CHAPITRE II

La preuve que tous les noirs ne sont pas les bons nègres des auteurs. – Les Pahouins, les Gallois et les Osyébas. – Leurs rapports gastronomiques et autres avec les Nyams-Nyams. – L’opinion du docteur Schweinfürth. – Pourquoi l’on engraisse et comment on maigrit. – Rester maigre ou être mangé.

– Vous me croirez si vous voulez, docteur, eh bien ! Je n’ai pas plus envie de dormir que de rester ici.

– Vous aimeriez mieux causer ?

– Oui, si ça ne vous déplaisait pas, ainsi qu’à m’sieu André.

– Mais bien au contraire, mon cher Friquet.

– Causons donc, fit le docteur.

– D’abord, puisque nous devons tous être mangés, sauf cependant permission de notre part, je voudrais bien savoir par qui.

– Vous êtes curieux.

– On le serait à moins.

– Je suis loin de vous blâmer. Nous serons mangés, sauf avis de notre part, comme vous le dites, par ceux qui nous ont pris, à moins toutefois qu’ils ne jugent à propos d’inviter des amis.

« Cela me paraîtrait assez logique, car, enfin, il n’ont pas des occasions pareilles tous les jours.

– J’crois bien ! reprit le gamin d’un ton convaincu.

Friquet, avant de passer à l’état de comestible, s’estimait très cher la livre, et il n’avait pas tout à fait tort. Ajoutons qu’il s’accordait modestement, et avec juste raison, une valeur égale à celle de ses compagnons, bien qu’il fût incontestablement moins charnu qu’André et moins grand que le docteur.

– Pour lors, continua-t-il, vous dites que tous ces « bicondo » s’appellent de leur vrai nom… ?

– Les Osyébas.

– Le nom n’est pas plus laid que bien d’autres.

– C’est le cas de dire que le mot ne fait rien à la chose ; au contraire. Ces abominables sauvages sont bien les êtres les plus féroces de la création.

– Est-il possible d’être méchant dans un pays aussi merveilleux que celui-ci, dit le gamin rêveur ; de manger les hommes quand il n’y a qu’à étendre la main pour cueillir les plus beaux fruits et se donner la peine d’abattre le gibier qui foisonne dans les bois ?

– Votre réflexion est bien juste, et empreinte d’un sentiment profondément philosophique.

« Là où la nature a versé avec une folle profusion tous les trésors de son splendide écrin, là où le sol regorge de fruits, où la terre est constellée de fleurs éblouissantes et où tous les besoins matériels peuvent être satisfaits, l’homme est une bête féroce, adonnée aux pratiques les plus sanguinaires et les plus honteuses : il mange son semblable ou le réduit en esclavage.

– Canailles ! exclama Friquet partagé entre la joie d’avoir fait une réflexion « philosophique » et l’horreur que lui causaient les cannibales.

– Tandis que dans les pays déshérités, chez les Esquimaux, les Groënlandais, les Samoyèdes ou les Lapons, qui pendant de longs mois grelottent sous la neige, privés de l’indispensable, l’hospitalité la plus cordiale et la plus généreuse est la première des vertus.

– Comme vous dites vrai, docteur ! fit à son tour André. Et pourtant, ne serait-il pas possible de faire pénétrer la civilisation chez ces malheureux, de les évangéliser, de leur montrer l’horreur de leur conduite ?…

– Mon cher compagnon, quand vous aurez passé comme moi six longues années parmi ces brutes, vous changerez d’opinion, croyez-moi. D’ailleurs les cannibales africains, et ils sont nombreux, car on en compte plusieurs millions, ne pèchent pas par ignorance, et surtout par besoin, comme les anthropophages australiens.

« Par un phénomène ethnographique particulier, et jusqu’à un certain point explicable, ce sont les plus civilisés qui s’adonnent à cette monstrueuse pratique.

– Vous m’étonnez !

– Rien de plus vrai, pourtant ; et les voyageurs les plus consciencieux sont unanimes sur ce sujet. Je vous citerai trois auteurs dont le témoignage est indiscutable : Alfred Marche, le marquis de Compiègne, et le docteur Schweinfürth.

– Allez-y, docteur, sans vous commander, dit Friquet intéressé, et qui ne pensait pas plus à manger qu’à être mangé.

– C’est que, dit le docteur subitement rappelé au sentiment de la réalité, on va nous apporter notre repas…

– Casser une croûte, ça me va !…

– Casser une croûte !… Drôle de croûte, allez ! Enfin je n’y peux rien, et vous verrez cela assez tôt.

– Mais oui, mais oui, nous verrons ça plus tard. Moi, d’abord, je suis toutes oreilles.

– Cela sera peut-être un peu long.

– Tant mieux, alors !

– Il ne vous est peut-être pas indifférent de savoir que les Osyébas sont les membres de cette grande famille des Fans ou Pahouins, qui, descendant en masses serrées du nord-ouest de l’Afrique, ont envahi la région équatoriale jusqu’à l’estuaire du Gabon.

– Tiens ! Tiens ! Alors ces honnêtes Pahouins, qui venaient donner des sérénades au poste d’infanterie de marine, et qui illuminaient leurs cases avec de l’huile de palme, dans des coquilles de tortues en guise de lampions, sont aussi des anthropophages ?

« Je m’en étais bien un peu douté, en voyant leurs dents limées en pointes, et plus aiguës que celles des chats…

– Vous avez pleinement raison ; votre remarque, faite aussi par le marquis de Compiègne relativement à nos hôtes d’aujourd’hui, n’a pas échappé non plus au docteur Schweinfürth, quand il visita les Nyams-Nyams et les Moubouttous.

« Il y a certainement une énorme famille cannibale dans le centre de cet immense continent africain, d’où partent, poussés par les mystérieux besoins d’émigration, les Pahouins et les Osyébas pour l’occident, et les Nyams-Nyams avec les Moubouttous pour l’ouest.

« Les rejetons de cette famille sont innombrables.

– Mauvaise herbe croît toujours, interrompit sentencieusement Friquet.

– Le docteur Schweinfürth évalue à plus d’un million le nombre des Moubouttous, et l’amiral de Langle portait, il y a dix ans, à 70.000 celui des Pahouins entourant notre colonie. On affirme que ce chiffre a triplé depuis cette époque.

– Eh bien ! Alors, ils ne se mangent pas tant que ça.

– C’est ce qui vous trompe. Ces drôles, prolifères comme les Allemands dont ils possèdent la gloutonne voracité, vont, tant est puissant leur horrible goût pour la chair humaine, jusqu’à dévorer les cadavres des leurs qui sont morts de maladie.

– Ah ! Docteur, c’en est trop ! s’écria André, révolté.

– Au moment où le marquis de Compiègne faisait cette remarque, continua imperturbablement le docteur aussi tranquille qu’à une table d’amphithéâtre, Schweinfürth constatait, comme je vous l’ai dit, le même fait à huit cents lieues de distance.

« Les Nyams-Nyams, dont le nom, sorte d’harmonie imitative du mouvement de la mastication, signifie aussi : mange-mange, habitent l’est de l’Afrique centrale.

– Entre nous, continua l’incorrigible bavard, le nom n’est pas trop bête, bien qu’il ne fasse pas rire. Nyams-Nyams !… Ny… ams… Ny… ams… C’est que ça y est, oui !

– On les a jadis appelés hommes à queue, et on les a crus pendant longtemps pourvus de cet appendice, dont sont privés les grands singes anthropomorphes. Mais on a découvert depuis qu’ils s’attachaient derrière les reins des queues de bœufs, que des voyageurs trop crédules, ou peut-être amis du merveilleux, avaient prises pour des organes leur appartenant réellement.

« Les Nyams-Nyams, comme les Pahouins, ornent leur chevelure avec des cauris, petites coquilles servant de monnaie sur la côte orientale, et qui ne s’importent jamais par mer à la côte occidentale.

« Les uns et les autres n’acceptent que la grosse perle noire de verre bleu, et refusent toutes les autres variétés. Leurs couteaux, appelés troumbaches, ont identiquement la même forme bizarre et compliquée.

« Les chiens que les Nyams-Nyams emploient à la chasse sont de petite taille ; ils ressemblent au chien-loup, ont l’oreille longue, droite et grande, le poil ras et lisse, la queue courte et en vrille comme celle d’un petit cochon. Le front est très large, très bombé, et le museau pointu, Or le marquis de Compiègne a observé chez les Pahouins la même race de chiens, et le regretté voyageur en a même ramené un spécimen, au retour de la brillante expédition qu’il fit en compagnie d’Alfred Marche.

« Ainsi il est bien entendu que les Osyébas appartiennent à cette famille dont le docteur Schweinfürth trace un tableau qui m’a vivement frappé, et que je me rappelle presque mot pour mot.

« De tous les pays de l’Afrique où l’anthropophagie est en usage, c’est chez les Moubouttous et les Nyams-Nyams qu’elle est le plus prononcée. Entourés, au nord et au sud, de noires tribus d’un état social inférieur, et qu’ils regardent avec le plus profond mépris, ces cannibales ont un vaste champ de chasse, de combat et de pillage, où ils peuvent se nourrir de bétail et de chair humaine.

« Tous les corps de ceux qui tombent sont immédiatement répartis, boucanés sur le lieu même et emportés comme provisions de bouche. Les prisonniers, conduits par bandes, sont réservés pour plus tard et deviennent à leur tour victimes de l’affreux appétit des vainqueurs. Ils préparent la graisse humaine, et l’emploient très régulièrement pour leur cuisine.

– C’est épouvantable ! dit André écœuré.

– Et pas rassurant du tout, vous savez. Alors les particuliers qui nous ont pincés sont les proches parents de ceux dont votre docteur… Cheminefürth… comment diable dites-vous ça ? Enfin, un nom pas joli de Prussien.

– Schweinfürth, mon jeune ami. Respectez son nom, c’est celui d’un savant illustre et d’un homme de bien. Il était au centre de l’Afrique pendant notre malheureuse guerre. Il n’a pas craint de protester publiquement, quand la plupart de ses collègues s’aplatissaient devant ceux qui se sont conduits chez nous, à peu près, sauf l’anthropophagie, comme de vulgaires Nyams-Nyams.

« Et pourtant, dit encore le voyageur allemand, ces mangeurs d’hommes ont pour eux la bravoure, l’intelligence, l’adresse, l’industrie, en un mot, une immense supériorité sur les peuplades abâtardies qui les environnent. Leur habileté à forger le fer, à chasser, à faire le commerce, n’a d’égale que celle des Pahouins et des Osyébas.

« En dépit de leur férocité, c’est une noble race de gens bien autrement cultivés que leurs voisins, à qui leur régime alimentaire fait horreur et dont ils se glorifient.

« Ils ont un esprit public, un certain orgueil national, et sont doués d’une intelligence et d’un jugement que possèdent peu d’Africains. Leur industrie est avancée, et leur amitié sincère.

– Ce serait une jolie occasion de leur rendre un service, et de se concilier cette amitié dont les résultats seraient de nous soustraire à l’honneur de figurer sur leur table avec une garniture de patates douces.

– Cela me paraît en effet urgent, dit André qui n’avait pas perdu un mot de cette intéressante mais peu rassurante description ethnographique.

– Nous avons heureusement encore, ainsi que je vous l’ait dit, une quinzaine de jours de répit, reprit le docteur.

« Le temps de donner à notre « beurre » son arôme, et d’atteindre l’époque de la pleine lune.

– C’est ça, nous aviserons, et nous garderons notre beurre pour nous.

Le docteur, préoccupé, marchait de long en large, et semblait plongé dans l’attente d’un événement douloureux. Les rayons qui filtraient à travers les interstices devenaient de plus en plus obliques. Ils disparaissaient. La nuit arriverait avant une demi-heure, étendant brusquement, sans crépuscule, son manteau noir sur la région équatoriale.

Un épouvantable charivari éclata soudain, mêlé aux aboiements lugubres des chiens exaspérés, et aux jacassements des perroquets effarés.

– Allons, dit le docteur d’un ton chagrin, mais résigné, le moment s’avance.

– Quel moment, reprit André qui, malgré sa bravoure, sentit une légère moiteur à la racine de ses cheveux.

– C’est le dîner !…

– Eh bien ! Qu’y a-t-il donc de si douloureux dans l’accomplissement de cette fonction gastronomique ?

– Hélas ! Mes pauvres enfants, vous allez voir.

Au dehors, le tumulte redoublait d’intensité. L’orchestre faisait rage. C’était comme un vacarme de cornemuses, hurlant à contretemps le plus formidable ranz des vaches.

La porte s’ouvrit, et un flot de lumière envahit la case, Une dizaine de vilains bonshommes cuivrés, ou plutôt vert-de-grisés comme des carapaces de crocodiles, firent leur apparition.

Leurs figures étaient plutôt féroces que repoussantes. Leurs lèvres, bien moins lippues que celles des nègres, découvraient des dents blanches comme de la porcelaine. Leurs chevelures épaisses étaient tressées en nattes très fines, entremêlées de fils de laiton. Un tablier en peau de chat-tigre, auquel était attachée une petite clochette, leur ceignait les reins, et des colliers, fabriqués avec des dents de fauves, entouraient leurs cous.

Ils étaient sans armes, et trois d’entre eux portaient trois énormes jarres de terre séchée au soleil, de la capacité de cinq ou six litres, et contenant une sorte de bouillie jaune clair d’un aspect passablement répugnant.

– Ah ! Ah ! v’là le nanan ! cria de sa voix aiguë Friquet, en exécutant une merveilleuse cabriole ; le nanan à Bicondo !

Les musiciens roulaient leurs yeux blancs, et soufflaient comme des aquilons dans les instruments de musique, ou plutôt dans leurs engins de torture.

D’immenses cornets à bouquin, creusés comme l’oliphant de feu Roland dans des défenses d’ivoire, et dont ils tiraient les sons les plus effroyables, composaient la grosse artillerie de l’orchestre.

D’autres virtuoses s’introduisaient délicatement dans l’une ou l’autre narine une petite flûte grosse comme le doigt, dans laquelle ils soufflaient jusqu’à faire éclater leurs artères temporales, qui se gonflaient comme des cordes.

Une vibration aiguë, d’une longueur énervante, et terminée par un couac atroce, sortait du petit instrument. L’homme avalait une large lampée d’air ; et recommençait jusqu’à l’asphyxie ce jeu idiot.

Quelques-uns saignaient à pleines narines. On les considérait avec admiration. Ils étaient, à n’en pas douter, les plus capables musiciens de toute la troupe. Cette admirable preuve de virtuosisme semblait les ravir et exciter encore leur émulation.

Ce morceau d’ouverture à grand orchestre, et tel que les échos de Bayreuth n’en ont jamais répercuté, dura un gros quart d’heure.

Puis on entendit un solo de flûte. Ce solo, d’exécution facile, consistait également en une seule note, analogue à celle que tirent de leur petite trompette les marchands de robinets à Paris.

– Allons ! murmura piteusement le docteur, c’en est fait !

Et le pauvre homme s’étendit de son long sur la terre battue formant le plancher de la case.

Il posa sa tête sur le billot d’ébène poli qui sert d’oreiller à presque toutes les peuplades africaines, et attendit, avec un air de résignation qui eût attendrit une panthère noire de Java. André et Friquet se regardaient étonnés, presque inquiets. Les jarres furent déposées devant eux avec une sorte de cérémonial. Le docteur était toujours complètement immobile. Qu’allait-il donc se passer ?

Friquet, qui avait faim, plongea, à défaut de cuiller, sa main dans la substance grasse, molle et gluante qu’on lui offrait.

– Hum ! murmura-t-il, le rata n’a pas une apparence bien encourageante… Bah !… à la guerre comme à la guerre ! Allons-y donc !… D’autant plus que, d’après ce que je vois, n’y a pas d’autre moyen d’éviter de mourir de faim.

Et, bravement, il porta à sa bouche la substance inconnue, qu’il avala comme une fraise.

– Ben, mais… c’est pas plus mauvais que n’importe quoi. Un peu fade, pourtant. Puis ça vous a un petit goût… C’est pas brillant, mais puisqu’y n’y a qu’ça sur la carte.

Friquet continua son repas sans enthousiasme, il est vrai, mais à la grande joie des spectateurs indigènes, qui semblaient n’en pouvoir pas croire leurs yeux.

Il absorba environ un litre du mélange, pour lequel André paraissait éprouver une sincère répugnance.

Puis le mouvement de translation de la jarre à sa bouche se ralentit… deux poignées, j’allais dire cuillerées, passèrent tant bien que mal des lèvres à l’œsophage. Ce fut tout.

– Eh ben ! Non ! Là, franchement, ça ne vaut pas un chausson aux pommes, même pas deux sous de pommes de terre frites. Enfin, on s’y fera.

Cet arrêt n’était pas, paraît-il, du goût des Osyébas qui témoignèrent aussitôt, par une pantomime expressive, le mécontentement que leur causait ce manque d’égards pour leur cuisine et ce péché contre l’étiquette.

– Merci, vous êtes bien bons, leur disait le gamin… C’est sans façon. Puis, vous savez, pour la première fois, je ne peux pourtant pas en prendre jusque-là.

Sa repartie n’eut aucun succès. Au contraire. Les pantins de réglisses déposèrent rapidement à terre leurs instruments de musique et firent mine de s’élancer sur Friquet. Le petit homme se dressa sur ses ergots comme un coq en colère.

– De quoi ?… Des manières, à présent ?…

Le docteur restait toujours allongé sans même tenter un mouvement.

– Je vous en prie, exclama-t-il de sa voix de basse-taille, n’essayez pas de résistance. Patience, mon enfant, patience !

– J’demande pas mieux, moi. Mais à bas les pattes ! J’aime pas qu’on me touche, ou je cogne !

Le docteur prononça alors en langue indigène quelques mots qui d’ailleurs ne firent aucune impression.

Ils allongèrent une seconde fois leurs griffes de bronze, et tentèrent de saisir les deux jeunes gens.

Friquet, suivi d’André, bondit par la porte entr’ouverte. Le gamin était agile comme un écureuil, et solide comme une barre d’acier. Quant à André, il était, malgré la finesse de sa haute taille, musclé comme un athlète.

Ceux qui voulurent s’opposer à leur sortie furent culbutés par leur irrésistible poussée.

– Nous allons rire ! hurla Friquet de sa voix de fausset.

Il dit, frotte ses mains dans le sable, se campe devant les agresseurs et prend en une demi-seconde une irréprochable garde de boxe française.

– Les armes de la nature, les enfants ! À qui le tour, s. v. p. À toi, mon fils ?… Parfaitement.

« Et voilllllà !… » fit-il en passant rapidement la jambe à un naturel, qu’il poussa en sens inverse par l’épaule. Mouvement d’ensemble dont le résultat fut d’étaler sur le dos le noir stupéfait.

– Ça, c’est pour rire… faut pas gâter les affaires.

« Ah ! Mais, minute ! Si ça devient sérieux, faut le dire. »

Deux autres veulent le saisir.

Vli ! Vlan ! Notre petit diable les foudroie de deux coups de poing au creux de l’estomac. Leur peau noire devient couleur de cendre ; ils s’abattent en laissant échapper un han ! d’angoisse et de douleur.

André, adossé à la case, les deux bras ramenés en croix devant la poitrine, boxe avec un entrain digne d’un champion de la Grande-Bretagne.

Son jeu est d’une admirable correction, et révèle une science approfondie du moderne pugilat.

– Bravo, m’sieu André ! Bonne école, crédié ! Glapit le gamin en écrasant d’un coup de pied le maxillaire d’un ennemi trop téméraire. Touché, mon garçon !

Pouf ! Poum ! Deux coups de poing, magistralement allongés par André, font sonner comme des gongs les poitrines de deux drôles qui s’abattent en crachant rouge.

– À toi, camarade, riposte le gavroche en fauchant moelleusement deux tibias que son pied rencontre, comme par hasard.

« Pan ! Dans l’œil… comme on dit au boulevard… T’en as pas assez ? Tiens donc, goulu ! »

Le cercle s’élargissait autour d’André.

Nul, parmi les sauvages de l’ancien et du nouveau monde, ne peut affronter les muscles des Européens. Légers à la course, durs à la fatigue, ces hommes de la nature possèdent très rarement la vigueur des blancs. Presque toujours leur musculature est de beaucoup plus faible.

Le gamin était épique. Il portait dix coups par seconde, sans efforts apparents, avec une agilité et une dextérité stupéfiantes.

Il assomma d’un coup de tête un grand diable qui voulait le prendre à bras-le-corps, en aveugla aux trois quarts un autre en lui plantant dans les yeux ses deux doigts écartés, ce qu’on appelle le « coup de fourchette » aux barrières. Il coupa la langue d’un troisième, d’un coup de poing de bas en haut sur la mâchoire inférieure, puis, se dérobant à l’attaque d’un quatrième par une volte rapide, il s’abattit sur les mains, fit une demi-culbute, et moula son talon au beau milieu du visage d’un nouvel antagoniste.

– Mais t’as donc envie de cracher toutes tes dents… nigaud ? Eh ! Aïe donc ! Grand mou !

« Allons, à qui le tour ? Ah ! Vous ne connaissez pas la boxe française ? On va vous montrer ça. »

Les sauvages clameurs redoublent. De nouveaux adversaires se joignent aux anciens. Que peuvent désormais, contre plus de deux cents bêtes fauves, le courage et l’adresse de nos deux amis ?

Les Osyébas se ruent en masse compacte. André et Friquet secouent pendant quelques secondes une grappe humaine, puis tout mouvement s’arrête.

Un long hurlement de triomphe retentit, et les deux blancs, ficelés en un tour de main, entravés, ligotés, comme des condamnés à mort, sont emportés dans la case et déposés sur le sol, avec d’infinies précautions.

Le pauvre docteur, en proie à une indicible émotion, se lamentait et épuisait toute la série des jurons sonores et compliqués dont abonde la langue provençale.

Friquet écumait. André gardait un silence dédaigneux.

On les fit asseoir sur une natte, puis, comme si rien ne s’était passé, on leur présenta la pâtée qu’ils repoussèrent avec un geste de dégoût.

La musique recommença, préludant à une nouvelle torture. Trois grands tréteaux, hauts de plus de deux mètres furent apportés, et les trois jarres contenant la pâtée y furent aussitôt juchées.

Chacune d’elles avait à la partie inférieure un trou fermé par un bouchon. Un long tuyau, mince et flexible, terminé par une embouchure d’ivoire, y fut adapté.

– Pauvres enfants ! grogna le docteur ! Eux aussi, il leur faut, bon gré, mal gré, en passer par là !

Les deux jeunes gens regardaient curieusement. Leur attente fut courte. Se doutant enfin qu’on voulait leur faire avaler de force l’abominable bouillie, ils serraient convulsivement leurs mâchoires.

Les sauvages n’essayèrent même pas de les leur entrouvrir. Sans respect pour leurs personnes, ils leur pincèrent délicatement le nez entre le pouce et l’index, jusqu’à ce que, menacés d’asphyxie, ils fussent contraints d’entrebâiller leurs lèvres.

Crac ! L’embouchure, par laquelle sortait, comme du bec d’un entonnoir, le « nanan à Bicondo », comme disait le pauvre Friquet, leur fut introduite entre les dents, et maintenue à pleines mains.

Il fallait avaler ou étrangler…

Et ils avalaient, les malheureux ! La machine, élevée de deux mètres, se vidait en raison de la pression atmosphérique, comme les réservoirs placés au sommet des maisons pour le service des eaux. Leur estomac était le récipient obligé où tout cela descendait, sans qu’ils pussent se soustraire à cette ingestion forcée.

Le docteur, lui aussi, soumis à la même torture, aspirait, ou plutôt laissait couler la bouillie, dont, bien à contrecœur, il ne laissait pas perdre une parcelle.

Cependant la face des patients s’injectait. Leurs yeux devenaient hagards. Une sueur épaisse ruisselait sur leur front ; ils défaillaient. Le supplice dura près de dix minutes.

Les gamelles de terre étant enfin vides, l’embouchure terminant le tuyau fut retirée de leurs mâchoires contractées ; le dîner était fini.

Les Osyébas qui avaient réglé l’introduction de la substance nutritive, de façon à remplir l’estomac, sans pourtant courir le risque de le faire éclater, se retirèrent et laissèrent sur leurs nattes les trois hommes inertes comme les pauvres animaux soumis par les éleveurs au régime cruel de l’engraissement forcé.

Leur torpeur dura près de deux heures. Une soif intense les dévorait. Heureusement qu’une abondante provision d’eau leur permit d’éteindre le volcan qui flambait dans leurs entrailles.

Le docteur reprit le premier la parole.

– Eh bien ! Mes pauvres enfants, que dites-vous de l’aventure ? Vous, mon cher André, que faites-vous de vos idées d’évangélisation et de civilisation, devant ce raffinement de gastronomie anthropophagique ?

– Si j’avais avec moi cinquante marins de la Pique, et un chassepot entre les mains, je sais bien quelle serait ma réponse.

– Savez-vous, reprit Friquet, comment s’appelle ce système ? C’est tout simplement la Gaveuse mécanique, employée au Jardin d’acclimatation pour engraisser les canards, les poules, les oies et les dindons.

– Mais c’est ce que je me suis évertué à vous expliquer tout à l’heure.

– Et dire que je me suis amusé, je ne sais plus combien de fois, à rire des mines qu’ils faisaient, quand on leur enfonçait jusque dans le cou cet outil dont ils ne pouvaient se débarrasser.

« Oh ! Les pauvres animaux !… Mais enfin, ça n’est que des bêtes, tandis que nous !

« C’est égal, ils sont rudement malins, vos nègres, d’avoir trouvé cela tout seuls. En voilà des gaillards qui font un dieu de leur ventre !

« Mais faudra voir.

– Alors, docteur, dit André, vous pensez que c’est simplement pour nous engraisser ?

– Parbleu !

– Avec cette bouillie où il n’y a pas seulement gros comme une lentille de viande ? reprit Friquet.

– La viande n’engraisse pas, mon ami.

– Ah ! Bah !

– Elle sert essentiellement à produire le muscle, tandis que les huiles, les fécules, le sucre, etc. se transforment invariablement en graisse.

– J’aurais cru le contraire. Mais enfin vous vous y connaissez mieux que moi. Alors quelqu’un qui ne mangerait que de la bouillie, qui avalerait par là dessus de pleins verres d’huile, et qui grignoterait toute la journée des morceaux de sucre, deviendrait gras à lard ?

– Parfaitement ; et c’est bien le régime que nous font subir les coquins qui nous ont gavés à éclater d’un mélange de farine de maïs et de patates sucrées, additionnées d’huile de palme.

– Pouah !

– Comme l’huile de palme, produite par ce joli fruit rouge de l’élaïs, que vous connaissez bien, possède une saveur particulière, dont les anthropophages sont friands comme les écureuils de noisettes, ils comptent là-dessus pour nous aromatiser.

– Brrr !… Vous me faites frémir. Mais, dites-moi, mon cher docteur, est-ce que nous serons bientôt… assez gras ?

– Cela dépend. En tenant compte de l’énorme quantité d’aliments spéciaux qu’ils nous font absorber, et de l’immobilité ainsi que de l’obscurité auxquelles ils nous condamnent, vous serez obèses au bout de deux mois. Dans quinze jours vous serez suffisamment entrelardés.

– Mais… et vous, qui êtes si maigre ?

– C’est que je possède, ainsi que je vous l’ai déjà dit, une recette infaillible dont je vous ferai part. Je vous garantis que, grâce à ma méthode, vous n’emmagasinerez pas dans votre organisme dix centigrammes de graisse, quand bien même nos éleveurs doubleraient la dose.

– Vous nous ferez voir cela ?

– Mais quand vous voudrez, et ce ne sera pas long. Tout de suite, alors ?

– Volontiers.

Le docteur, moins alourdi que ses compagnons, se leva et alla, dans un des coins de la case, chercher un vase à demi plein d’huile, dans lequel trempaient quelques fibres végétales qu’il alluma.

– Procédons avec ordre. Voici d’abord de quoi nous voir le blanc des yeux. Pauvres amis ! Vous êtes gonflés comme des outres…

« Enfin, patience ! »

Tout en causant, le docteur apportait un grand ustensile de terre, pouvant servir de réchaud. Puis un autre plus petit, à orifice étroit, au ventre arrondi en forme de gourde ; puis un tube fabriqué avec une jeune pousse de palmier dont il avait retiré la moelle, et enfin une sorte de panier grossièrement tressé, rempli d’un minerai noirâtre, se présentant sous forme de longues aiguilles brillantes et accolées les unes aux autres.

– Vous avez étudié la chimie, n’est-ce pas, mon cher André ?

– Peu, mais mal, au collège, répondit le jeune homme.

– Moi, dit Friquet, je ne sais que la physique, mais je la connais dans les coins.

– Pas possible !

– Oui, dit gravement le petit homme, non sans une pointe de vanité, je l’ai apprise d’un élève de m’sieu Robert Houdin.

– Ah ! très bien, reprit imperturbablement le docteur.

« Les moricauds sont très friands d’escamotage ; vous aurez un certain succès.

« La substance minérale que vous voyez, mon cher André, est du peroxyde de manganèse.

– Ah ! Je ne m’en serais jamais douté.

– Pour vous éviter l’ennui et l’embarras d’une démonstration théorique, je passe d’emblée à la pratique. Vous comprendrez aussitôt, sans trop de difficulté. Je dépose tout d’abord une certaine quantité de peroxyde de manganèse dans ce vase de terre, représentant assez mal une cornue. J’adapte au goulot terminant cette espèce de gourde ce tuyau de bois que j’ai recourbé à la vapeur.

« Je bourre mon fourneau avec ce mauvais charbon qui va tout à l’heure nous enfumer comme des harengs ; c’est moi qui l’ai fabriqué.

« Je l’allume. Cela fait, je dépose sur le brasier ma cornue munie de son tube, et j’attends qu’elle soit portée au rouge sombre.

– Mais, docteur, vous allez faire de… de l’oxygène, si je ne me trompe ?

– Mon ami, vous l’avez dit. Vous êtes en chimie de force à enfoncer Berthelot lui-même.

« Vous êtes intrigués, n’est-ce pas ? Vous vous demandez pourquoi et comment je possède ces substances dont l’emploi, savamment combiné, va retarder longtemps le moment de notre passage dans l’estomac des Osyébas ? Je n’ai pas de secrets pour vous. J’ai trouvé le manganèse à deux pas d’ici, par hasard. Et, chose bien extraordinaire, il est à peu près chimiquement pur.

« Quant au charbon, comme nos hôtes manquent de poudre, je leur ai vaguement fait entendre qu’il me serait possible de leur en fabriquer.

« J’ai trouvé une essence de bois blanc, que j’ai fait brûler d’après la méthode des charbonniers européens. Je suis, en ce moment, censé rechercher un procédé en rapport avec mes moyens, et je mets à profit mes fonctions de directeur de l’École pyrotechnique Osyébas, pour agencer mon laboratoire qui me sert à tout autre chose.

« Vous allez voir. »

Pendant que le docteur parlait, le vase contenant le manganèse était peu à peu passé au rouge sombre.

L’opérateur prit un charbon et le laissa s’éteindre presque entièrement.

Quand il n’y eut plus en ignition qu’un petit point imperceptible, il le présenta à l’extrémité libre du tube.

Le charbon étincela aussitôt, devint éclatant comme la lumière d’un appareil électrique, et se consuma en quelques en secondes, tant la combustion fut accélérée par la présence de l’oxygène qui commençait à se dégager.

Friquet était en admiration.

Sans prononcer une parole, le docteur approcha ses lèvres du tube, et se mit à aspirer à longs traits le gaz, dont le dégagement devenait de plus en plus intense.

Ses deux compagnons virent bientôt ses yeux s’allumer et luire comme des escarboucles. Sa respiration devint rapide, saccadée, sifflante. Tout son corps, dans lequel la vie semblait centuplée, fut agité de trépidations.

– Assez ! cria André anxieux, assez, vous vous tuez !

– Non pas ! répliqua le docteur d’une voix de tonnerre, je brûle mon carbone. Je maigris !

Il reprit avec une nouvelle ferveur sa curieuse séance d’inhalation, qui dura encore sept ou huit minutes.

– Maintenant, si le cœur vous en dit, vous pouvez fumer à votre tour ce nouveau calumet.

« Oh ! Rassurez-vous, l’expérience est sans danger.

– Non, demain quand vous nous aurez expliqué par quel procédé cette absorption d’oxygène fait maigrir, ou plutôt entrave l’engraissement auquel nous sommes condamnés.

– Ainsi que ses inévitables suites, continua Friquet qui ne pouvait se faire à l’idée de devenir un couscoussou.

– Té ! mon bon, reprit le docteur, chez lequel l’« assent » marseillais revenait parfois, les « hûiles », les « grésses », les fécules, bref, toutes ces substances qui ne contiennent pas d’azote, répandues dans un organisme, sont destinées exclusivement à entretenir la chaleur animale, et par cela même le mouvement.

« Elles sont le combustible de ces organismes.

« L’acte de la respiration est donc une sorte de combustion qui s’opère aux dépens des corps. Si ces derniers fournissent eux-mêmes ces éléments, ils se ruinent et deviennent à rien.

« C’est comme si quelqu’un pour chauffer son appartement brûlait ses meubles.

« C’est ici que les aliments non azotés, dits respiratoires, interviennent fort heureusement, et empêchent cette usure, comme le coke et la houille, apportés par le charbonnier, et mieux encore comme les combustibles engouffrés sous la chaudière d’une machine à vapeur.

« Ils se combinent avec l’oxygène de l’air qui les consume lentement ; c’est grâce à cette combustion, comparable, je le répète, à celle qui fait mouvoir les machines, que les corps conservent leur chaleur, et conséquemment leur mouvement.

« Souvent, presque toujours il y a une surabondance de graisse absorbée, qui n’est pas utilisée pour les besoins quotidiens.

« Cette graisse est alors répartie sur toute la surface du corps, pour subvenir, le cas échéant, à un manque accidentel.

« Cet approvisionnement constitue la réserve de la machine animale, comme le tender la réserve de la locomotive.

« Cela est si vrai, que les personnes obèses supportent mieux le froid que les maigres, parce qu’elles possèdent une source constante de chaleur.

« Et tenez un exemple frappant : les chameaux ont dans leurs bosses une ample provision de graisse qui leur permet de braver des privations inouïes. À la fin d’un long et pénible voyage, la peau de la bosse retombe flasque, comme celle d’une outre vide. La réserve est épuisée, comme le tender d’un train qui arrive à destination.

« Ainsi, sans charbon, pas de mouvement. Sans graisse, pas de chaleur.

« C’est compris, n’est-ce pas ?

– Parfaitement ! s’écrièrent les deux auditeurs charmés.

– C’est pourquoi les Esquimaux, les Groënlandais, les Samoyèdes et autres peuples habitant les latitudes glacées absorbent d’énormes quantités de graisses, sans lesquelles leurs corps ne pourraient conserver leur calorique.

« Ce qu’on prend pour une dépravation de goût n’est qu’une conséquence des impérieux besoins de l’existence polaire.

« Aussi, sous l’équateur, peut-on parfaitement se passer de ces substances, grâce au milieu ambiant, dans lequel il n’y a pas une semblable déperdition de chaleur.

– Je crois, mon cher docteur, que j’ai compris votre merveilleuse invention.

– Merveilleuse ! Hum ! Vous me flattez !

« Enfin, voyons si vous saisissez bien.

– Les sauvages, qui savent empiriquement ce que vous venez de nous démontrer avec tant de clarté, nous font absorber vingt fois plus de graisse qu’il ne nous en faut ici pour notre consommation.

« Qu’arrivera-t-il ? Cette graisse que nous ne pouvons brûler, puisque nous sommes condamnés à l’immobilité, va se répartir sur tout notre corps.

« Nous deviendrons obèses.

– Ça serait drôle de me voir avec un ventre de propriétaire, dit Friquet rêveur à la pensée d’acquérir la majestueuse carrure d’un hippopotame.

– C’est alors, reprit André, en souriant à la boutade du gamin, qu’en vous gorgeant d’oxygène vous consumez toutes ces substances grasses, comme si vous activiez le foyer d’une machine par un courant d’air enragé, comme si, en un mot, pour dessécher un vase plein d’huile, vous allumiez deux cents mèches au lieu d’une.

– Bravo ! Votre comparaison est excellente.

« Quel physiologiste vous faites !

– Mais dites donc, docteur, il me semble qu’en se mettant deux doigts dans la bouche, et en soulageant son pauvre estomac… comme si on avait le mal de mer… m’est avis que ça serait infiniment plus simple.

– J’y avais bien pensé. Mais ces damnés sauvages n’ont pas entendu de cette oreille-là. Ils ont mis pendant trois jours et trois nuits près de moi des sentinelles, avec mission d’empêcher toute tentative de ce genre.

« J’ai en conséquence imaginé ce nouveau système dont la réussite a eu jusqu’à présent un plein succès, termina le brave homme en jetant un regard satisfait sur son torse plus sec qu’un parchemin.

– Alors, c’est entendu, dirent les deux jeunes gens. On absorbera dès demain de l’oxygène à haute dose. Car il faut indispensablement rester maigre ou être mangé !

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