CHAPITRE II

Le testament d’un bandit. – Un fait-divers. – Aventures d’un officier de marine en soirée chez un financier parisien. – Assassinat d’un navire. – Bien mal acquis profite quelquefois. – Le banquier des voleurs. – Conseil de guerre des Bandits de la mer. – Complice sans le savoir. – Effroyable comptabilité. – Ce que c’est que le Vaisseau de proie. – Une âme dans quatre corps. – Un bâtiment qui se grime, s’habille et se transforme comme un comédien. – La science appliquée au banditisme. – Résultat non moins étrange qu’inattendu de la liquéfaction de l’hydrogène. – Moyen pratique de faire une goélette d’un trois-mâts. – Une machine sans engrenages. – Escamotage d’un canon. – Le repaire des naufrageurs.

L’homme fut exécuté le lendemain, au point du jour.

Il mourut bravement, sans forfanterie, avec simplicité. Il n’est pas toujours facile de finir ainsi, surtout quand la vie n’a pas été pure, et quand, au lieu de mourir pour une idée généreuse on succombe en ennemi de l’humanité.

Sa mort avait été meilleure que sa vie. Les matelots présentèrent les armes à son cadavre qui disparut, enveloppé dans un hamac, par un sabord.

Le flot se referma sur lui.

Il avait scrupuleusement tenu sa promesse. La rédaction de son mémoire avait été longue. Quand le capitaine d’armes vint lui annoncer que l’instant fatal était arrivé, il se leva, tendit au sous-officier un pli volumineux et lui dit :

– Remettez ceci au commandant… quand tout sera fini.

« Maintenant, je suis à vous. »

Quelques moments après l’exécution, M. de Valpreux, en possession du précieux document que les hasards de l’existence maritime avaient si bizarrement fait tomber entre ses mains, s’enfermait dans sa chambre et prenait connaissance du testament du supplicié.

L’enveloppe contenait une quinzaine de feuillets couverts, d’une écriture ferme et élégante tout à la fois.

L’auteur le déclare une fois de plus : il écrit une histoire véridique, avec laquelle n’a rien de commun la fiction du romancier. Il a eu les pièces entre les mains. Il transcrit mot pour mot.

Il est inutile d’amplifier ce qui déjà pourrait paraître invraisemblable, et d’essayer de dramatiser ce qui est terrible.

Tel était le chapitre de la vie infernale racontée par un homme mort :

Ce qui vous intéresse, commandant, commence par un fait divers, et finit par un drame.

Voici le fait divers, raconté par les journaux, un certain soir dont vous vous souvenez sans doute :

« La ville de Brême vient d’être le théâtre d’une épouvantable catastrophe. Un trois-mâts de commerce, la Moselle, vient de sauter par l’explosion d’une caisse renfermant une torpille, dont on ne soupçonnait pas l’existence. Le chargement du navire, qui devait prendre la mer le surlendemain, était complet. Plus de cent personnes ont été tuées ou blessées.

« Le propriétaire du colis était un Allemand du nom de Thomas, originaire de Dresde. À la nouvelle de la catastrophe, il a tenté de se suicider.

« Quelques aveux, échappés à son délire, ont ouvert aux conjectures le champ le plus inattendu.

« Propriétaire d’une partie de la cargaison, Thomas l’avait fait assurer pour une somme vingt fois supérieure à sa valeur réelle. Il réalisait, de la sorte, un bénéfice net d’environ trois cent mille francs, si le navire sombrait pendant la traversée.

« Pour obtenir ce double résultat, il avait imaginé d’enfermer dans une sorte de machine infernale un mécanisme d’horlogerie tout monté, qui devait, au bout de quelques jours, produire un choc sur du fulminate. L’explosion d’une étoupille communiquait le feu à plusieurs kilogrammes de dynamite.

« Le trois-mâts était perdu, si les ouvriers du port n’eussent, en heurtant la caisse, déterminé l’explosion. »

Ce fait divers, rédigé en style de reporter, c’est-à-dire en français pitoyable, était terrible dans sa banale concision.

Il me semble entendre le petit journaliste Savinien Arpax le nasiller avec sa voix chafouine de juif qui fait l’aimable.

C’était à un grand bal donné par le comte de Javercy, l’opulent financier que vous connaissez bien. J’étais là. Arpax eut un succès. Une fois n’est pas coutume.

Il y eut comme une explosion de colère et de terreur dans l’immense salon, où se tenait le « tout Paris ».

Chacun flétrissait, naturellement, la criminelle tentative de Thomas. Les uns prétendaient de plus qu’il faisait partie d’une vaste association de naufrageurs dont il n’était que l’instrument aveugle ; d’autres, au contraire, que c’était un habile coquin opérant pour son propre compte ; d’autres, enfin, émettaient toutes sortes d’hypothèses plus ou moins vraisemblables ; bref, les commentaires allaient grand train.

Chacun espérait pourtant que le coupable ferait des aveux avant de mourir, quand un des assistants prononça, avec une indifférence peut-être affectée, les paroles suivantes :

– Non, messieurs, Thomas ne parlera pas. J’ai reçu, il y a quelques minutes, une dépêche de Brême, m’annonçant qu’il vient de mourir en emportant son secret…

« Je crains bien que la justice ne connaisse jamais le dernier mot de cette mystérieuse et criminelle tentative. »

L’homme qui venait de prononcer ces paroles, c’était moi !…

Un brillant officier de marine, qui me touchait du coude, tressaillit.

– Si les juges doivent ignorer les détails du crime, dit-il d’une voix vibrante, je saurai les connaître, et bien d’autres encore.

« Vous croyez, messieurs, n’avoir à enregistrer ici qu’un « fait divers » comme les journaux en racontent chaque jour, n’est-ce pas ?

« Détrompez-vous ; ceux qui prétendent que Thomas n’était qu’un infime comparse, dans le drame qui vient de s’accomplir, ont raison. Il obéissait aveuglément à des gens haut placés, dont il était l’instrument passif ; la preuve, c’est qu’il est mort !

« Il n’a pas tardé à subir la peine de sa maladresse. On dit qu’il s’est suicidé. Moi, j’affirme qu’il a été assassiné. »

Le cercle se resserra. On abandonna les tables de jeu. Le souper lui-même fut retardé ; on se pressa autour de l’officier. Il allait y avoir « great attraction ».

– Si j’avance, au péril de ma vie, des faits inconnus de tous, continua-t-il, c’est que, d’induction en induction, j’ai été amené à soupçonner la vérité que, plus tard, des faits indéniables sont venus corroborer.

« Messieurs ! Le monde entier, vous entendez bien, le monde entier, est, en ce moment, exploité par une association de bandits qui mettent, par tous les moyens possibles, les deux hémisphères en coupe réglée.

« Ces hommes, qui se sont affranchis de toutes les lois humaines, reconnaissent la seule autorité d’un « Grand-Maître », espèce de Vieux de la montagne, dont ils exécutent fanatiquement les ordres.

« Où est-il ? Quel est-il ? Je l’ignore encore. Sa police est merveilleusement faite, et ses moyens d’exécution sont infaillibles. Et d’ailleurs, comme ses complices opèrent généralement sur mer, il est facile de mettre sur le compte des éléments, les crimes de l’association.

« Un de leurs procédés habituels consiste à faire assurer un navire pour une somme supérieure à sa valeur et à celle de son chargement. Je prends la Moselle pour exemple. L’équipage et le vaisseau sont sacrifiés. Une fois en pleine mer, la torpille automatique éclate, le bâtiment saute et disparaît sans laisser des traces.

« Ils ont d’autres moyens à leur disposition. Ainsi, il ne se passe pas quinze jours sans que les journaux annoncent un abordage. Un navire en rencontre un autre et le heurte en plein flanc ; l’autre coule à pic, et le naufrageur s’enfuit.

« D’autres flambent comme des barils de goudron ; d’autres, enfin, se perdent corps et biens, sans cause apparente.

« Abordages, disparitions, explosions, incendies, se renouvellent plus fréquemment que jamais. Les intérêts commerciaux sont gravement compromis ; les Compagnies d’assurances payent, chaque année, des indemnités atteignant un chiffre énorme. La majeure partie de ces indemnités est empochée par les naufrageurs, dont l’association se ramifie à l’infini, dans tous les pays civilisés ou non.

« Pendant deux ans, je les ai poursuivis pied à pied, sans trêve ni merci. J’ai vu de bien terribles événements, et j’ai été effrayé de la force de ces bandits, de leur nombre, de leur puissance, de leur énergie.

– Capitaine, dit le petit reporter Arpax, ce que vous racontez est incroyable ! Est-il possible qu’en plein dix-neuvième siècle, malgré tous les progrès de notre civilisation moderne, de pareilles infamies puissent être impunément commises ?

– Vous avez raison, monsieur, et pourtant, je suis bien au-dessous de la vérité. Tenez, écoutez, en passant, un fait qui me donne malheureusement raison :

« Lord Granville, indigné, ne vient-il pas de donner, en plein parlement anglais, des détails encore plus circonstanciés, qui ont positivement stupéfié, non seulement le public, mais encore le conseil d’amirauté britannique !

« Ce n’est pas tout. Les trafics les plus honteux, les commerces les plus interlopes, les entreprises les plus illicites, sont leur unique et lucrative occupation. Aussi, contrebandiers, marchands de chair noire, pirates malais, déclassés des mondes civilisés, fumeurs d’opium ou mâcheurs de bétel, cannibales des tropiques ou buveurs d’huile des pôles, – ces gredins de tous pays sont réunis dans la main puissante du chef suprême.

« Son autorité se manifeste à tous, en tout et partout, sans qu’on puisse en saisir la trace. Seul, il met en mouvement les rouages les plus infimes de cette association. Il dispose pour cela de sommes incalculables. Il a d’innombrables vaisseaux à son service, des complices haut placés dans les marines étrangères, et, je ne crains pas de l’affirmer, dans le corps diplomatique.

« Ce ne sont donc pas d’obscurs comparses qu’il faut chercher. Ceux-là, comme Thomas, payeraient de leur existence la moindre faute.

« Il est indispensable de trouver ce chef. Alors l’association, décapitée, sera morte sans espoir de résurrection.

– Capitaine, interrompit un des assistants, quel sera l’homme assez fort pour tenter une pareille entreprise ? Qui donc possédera tous les éléments qui doivent en assurer la réussite ?

– Moi !… répondit intrépidement l’officier.

– Vous ?…

– Et qui donc voulez-vous que ce soit ? J’ai apprêté mes armes dans une précédente campagne. Je viens, en outre, d’avoir une longue conférence avec le ministre de la marine. Fort de son appui, et confiant dans la légitimité de ma cause, je puis entreprendre ma croisade…

Les conversations avaient repris leur cours. Les opinions émises par l’officier étaient diversement commentées par les assistants. Les uns étaient convaincus par ses arguments ; les autres, qu’on eût dit intéressés, tant ils mettaient de feu dans leur controverse, les combattaient énergiquement.

– C’est impossible, autant qu’invraisemblable, disait de cette voix basse, qui pourtant force l’attention, un invité étranger. Ma vie tout entière s’est passée en mer, et je n’ai jamais entendu ou vu rien de semblable.

– Eh ! oui, renchérissait un personnage exotique fortement chamarré, le capitaine a été dupe d’histoires invraisemblables. C’est en raison du merveilleux que le public est tenté d’y ajouter foi.

– Le capitaine est un romancier fécond, dont la verve intarissable ferait la fortune d’un éditeur et la joie du public parisien.

– Romancier, dites-vous, messieurs ? Oui, certes, si vous appelez roman le récit véridique des crimes de gens sans aveu et les luttes de cœurs loyaux ; l’antagonisme, enfin, du bien et du mal.

« Vous pouvez m’en croire, vous tous qui m’écoutez. Depuis six mois, j’ai été sommé sous peine de mort de renoncer à mon entreprise. Je n’ai pas tenu compte des menaces de ces vils coquins. Aussi, ai-je été en butte à leurs attaques. Ici, en plein Paris, je n’ai échappé que par miracle à trois tentatives d’assassinat…

« Croyez-moi, messieurs ; mes paroles, quelque étranges qu’elles paraissent, sont bien fades et bien incolores, comparées à la réalité.

« Je suis ardemment convaincu ; je le répète, ma fortune, ma vie et mon honneur, sont désormais consacrés au triomphe de cette idée. Ce jour luira pour moi, messieurs, quand le dernier pirate sera pendu à la vergue de mon grand mât, et quand les spectateurs habituels de la sinistre besogne de Monsieur de Paris verront tomber la tête du chef !…

– Allons donc ! il n’y a plus de pirates, disait un outrancier du scepticisme. Où donc en serions-nous ? grand Dieu !…

« Il faudrait alors armer en guerre les steamers et les vaisseaux marchands.

– Messieurs, j’ai dit. L’argent est précieux au ministère de la marine. Les rêvasseries des songe-creux, à la recherche du merveilleux, y sont passées à l’étamine de la raison. Si l’amiral M… n’eût pas été convaincu de la vérité de mes assertions, il ne m’eût pas donné depuis six semaines le commandement d’un croiseur de quatrième rang, armé de quatre canons de dix-huit et d’un de vingt-sept… celui-là dans une tourelle en plaques d’acier du Creusot.

« J’ai une mission dans l’accomplissement de laquelle nul ne peut me contrecarrer, car j’ai carte blanche.

« J’ai composé mon équipage de canonniers et de fusiliers brevetés. Ma machine est parfaite, et mon navire blindé.

« Je crois qu’avec un engin ainsi paré, vous entendrez parler de l’aviso l’Éclair et du commandant de Valpreux !… »

Commandant, si je me suis ainsi étendu sur ces faits que je vous rapporte textuellement, et dont vous avez été le héros, c’est, d’une part, pour vous prouver que mon implacable mémoire ne m’a jamais fait défaut, et, d’autre part, pour vous montrer par la suite de mon récit, que vos prévisions ne vous ont pas trompé ; que vous saviez tout !… vous lisez bien : tout ! sauf les noms du maître, des principaux chefs, de ce que j’appellerai la « raison sociale », ainsi que le siège et les succursales.

Je reprends ma confession. Elle sera complète.

Vous connaissez bien le comte de Javercy, ce beau vieillard archimillionnaire, dont la probité, la générosité et la haute intelligence, sont universellement appréciées.

Vous étiez son invité. Vous avez depuis serré souvent sa main « loyale ».

Au moment où vous cessâtes de parler, il disparut après avoir fait un signe imperceptible à quelques-uns de ses correspondants.

Deux mots sur ce personnage. Vous l’avez seulement connu opulent. Moi, je l’ai vu placé dans l’impossibilité de payer une différence de cinq louis perdus à l’écarté.

Il n’y a pas bien longtemps. C’était déjà un vieillard, bien que sa taille athlétique semblât défier les années.

Sa fortune devint tout à coup colossale. Des opérations commerciales, toutes menées à bonne fin, grâce à une merveilleuse entente des affaires, lui donnèrent l’estime et la notoriété.

Il fut bientôt possesseur à Trouville, d’une villa ravissante. Puis, il éleva à Saint-Germain une maison de campagne qu’un prince eût enviée et qu’une fantaisie de financier pouvait seule réaliser. Enfin, l’hôtel qu’il se fit construire au parc Monceau est une des merveilles de Paris.

Une commanderie de Saint-Étienne, payée sans marchander, lui conféra le titre de comte. Ce fils de ses œuvres était au comble de ses vœux. Grâce à sa haute situation financière, il avait pu grouper autour de lui toutes les sommités intellectuelles et aristocratiques.

Ce jour, enfin, devait servir de complément à sa vie tout entière, et de sanction à ses plus chers désirs. Lui, le prolétaire d’autrefois, le parvenu d’aujourd’hui, qui portait le nom bête de Gaillardin, allait avoir pour gendre le dernier descendant d’une des plus anciennes familles de Bretagne. Sa fille unique n’allait-elle pas vous épouser prochainement ?…

Vous ne connaissiez pas les antécédents du comte de Javercy ; n’est-ce pas, commandant ?

Veuillez me suivre au second étage de sa demeure princière. Vous serez complètement édifié sur son compte.

Nous y sommes. Une vaste pièce pourvue de doubles portes. Au milieu, une immense table, sur laquelle sont éparses des cartes marines, pointées de rouge et de bleu, et mêlées à des livres de commerce ouverts et superposés.

Puis, des piles de dossiers, attachés par de petites ficelles rouges, comme les actes des notaires, mais recouverts de signes bizarres, inintelligibles pour qui n’en possède pas la clef.

Il me semble encore voir la scène. Un colossal Pennsylvanien, nommé l’honorable Holliday, qui avait acheté des cuirs et vendu du pétrole pendant que les Parisiens faisaient des mots, était accoudé à cette table.

Près de lui se tenait sir Flinders, un riche squatter australien, ancien capitaine de l’armée des Indes.

De l’autre côté se tenait le señor don Petro Yunco, votre contradicteur, de tout à l’heure, un riche Brésilien, qui s’entretenait avec le prince Douraskoï, un beau vieillard, sujet du czar, et qui avait commandé une subdivision navale pendant la guerre de Crimée. Au bout, et tournant le dos à la porte, votre serviteur qui fumait son cigare. Enfin, un homme d’une trentaine d’années, nommé Vincent, secrétaire du comte.

Le comte de Javercy semblait présider cette réunion d’intimes. Son front était soucieux. Il parut se recueillir quelques instants. Puis, en homme qui prend son parti, il se leva lentement et prononça ces seuls mots :

– Messieurs, le Conseil de l’Ordre entre en séance.

Ces simples paroles firent tressaillir les cinq hommes qui attachèrent sur le comte des regards presque inquiets.

– Il a fallu, messieurs, de graves circonstances, pour que, usant de mon pouvoir discrétionnaire, je juge à propos de réunir le Conseil de l’Ordre dont je suis le grand maître.

– En effet, comte, répondit le prince Douraskoï ; nous ne sommes que cinq ; le conseil se compose de huit membres, et, comme nos statuts sont formels…

– Pour aujourd’hui, nous passerons outre. Je prends tout sur moi. Ne suis-je pas le président, le maître ? D’ailleurs, nous n’avons pas le temps de nous arrêter à de vaines formalités. Nos mystères sont bons pour en imposer aux subalternes, qui croient accomplir une œuvre politique, sociale ou même religieuse, en étant les rouages de notre grand œuvre.

– Bien dit. Nos esprits depuis longtemps affranchis des puérilités humaines, planent au-dessus de ces subtilités mesquines qui terrorisent les âmes faibles. Nous n’avons qu’un maître, l’Ordre et ses statuts, dont vous êtes la personnification, bien que vous y soyez soumis comme nous. Nous sommes les esclaves d’une abstraction, mais nous sommes les maîtres du monde.

– Il suffit, messieurs. Vous êtes bien toujours les mêmes hommes, actifs, énergiques, sans préjugés, réalisant à chaque moment la conception formidable qui nous donne, à tous, honneurs et richesses. Vous tenez, n’est-ce pas, à rester en possession de ce bien-être opulent, fruit de tant de sacrifices ?

– Oui !… Oui !…

– Eh bien, à l’œuvre ! De l’audace et de l’entente, car les moments sont précieux. Un ennemi implacable s’acharne après nous. Il est fort, car un gouvernement l’appuie. Il nous brave sans nous connaître. Vous l’avez entendu ce soir. Il en sait plus encore qu’il ne le dit. Y aurait-il un traître parmi nous, puisque nos secrets courent la rue ?

Un sourd grondement, accompagné de gestes d’énergique dénégation, fut la seule réponse des cinq hommes.

– Mais, cet ennemi, c’est votre futur gendre… dit l’honorable Holliday. Quel est votre projet ?

– Il faut que cet homme disparaisse !… murmura don Pedro Yunco, des yeux noirs duquel surgit un rapide éclair.

– Doucement, señor, doucement, reprit le maître. Je sais que vous avez la main prompte et aussi habile que le meilleur opérateur, témoin le trépas providentiel de cet imbécile de Thomas, que vous avez bien un peu suicidé à Brême. Vous avez sagement agi, quoique sa mort ne répare pas les ennuis causés par sa maladresse.

– Mais, seigneur comte, insista le Brésilien, les moyens ne manquent pas pour nous débarrasser de cet ennemi. Une attaque nocturne, un accident, une maladie, que sais-je ? Notre arsenal est assez varié, vous n’avez qu’à choisir. Faites un signe, et dix mille bras se lèveront pour l’anéantir.

– Pour cette fois, je ne veux pas !

– Vous ne voulez pas ?

– Non !

– Raje de Dios ! voilà qui est violent.

– Mon cher don Pedro Yunco, vous n’êtes qu’un imbécile.

– Plaît-il ? Que le sang de mes nobles aïeux…

– Laissons, s’il vous plaît, vos aïeux qui ont monté dedans ou derrière les carrosses royaux, et écoutez-moi.

L’hidalgo se tut, fasciné par l’œil clair du terrible vieillard.

– Moi aussi, j’ai voulu le faire disparaître. Je lui ai suscité des embûches où tout autre eût perdu la vie. Il faut qu’un talisman le protège, car, chaque fois, il se relève plus fort, plus puissant, plus implacable que jamais. Il ne peut plus disparaître, en ce moment du moins ; il est trop en évidence. Ses paroles imprudentes l’ont sauvé. Sa mort ne servirait qu’à affirmer l’existence de l’Ordre. Enfin, les documents qu’il possède sont entre les mains de gens qu’on ne peut acheter, et dont les précautions sont prises. Il paraît qu’on trouve encore de ces dévouements.

– Que comptez-vous faire ? dit à son tour, de sa voix doucereuse, le cauteleux Douraskoï.

– Gagner du temps à tout prix ; nous l’attacher, si nous le pouvons ; le compromettre s’il résiste, et plus tard, s’il le faut, sa mort répondra de notre salut.

– Bien, dit sir Flinders, le seul qui écoutât patiemment, ainsi que moi.

– Il adore ma fille, celle-ci ne l’aime pas moins. Je veux bénéficier de cette affection pour annihiler sans violence notre ennemi. Les séductions de cet amour l’endormiront… momentanément du moins. Si, plus tard, la vérité lui apparaît, peut-être se taira-t-il.

– Ce peut-être a besoin de devenir une certitude.

– J’en fais mon affaire.

– D’accord, mais, nous devons savoir de quelle façon vous comptez agir !

– Vous comprenez bien qu’une fois ce jeune paladin parti pour sa croisade, il nous sera difficile de le suivre et de connaître ses plans. N’est-il pas naturel, au contraire, que, devenu mon gendre, il me confie ses espérances, me développe ses projets, m’indique enfin jusqu’au chemin qu’il doit suivre. Ne suis-je pas le père de celle qu’il aime, qui partage son généreux enthousiasme, et qui, au besoin, puis l’aider d’un crédit tout-puissant.

« Rien de plus facile, alors, que de déjouer ses efforts… Peut-être qu’un insuccès continuel le fatiguera d’une lutte impossible. Peut-être enfin que ses courses contre un ennemi insaisissable le feront douter de ce qu’il appelle la piraterie.

– Bravo ! firent ensemble les quatre hommes.

– Ce n’est pas tout, messieurs. S’il trompait nos prévisions, s’il découvrait, dans la suite, la vérité tout entière et que, préférant à son amour ce qu’il appelle le devoir, il lui prenait fantaisie de parler…

– Nous le ferions disparaître, interrompit don Pedro Yunco, en revenant à son idée première.

– C’est inutile. Je vais prendre, ici, devant vous, de telles précautions, qu’il suffira d’un mot pour le réduire à jamais au silence.

Le comte se leva. Il alla ouvrir un immense coffre-fort dissimulé dans l’épaisse muraille, et fit jouer, en homme familiarisé par une longue habitude, les ressorts et les serrures. Il ouvrit ensuite un compartiment à secret, et en tira un petit carnet relié de noir, à la tranche rouge, aux coins d’acier poli.

– Voici, dit-il, le livre où sont écrits et signés les engagements des chefs de l’Ordre. Le mien en tête, puis les vôtres, messieurs, et ceux de nos compagnons absents. À ces noms d’hommes liés ensemble par une implacable solidarité, je vais ajouter celui de notre immortel ennemi.

« Vincent, écrivez, dit-il au secrétaire en lui tendant le livre. »

Il dicta :

Je soussigné, Edme-Marie-Édouard baron de Valpreux, lieutenant de la marine française, commandant le navire cuirassé l’Éclair, après avoir pris connaissance des statuts de l’Ordre des Rapaces, m’engage à servir ledit ordre, en tout temps, en tout lieu. Je lui consacre ma vie tout entière et je jure de faire concourir à sa prospérité tous les actes de mon existence, même ceux qui paraîtraient devoir lui porter préjudice.

J’accepte avec reconnaissance le titre de chef de la section française, pour jouir des droits, bénéfices et prérogatives y afférents.

En foi de quoi, j’ai signé le présent engagement.

Ce vingt-quatre décembre mil huit cent soixante…

E. baron DE VALPREUX.

– C’est écrit ?

– Oui, maître.

– Bien, passez-moi le livre. Parfait ! admirable ! Vous avez, mon cher Vincent, un talent tout particulier pour imiter les écritures. Mon futur gendre lui-même ne pourrait révoquer en doute l’authenticité de ce document. Rien n’y manque ! pas même le hardi parafe qu’il va bientôt apposer sur le contrat…

« Eh bien, mes maîtres, avez-vous compris ? Le lion est-il muselé ? Pourra-t-il plus tard dénier sa complicité ?

– Maître, votre invention nous sauve, j’approuve hautement votre projet et vous en remercie, dit sir Flinders.

– Qu’il parte maintenant si bon lui semble ; je me charge de lui adjoindre quelques bons compagnons de mon choix qui me détailleront sa vie minute par minute. Grâce à nos précautions, il fera toujours buisson creux ; il deviendra peut-être suspect à l’autorité.

« Nous pourrons même, de temps à autre, par une nuit obscure, jeter sous l’éperon de son navire quelque vieille chaloupe qu’il coulera sans la voir. La mention de ces accidents, à son journal de bord, sera plus compromettante encore.

« Cette importante question me semble éclaircie, et le danger conjuré. Voulez-vous, maintenant voir où en sont les affaires courantes ?

– Bien volontiers.

– Je vais dépouiller mon courrier devant vous.

Les lettres et les dépêches, triées et annotées de la main du secrétaire, étaient sur un coin de la table, ouvertes et pressées par une figurine de bronze.

En quelques minutes il les parcourut.

– Allons, dit-il, il n’y a qu’une affaire pour aujourd’hui, et encore est-ce un maigre butin.

– Vincent, êtes-vous prêt ?

– Oui, maître.

– Bien, écrivez. Vous porterez vous-même les lettres et les dépêches demain à la première heure.

« Nous disons, l’Armide : qu’est-ce que cela ? Le répertoire, s’il vous plaît, à la lettre A. Bien ; folio 37 du grand-livre. C’est cela l’Armide de Hambourg, trois-mâts de huit cents tonneaux, capitaine Schœffer, initié en 1869 ; a voulu vendre au prince de B… tout ce qu’il sait des secrets de l’Ordre. Le bâtiment chargé de campêche et d’indigo revient de Calcutta. Il porte deux millions en lingots. Armateur Bauer, rien à ménager. À bord, deux matelots initiés : les nommés Hermann et Laubeck. C’est parfait. Vincent, il faut envoyer demain, par le premier courrier, l’ordre au capitaine Flaxhant de quitter aussitôt le Havre et de partir croiser en vue de l’archipel de Bissagols. Il rencontrera l’Armide et la capturera par 20° de longitude nord et 10° de latitude ouest ; que personne ne s’échappe. Il transportera les lingots dans les grottes de la crique d’Aden. L’équipage sera abandonné sur le navire dont la coque sera sabordée.

« Hermann et Laubeck seront sauvés.

« Passons à autre chose. Il me semble que notre ami, le gouverneur de Saint-Philippe de Benguala, a souvent besoin d’argent.

– Maître, répondit Vincent, c’est lui qui a expédié les quatre cents noirs d’Ibrahim-bey.

– Alors, cent mille francs au consul, en une traite sur la maison Aguero y Pinto.

« Faites venir sans tarder le dossier de Démétrius Latopoulos. Supprimez lui son commandement et ses subsides. Peut-être sera-t-il urgent de se débarrasser de ce gâte-métier.

« Cent mille francs à Lien-Cheng, pour l’indemniser de la perte de sa jonque. Le pauvre homme n’a pas de chance, c’est un bon serviteur. Expédiez-lui aussi cinquante pains d’opium de Smyrne, cette attention lui fera plaisir.

« Soixante fusils à tir rapide à Soumriboull-Koaro pour armer ses pirogues. Mille cartouches par fusil.

« Il faut envoyer par le petit vapeur « Puerta » deux canons Whitworth de seize, avec mille gargousses pour défendre la crique du golfe d’Aden, entre Dourdoura et Berbera ; plus douze torpilles qui seront mouillées à l’entrée. Les croiseurs anglais deviennent d’une outrecuidance impardonnable.

« C’est tout pour aujourd’hui. Il faudra dorénavant suspendre l’emploi des torpilles automatiques. Nous allons laisser à l’opinion publique le temps d’oublier l’affaire de la Moselle et les primes d’assurances. Nous ferons travailler un peu plus Flaxhant et son navire.

« Il y aura de la sorte un peu plus de variété dans les affaires. »

Ce mot ainsi souligné prenait une terrible signification.

Le commandant de l’Éclair, quelque effroyables que fussent ces révélations, n’avait pas sourcillé. Tout au plus si un léger frémissement avait agité les ailes mobiles de son nez aquilin.

C’était un homme pétri d’acier, que les situations les plus désespérées et les événements les plus inattendus laissaient absolument impassible.

Il fit régler la marche du navire, et continua sa lecture sans précipitation, posément, comme s’il eût voulu incruster dans son cerveau chacun des mots du précieux document.

J’ai tenu, commandant, je vous le répète, à vous décrire mot à mot les deux scènes que vous venez de lire pour bien vous prouver que ma mémoire n’a rien omis, et pour vous édifier complètement sur tous ces personnages, en conservant à chacun sa physionomie particulière.

Maintenant que vous êtes prévenu, agissez en conséquence.

Je dois vous dire, tout d’abord, qu’il est inutile de donner la chasse au navire des damnés. Vous saurez pourquoi tout à l’heure. Je vous indiquerai le point précis où se trouve leur repaire. Il vous sera possible de vous y rendre les yeux fermés ; votre justice sera aussi prompte qu’implacable.

Vous avez tout compris. Le secret de l’association est entre vos mains. Les maîtres seuls de cet Ordre maudit le connaissent. Flaxhant, lui-même, n’en sait qu’une partie.

Vous avez vaillamment lutté ; mais que pouviez-vous faire contre de pareils ennemis, qui ont des complices dans le monde entier, qui ont à leur solde tous les déclassés des cinq partie du monde, qui enveloppent enfin les deux hémisphères dans l’insaisissable réseau d’un invisible filet ?

Je continue. Au moment où vous alliez tomber complètement à la merci de la bande, en épousant la fille du chef, – pauvre et charmante enfant bien innocente des crimes de son père, – une terrible nouvelle vous parvint mystérieusement.

Votre sœur et votre mère revenaient de l’île Bourbon, en passant par le Gap. Elles devaient prendre passage à bord de la Ville-de-Saint-Nazaire.

Le steamer, pour des motifs qu’il serait trop long non moins qu’inutile de vous énumérer ici, devait être abordé et coulé en pleine mer. Vous abandonnâtes aussitôt Paris. Vos fiançailles furent heureusement retardées. L’Éclair partit quelques heures avant le navire de Flaxhant.

Vous arrivâtes à Bourbon. Une indisposition de votre mère avait empêché son départ. Mais le navire n’en était pas moins condamné. Vous reprîtes incontinent votre croisière.

Ce fut une superbe chasse aux bandits. Mais hélas ! les noirs d’Ibrahim n’en quittèrent pas moins le sol africain ; la Ville-de-Saint-Nazaire fut coulée, et vous assistâtes, impuissant et désarmé, à sa courte agonie.

Vous aviez des traîtres chez vous.

Deux mots encore avant d’arriver à un autre point capital. Voici pourquoi je me trouvais, comme simple matelot, sur le bâtiment que vos hommes ont énergiquement surnommé le Vaisseau de proie.

Pour une expédition de cette importance, il avait été décidé qu’un des membres du Conseil de notre Ordre surveillerait, confondu dans les derniers rangs de l’équipage, les faits et gestes du capitaine et de l’état-major.

Je fus désigné pour remplir cette mission de confiance. Je devenais en quelque sorte le « socius » de Flaxhant.

J’avais, en outre, plein pouvoir pour le destituer et nommer à sa place un autre commandant, si, par faiblesse ou incapacité, il compromettait les intérêts de l’association.

Je n’eus pas besoin d’intervenir. L’Américain ne fut ni incapable ni pusillanime. Vous savez comment je tombai entre vos mains, au moment de l’abordage.

C’était ma destinée !

Arrivons maintenant à la description du mystérieux et, j’oserai dire, du merveilleux engin à l’aide duquel opèrent les Bandits de la mer.

Vous avez certainement admiré cet organisme si parfaitement adapté à une œuvre de destruction. On peut admirer un fauve, tout en le combattant. Ce bâtiment n’est pas un bâtiment ordinaire.

Et d’abord, quel est son nom ? Pour ceux qui l’emploient, il s’appelle « le Vaisseau » ; cela ne veut rien dire et signifie tout. Pour vous et vos hommes, c’est le Vaisseau de proie.

Pour l’autorité maritime, c’est un navire de commerce, ou plutôt il représente quatre navires de commerce de nationalités différentes.

Il peut être, tour à tour, le Franklin, trois-mâts-goélette de New-York, le Georges-Washington, navire à vapeur appartenant au port de la Nouvelle-Orléans, la Queen-Victoria, goélette de Liverpool, et la Sylphide, goélette du Havre.

Il faut à un malfaiteur des déguisements et des papiers en règle. Le vaisseau de proie se grime, se maquille, se transforme à volonté. Il devient, quand besoin en est méconnaissable même pour l’œil exercé d’un marin.

Il possède quatre états civils, c’est-à-dire quatre inscriptions sous les noms précités, dans les ports de commerce. Chaque jour le livre de bord et le livre de mer sont tenus en partie quadruple. Les événements qui surviennent pendant la traversée sont régulièrement attribués aux quatre individualités qu’il représente.

Le Franklin a la carène noire et les sabords blancs ; c’est Flaxhant qui le commande en personne. Le Georges-Washington est pourvu d’une cheminée d’où sortent des torrents de fumée ; c’est le troisième lieutenant nommé Brown, un Louisianais, qui prend officiellement le commandement, tout en demeurant soumis à l’autorité de Flaxhant : ce dernier reste dans la coulisse.

La Sylphide est gris-poussière, aux sabords noirs. Le mât de misaine a disparu. Le vaisseau de proie est devenu goélette. C’est Marius Cazavan, le second, qui est à bord le maître après… le diable. Enfin, quand la Queen-Victoria, dont les flancs effilés sont recouverts d’une belle couleur vert-sombre, arbore le pavillon anglais, c’est sir Henry Huntley qui commande la manœuvre.

Ces trois capitaines d’occasion sont, je vous le répète, les hommes de paille de Flaxhant. L’équipage devient tour à tour français, anglais, ou américain. Les deux idiomes lui sont également familiers.

Vous pouvez, maintenant, vous rendre compte des avantages inouïs que des hommes sans préjugés peuvent tirer de cette situation unique, peut-être, dans les annales de la marine.

Le Vaisseau de proie est un bandit, mais un bandit de bonne compagnie, aimant le monde et le fréquentant volontiers. Il ne peut être condamné à errer perpétuellement sur les vagues comme le Voltigeur de la légende. Il transporte des noirs ou du coton, du cacao ou des épices, et semble un honnête commerçant, voyageant pour ses affaires. De là, l’utilité de ses quatre individualités bien distinctes, lui permettant d’aborder dans les ports, de se ravitailler, de débarquer ses marchandises après avoir sabordé en mer un bâtiment dont la prime d’assurance entre fatalement dans la caisse des Bandits de la Mer.

Ses allures deviennent-elles, à un moment donné, suspectes à un croiseur ? Il paye d’audace et arbore carrément son numéro, répond aux signaux, et se comporte d’après le formulaire habituel aux gens de mer.

Cela lui réussit généralement. Est-il surpris ou serré de trop près, ou encore, craint-il d’avoir affaire à un officier trop méticuleux ? il cargue sa toile, et s’enfuit à toute vitesse, grâce à la machine que je vous décrirai bientôt.

Le croiseur lui donne la chasse. La nuit vient. Le lendemain, ce dernier rencontre au lieu d’un trois-mâts noir, filant vers un point quelconque, une goélette grise suivant une route diamétralement opposée.

Le tour est joué. Des bandes de toile, peintes en noir, en gris ou en blanc, recouvrant la coque, ont été enlevées pendant la nuit. Le filou qui porte plusieurs habits superposés, en retire un, et devient un autre homme. De même le navire est complètement transformé, quand l’enveloppe extérieure tombe, découvrant celle qui est au-dessous d’elle.

Quand une scène de naufragement va s’accomplir, il redevient le Vaisseau de proie. Son aspect est terrible. Il revêt pour ainsi dire son costume de cérémonie, sa livrée de bourreau. Les voiles sont carguées, sa coque est noire, ses sabords sont fermés. Il ne porte aucune lumière, l’équipage disparaît. Le timonier abandonne la barre du pont, et descend dans la batterie où se trouve une autre barre, avec tous les instruments destinés à indiquer la route.

Il est désert, et s’avance comme un fantôme.

Un large panneau s’ouvre, laissant apercevoir une ouverture circulaire, noire et profonde comme la bouche d’un puits.

De cette ouverture émerge, lentement, sur une plateforme métallique, un canon d’acier, qui est mis en batterie d’une façon en quelque sorte automatique.

La pièce n’est pas entourée de ses servants. Ils ne sont pas loin pourtant. Un coup de sifflet les faits bondir comme une légion de démons, si la poudre doit précéder, ou achever l’œuvre de l’éperon.

Puis, il arbore son lugubre pavillon noir !…

L’œuvre de destruction s’accomplit !… Vous savez le reste.

Quelques moments après, il redevient le pacifique trois-mâts, ou l’inoffensif navire à vapeur. Il suffit d’adapter un tuyau de cheminée sous lequel brûle une substance quelconque produisant de la fumée. Comme il est mis en mouvement par des hélices, l’illusion est complète.

Par quel artifice diabolique, les bandits peuvent-ils ainsi donner au vaisseau de la mort, les moyens de démâter immédiatement le mât de misaine, d’avancer le grand mât, de faire monter ou descendre un canon pesant plusieurs milliers de kilogrammes, et enfin d’obtenir une vitesse bien supérieure à celle des meilleurs marcheurs des deux mondes ?

Voici :

La science est familière aux Bandits de la Mer. Ils ont naturellement pensé à faire concourir aux bénéfices de leur entreprise, les découvertes dont la civilisation est redevable au génie d’infatigables chercheurs.

Ils ont perfectionné leur instrument de destruction, avec autant de patience et de talent qu’un manufacturier son usine.

Le charbon est encombrant quand les soutes sont pleines. D’autres part, il n’est pas toujours facile de les approvisionner quand le chargement est épuisé. Les fourneaux de chauffe et les générateurs de vapeur tiennent une place considérable. La machine elle-même est très compliquée. Il faut, de plus, un temps assez considérable, avant d’avoir de la pression. Enfin, la navigation à vapeur nécessite un personnel très nombreux.

L’emploi de la vapeur comme moteur était donc, eu égard à la destination du navire, sinon totalement impossible, au moins fort difficile.

Ils trouvèrent mieux.

L’hydrogène avait été considéré comme un gaz permanent, jusqu’au jour où un jeune chimiste plein de talent parvint à le liquéfier, par des procédés bien connus et qu’il serait inutile de vous décrire ; vous ne les ignorez pas plus que moi.

Ce gaz, liquéfié, représente une somme de force colossale, emmagasinée dans le récipient qu’il contient. Son retour à l’état gazeux s’accomplissant spontanément au contact de l’air, il reprend aussitôt son volume primitif, qui, vous le savez, est de plusieurs millions de fois supérieur à celui qu’il occupait à l’état liquide.

Cette différence de volume, produisant pour ainsi dire une explosion de force, fut utilisée comme moteur. L’hydrogène liquéfié devient l’âme du Vaisseau de proie.

Il s’agissait d’emmagasiner dans des récipients d’une solidité à toute épreuve, pouvant braver la pression formidable de 650 atmosphères, qu’ont supportée les appareils de Raoul Pictet, une quantité de gaz suffisante pour les besoins du navire pendant une année au moins.

L’opération fut pratiquée dans des vases de forme elliptique, en acier corroyé, garnis de frettes comme la culasse d’un canon, et possédant à chaque extrémité un anneau destiné à en faciliter l’arrimage.

Chacun de ses vases, pourvu d’un tube de dégagement muni d’un robinet, fut déposé dans la cale, et servit en même temps de lest.

Des millions d’hectolitres de gaz, c’est-à-dire de force, se trouvaient donc emprisonnés sous un volume incroyablement petit, et prêts à être utilisés au premier moment.

La manœuvre est toute simple. S’agit-il de mettre les hélices en mouvement ? Il suffit d’adapter à la machine un des récipients, et d’ouvrir le robinet qui s’oppose à la sortie du contenu.

Au contact de l’air, le liquide devient gazeux, comme l’eau qui se transforme en vapeur ; le résultat est identique. Les pistons s’agitent, l’arbre tourne, les hélices ronflent, le vaisseau s’ébranle.

J’ai déjà dit que l’hydrogène était l’âme du vaisseau. L’incalculable force qu’il développe sert à opérer avec la rapidité de la pensée les transformations du bâtiment.

Quand le Franklin, trois-mâts-goélette, devient la Queen-Victoria, simple goélette, il faut que le mât de misaine disparaisse. Ces mâts sont en fer creux et rigoureusement étanches. Ils se composent de plusieurs morceaux pouvant rentrer l’un dans l’autre, comme les tubes d’une lorgnette.

Au signal du commandant, le grand mât, débarrassé à la partie inférieure des haubans et des étais, glisse sur la quille, avance lentement, poussé à son emplanture par la machine, et tiré au sommet par des palans, il s’arrête bientôt à la place qu’il doit occuper sur une goélette, au tiers antérieur. Le mât d’artimon suit la même voie et s’arrête au deuxième tiers.

Ce glissement a pu s’opérer dans un espace libre, ménagé à dessein depuis la quille jusqu’au pont, et qui est aussitôt refermé.

Les haubans et les étais sont remis en place, pendant que ceux du mât de misaine ainsi que la vergue sont amenés sur le pont. Le mât est alors complètement nu. Une pompe aspirante, également mue par l’hydrogène, aspire énergiquement l’air qu’il contient ; ses tronçons, dans lesquels le vide s’opère rapidement, rentrent l’un dans l’autre, et restent enfermés dans la portion comprise entre la quille et le plancher du pont.

Le trois-mâts est devenu goélette.

S’agit-il de remâter, la pompe aspirante est remplacée par une pompe foulante qui injecte de l’air à une pression suffisante pour opérer les manœuvres contraires.

La manœuvre du canon est produite par le même procédé. La pièce, enfermée dans un cylindre de tôle laminée, repose sur la quille. La plate-forme sur laquelle elle est placée n’est autre chose qu’un piston. Un jet d’hydrogène le fait monter quand on veut mettre le canon en batterie.

Lorsqu’on veut la faire disparaître, il suffît d’ouvrir un robinet latéral : le gaz s’échappe, le piston redescend en raison de son poids, le panneau est rabattu, et le pont reprend sa physionomie pacifique.

Deux mots sur la machine.

Une machine ordinaire n’eût pu produire cette vitesse fantastique, grâce à laquelle le Vaisseau de proie se dérobe à ses ennemis et semble posséder le don d’ubiquité.

Elle est admirable de simplicité. Certes, l’inventeur, un Français, un vrai Parisien, ne se doutait guère que ce fruit de ses veilles, que ce produit de sa haute intelligence aurait une semblable destination. C’est un brave ouvrier mécanicien, nommé Debayeux, qui a inventé par centaines les appareils les plus ingénieux, entre autres un moteur à hélices pour les ballons, une merveille.

Debayeux a tout d’abord supprimé tous les engrenages, et transformé le mouvement rectiligne des pistons en mouvement circulaire. Économie de mouvement et d’organes. La machine se compose de deux cylindres ayant douze mètres de circonférence, et un mètre seulement de côté. Ce sont les tiroirs. Une plaque circulaire d’acier trempé, épaisse de 25 centimètres, les sépare. Sur cette plaque sont fixés deux pistons, placés l’un à droite, l’autre à gauche, et pouvant tourner à frottement dans une gorge également circulaire, pratiquée dans les cylindres latéraux.

Cette plaque n’est en quelque sorte qu’un renflement de l’arbre moteur qui traverse les deux cylindres perpendiculaires à l’axe du navire. Elle est à la fois piston, bielle, excentrique et arbre moteur, puisqu’elle fait corps avec ce dernier.

Cet arbre est pourvu à ses deux extrémités d’un cône en cuivre rouge de 3 mètres de diamètre et dont l’angle est de 45 degrés.

Devant chacun de ces cônes passe un arbre longitudinal allant à l’arrière du navire et sur lequel sont montées les hélices.

Ces arbres ont chacun deux cônes analogues qui sont solidaires et peuvent glisser à droite ou à gauche. Voici pourquoi : quand on veut mettre le navire en marche, il suffit d’approcher des cylindres-tiroirs les vases contenant l’hydrogène, ou plutôt, comme il y en a un en permanence de chaque côté, on ouvre le robinet qui les fait communiquer.

Le gaz pénètre dans ces cylindres, pousse les pistons, et, par cela même, fait tourner l’arbre moteur. Les cônes placés aux extrémités de celui-ci frottent ceux des arbres longitudinaux.

Chose curieuse, ce frottement des cônes de cuivre parfaitement lisses produit un engrenage analogue à celui des roues d’une locomotive sur les rails.

Aussitôt, les hélices tournent avec une rapidité vertigineuse. La force développée est formidable, ai-je dit. C’est que la pression est exercée sur les pistons pendant les cinq sixièmes de leur course. Il n’y a pas de point mort pour ainsi dire. Il en résulte que les deux pistons sont ensemble en pression pendant les quatre sixièmes de leur course, et pendant les deux autres sixièmes, il y en a toujours un des deux qui évolue.

Cette pression simultanée des deux pistons pendant les deux tiers de leur évolution circulaire développe une force vingt-cinq fois supérieure à celle des machines ordinaires pouvant monter à dix atmosphères.

Celle du Vaisseau de proie pouvant atteindre soixante atmosphères, en raison de sa construction particulière, nous obtenons une force deux cent cinquante fois plus considérable que celle des machines de même dimension. Nous avons de la sorte, sous un volume incroyablement petit, un moteur de douze cents chevaux-vapeur !…

Inutile de vous dire, n’est-ce pas, que les hélices sont indépendantes l’une de l’autre et qu’elles peuvent même évoluer en sens contraire ; vous l’avez constaté.

Enfin, pour compléter cette merveille, les constructeurs ont placé à l’avant du navire un large tube, en forme de télescope, et dépassant un peu le bordage. Dans ce tube existe un jeu de prismes reflétant l’horizon dans une chambre noire, où se trouve toujours un officier de quart.

De cette façon, il n’est pas besoin de vigie, tout ce qui se passe au large étant rigoureusement reproduit sur un écran. Dans cette chambre noire se trouve naturellement une barre de gouvernail, des commutateurs, permettant de faire marcher les hélices, de les embrayer ou de stopper, de faire monter ou descendre le canon, de mâter ou de démâter, etc.

Eh bien, commandant, est-ce assez complet ? Est-ce bien machiné ? Qu’en pensez-vous ? Vous pourrez, d’ailleurs, admirer à votre aise votre adversaire quand vous l’aurez capturé, car je vais vous en fournir le moyen.

Oh ! c’est bien simple. À tout bandit il faut un repaire.

Celui du vaisseau de proie se trouve dans la mer de Corail, sur la côte est de l’Australie. Par 143° de longitude est et 12° 22’ de latitude sud, se trouve un atoll de corail d’environ 500 mètres de diamètre.

Rappelez-vous ce point. Il est rigoureusement exact. Sur cet atoll de corail sont plantés des cocotiers dont les racines trouvent un aliment substantiel dans les détritus amenés de la haute mer depuis des milliers d’années et que le temps a transformés en terreau.

Ce bassin de corail, dans lequel on pénètre par un chenal étroit, forme comme un port au milieu d’une mer toujours furieuse. L’eau y est calme et profonde.

Le bandit s’y repose à loisir et sans crainte, car la route est périlleuse, et l’accès difficile. Vous trouverez sur votre passage des milliers de pointes aiguës, des centaines de bancs madréporiques sur lesquels votre bâtiment talonnera. Avancez sans peur. Soyez prudent, tâtonnez, louvoyez. Le succès dépend de votre patience.

Vous aurez une superbe occasion d’utiliser vos talents de navigateur. Je ne puis, à mon grand regret, vous indiquer la route, mais aucune carte ne donne le relevé de tous les récifs qui hérissent les abord de cet enfer.

Somme toute, vous les franchirez, puisque les Bandits de la Mer y ont passé.

Il est probable que leur navire sera rasé comme un ponton et presque invisible. Peu importe. Défiez-vous de son canon et de son éperon.

Quant aux coquins que vous poursuivez, ils se gobergent à l’aise dans des grottes profondes pratiquées par la nature, et par les inconscients caprices des coraux entre les parois de l’atoll. Ils y mènent large et joyeuse existence. Tous les raffinements de la vie civilisée sont à leur disposition. Ils en usent en hommes dont la vie peut ne pas avoir de lendemain.

Le repaire a deux ouvertures. L’une intérieure, l’autre extérieure. Elles sont obstruées par des algues, des varechs, des goémons, et autres plantes marines. Cherchez bien ; fouillez attentivement les deux parois de corail, et vous trouverez.

Il y aura bataille. Elle sera rude. N’importe ! Vous triompherez.

Et maintenant, commandant, si j’ai été quelque peu prolixe, c’était dans l’intérêt de votre cause.

Vous avez été généreux, j’ai été sincère, nous sommes quittes, ou plutôt je reste votre obligé, car vous m’accordez plus que je n’aurais osé espérer.

Adieu et merci !

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