des libéralités anglaises, mit généreusement à leur disposition les fonds dont il disposait.

Ils frétèrent une embarcation légère, d’un faible tirant d’eau, montée par cinq hommes connaissant parfaitement les passes dangereuses qu’il fallait franchir, et se lancèrent intrépidement à travers les récifs de corail.

C’était folie de leur part. Ils n’hésitèrent pas.

Avant de les suivre dans cette voie périlleuse, deux mots sur le corail.

Je ne doute, en aucune façon, du savoir du lecteur. Loin de moi la pensée de lui apprendre ce qu’il sait parfaitement, que le corail, cette matière calcaire, rosée ou rouge vif, si fort estimée des peuples sauvages et civilisés, est sécrétée par des animaux microscopiques habitant le fond des mers.

Chacun connaît ces infiniment petits, les lieux où ils vivent de préférence, et les pêcheries qui alimentent une industrie considérable.

En revanche, bien peu se rendent compte des travaux inouïs qu’ils accomplissent, et dont le résultat dépasse tout ce que l’imagination peut concevoir.

C’est, en effet, un phénomène étrange que l’existence de ces animaux sans viscères, arbrisseaux sans feuilles, pierres et plantes tout à la fois, qui se reproduisent par bouton, se propagent par la ponte, s’agglomèrent en républiques, et finissent par encombrer les mers de leurs innombrables ramifications.

Sans parler des îles Madréporiques, dont le nom indique suffisamment l’origine, il existe autour de la Nouvelle-Calédonie un récif de coraux de 900 kilomètres. C’est l’œuvre de ces infatigables travailleurs. À l’est de l’Australie, ils ont formé un banc de 1.600 kilomètres d’étendue, et l’archipel dangereux ou mer Mauvaise, un nom bien significatif, mesure 2.500 kilomètres de long sur une largeur à peu près égale.

Total : 5.000 kilomètres de continent madréporique !

Ce travail colossal continue toujours, et il est facile de voir que ces dendroïdes aux branches pétrifiées quoique vivantes, servent d’assises à de futurs continents.

En effet, la navigation devient de plus en plus difficile dans l’espace compris au nord et à l’est de l’Australie, depuis le détroit de Torrès jusqu’au tropique du Capricorne, depuis la Nouvelle-Calédonie, jusqu’aux îles Salomon.

Ici, un chenal se resserre, là un canal se comble, des îlots émergent, jalons des terres à venir, et de nouveaux récifs apparaissent chaque année.

Ouvriers inconscients, travaillant sans relâche, ces milliards de microzoaires produisent d’intarissables sécrétions.

Au fond des insondables abîmes, les premiers ont formé des rocs solides, au travers desquels s’étendent des grottes et des galeries sous-marines dans lesquelles les monstres aquatiques s’abattent comme dans des palais enchantés.

De nouveaux rameaux s’ajoutent aux anciens. Ils se croisent, s’enlacent, se soudent, s’enchevêtrent, forment les indissolubles assises de nouveaux piliers qui se superposent aux premiers, ouvrent de nouvelles cavernes de pourpre, qui s’étagent irrégulièrement selon le caprice du hasard, seul architecte de ces substructions fantastiques.

Enfin, pour quelques-uns des travailleurs, le grand œuvre est accompli. Ils voient le jour !…

Ce moment, hélas ! marque le terme de leur existence. Le changement d’élément leur est fatal, ils meurent. Mais alors, l’Océan est encombré de leurs inextricables broussailles. Les pointes aiguës que l’on aperçoit à peine, arrêtent tous les objets venant des côtes ou de la haute mer ; arbres déracinés par la tempête, épaves de vaisseaux naufragés, lianes, algues, varechs, goémons, etc.

Ces débris se mélangent, s’amalgament, prennent de l’homogénéité, se ramollissent, se putréfient, forment à la longue un épais et solide plancher d’humus, jardins suspendus, que la Reine des flots élabore chaque jour, et auxquels elle apporte sans cesse de nouveaux matériaux.

De temps à autre, un gigantesque cétacé, battu par les vagues en furie, assommé par les trombes, broyé par les rocs, vient s’échouer sur un lit d’algues vertes. Son corps devient la proie des oiseaux de mer qui, trouvant pour longtemps une proie assurée, viennent établir une colonie près de cette montagne de chair.

Des graines portées sur l’aile légère des vents, ou roulées par les flots, accomplissent le mystérieux travail de la germination. Les végétaux sortent de ces terrains en formation.

Des sauriens arrivés on ne sait d’où, car on en trouve partout, viennent se reposer sur ces rivages hospitaliers.

Les amphibies viennent s’y livrer aux ébats monstrueux de leurs amours étranges.

Bien des années s’écouleront encore avant que ce sol devienne habitable pour l’homme ; mais le fait est acquis, et l’on peut hardiment annoncer, sans être accusé de paradoxe, que la configuration des terrains océaniques sera modifiée dans un temps relativement rapproché.

Les quatre Français appareillèrent au petit jour, et sans même penser un moment à se faire rapatrier, sans une minute d’hésitation, sans songer qu’ils allaient avoir à se heurter à des obstacles presque insurmontables, s’élancèrent, à corps perdu, Don Quichotte sublimes ! dans l’inconnu.

La verve marseillaise du docteur débordait. Le gamin était plus endiablé que jamais. Le gendarme, rigide comme un fourreau de sabre, digne comme l’autorité, ne perdait pas un pouce de sa taille. Une seule chose le faisait sortir de temps à autre, de son incomparable sérénité.

Le brave homme avait le mal de mer. Quand le tangage désagréablement compliqué du roulis soulevait de tribord à bâbord, de l’étrave à l’étambot, la coque du léger navire, le diaphragme de Barbanton éprouvait de terribles soubresauts, et son estomac sortait toujours vaincu de cette lutte contre la nausée.

Il portait alors la main à son chapeau prudemment amarré par sa jugulaire, esquissait le salut militaire et, pâle, livide, exsangue, le nez jaunâtre, répétait invariablement :

– Pardon, excuse, m’sieu le docteur et la société, je me sens… fatigué. Heureusement que n’y a pas de dames…

« Entre z’hommes !…

– Faites comme chez vous, gendarme, répliquait en gouaillant Friquet ; ne vous gênez pas, nous connaissons ça.

Et le gendarme expectorait… à faire monter le niveau du Pacifique, calme pourtant comme un océan d’huile.

Le gamin et le gendarme étaient devenus les meilleurs amis du monde. Le premier abusait parfois de l’ascendant inexplicable qu’il avait rapidement pris sur le second ; mais, en somme, ses plaisanteries fort anodines étaient si burlesques, que le brave Pandore qui, sous son écorce un peu comique, cachait un cœur excellent et un caractère exceptionnellement bon, était le premier à en rire.

Friquet, comme on dit vulgairement, lui montait d’invraisemblables scies, émettait les paradoxes les plus audacieux, racontait les histoires les plus folles, et Barbanton qui se laissait toujours emballer, finissait par être ravi. Il s’amusait comme un vieil enfant de ces facéties un peu pimentées, mais toujours si drôles, qu’un caractère mal fait eût seul trouvé l’occasion d’en être froissé.

Somme toute, il y avait dans la condescendance affectueuse du gendarme, un peu de cette paternelle tolérance du gardien de la paix, à la vue des farces d’étudiants ou de titis, ces enfants gâtés de Paris.

Le matelot français, naufragé comme eux, était, lui aussi, un vrai type.

Il semblait vivement préoccupé depuis deux jours. Perpétuellement occupé à fouiller ses souvenirs, il contemplait à la dérobée André, qu’il inventoriait de la cime à la base, et semblait se demander où diable il pouvait bien l’avoir vu.

André, de son côté, se rappelait vaguement des traits connus, que l’oubli avait presque entièrement effacés, mais dont la trace ne pouvait être complètement perdue.

Un matin, que le pilote faisait évoluer lentement l’embarcation à travers un chenal dont les parois de corail émergeaient, brunies, roussies par le soleil et la lame, la mémoire revint subitement au brave « mathurin ».

Il retira méthodiquement sa chique, la déposa au fond de son béret, puis, en homme qui prend un parti héroïque, se leva et s’avança vers le jeune homme.

– … Comme ça, dit-il un peu interloqué, sans vous commander… monsieur, est-ce qu’il serait possible de vous dire deux mots ?

– Mais, mon brave, avec le plus grand plaisir ; quatre, si voulez. Je suis tout à votre disposition… Dites…

– Dame ! c’est que, moi, je dois vous dire que je m’entends mieux à épisser une écoute, ou bien à prendre un ris, qu’à faire l’avocat… Pourtant, y a une chose qui me chavire et que je veux vous demander, puisque vous voulez bien.

André le laissa aller. Il savait que c’était le meilleur moyen ; le matelot s’enhardit et partit de l’avant.

– Si je ne me trompe pas, il y a huit ans que je vous connais.

– Vous m’avez vu il y a huit ans ?

– Oui, monsieur, et dans des circonstances qu’on n’oublie pas.

André interrogeait laborieusement ses souvenirs rebelles.

– Vous êtes bien monsieur André B…

– Sans doute.

– Vous étiez au siège de Paris.

– Oui.

– À la tranchée avancée, devant les Hautes-Bruyères.

– En effet, j’ai été plusieurs fois de service à ce poste.

– Vous faisiez partie d’un bataillon de marche… Près de vous, était une compagnie de fusiliers marins de Lorient, commandée par le lieutenant de vaisseau Lucas et l’enseigne Édouard des Essards, votre ami d’enfance.

– C’est vrai, de point en point ; ce brave des Essards, avons-nous assez « vécu de faim » ensemble, dans cette damnée tranchée !

– Sauf, quand il allait sur la neige tuer des alouettes à la barbe des Prussiens, qui lui envoyaient à six ou sept cents mètres des feux de peloton, qui, du reste, ne le troublaient guère.

– Le fait est que ce cher ami a été souvent la providence du garde-manger.

– Oh ! reprit le marin d’un air convaincu, c’est un débrouillard !… et un crâne matelot.

– Mais vous étiez donc-là ?

– Là et ailleurs, vous allez voir. Vous vous rappellerez tout à l’heure.

« Un soir, à neuf heures et demie, vous étiez de tranchée ; nous aussi. Il y avait bien un pied de neige. On battait la semelle et on soufflait dans ses doigts. Vous arrivez en vous courbant, engoncé dans votre grand caban blanc que je vois encore.

« Vous dites bonsoir à tout le monde, et vous êtes le bienvenu, comme d’habitude.

« – Dis donc, que vous dit comme ça M. des Essards, tu sais, le factionnaire prussien est encore là-bas, près du grand peuplier.

« – Tiens, que vous répondez, si on allait le crocher.

« Le lieutenant qui en grillait d’envie, répond :

« – Ça va.

« Les têtes carrées étaient à peine à six cents mètres de nous, y avait pas à plaisanter. Mais ce factionnaire vous tirait l’œil, à vous et surtout au lieutenant qui voulait vous faire cadeau d’un fusil Dreyse pour vos étrennes.

« – Deux hommes de bonne volonté, que dit tout bas M. des Essards.

« Il en avait vingt.

« Il désigne au hasard un matelot alsacien, nommé Bick, un bon type, et son ordonnance, un gringalet de Parisien.

– De quoi, un gringalet, dit Friquet scandalisé !

– Faut pas vous fâcher, mon pays, le Parisien oublie souvent son ventre à la maison, et le mot de gringalet n’est pas un terme offensant, à preuve que je suis natif de Paris, et pas plus gras pour ça.

– Pétard ! Un Parisien ! Un frère, quoi !

– Tiens, faut que je t’embrasse, mon vieux frère !

– Fallait donc le dire, matelot, fit l’inconnu en se prêtant de fort bonne grâce à l’accolade de Friquet.

– Continuez, mon ami, dit affectueusement André, profondément ému par ces chers souvenirs.

– Ah ! voilà, reprit le narrateur, le capitaine Lucas, encore un luron celui-là, fit pour la forme quelques observations.

« Oh ! ben oui. Les quatre hommes avaient déjà escaladé le talus. Ils marchaient en file indienne, le fusil déchargé, mais les baïonnettes au bout, il y avait défense formelle de tirer. Le lieutenant le premier, puis Bick l’Alsacien, vous monsieur André, puis moi.

« La nuit était plus noire que le fond d’une pièce de 19.

« On avançait lentement sur la neige qui craquait. Cet animal d’Alsacien, était pieds nus dans ses godillots ; à chaque pas, son talon d’éléphant faisait crac ! crac ! comme un cheval qui broie l’avoine.

« – Animal, que lui dit le lieutenant, tu vas nous faire casser la… figure.

« – Bas tancher, ma liédenant, moi, ch’vas foir si leur vendre y l’être aussi dûr que leur gasque.

« – Chut !…

« Nous approchions ; on entendait le Prussien marcher, tousser, souffler. Il était à vingt-cinq pas à peine.

« Le moment était venu !

« Pas de veine ! À l’instant où il allait être pincé, un coup de feu éclate, venant de la tranchée française, la balle siffle dans les branches.

« – Wer-dhâ ! crie la sentinelle.

« J’ten fiche, du Wer-dhâ ; on ne remue ni pieds ni pattes.

« Mais, guignon de guignon, voilà le lieutenant qui se rappelle que tous les forts de la zone doivent commencer le feu à dix heures…

« On n’a que le temps de rentrer.

« Au même moment, d’Issy, de Vanves, de Montrouge, de Bicêtre, de la redoute d’Ivry, éclate un tonnerre que le diable on eût pris les armes.

« Boum ! boum ! et boum ! les obus rappliquent en ronflant. Bref, on revient un peu plus vite qu’on n’était venu.

« On retrouve, à cent pas en avant de la tranchée, le capitaine Lucas, qui était d’une inquiétude !…

« Bref, vous n’avez pas eu votre fusil Dreyse ce jour-là.

« Moi-même, je vous ai balayé une belle place dans la neige, j’ai étendu sur la terre une palissade arrachée à la clôture d’un jardin de pépiniériste, j’y ai mis une peau de mouton, vous vous êtes allongé là-dessus avec M. des Essards, et vous avez dormi, comme des bienheureux, jusqu’au réveil, malgré le charivari du canon. »

André écoutait avec une émotion visible et non contenue, cet épisode si fidèlement raconté.

– Mais, c’est toi, toi-même, Bernard, l’ordonnance de des Essards !…

« C’est toi qui nous accompagnais !… Toi qui pendant la nuit, nous couvris les épaules de ta capote.

« Mon brave Bernard ? dit-il en lui serrant les mains ; que je suis donc heureux de te revoir !

– Et moi, donc, monsieur ; ce que c’est que les hasards de la vie ?

– Te rappelles-tu, Bernard, quand tu revenais de l’Orphelinat de Vitry, à travers la pépinière Defresne, portant une marmite pleine de café ?

– Oh ! oui, bon Dieu ! que c’était drôle.

– Tu trouves cela drôle. Les Prussiens te voyant arriver, le fusil en bandoulière, t’ont envoyé plus de cinq cents coups de fusil. Une balle, traverse la marmite, voilà le café qui s’écoule des deux côtés, et toi, au lieu de penser au danger, te voilà éperdu en voyant le liquide se répandre dans la neige…

« Je te vois encore, essayant, mais en vain, de boucher les trous avec tes doigts, et arrivant au milieu d’une grêle, avec la marmite au trois quarts vide.

– Y a eu qu’un malheur, c’est que vous avez été privés de café.

Friquet était tout oreilles.

– Stop ! cria le pilote, coupant net la narration.

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