CHAPITRE PREMIER

Combat naval. – Navire de bois et vaisseau cuirassé. – Un duel au canon. – Le pot de terre aura-t-il raison du pot de fer ? – Coquetterie de bandit. – Les étonnements de Marius Cazavan. – Belle manœuvre, mais intentions déplorables. – Voyage d’un obus qui parcourt 427 mètres par seconde. – Comment se bouchent les trous pratiqués à la coque d’un navire en bois. – À l’abordage !… – Avantages des compartiments étanches. – Blessés tous deux. – Nouvel exploit du gamin de Paris. – Sauvetage d’un gredin. – Un matelot grand seigneur. – La cour martiale. – Assaut de courtoisie. – Joie d’un homme qui ne sera pas pendu, mais fusillé.

– Envoyez !… fit le commandant, debout sur la passerelle.

Le chef de pièce, un maître canonnier nommé Pierre le Gall, – en position derrière la pièce de tourelle, le bras droit tendu horizontalement, le cordon tire-feu à la main, la jambe droite allongée et raidie en arrière, la gauche ployée, supportant le poids du corps, – fit un brusque mouvement.

Il plia rapidement le bras droit et ramena le coude en arrière.

Ce geste, sembla déchaîner un ouragan. La gueule de l’énorme canon de vingt-sept centimètres s’embrasa. Du cratère de fer sortit un nuage blanc, troué par un jet de flamme.

Une formidable détonation retentit en même temps, disloquant les couches d’air, et se répercutant à l’infini sur les collines mouvantes formées par les vagues.

– Envoyez !… reprit une voix grêle, semblable à celle d’un criquet, mis en éveil par un coup de tonnerre.

« Envoyé !… Dans le droit fil de la flottaison, mon vieux Pierre. »

L’obus s’éloignait en râlant, avec ce bruit caractéristique, bien connu de ceux qui, pendant l’année terrible, ont payé leur dette à la patrie. Le messager de mort s’en allait à son adresse, car l’œil infaillible de Pierre le Gall, lui avait imprimé une invariable direction.

Les matelots, le front plissé, le sourcil circonflexe, la main en abat-jour sur les yeux, suivaient l’invisible sillage du bloc de métal.

Son ronflement n’était pas encore éteint, que, du large, surgit un bruit analogue, mais plus aigu. Il y eut un rapide « crescendo », puis un coup sourd. La baume de la brigandine du navire portant la tourelle éclatait, fracassée par un obus ; un homme qui était à cheval dessus, roulait broyé sur le pont.

On venait de répondre coup pour coup de la haute mer.

– Dis donc, Pierre, reprit la voix, est-ce que tu vas nous laisser écheniller comme ça ?

– As pas peur, gamin, grogna le maître canonnier, j’voudrais pas avoir dans ma soute à biscuit, ce que ce cachalot de malheur doit recevoir à présent dans la coque.

Pierre se trompait pourtant, ainsi qu’on le verra tout à l’heure. Il n’y avait pas de sa faute. C’était un des plus fins canonniers de la flotte, mais ses adversaires étaient de véritables démons.

Le commandement d’exécution ayant été précédé de : « À volonté, commencez le feu !… » le vieux maître se mit aussitôt en devoir de continuer sa terrible manœuvre.

Les tambours battirent la charge. Le canon fut chargé en un clin d’œil. Ce duel entre deux navires, avec de pareils engins, allait devenir formidable.

Pierre le Gall, en homme rompu à toutes les délicatesses de la difficile profession de canonnier de marine, fit amener rapidement sa pièce sur le but à peine visible qui filait à l’horizon.

Son pointage en hauteur et en direction fut exécuté avec une merveilleuse prestesse par les incomparables servants qu’il commandait.

Le roulis était violent. Peu lui importait ! Il avait appris depuis longtemps à s’en servir. Le pointage en hauteur terminé à longueur de cordon, il saisit le cordon tire-feu de la main droite, se rendit compte du déplacement du but, fit porter sa pièce en avant et attendit que ce but fût dans sa ligne de mire.

Le maître canonnier n’ignorait pas combien il est nécessaire que le pointage soit prompt. Les canonniers qui tirent le plus vite sont généralement ceux qui tirent le mieux parce que leur œil n’a pas le temps de se fatiguer. De plus, il est à craindre qu’un canonnier tirant lentement perde la plupart des occasions rapides de faire feu, occasions qui peuvent se présenter rarement pendant un combat.

L’énorme pièce-culasse, modèle 1870, tirait à dix mille mètres ; presque à toute volée. Son monstrueux obus de deux cent seize kilogrammes, poussé par quarante et un kilos de poudre Wetteren, dont chaque grain ne pèse pas moins de vingt-cinq grammes, décrivit pour la seconde fois sa terrible parabole.

Le but apparaissait distinctement. C’était un grand trois-mâts goélette, qui, toutes voiles dehors, faisait face par l’avant au croiseur français l’Éclair.

Pierre fit feu. Le canon tonna. La vitesse initiale étant de quatre cent soixante-dix mètres par seconde, le projectile, en tenant compte du ralentissement proportionnel à la longueur de sa course, ne devait pas arriver au but avant quarante secondes environ.

L’ennemi opéra une curieuse manœuvre. On eût dit que, par une vaine et insolente bravade, il voulait se donner le plaisir de narguer le navire de guerre, qui, alourdi par son blindage, ne semblait pas évoluer avec autant de facilité que lui.

L’audace de ce bâtiment en bois semblait du délire. Non seulement il répondait au feu du cuirassé, mais encore, il se dirigeait vers lui, de façon à l’aborder par l’avant, s’il continuait sa marche.

– Coquin ! gronda Pierre le Gall, je te casserai bien une aile ! Je vais jouer aux quilles tout à l’heure avec ta mâture…

– Crâne bateau, tout de même, murmuraient les matelots.

Crâne bateau, en effet, qui obéissait à la manœuvre, comme eût pu le faire le cheval le mieux dressé, entre les jambes du meilleur écuyer du monde.

À peine la fumée du coup, partant de la pièce-tourelle s’épanouissait-elle, que le trois-mâts, qui venait avec le vent de bâbord, pivotait en un clin d’œil, s’abattait en grand sur tribord, et prenait le large, en moins de temps qu’il n’en fallait à l’obus pour arriver à lui.

La manœuvre fut féerique. Le projectile de l’Éclair s’enfonça juste à la place qu’il venait de quitter, à quelques mètres à peine de son arrière.

Il y eut parmi les matelots français un cri de rage et de désappointement.

– Patience les enfants ; tu auras ton tour, dit le commandant impassible.

– Ben voyons ! reprit la voix grêle que nous avons entendue tout à l’heure (celle de notre ami Friquet, on n’en saurait douter), est-ce qu’il va nous échapper encore ?

– Non, mon fils, répondit une autre voix qu’un intraduisible accent marseillais faisait reconnaître pour celle du docteur Lamperrière, non, sois-en sûr. La preuve, c’est que, pour la première fois, depuis longtemps, il a arboré son lugubre pavillon noir.

– N’ayez crainte, mon cher Friquet, continua un organe chaud et bien timbré, celui d’André, debout près du docteur, vous connaissez sa manière de faire, n’est-ce pas ? Son emblème et sa riposte à notre feu indiquent qu’il accepte le duel.

« Tant mieux !

« Il est fort comme un bandit, brave comme un damné, soit ! Nous sommes, nous, intrépides et vaillants comme l’honneur lui-même.

« Nous triompherons ! c’en est fait dorénavant du navire sans nom : MORT AU VAISSEAU DE PROIE !… »

Un hourra retentissant accueillit ces paroles, ponctuées d’un nouveau coup.

– Ah ! mon pauvre petit frère ! soupira Friquet les larmes aux yeux, te reverrai-je un jour ?

Le dernier obus lancé par l’Éclair ne porta pas plus que les précédents.

Pierre le Gall n’avait jamais manqué deux fois une bouée à longue distance. Et il tirait sur un navire !

Le maître canonnier pâlit.

Que se passe-il donc pendant ce temps sur le vaisseau de proie ?

Le capitaine Flaxhant, commandant de ce mystérieux bâtiment, que nous avons vu sur la côte africaine embarquer les noirs d’Ibrahim, couler ensuite dans l’Atlantique la Ville-de-Saint-Nazaire, et s’enfuir de la rade de Valparaiso, le capitaine Flaxhant, dis-je, vêtu d’une petite veste de flanelle bleu foncé, se promenait flegmatiquement sur le pont, en fumant un excellent cigare.

L’Américain, tout en répondant par monosyllabes à notre ancienne connaissance, Marius Cazavan, le Marseillais facétieux, avait l’œil à tout et à tous.

L’équipage, à son poste de manœuvre et de combat, attendait un signal, un geste. Cette merveilleuse et peut-être unique collection de gredins, était disciplinée comme l’équipage sans tache de l’Éclair.

– Alors, capitaine, dit Cazavan, votre intention est d’éviter son feu sans vous servir de la machine, de l’aborder à la voile…

– Et de le couler, articula simplement Flaxhant.

– Té !… Vous allez bien, vous, capitaine.

– Oh ! simple coquetterie de manœuvrier ; – vous allez voir.

Le pirate tira sa montre. Un moment après, le nuage de poudre du premier coup apparaissait au flanc de l’Éclair. Le vent, avons-nous dit, venait de bâbord.

– À bâbord la barre ! Toute !…

– Aux bras de bâbord devant…

– Brassez carré derrière !…

La voix du bandit sonnait comme un clairon. Son commandement dura six secondes. Il en fallut vingt-cinq pour l’exécuter. Le vent qui frappait les voiles dedans, frappa aussitôt dessus ; le navire obéissant à l’action simultanée de la brise et de la barre, se tordit en quelque sorte sur lui-même, il s’abattit en grand sur tribord, tout en avançant dans cette nouvelle direction.

L’obus de l’Éclair, tombait à ce moment à une demi-longueur à peine de l’arrière, juste à la place qu’il venait de quitter.

– En retard de deux secondes, dit Flaxhant qui reprit tout son flegme.

Cazavan, qui pourtant en avait vu bien d’autres, était pétrifié.

– C’est égal, commandant, dit-il enfin, c’est ce qui s’appelle torcher proprement de la toile, mais avouez que c’est dangereux.

– Oh ! je n’ai pas la prétention d’éviter tous ses projectiles. Il est certain qu’il nous enverra du fer dans la coque. Et après ?… Nous boucherons les trous.

« Je tiens seulement à prouver qu’il est inutile de transformer les bâtiments de guerre en espèces de coffres-forts submersibles, et nullement invulnérables. Je veux montrer qu’il est aussi absurde d’alourdir au détriment de sa vitesse, un navire qu’un fantassin qu’on enverrait au feu chargé de cinquante kilos d’acier.

« Voilà tout. Mon artillerie est à peu près égale à la sienne, comme portée. Mais il est moins rapide que moi. S’il m’aborde, il me coule. C’est certain, parbleu ! Mais il en est de même pour moi.

« J’ai plus de chance, de lui envoyer un coup mortel, puisque je marche plus vite.

– Capitaine, vous m’avez souvent témoigné de la sympathie. Vous m’avez fait maintes fois l’honneur de me demander avis. D’autre part, vous savez que je ne discute jamais un ordre, et que je suis tout acquis à l’association.

– C’est vrai ! où voulez-vous en venir ? mon cher Marius.

– À vous demander la faveur de m’écouter, et celle de me répondre, si vous le jugez à propos.

– Dites.

– Eh bien, c’est que le moment me semble singulièrement choisi, pour faire l’application d’une théorie nautique. Ne serait-il pas, en somme, plus rationnel de nous dérober franchement, en usant de notre machine, ou d’attaquer en mettant en œuvre tous nos moyens.

« C’est plus simple, et je crois moins scabreux.

– D’accord, mon cher Cazavan, d’accord. Mais vous le savez, je suis un fantaisiste. Je suis contraint d’exercer pour le compte de nos patrons la profession peu honorable et largement rétribuée de bourreau ; je m’en acquitte en conscience. Mais, opérer toujours par le même procédé me semble banal, presque répugnant.

« Un bourreau qui pend, décapite, garrotte ou empale, peut, s’il est curieux de scruter les mystères de la vie et de la mort, se livrer à d’intéressantes expériences physiologiques.

« Moi, bourreau-naufrageur, marin hors la loi, il me plaît, pour mon édification personnelle, de tenter en manœuvre la réalisation d’un tour et de me démontrer à moi-même l’excellence d’une théorie que je professe.

« Voilà tout.

« Enfin, j’attaque un ennemi redoutable disposant de moyens formidables. Je veux le battre avec « chic » comme disent vos compatriotes. »

Le naufrageur prononçait ces paroles au moment précis où André, sur le pont de l’Éclair, s’exprimait en termes si généreux et si indignés.

Le duel continuait à distance entre les deux bâtiments. Les coups de feu étaient naturellement très espacés, puisque la nouvelle tactique navale prescrit l’emploi d’un nombre très restreint de bouches à feu.

L’Éclair tirait avec la seule pièce de sa tourelle blindée. Le pirate ripostait avec un canon Whitworth, de petit calibre, mais de dimensions extérieures énormes, lui permettant de doubler sa charge de poudre.

Son obus, extraordinairement allongé, gros tout au plus comme la jambe, avait une portée pouvant dépasser douze mille mètres.

Le vaisseau de proie continuait son mouvement sur tribord. Il avançait avec la vélocité d’un squale ; puis son avant obliqua légèrement sur bâbord. Le motif de sa manœuvre fut aussitôt expliqué. Il voulait décrire un demi-cercle, prendre du champ, en un mot, et arriver à se jeter sur l’Éclair quand l’axe de ce dernier serait perpendiculaire au sien.

Mais le commandant de Valpreux n’était pas un novice, et vraiment l’outrecuidance de Flaxhant, dont les intentions devenaient évidentes, méritait une leçon.

Il ralentit considérablement sa marche, se contentant seulement de présenter son avant à l’ennemi, dont il menaçait toujours le flanc, à mesure qu’il opérait sa conversion. L’autre continuait imperturbablement sa manœuvre. Il avait parcouru à peu près un quart de cercle. Dans un moment il allait être de trois quarts, Pierre le Gall, plus pâle encore que tout à l’heure, les dents serrées, la respiration sifflante, allongée derrière la hausse, attendait.

Il semblait que son âme fût passée dans ses yeux, qui luisaient comme des charbons.

Le moment était venu. Il arracha pour ainsi dire le cordon tire-feu de la culasse.

Le coup partit. L’obus écrêta deux lames, en troua une troisième et disparut, éclatant sourdement dans l’intérieur du navire.

– Il était temps ! murmura Pierre le Gall en essuyant la sueur qui ruisselait sur son front.

– Parfait ! répliqua Friquet, c’est bien le diable si le petit frère a attrapé quelque chose. Et maintenant, si le satané bateau coule, on verra à tirer sa coupe et à repêcher le moutard.

D’épais flocons de fumée blanchâtre s’échappaient des panneaux du pont. Le pirate devait avoir une avarie grave. Sa marche ne se ralentit pourtant en aucune façon. Il continua son mouvement circulaire ; puis sa vitesse s’accrut singulièrement.

– Oh ! le gredin, s’il conserve ses voiles, c’est pour la frime. Je suis sûr qu’il fait tourner ses hélices avec sa machine sans feu.

« On ne pourra donc pas démolir ce tournebroche de malheur !

« Aïe !… v’là le canon qui crache ! brutal, va ! termina le gamin en saluant de son béret le projectile qui éclatait.

L’obus Whitworth frappait à ce moment de trois quarts le rebord interne de la tourelle. Un des éclats était projeté sur la culasse mobile de la pièce de vingt-sept et la faussait de façon à en empêcher, pour le moment le fonctionnement.

L’énorme canon était hors de service.

Il eût été impossible de constater le moindre désordre à bord du vaisseau de proie. Flaxhant avait dit : « On bouchera les trous. » La manœuvre fut exécutée séance tenante, l’ancienne manœuvre, bien connue des gabiers et des calfats d’autrefois.

L’obus était entré à environ trente centimètres au-dessous de la flottaison. L’eau pénétrait dans le vaisseau par une ouverture ayant naturellement le diamètre du projectile, soit vingt-sept centimètres. Bien que son bâtiment fût pourvu de compartiments étanches, l’Américain, en homme soucieux de conserver toute sa vitesse, ne voulait pas qu’il fût alourdi par l’invasion de l’eau. Et d’ailleurs les cloisons étaient totalement éventrées. Aussi avait-il mis, dans chacun de ces compartiments, un gabier pourvu d’un instrument nommé tape, que nous allons décrire brièvement.

La tape est un bouchon de bois tronconique de tous calibres. Elle est pourvue, à son sommet, d’un solide anneau dans lequel est passée une forte amarre ; à cet anneau est fixé un bouchon de la grosseur du poing.

Comme le pirate connaissait parfaitement l’armement de l’Éclair, chaque calfat était pourvu de tapes appropriées au calibre des projectiles de ce dernier.

Par un hasard inouï, le calfat de garde dans le compartiment troué n’avait pas été atteint par les éclats du bois de la muraille. L’eau pénétra comme une cataracte. L’homme, sans perdre une seconde, saisit le bouchon, passa son bras par l’ouverture béante, laissa filer ce bouchon qui remonta à la surface de l’eau en entraînant l’amarre. Puis, réunissant tous ses efforts, il essaya d’introduire la tape dans le trou. Telle était l’intensité de la force de la colonne d’eau, qu’il fut renversé. Mais il y avait extérieurement des gabiers qui veillaient. L’un d’eux voyait au même moment le bouchon flotter. Accroché à une manœuvre analogue à l’appareil dont se servent les badigeonneurs, il empoigna le liège et le tira fortement.

Ses camarades lui prêtèrent aussitôt leur aide ; on fit au milieu de l’amarre un œil dans lequel fut passé un palan. Tous, alors, réunissant leurs efforts, opérèrent sur l’obturateur une telle traction, que la voie d’eau fut instantanément arrêtée.

– Et voilà ! mon cher Cazavan, c’est tout simple, dit Flaxhant. La vieille tactique a du bon, comme vous pouvez le voir.

– Capitaine, vous avez raison.

– D’autant plus que la pièce de tourelle ne tire plus, preuve que notre pointeur a mis dans le mille.

« Maintenant, à l’abordage !

« À trente-cinq atmosphères !… cria-t-il dans le conduit acoustique correspondant à la machine.

– Décidément, reprit le second, vous abandonnez votre idée de l’aborder à la voile ?

– Oui, ce serait tenter l’impossible. Mais vous ne perdez rien pour attendre.

Trente-cinq atmosphères !… que signifiait ce chiffre absolument inusité ? Il n’est pas de machine fixe ou locomobile, susceptible de supporter une semblable pression.

Le fait, quelque inusité, quelque fou, quelque irréalisable qu’il fût en mécanique, était vrai pourtant.

Aussi, au moment où le vaisseau de proie, avait aux trois quarts accompli son mouvement demi-circulaire, sa vitesse fut instantanément triplée.

L’Éclair qui évoluait lentement sur lui-même, en présentant son avant, fut dépassé. Il voulut virer sur place : le temps lui manqua.

Le naufrageur s’avançait avec la vitesse d’un projectile. Flaxhant ne s’était pas trompé dans ses calculs. L’abordage était inévitable. Tout ce que put le vaillant croiseur fut d’éviter qu’il eût lieu perpendiculairement à son axe. Cette manœuvre s’opéra en embrayant une hélice et en portant la barre du côté opposé. L’éperon du vaisseau de bois frappa de trois quarts le cuirassé.

Le choc fut effroyable. Les deux navires s’arrêtèrent aussitôt, comme deux boxeurs, dont l’un est assommé par le coup qu’il reçoit, et l’autre, ébranlé par celui qu’il porte.

Le vaisseau de proie se dégagea lentement, sa mystérieuse machine ne marchait plus.

L’Éclair s’enfonça peu à peu.

Le navire de guerre français était heureusement pourvu, lui aussi, de cloisons étanches. Son avarie était énorme. Une brèche longue et large comme la moitié d’une porte cochère ! L’eau envahit en un moment le compartiment tout entier. L’Éclair alourdi outre mesure s’enfonça, son axe se déplaça. Il donna de la bande par bâbord et embarqua des lames qui pouvaient à peine s’écouler par les dalots.

Sa vitesse fut considérablement ralentie. Il n’était pas frappé mortellement, mais le mot de Friquet peignit énergiquement la situation.

– Pétard ! nous sommes bien malades ! Et avec ça, je n’ai même pas aperçu l’ombre du petit frère. Quand le voltigeur de malheur a croché la Ville-de-Saint-Nazaire, j’avais pu me faufiler dans la mâture et crier : « Santiago !

« Mais, lui, le pauvre petit, où diable peut-il bien être ? Il est moins débrouillard que moi, ça, c’est vrai, mais enfin, il aurait bien pu donner signe de vie.

« Mon Dieu, pourvu qu’il ne lui soit rien arrivé ! Ah ! qu’on ne touche pas à sa peau, car je le jure, je mange le cœur de ceux qui lui auraient flanqué même une pichenette. »

Le choc, avons-nous dit, fut terrible. Il faillit être fatal aux deux bâtiments.

D’une part, le cuirassé, en dépit de l’excellence de sa machine avait peine à se tenir droit à la lame. Il s’avançait avec l’allure d’un homme ayant une entorse.

Son avarie était pour le moment irréparable. Il lui fallait passer dans un arsenal, être mis en cale sèche, et être l’objet de travaux considérables qui ne pouvaient être opérés que dans un port de guerre.

Sa sécurité n’était pas autrement compromise pour l’instant ; mais on pouvait appréhender de le voir couler s’il survenait du gros temps.

D’autre part, le pirate n’était pas dans une situation beaucoup plus satisfaisante. Flaxhant avait peut-être trop présumé de ses forces. Son avant, bien que pourvu d’un solide éperon, avait été enfoncé.

On ne s’attaque pas impunément à une aussi formidable carapace d’acier. Enfin, telle avait été l’intensité de son élan, que sa machine, avons-nous dit, ne fonctionnait plus. Ce mystérieux engin de propulsion était vraisemblablement faussé.

Il avait serré ses voiles, un peu avant d’opérer sa téméraire tentative d’abordage, afin de ne pas contrarier l’effet de la machine dont la vitesse était de beaucoup supérieure à celle du vent.

Il n’avait plus dorénavant que sa toile pour se dégager et gagner le large.

Il lui fallait partir par bâbord.

– À tribord la barre ! commanda Flaxhant.

– À border les voiles !…

– Aux bras de bâbord partout.

Le vaisseau de proie possédait une immense surface de toile. Les mâts plièrent, l’avant plongea, la coque frémit. Il se releva soudain comme un sauteur qui prend du champ, et s’enfuit, en bondissant sur les lames, en laissant un blanc sillage d’écume.

Des torrents de fumée noire sortirent en même temps de la cheminée de l’Éclair qui prit bientôt la chasse.

La poursuite commençait.

Un incident futile en apparence, la ralentit un moment. Friquet, André et le docteur, encore émus des péripéties de cette lutte dramatique, se faisaient part de leurs impressions.

Le docteur répétait sans cesse qu’il ne pouvait concevoir tant d’audace. Quant au gamin, il exhalait sa bile en imprécations de rage, tout en scrutant minutieusement la surface de la mer.

– Si le petit, murmura-t-il, n’est pas à l’attache quelque part, il aura tenté de s’échapper. Peut-être nous a-t-il reconnus.

– Tiens !… Y a quéqu’un qui patauge, là-bas. Mais oui, c’est bien un homme. Tonnerre ! s’il est possible de tirer aussi mal sa coupe. Mais, il va boire un coup.

« Ça, c’est bien sûr un des particuliers au Flaxhant. L’animal sera tombé à l’eau au moment de l’abordage. Crédié, on a beau être un ignoble marchand de manches de pioche (c’est ainsi que les négriers désignent dans leur argot infâme les malheureux noirs dont ils trafiquent), je ne peux pourtant pas le laisser se noyer.

– Friquet ! dit presque impérativement André, Friquet ! restez ici. Je vous en prie ! Je le veux. Pas de folie.

– Mais, m’sieu André, ce coquin pourra peut-être me donner des nouvelles de Majesté.

« Puis, tenez, il m’est impossible de voir tranquillement périr un homme. C’est plus fort que moi. »

Et sans en dire plus long, l’héroïque Parisien s’élance du bordage, en piquant une de ces têtes qui faisaient l’admiration de ceux qui le connaissaient.

Le commandant n’avait pas quitté la passerelle. Il avait pour le gamin une réelle affection. Il aimait indistinctement tous ses matelots, qui se fussent jetés pour lui à l’eau comme au feu, mais Friquet était son favori.

D’ailleurs, M. de Valpreux était un être généreux, qu’un acte de dévouement, quelque inopportun qu’il pût être, émouvait toujours.

Un moment de retard pouvait peut-être sinon compromettre du moins entraver la chasse qu’il donnait au pirate ; n’importe ! Il fit aussitôt stopper et mettre à la mer une embarcation qui se dirigea vers le point où se débattait le naufragé.

Le petit Parisien empoigna celui-ci par un coin de son tricot blanc rayé de bleu, au moment où il disparaissait.

– Eh voyons ! on boit comme ça à la grande tasse sans crier gare ? Allons, mon garçon, ouvrez un peu le bec, et avalez-moi une gorgée d’air.

L’homme éternuait, renâclait, suffoquait.

– Est-il bête, il ouvre le bec, mais quand il est sous l’eau. Drôle de façon de respirer.

« Dites donc, l’ami, pas de bêtises. À bas les pattes où je cogne. »

L’autre n’entendait plus. Il se cramponnait au gamin avec l’énergie inconsciente et désespérée du noyé. Friquet sentit ses mouvements paralysés.

– Assez ! assez !… Lâche-moi donc, bédouin. Tu serres encore… Tiens donc.

Un solide coup de poing, appliqué en plein visage fit lâcher prise au matelot dont les mouvement s’arrêtèrent.

Il était temps. Le canot arrivait au même moment. Le gamin, toujours gouailleur, soutenait hors de l’eau la tête pâle du pauvre diable qui fut hissé à bord dans un état complet d’inertie.

– Y a pas de prime à toucher, dit notre ami qui prenait place près de lui en se secouant comme un barbet, mais, bah ! ce gibier de potence payera en nature.

« Tiens ! mais j’connais ce physique-là. C’est ça même. Le particulier qui en est agrémenté se trouvait près de moi sur le pont, quand j’ai eu ma petite affaire avec l’Allemand.

« Il semblait même passablement heureux du joli coup que j’ai administré à la « Tête de Boche ». Il fait un triste métier, mais c’est un assez bon garçon. »

Au moment où l’incorrigible bavard prononçait ces derniers mots, l’embarcation soulevée par les palans atteignait le bastingage, et son équipage prenait pied sur le pont. Le noyé, confié aux soins du docteur Lamperrière, était transporté à l’infirmerie.

La syncope provoquée par l’immersion, et complétée par le coup de poing de Friquet, lequel possédait, on s’en souvient, une incomparable vigueur, fut courte.

L’homme, frictionné à tour de bras, par deux « mathurins » habitués à passer le pont à la brique et au faubert, ouvrit bientôt les yeux, éternua violemment, et se dressa sur son séant comme secoué par une pile électrique.

Il ne sourcilla pas en voyant devant lui des visages inconnus. En homme habitué à une vie de périls, et qui a traversé les situations les plus invraisemblables, il se rappela sa chute et sa noyade.

Puisqu’il n’était pas à bord du vaisseau de proie, il était au pouvoir de ses ennemis. Cette perspective ne sembla pas l’alarmer outre mesure. C’était un maudit, mais, pas un lâche. Il devait avoir fait depuis longtemps le sacrifice d’une existence trop lourde peut-être à supporter. Il savait le sort réservé aux irréguliers de la mer. Une cravate de chanvre, un palan au bout d’une vergue, puis, le commandement : « Oh !… hisse !… »

On sait ce que cela veut dire. Tout pirate est pendu. Il n’a même pas les honneurs du peloton d’exécution ! C’est la mort infâme.

L’homme se sentit perdu. Chose étrange ! les traits énergiques de son visage reflétèrent tout à coup comme un sentiment de quiétude, presque de bonheur.

– Ah ! semblait dire le damné, je vais donc pouvoir goûter en paix l’éternel sommeil. Ma conscience bourrelée a besoin d’une suprême expiation. Je suis las de cette vie à outrance, je vais dormir.

« Dormons vite, et mourons bien. »

C’était un homme de haute taille, à la carrure puissante, aux fines attaches, aux mains nerveuses. Cambré comme celui d’un lutteur, son torse se portait en avant, comme pour braver perpétuellement le coup qui le menaçait toujours.

Une tête superbe de viveur déclassé, aux yeux de velours, un nez légèrement recourbé dont les ailes mobiles se dilataient à chaque instant, une bouche aux lèvres sanglantes, meublée de dents éblouissantes, des cheveux coupés ras, noirs sur le crâne, un peu gris aux tempes, une fine barbe brune légèrement frisée, formaient un ensemble sympathique et presque fatal.

Chose étonnante, cet homme qui pouvait avoir quarante ans, en paraissait à peine trente. Certes, il avait dû trouver la vie ou trop bonne ou trop mauvaise, peut-être l’un et l’autre, et pourtant ses traits fouillés, hâlés, tannés, son regard franc, avaient ce je ne sais quoi d’attractif qui plaît et séduit à première vue.

Il portait le costume de simple marin, mais ce n’était pas un matelot ordinaire.

Il ne dit pas un mot au docteur, qui, satisfait, au point de vue professionnel du succès de sa cure, le regardait avec sa bonne face réjouie, reflétant l’expression heureuse du médecin qui vient d’être victorieux dans le duel contre la mort.

– Eh ! mon garçon, vous voilà guéri, vous serez sur vos pieds dans un moment, si vous le voulez. Quelle diable d’idée avez-vous eue de vous laisser ainsi choir à l’eau, et surtout de vous faire repêcher par nous ?

L’inconnu ne sourcilla pas.

– Vous savez, mon pitchoun, il ne faut pas m’en vouloir si je vous ai rappelé à la vie. Moi, je suis médecin, c’est-à-dire une espèce de terre-neuve dont l’unique préoccupation est de remettre les gens en état, – quoique en disent les blagueurs qui trouvent de bon goût de nous plaisanter avec plus ou moins d’esprit sur nos soi-disant accointances avec la Compagnie des pompes funèbres.

Pas un mot de réponse.

– Vous n’êtes guère bavard, matelot. À votre fantaisie !…

Un bruit de crosses de fusil retombant sur le plancher, devant la porte entrebâillée, arrêta net le flux de paroles du docteur.

Le capitaine d’armes entra, laissant à la porte quatre matelots fusiliers en armes.

– Monsieur le docteur, dit le sous-officier, est-ce que le prisonnier peut nous suivre ?

L’excellent homme vit tout à coup, comme dans une vision, l’état-major du bâtiment constitué en cour martiale. Après un interrogatoire sommaire, l’homme était condamné, puis exécuté séance tenante ; il avait pour tombeau la mer, et pour épitaphe une simple mention au livre de bord.

C’était le droit absolu ; c’était surtout la justice.

Il voulut ménager quelques heures encore au criminel dans l’espoir d’apprendre quelque chose sur le sort du pauvre petit négrillon, le frère d’adoption de Friquet.

– Mais, capitaine d’armes, répondit-il évasivement, il est encore bien faible, je ne sais pas si je puis le faire sortir.

– Ordre du commandant de vous demander votre avis, monsieur le docteur, et de s’y conformer.

– Eh bien ! non.

L’inconnu se leva d’un bond, et vint se placer, sans dire un mot, entre les quatre hommes. Il comprit la pensée du docteur et l’en remercia d’un regard.

– Allez, capitaine d’armes, termina le prisonnier.

Le pirate, la tête droite, s’avança intrépidement, mais sans forfanterie, entre ses gardiens, dont la curiosité n’était pas exempte d’une certaine admiration.

Les gens de mer, braves entre tous, estiment et apprécient le courage. Un ennemi même a droit à leur déférence ; ils ne la lui ménagent pas quand il sait se tenir !

Le groupe pénétra dans la salle à manger du capitaine. Cinq officiers et un sous-officier, sergent d’armes, étaient assis autour de la table.

Les matelots se retirèrent et laissèrent l’accusé en face des juges.

La culpabilité était flagrante, il ne pouvait y avoir de circonstances atténuantes. La condamnation à mort n’était qu’une simple affaire de formalité.

Dans le cas présent, et, eu égard au but qu’il poursuivait, le commandant de Valpreux, crut devoir déroger aux coutumes admises et procéder à un interrogatoire en dehors du cérémonial habituel. Peut-être l’accusé pouvait-il laisser échapper un aveu précieux.

Vaines tentatives ! l’inconnu conserva un mutisme obstiné et ne voulut donner aucun renseignement ni sur ses complices, ni sur lui-même.

Il gardait toujours la même impassibilité, mêlée à un je ne sais quoi d’aisé, de digne en quelque sorte. Comme dit Alphonse Daudet dans son admirable ouvrage intitulé le Nabab, il avait de la tenue. Cet homme après avoir mal vécu, saurait bien mourir.

Une seule chose parut le gêner tout d’abord ; ce fut l’exquise courtoisie du commandant. Puis, peu à peu, il se rasséréna. Son attitude devint celle d’un homme du monde, et du meilleur, qui sait se tenir et évoluer dans une réunion dont l’étiquette a réglé tous les incidents, et ordonnancé toutes les formules.

Il semblait être avec ses égaux.

Cette nuance n’échappa pas au baron de Valpreux, ni à son état-major. Tous s’en tinrent que cet homme vêtu d’un tricot et d’un pantalon de matelot, était une nature d’élite, absolument dévoyée, mais non entièrement gangrenée. Il était impossible d’agir avec lui comme avec un criminel ordinaire. Et, qui sait ?… en faisant vibrer certaines cordes, en faisant appel à certains sentiments, peut-être pourrait-on obtenir des aveux précieux.

L’entreprise était scabreuse, difficile, presque impossible. Un criminel vulgaire eût pu, avec l’espoir de la vie sauve, révéler le secret de l’association dont l’extinction était le but de la vie du commandant de l’Éclair.

Mais, celui-là semblait, tout au contraire, demander la mort. Il fallait donc agir autrement.

Le commandant de Valpreux, bien que très jeune encore, savait parler aux hommes. Il possédait cette éloquence chaleureuse, entraînante, qui n’a rien de commun avec la dialectique des avocats, mais qui s’inspire des sentiments humains se résumant en un seul mot : l’honneur.

L’accusé, faible encore, faisait d’énergiques efforts pour conserver son immobilité, mais la nature, plus forte que la volonté, reprenait ses droits. Il pâlissait.

– Asseyez-vous, lui dit doucement le commandant. Mais, répondez de grâce aux questions que je vais vous adresser, relativement à ceux que nous combattons. Nous savons ce que vous êtes ; hélas ! mais nous ignorons qui vous êtes, ceci nous importe plus que tout le reste.

– Jugez-moi !… Exécutez la sentence !… Je ne dirai rien… articula-t-il d’une voix un peu voilée, et avec cette intonation spéciale que possède seul le Parisien.

Les officiers se regardèrent douloureusement étonnés. Le pirate était un Français. Ils eussent voulu pour l’honneur du pavillon, qu’il appartînt à une nationalité étrangère.

– Non, je ne dirai rien… J’ai juré… sur l’honneur !…

– Sur l’honneur !… dites-vous ! C’est au nom de l’honneur que vous et les vôtres accomplissez ces horribles scènes de carnage dont nous avons été les témoins impuissants et désespérés.

« C’est enfin l’honneur que vous invoquez, lorsque, au nom de l’humanité, je vous adjure de me dire la vérité.

– Cette humanité… m’a rejeté… Que lui avais-je fait ?… Elle a été implacable… pour une peccadille… J’ai roulé au plus profond… J’expie !…

« Je ne demande rien… Je suis en votre pouvoir, soyez généreux, messieurs, débarrassez-moi de cette vie dont je suis las !

– Vous voulez mourir. Je n’ai pas à préjuger de la sentence qui vous sera appliquée plus tard ; mais, puisque vous parlez d’expiation, tâchez donc que cette mort que vous réclamez soit utile à ceux que vous avez combattus, et réparez au moins en partie les désastres que vous avez causés.

« Nous ne cherchons pas la vengeance. Mais nous sommes les champions des faibles. Nous ne voulons pas faire expier, mais nous voulons empêcher de nuire.

– Vous ne comprenez donc pas qu’il existe, pour nous autres damnés, une solidarité plus puissante encore, s’il est possible, que celle de la vertu ; c’est celle du crime. Ah ! rien ne lie comme la complicité du crime.

– Eh ! qu’importe, est-ce que tout retour à l’honneur est impossible ? Est-ce qu’une existence consacrée désormais au bien ne rachète pas les fautes d’autrefois ?

– Oh ! répliqua l’homme en souriant tristement, j’ai si peu de temps à vivre.

– Qu’en savez-vous ?

– Comme je ne suis pas susceptible de lâcheté, et que racheter ma vie par une dénonciation serait une infamie, je connais parfaitement le sort qui m’est réservé.

– Telle n’a pas été ma pensée. Vous n’êtes pas un homme ordinaire, n’est-il pas vrai ? Il ne m’appartient pas de savoir par quel courant de circonstances mystérieuses et terribles vous êtes devenu un des complices de ceux que je poursuis.

« Mais je faisais, en désespoir de cause, un appel aux sentiments généreux qu’un homme, pensant comme vous, peut et doit encore ressentir. Je vous priais de comprendre l’honneur comme autrefois. Je n’ai pas de colère contre vous, encore moins de haine. Je suis juge, et juge impartial.

« Je suis incapable de vous demander l’accomplissement d’un acte déloyal. J’affirme qu’une réponse formelle vous concilierait mon estime, sans pour cela empêcher l’exécution de l’arrêt que j’aurais prononcé en mon âme et conscience…

– Et qui serait exécutoire au bout d’une corde !

« Vous voyez bien, commandant, qu’il n’est pas de réhabilitation possible pour moi, même dans la mort. Je dois mourir du supplice infâme réservé aux pirates.

« C’est le digne couronnement d’une vie également infâme.

« Je serai pendu.

– J’ai dit qu’un aveu courageux vous concilierait mon estime. Vous êtes brave : je m’y connais. Quoi qu’il arrive, que vous vous taisiez ou que vous parliez, je veux vous montrer quel cas je fais du courage.

« Si le conseil prononce contre vous la peine capitale, je vous promets que vous mourrez de la mort du soldat !

« Non ! vous ne serez pas pendu. »

L’inconnu pâlit et se leva brusquement.

– Je mourrai debout… la poitrine au vent ?… Je verrai la mort en face ?… Je commanderai le feu ?

– Je vous en donne ma parole !

– Commandant, messieurs, merci ! Vous m’avez vaincu à force de générosité !

« Je parlerai… Moi aussi, je vous donne une parole… puisque vous voulez bien l’accepter.

« Et maintenant, que votre justice suive son cours. »

Le verdict de la cour martiale ne pouvait faire l’ombre d’un doute.

L’accusé fut emmené dans le couloir formant antichambre. Il attendit cinq minutes environ. Quand il rentra les juges étaient debout et couverts.

– Vous n’avez rien à dire pour votre défense ? demanda le commandant.

– Rien.

La peine de mort fut prononcée.

L’homme salua et se tint dans une attitude pleine de déférence et de fermeté.

– Maintenant, commandant, deux mots.

« La sentence d’une cour martiale est exécutoire séance tenante. Je vous prie d’y faire surseoir pendant quelques heures, si vous le jugez à propos.

« Je vais vous rédiger un mémoire détaillé qui vous permettra d’agir en connaissance de cause, et d’exterminer ceux qui ont déclaré une si terrible guerre à l’humanité.

– Il sera fait comme vous le désirez.

Share on Twitter Share on Facebook