CHAPITRE III

Aventures merveilleuses d’un gamin de Paris. – Terre-neuve par vocation et sauveteur par principe. – Des galeries du théâtre de la Porte-Saint-Martin à la cale d’un steamer. – Quelques milliers de lieues dans une soute à charbon. – Un marchand de chair humaine. – Tête-à-tête avec un éléphant. – Précieuses relations avec un coquin. – Périlleuse exploration entre les parois du ventre d’Ibrahim. – Triomphe du docteur.

Le docteur, surexcité par l’inhalation de l’oxygène, ne pouvait tenir en place.

André et Friquet digéraient, mais n’éprouvaient, malgré les fatigues passées, nul besoin de dormir.

La même pensée leur vint simultanément.

Ces trois hommes, qui ne se connaissaient pas vingt-quatre heures avant, étaient devenus d’excellents amis.

Leurs existences étaient dorénavant indissolublement liées.

Les deux jeunes gens, qui s’étaient spontanément et tour à tour sacrifiés avec la superbe irréflexion des cœurs généreux, n’ignoraient pas, lors de leur départ, que la tentative pour retrouver le docteur serait entravée par bien des difficultés.

Aussi, bien longtemps avant de l’avoir rencontré, s’étaient-ils attachés à lui, en vertu de cette loi psychologique qui fait que l’on aime les gens en raison des services qu’on leur rend.

Quant au docteur, il subissait tout naturellement la réciproque, et aimait déjà de toutes ses forces les deux braves qui avaient voulu le sauver au péril de leur propre existence.

– De plus, disait Friquet, avoir la perspective d’être mangés ensemble, il n’y a rien qui vous lie comme cela les uns aux autres.

Puisque le sommeil fuyait obstinément leurs paupières, les trois amis se mirent à causer.

Comme jusqu’alors leurs communs rapports avaient consisté en horions surabondamment distribués aux Osyébas, en plongeons, en sauvetages mutuels et en repas n’ayant rien de gastronomique, ils désiraient se connaître plus intimement.

Des Anglais se fussent présentés cérémonieusement. Nos trois Français se racontèrent leurs aventures.

Ce désir de savoir par quelle étrange succession d’événements ils se trouvaient en ce moment tous trois du même pays, réunis si bizarrement sous l’équateur, était bien naturel.

La présence d’André, gérant intérimaire d’une factorerie à Adanlinanlango, dont il était copropriétaire, devenait jusqu’à un certain point admissible. Celle du docteur ne l’était pas moins. Mais par quel assemblage d’aventures probablement excentriques, Friquet, le petit moineau franc de Paris, Friquet, qui avait emporté à ses semelles la poussière du faubourg, se trouvait-il présentement dans une case obscure, gavé à éclater d’huile de palme et de patates douces ?

C’est ce que ses deux compagnons voulurent tout d’abord apprendre.

Le gamin ne se fit pas prier.

– Oh ! Moi, dit-il, mon histoire est bien simple.

« La voici en deux mots.

« Enfant de Paris, ni père ni mère connus. Je me rappelle à peine avoir porté d’autre nom que celui de Friquet. On m’a baptisé comme ça, sans doute parce que j’avais l’allure de mon compatriote, le petit moineau, le « friquet », comme nous disons là-bas.

« Le gamin de Paris, ça ressemble au moineau franc qui est le « titi » des oiseaux.

« Il me semble que je me suis éveillé à six ou sept ans dans l’échoppe du père Schnickmann, un vieux « mastiqueur de bottins », autrement dit un artiste en vieux pour hommes et pour dames.

« Huit pieds carrés pour nous deux, et toujours encombrés par je ne sais plus combien de paires de « philosophes » démolis, fourbus, béants, voilà le palais où s’écoula mon enfance.

« Ah ! Le métier était dur, allez, m’sieu André !

« Pas que le père Schnickmann fût plus méchant qu’un autre. Mais il lui arrivait souvent de tremper son nez dans pas mal de chopines, et, dame ! Les coups de tire-pied tombaient comme la grêle quand le bonhomme avait le cœur joyeux.

« Moi, je ne soufflais pas. J’endossais les roulées, et je portais les escarpins aux clients.

« J’étais comme qui dirait le petit clerc de l’établissement. Les appointements n’étaient pas gros. J’étais là pour mon pain. Quant à la boisson, y avait justement en face une fontaine Wallace.

« J’attrapais par-ci par-là une pièce de deux sous de pourboire. Je transformais ça en saucisson ou en cervelas.

« C’étaient de fières aubaines.

« En temps ordinaire, je poissais le fil, je décousais les semelles et préparais la besogne au patron.

« En ai-je décarcassé de ces savates !…

« Ça marcha tant bien que mal pendant plusieurs années.

« Malheureusement, je fis la connaissance de camarades. De petits rouleurs comme moi, que je rencontrais dans mes courses. Je fumai des bouts de cigarettes, je jouai aux billes, puis au bouchon, dans la cour du palais.

– Quel palais ? demanda André.

– Du Palais-Royal, parbleu ! Y en a pas d’autre. J’m’habituai même de temps en temps à un cinquième au litre, qu’on buvait à deux chez le marchand de vin.

« Oh ! J’étais pas un amour d’enfant, bien loin de là. J’chantais des tyroliennes, j’faisais des grimaces aux devantures, et j’m’empoignais avec les cochers ; j’étais devenu un p’tit voyou.

« Qu’est-ce que vous voulez ? J’avais pas de père, pas de mère non plus… Une pauvre vieille que j’aurais aimée à plein cœur, qui m’aurait appris le travail, et m’aurait embrassé de temps en temps…

« Tenez, voyez-vous, tout ça me chavire tellement que j’vois trouble et que je pleure comme une bête. »

Et le pauvre Friquet éclata brusquement en sanglots.

Contraste frappant et pénible avec sa gaieté. L’enfant de Paris semblait fait pour rire de tout.

Cette preuve de sensibilité, ajoutée à l’acte de sublime dévouement qu’il avait accompli en essayant de sauver la chaloupe, le rendit doublement cher à ses deux interlocuteurs.

Le docteur et André se levèrent aussitôt et lui serrèrent énergiquement la main.

– Mais, mon bon petit diable, dit le premier, j’ai cinquante ans, pas d’enfants, je vous aime déjà comme un fils, car, vrai, vous êtes un crâne petit homme.

– Et moi, reprit André, pensez-vous que je ne vous regarde pas désormais comme un véritable ami… comme un frère, si vous voulez ?

« Tenez, mon cher Friquet, je suis, sinon riche, du moins dans une position fort aisée. Quand nous serons rentrés en France, venez avec moi.

« Je vous mettrai à même de gagner honorablement votre vie ; nous travaillerons ensemble.

– Oui, si nous ne sommes pas mis à la broche, reprit l’incorrigible gamin riant et sanglotant tout à la fois, et en étreignant les mains qui se tendaient vers lui.

« Quelle veine, tout de même, d’être venu chez les négros !

« J’ai une famille, à présent ! Eh bien ! Moi, aussi, je vous aime de tout mon cœur. Crédié ! Ça me chauffe rudement dans la poitrine, ce que vous venez de me dire là.

– Mais continuez donc votre histoire, dit le docteur.

– Allez donc, éternel bavard ! reprit André.

– Tiens, c’est vrai. Ah ! Voyez-vous, on ne m’a jamais rien dit de pareil, et vous comprenez que ça vaut bien la peine que je m’arrête un peu en route.

« Ça ne sera d’ailleurs guère long, et peut-être pas bien intéressant.

« Enfin, puisque ça vous plaît…

« J’en étais donc au père Schnickmann.

« Un jour… j’allai toucher pour lui… quelques petites choses… »

Ici le narrateur, visiblement embarrassé, hésita un moment.

– Ben… après tout… faut pourtant que je vous le dise.

« Je chipai l’argent du pauv’ vieux, et je filai. Tenez, je m’en voudrai toute ma vie.

« C’était pas grand’chose… Cinq ou six francs tout au plus. Ça m’a pourtant rudement trotté par la tête.

« C’est pas des tours à faire. Aussi je n’ai jamais recommencé.

« Enfin, qu’est-ce que je vous dirai de plus ? J’ai roulé un peu de tous les côtés, j’ai ouvert des portières, servi des maçons, figuré au Château-d’eau, et vendu des contremarques.

« J’ai trimé l’hiver, grelottant sous des vêtements de coutil, et étouffé l’été sous du drap molletonné.

« Après avoir soigné les bêtes au Jardin d’acclimatation, vendu des immortelles aux funérailles des personnages célèbres, ou des « questions » en fil de fer, distribué des prospectus ou crié des journaux à un sou, je suis entré au gymnase Paz pour graisser et astiquer les agrès, ratisser la sciure de bois, etc.

« Ç’a été mon meilleur temps. J’ai appris en outre à me camper d’aplomb sur les deux jambes, à moucher au besoin, du bout de mon soulier, un homme de cinq pieds six pouces, à faire le saut périlleux, et pas mal de boxe française.

« Ça m’allait, le chausson !

« Puis je suis resté deux ans chez M. Robert-Houdin…

– Ah ! oui, dit imperturbablement le docteur… La physique !…

– La physique… répliqua Friquet avec non moins de gravité.

« Passez… muscade !…

« Ça peut servir.

« J’accrochai comme ça mes seize ou dix-sept ans.

« Dame ! Je ne suis pas gros, mais j’ai du nerf.

« Jamais ni maladies, ni rhumes, ni maux de gorge. Est-ce que j’avais le temps ? Jamais d’indigestions, surtout.

« Je ne parais pas mon âge, n’est-ce pas ? Mais, bah ! C’est le moyen de rester jeune plus longtemps.

« Enfin, qu’est-ce que je vous dirai encore ? J’ai été mis à la porte de chez Paz, où j’étais revenu un beau jour. Je dois vous l’avouer, c’est pas le patron qui avait tort. Je devenais mauvaise tête.

« Je flânais un jour sur le pont des Arts. Mon estomac était vide comme la cornemuse d’un pifferaro, et la peau de mon ventre battait la générale sur celle de mon dos.

« J’entends un cri, puis, plouf !…

« Tout le monde se précipite au parapet.

« On court. On se bouscule.

« J’fais comme tous les autres, et qu’est-ce que j’aperçois ?… Un chapeau qui dansait sur l’eau, au milieu des ronds produits par la chute de son propriétaire.

« Ma foi ! Je n’en fais ni une ni deux. Comme j’étais à jeun depuis plus de vingt-quatre heures, y avait pas à craindre de congestion.

« J’enjambe la balustrade de fer… puis je saute… Mais là, raide comme un paratonnerre, la tête droite, les jambes bien allongés… par principes, enfin.

« Arrivé au fond, j’ouvre l’œil, j’entrevois un paquet noir. Ça gigotait. J’en empoigne un coin, je tire, je remonte, et me voilà parti en tirant ma coupe et en traînant à la remorque le noyé qui ne remuait plus ni pieds ni pattes.

« Arrivé au bord de la rivière, v’là les « sergots » qui nous empoignent, mais avec toutes sortes de précautions et de bonnes paroles.

« Moi qu’étais pas habitué à ça de leur part, je trouvais ça tout drôle.

« C’est vous dire, entre nous, que j’valais pas cher et que j’commençais à mal tourner.

« Enfin mon bonhomme revient à la vie, comme un particulier étonné de se trouver encore de ce monde.

« J’avais seulement pas deux sous de pommes de terre frites dans le corps… v’là que je me pâme comme une carpe.

« On me fait avaler une bonne tasse de bouillon. Un vrai velours qui me ranime.

« Pendant que je tournais de l’œil, des braves gens avaient fait une collecte. Comme le noyé était un richard qui s’était jeté à l’eau pour des histoires de sentiment, la collecte fut pour moi.

« Quarante francs, en belle monnaie, que le brigadier me mit dans la main en me disant merci.

« Merci de quoi ?

« Ah ! C’est vrai, j’avais fait le terre-neuve.

« Me voilà donc parti.

« Vous ne vous douteriez jamais de ce que j’ai fait le soir.

« C’est rudement drôle, allez, la vie !

« Il y avait à ce moment-là, par tout Paris, de grandes diablesses d’affiches sur lesquelles on lisait : Porte-Saint-Martin : Le Tour du monde en quatre-vingts jours. Immense succès.

« Je me mangeais le sang de ne pas pouvoir aller voir çà. C’est que, voyez-vous, ça coûte cher, les troisièmes galeries. J’vendais bien de temps en temps des contremarques, mais pas pour mon compte.

« J’étais comme les pâtissiers qui ne peuvent pas toucher à la galette.

« Eh ben ! Le soir de mon sauvetage, je me suis offert le Tour du monde ! Oui, messieurs, j’ai vu ça des deuxièmes galeries, s’il vous plaît.

« Ça m’a rendu fou !

« N’y a pas eu de trêve ni de merci ; a fallu que je parte, que je voie la mer. Me voici au Havre avec cent sous dans ma poche.

« J’ai vécu trois jours tant bien que mal, puis, après, j’ai dû encore crever la faim. C’est un mal auquel on ne peut pas s’habituer. Quel malheur !

« Pourtant, c’était si beau, la mer ! Le mouvement des bateaux, les forêts de mâts ; tout ce monde qui vient de partout, ou qui y retourne… Bref, c’était mieux qu’un décor…

« Ça valait le boulevard !

« Mais ça ne donnait pas à manger.

« J’étais assis, à la marée montante, sur le quai, les jambes ballantes… J’étais à me dire que, malgré toutes ces belles choses, la vie n’était pas couleur de rose.

« – Eh ! Dis donc, moussaillon, fait tout à coup une grosse voix derrière moi, t’as pourtant pas envie de te tremper là dedans.

« J’me retourne, et j’aperçois un matelot ; mais, là, un vieux de la cale, un vrai mathurin.

« – Dame ! Que j’lui dis : ben sûr que non, pour lui répondre quelque chose.

« – Bien sûr ? Qu’il reprend.

« Du coup, je ne dis plus rien. Tout dansait devant moi, comme le jour où j’avais repêché le particulier du pont des Arts.

« Le vieux s’en aperçoit.

« – Tonnerre à la toile ! Mais t’as donc rien dans ta soute. Faut soigner ça, mon fils. Allons, embarque.

« Je le suis en vacillant. J’arrive, sans m’en douter, sur le pont d’un bateau… J’ai su depuis que c’était un transatlantique.

« On me donne une soupe, une crâne soupe de matelot. Ça me remonte. Pour la deuxième fois, la soupe me sauvait la vie. C’est facile à comprendre, j’en mangeais si peu souvent.

« De fil en aiguille, j’raconte mon histoire, que j’m’étais emballé pour le Tour du monde en quatre-vingts jours, et un tas de choses comme ça, qui ont fait rire tous les matelots, mais rire comme des bienheureux.

« Y avait pourtant rien de bien drôle là dedans, allez, vous pouvez m’en croire.

« – Mais, que me dit le vieux de la cale, tu veux naviguer, c’est bon. Or pour naviguer y a deux moyens : faut être passager ou matelot.

« Passager, ça coûte gros ; et t’as pas l’air calé, soit dit sans t’offenser.

« – Eh ! Ben, je me ferai matelot, que j’lui réponds.

« – Matelot ! Mais, mon fils, faut avoir été novice.

« – Eh ben ! Je me ferai novice.

« – Mais, mon pauv’ petit gars, nous ne pouvons pas te prendre avec nous, l’équipage est complet.

« Tu ferais mieux de t’embarquer au marchand.

« Moi, je me plaisais déjà tout plein avec ces braves gens-là. Je tirais des plans pour rester près d’eux, toujours par rapport à la chose du Tour du monde.

« Ça les a fait rire de plus belle.

« Ils ont eu beau m’expliquer qu’un matelot ne voyait rien, qu’il ne descendait que rarement à terre, et qu’il ne connaissait pas plus les pays étrangers qu’il traverse, qu’un cocher d’omnibus l’intérieur des monuments qu’il trouve sur sa route.

« Moi, plus têtu que la mule à Jean-Baptiste, je n’ai pas voulu en démordre.

« Comme par un fait exprès, une place se trouve tout à coup disponible à bord. Une vilaine place. Ah ! Si j’avais su !…

« Bref, un soutier étant mort la veille, on me proposa de prendre sa place.

« Soutier ! J’savais autant ce que c’était, qu’un membre du bureau des longitudes.

« Je l’ai appris plus tard.

« Quand on pense que j’ai fait je ne sais combien de milliers de lieues sans apercevoir ni le ciel ni la mer, que j’ai passé six mois de mon existence, à transporter du charbon, de la soute dans les chaufferies, à huit mètres au-dessous du pont.

« Un vrai voyage sous-marin, quoi ? J’étais volé ! Mais volé comme si pour voir un spectacle, j’étais resté dans le sixième dessous, pendant toute la représentation.

« C’était pire qu’un voyage en chambre !

« Ça a marché de cette façon-là jusqu’au jour où je suis venu à Saint-Louis sur un bateau de l’État.

« J’étais chauffeur à l’époque. Je montais en grade.

« Là, j’ai enfin pu aller à terre, voir du pays, des arbres en zinc qui rappelaient les décors de la Porte-Saint-Martin, mais pas si bien arrangés.

« J’ai connu des négros. Je me suis enfin dédommagé de la vue perpétuelle des fourneaux de la machine.

« Puis, on m’a envoyé au Gabon. C’est quelque temps après, m’sieu l’docteur, que vous avez été croché par les moricauds. Pour lors, comme je n’ai jamais la fièvre, et que je me porte comme un charme dans ce pays que chacun trouve malsain, on m’a détaché sur la chaloupe qui venait à votre recherche.

« Ça m’allait.

« Et voilà. Je crois que cette fois-ci, je commence mon vrai tour du monde !

– Voyez-vous, c’te p’tite couquinasse, exclama le docteur avec son bon gros rire… Mais, c’est très bien, très bien, très bien !

« Et comme ça, continua le brave marin, en passant tout à coup à un tutoiement, non moins affectueux que familier, sais-tu bien que te voilà un matelot fini ! »

Un matelot fini ! Friquet n’en pouvait croire ses oreilles.

C’est que, voyez-vous, il faut savoir ce que contient d’éloges, ce simple mot, et combien un marin est fier de se l’entendre appliquer.

On dit d’un général, c’est un soldat !

On dit d’un amiral, c’est un matelot !

L’un et l’autre s’enorgueillissent de ce titre. Tous les militaires ne sont pas des soldats, tous les marins ne sont pas des matelots !

Et le docteur, un chirurgien de la marine française, un vieux brave qui avait laissé partout des morceaux de sa peau, qui avait traversé vingt épidémies, et mérité je ne sais plus combien d’ordres du jour, proclamait un « vrai matelot » ce moussaillon de Friquet.

Il y avait là de quoi tourner la tête au gamin, et nous devons confesser, en historien consciencieux, qu’elle lui tournait positivement.

– Merci, docteur, dit-il réellement ému, ça me fait rudement de plaisir que vous pensiez tant de bien de moi.

« Un matelot fini !…

« On tâchera d’être toujours digne de ce titre. On sait ce qu’il vaut.

« Faudra que j’apprenne le métier, à présent. Car, pour vous dire la vérité, je connais la manœuvre comme les singes savent monter aux arbres, c’est-à-dire d’instinct, et ça ne suffit pas.

– Mon fils, tu étais déjà matelot quand tu as repêché le cabillaud du pont des Arts, et tous ceux de la chaloupe t’ont regardé comme tel quand tu as sacrifié ta vie pour eux.

« Tu es un brave, mon fils ! C’est moi qui te le dis. Et le docteur Lamperrière s’y connaît.

– Tiens, c’est vrai, dit André. Nous ignorions votre nom. Les événements se sont succédé avec une telle rapidité, que jusqu’à présent nous ne vous connaissions que par votre titre.

– Eh ! Voilà, Lamperrière, docteur-médecin, natif, comme vous pouvez le croire, de Marseille.

« Comment voulez-vous que j’aie pu naître ailleurs.

« Si l’histoire de ce Parisien de Friquet est curieuse, la mienne est bien extraordinaire.

« Je vais vous la raconter. »

Au moment où le docteur allait commencer sa narration, une fusillade enragée retentit de tous côtés.

Des cris, ou plutôt des hurlements qui n’avaient rien d’humain, mêlés à des aboiements de chiens en fureur, et au tintamarre colossal des instruments de musique, accompagnaient les détonations.

Les Osyébas étaient-ils attaqués ? C’était peu probable.

Ils semblaient en proie à une gaieté folle. Gaieté alarmante, eu égard à la situation des trois Européens.

– S’ils sont si joyeux, tant pis pour nous, disait Friquet. C’est le cas de dire : La joie fait peur.

La fusillade redoublait d’intensité.

– Savez-vous, dit André, que pour des gens à court de poudre, nos sauvages ne sont guère économes.

– Je n’y comprends rien, reprit le docteur.

Le jour venait avec la rapidité particulière aux régions équatoriales.

La nuit s’était passée si rapidement, grâce au récit des aventures de Friquet, que nos trois amis en voyant de nouveau le jour à travers le clayonnage de la case, n’en pouvaient croire leurs yeux.

– Pourvu que ce ne soit pas encore leur damnée cuisine.

– Oh ! Non, pas avant neuf heures du matin, et il en est à peine trois.

– Mais enfin, que signifie ce nouveau charivari ?

– Nous saurons cela tout à l’heure, pour le moment, faisons disparaître nos appareils de chimie. Ces sauvages sont si rusés, qu’ils pourraient trouver cela suspect.

Aussitôt dit, le fourneau fut remisé dans un coin, le tube enlevé de la cornue, qui redevint modestement une espèce de gourde, et le panier contenant le peroxyde de manganèse fut déposé sur une sorte d’étagère, rabotée à la hache, et enjolivée d’ornements fort curieux.

– Et maintenant, nous sommes parés.

Au moment ou le tapage atteignait une invraisemblable intensité, la porte s’ouvrit et nos trois amis contemplèrent un spectacle extraordinaire.

Le soleil brillant de tout son éclat, projetait d’éblouissantes lumières sur un personnage de haute taille, flanqué de deux indigènes qui se tenaient à droite et à gauche, dans une attitude familière, et pourtant suffisamment respectueuse.

Le personnage en question était un noir de six pieds. Un colosse dont la face d’ébène émergeait d’un burnous éclatant de blancheur, sur lequel elle se détachait violemment.

Une cordelette en poil de chameau, encerclait cinq ou six fois sa tête, enfouie sous le capuchon. Les plis du burnous tombaient jusqu’à la moitié des jambes emprisonnées dans des bottes en maroquin fauve.

Ses mains étaient garnies de bagues en or et en argent.

Cet homme, dont le costume révélait de prime abord un musulman, portait à sa ceinture un arsenal complet : deux revolvers, un large kandjar et un long cimeterre recourbé, au fourreau incrusté de nacre et de corail.

Il regardait sans mot dire les trois Européens, qui de leur côté se taisaient en voyant cette apparition inattendue.

Cette muette entrevue dura près de deux minutes.

Le docteur, André, et Friquet s’aperçurent bien vite que, malgré sa gigantesque stature, ses gros yeux de porcelaine, ses membres de pachyderme, le nouveau venu ne payait pas de mine.

Son capuchon se rabattit à ce moment découvrant des traits répugnants.

Maigre, efflanqué, le cou raboteux, les épaules tombantes, l’épiderme couleur de suie, la tête à peine couverte d’une sorte de duvet laineux, la face ravagée par une lèpre hideuse, on pouvait dire en le voyant : Quel monstre !

C’était l’opinion de Friquet, qui ne put s’empêcher de murmurer :

– Mâtin ! Qu’il est laid !

Le docteur partageait cet avis, car ses compagnons l’entendirent proférer cette phrase caractéristique :

– Té ! Le beau sujet !

Un « beau sujet », étant donné l’aspect de cet homme, devait dans l’esprit du docteur signifier : Le superbe cas pathologique !

C’était vrai.

L’inconnu continuait imperturbablement son examen.

Friquet, impatienté de cette insistance, rompit le silence par deux mots, deux simples mots, qui firent sortir le nouveau venu de son silence.

– Bonjour, monsieur ! fit le gamin.

L’homme entrouvrit lentement les lèvres et laissa tomber, comme fatigué, ce mot arabe :

– Salamaleikom.

– Tiens, il parle un autre langage que les autres, celui-là. Tant mieux. On pourra s’entendre.

– D’autant mieux, répliqua André que je parle l’arabe.

– Quelle chance !

– Un vrai bonheur, murmura le docteur ; le coquin ne peut être qu’un marchand d’esclaves… peut-être y aura-t-il moyen de s’arranger.

– Qu’Allah soit avec toi ! dit André.

Le géant, sembla radieux de s’entendre interpellé dans sa langue. Il fit un geste rapide invitant à sortir de la case les Européens qui s’empressèrent d’obéir.

Quand ils furent près de lui, il leur dit :

– Je suis Ibrahim, du pays d’Abyssinie. Je viens chercher les esclaves.

– Ah ! Très bien. Vous avez raison, docteur. C’est un marchand de bois d’ébène, dit Friquet, quand André lui eut traduit la phrase.

Ibrahim laissa apercevoir sur ses traits hideux une fugitive émotion, quand André lui eut expliqué en deux mots ce qu’étaient ses deux compagnons. Le géant semblait affaissé sous l’étreinte d’un mal mystérieux et terrible que la science du médecin européen pourrait peut-être enrayer.

– Vous êtes à moi. Venez, dit Ibrahim après un colloque animé avec les Osyébas.

Le docteur comprenant à son tour, annonça à ses compagnons qu’ils venaient de changer de maître.

– Ah ! Tant mieux, s’écria Friquet ; le nouveau patron a une vilaine figure, mais, au moins, j’espère qu’il ne nous fera pas avaler la popote d’hier soir.

« Plus de « Bicondo » alors. Ça me va.

– Laissez-moi maintenant poser des conditions, reprit André. Je crois que nous pourrons bientôt tirer parti de la rencontre.

– Comment donc ! Mais faites comme chez vous, monsieur André.

– Allons, viens, toi, le gamin, dit le docteur.

Tous deux, ravis de leur liberté provisoire, que les Osyébas ne songeaient aucunement à leur contester, s’écartèrent de quelques pas, pendant qu’André et Ibrahim entamaient une conversation en arabe.

Le petit Parisien, heureux d’être en plein air, se mit à cabrioler, et alla donner du coup dans une énorme masse grise, à demi cachée par de hautes graminées aux feuilles vert-foncé, longues et aiguës.

Un ronflement saccadé, sortant d’une montagne de chair, le fit tressauter.

Puis, avant d’avoir pu se reconnaître, il se sentit enlevé à plus de trois mètres, avec une force inouïe, par une sorte d’énorme câble rond, flexible, qui l’empoigna par le milieu du corps, le serrant à l’étouffer, et le maintenant entre le ciel et la terre. Friquet, gigotait désespérément, mais n’appelait pas à l’aide.

La position était pourtant critique pour le brave petit homme, qui ne fut pas long à se rendre compte de la situation.

Le câble qui le « ceinturait », était la trompe d’un éléphant colossal. Il avait, par sa culbute intempestive troublé les méditations de l’honnête pachyderme, et celui-ci cherchait à pénétrer le motif qui avait pu pousser le jeune téméraire à cet acte irrévérencieux.

Les éléphants sont fort susceptibles.

– Ben voyons, – Friquet affectionnait cette tournure de phrase familière, – c’est pas la peine de m’étriper comme ça…

« J’en ai déjà vu des éléphants… Là-bas… au Jardin des Plantes… je leur payais des croissants d’un sou… assez !… faut pas serrer si fort… Là… t’es gentil… »

Il caressait, avec un imperturbable sang-froid la base de la trompe de l’animal, qui sachant sans doute à quoi s’en tenir, le remit doucement à terre.

– Mâtin ! Qué poigne ! Poigne !… c’est manière de parler…

Friquet, descendu des hauteurs où le tenait l’éléphant, se trouva près du docteur environné d’une centaine au moins de grands gaillards, d’un noir d’ébène et offrant comme Ibrahim, le type accompli de la race abyssinienne.

Ces hommes composaient certainement l’escorte du marchand d’esclaves.

Ils étaient tous armés jusqu’aux dents. La plupart portaient d’excellents fusils à piston, et quelques-uns des fusils de chasse à deux coups, également à percussion.

Ils accouraient dans la louable intention de soustraire le petit Parisien à l’étreinte de l’éléphant.

– Merci bien, messieurs, vous êtes trop bons, dit celui-ci. Mais, votre ami est un peu vif. Il vous a une poignée de main rudement sympathique.

« Oui, mon gros loulou… j’t’ai promis du nanan… t’en auras, tout de suite. Puisqu’ils t’ont attaché par ta pauvre patte à ce cocotier, je vais aller chercher ce qu’il te faut.

« Tiens… Une bonne botte de cette belle herbe verte. »

Le gamin empruntant à l’un des hommes son kandjar, se mit à fauciller rapidement une gerbe de cette plante dont nous avons parlé plus haut. Il la bottela fort proprement, la serra dans un lien artistement tressé, et la porta à l’éléphant qui le regardait avec une bienveillance curieuse.

– Tiens, mon gros, mange-moi ça. C’est très bon… Je parie qu’on ne t’en donne pas autant tous les jours. Et puis, c’est ça de la marchandise bien apprêtée.

– Et de la bonne, mon fils, dit le docteur.

« Tu ne sais pas ce que tu donnes à c’te grosse couquinasse.

– Ma foi non. Toujours est-il qu’il s’offre un vrai régal.

– Té crois… C’est du blé.

– Pas possible.

– À l’état sauvage, mon bon. Quand je dis sauvage, entendons-nous. Je veux dire qu’il croît ici sans culture. Seulement, comme il fait une chaleur terrible, le grain est atrophié avant sa maturité, la plante pousse tout en herbe, et au lieu de produire ces superbes épis comme en Beauce ou dans ma belle Provence, on n’a ici qu’une espèce de chiendent…

– Qui fait la joie de mon gros camarade, car, voyez… je l’ai apprivoisé… Il en redemande. Oui, mon chéri… je vais t’en donner.

Pendant que Friquet s’en allait à la recherche d’une nouvelle provende, la conversation entre André et le nouveau venu, Ibrahim, avait pris fin.

Le jeune homme emmena le docteur à part et lui dit :

– Vous tenez notre salut entre vos mains.

– Pas possible.

– Comme j’ai l’honneur de vous le dire.

– Ibrahim ?…

– Est un abominable coquin, mais il est rongé par un mal affreux.

« Il est jeune, trente-cinq ans, dit-il. Il se sent mourir.

« Tous les remèdes ont été impuissants à le guérir. Il a absorbé des versets du Coran en telle quantité, qu’on se demande comment il en existe encore des exemplaires. Il s’est enveloppé le corps des peaux toutes chaudes d’animaux écorchés vifs ! Rien n’y a fait.

« Pour comble d’horreur, il a dépouillé dans le même but, des hommes de leur épiderme ! Enfin, il a pris des bains de sang humain !

– Cela vous étonne ?

– Et me révolte… Mais, enfin, que voulez-vous, notre liberté est subordonnée à la guérison de ce misérable.

– Je devine. Vous voulez que j’entreprenne sa cure.

– Sans doute.

– Je ferai de mon mieux. Mais, qui vous dit qu’une fois rendu à la santé, il ne s’empressera pas de nous laisser en compagnie de nos anthropophages.

– C’est une chance à courir. D’ailleurs, il est musulman. Qui dit musulman dit croyant. Nous lui feront prêter préalablement sur le Coran un serment dont nous lui donnerons la formule.

« Il jurera tout ce qu’on voudra. Puis, quelque misérable qu’il soit, peut-être aura-t-il à cœur de confirmer le dicton des populations africaines :

« La reconnaissance est une vertu noire. »

– Tout cela est bel et bon, mais il faut non seulement savoir ce dont il souffre, mais encore le guérir.

– Sans doute.

– Cela vous est facile à dire. Mais que diable lui administrer ici, où je n’ai même pas pour deux sous de cérat ?

– Docteur, vous avez trouvé le moyen de vous faire maigrir… et certainement beaucoup d’autres choses non moins surprenantes. Allons, fouillez dans votre sac à médecine, comme disent les Peaux-Rouges.

– Eh ! Troun de l’air ! Je ne demande pas mieux.

– Alors, je puis promettre en votre nom ?

– Tout ce que vous voudrez, parbleu.

– C’est entendu. Le plus tôt sera le meilleur.

– Eh ! Quand il vous plaira. Il faut d’abord examiner mon malade.

Pendant que Friquet circule au milieu des Osyébas et des hommes d’Ibrahim, comme un vrai Parisien à travers la foule ; pendant qu’il s’en donne à cœur joie avec l’éléphant, qui de son côté paraît le regarder d’un excellent œil, le docteur et André retournent près du marchand d’esclaves, qui les regarde froidement.

À leur vue l’œil de l’Abyssinien s’allume. Mais il manquerait de dignité s’il manifestait la moindre précipitation. Et pourtant, son anxiété est terrible.

– C’est lui qui est le « tôbib » (médecin) ? dit-il en arabe à André en désignant le docteur.

– C’est lui.

– Que dit-il ?

– Que ta guérison est aux mains d’Allah !

– C’est vrai.

– Qu’il fera tout ce qu’Allah commande, et que tu obéiras.

– J’obéirai… puisque Allah le veut.

– Mais, il faut avant que tu nous arraches tous trois à ceux qui nous retiennent prisonniers ! Il faut que tu nous conduises aux établissements européens…

L’œil de l’Africain eut une lueur fauve.

Il se dressa brusquement malgré sa faiblesse, et interpella le jeune homme dans sa langue gutturale :

– Chien de chrétien, dit-il en tirant un revolver, tu oses me poser des conditions ! N’êtes-vous pas mes esclaves… Je viens de vous acheter tous trois… Vous ferez ce que je veux.

– Jamais, répliqua fièrement André en le fixant intrépidement. Tes menaces me font pitié. Tu cries comme une vieille femme. Mais nous sommes des hommes.

Ibrahim grinçait des dents comme un tigre en fureur. Il arma son revolver…

André ne sourcilla pas.

S’approchant lentement jusqu’à toucher de sa poitrine le canon de l’arme, il darda à son tour un regard étincelant sur la brute dont la main s’abaissa.

– Jure ! Il est temps…

– Je le jure, gronda-t-il dompté.

– Tiens donc.

Le docteur qui assistait impassible à la scène, pensa qu’il serait bon de donner une certaine solennité à son examen médical. L’esprit de tous ces naïfs et féroces enfants de l’équateur ne pouvait qu’en être frappé. Le prestige des blancs s’en accroîtrait d’autant.

Il fit ranger en cercle les membres de l’escorte, qui, arrivés depuis quelques heures à peine, s’étaient déjà installés, en hommes rompus à la vie d’aventures.

Les ballots de marchandises étaient symétriquement empilés, et entourés d’un cordon sanitaire de sentinelles, destinées à tempérer la curiosité des Osyébas, ainsi qu’à les empêcher de se livrer à une opération arithmétique fort commune en Afrique, et qui s’appelle la soustraction.

Le docteur appela les tambours, qui exécutèrent un roulement sonore. L’étendard orné du croissant fut placé au milieu du cercle, près du malade, de l’autre côté duquel se tenait André. Il fit faire volte-face aux soldats noirs, en leur ordonnant expressément de ne pas se retourner sous peine de causer la mort de leur chef !… recommandation que celui-ci compléta en les menaçant préalablement d’une balle dans la tête.

– Tais-toi, lui dit rudement le docteur. Tu m’appartiens ; enlève tes habits.

Il voulut appeler un noir pour l’aider dans l’accomplissement de cette besogne.

– Toi seul, riposta plus durement encore le « tôbib » dont la face maigre et parcheminée était effrayante.

La voix était formidable, et le regard luisant sous les sourcils énormes, était terrible.

Le malade obéit docilement, et fut bientôt nu comme la main.

Il était plus hideux encore qu’on aurait pu le supposer. Tel fut du moins l’avis de cet intrigant de Friquet, qui, perché sur le col de l’éléphant, regardait, sans en avoir l’air, cette bizarre et mystérieuse consultation.

L’aspect du malade était effrayant. Des nodosités grosses comme le poing soulevaient çà et là l’épiderme. On eût dit des tumeurs près d’éclater. La peau de l’abdomen et de la poitrine, crevassée, ulcérée par places, laissait entrevoir la chair livide.

Friquet prétendit plus tard qu’il lui avait produit, du haut de son observatoire, l’effet d’un sac à charbon bourré de pommes de pin.

Mais Friquet trouvait des points de comparaison tellement extraordinaires…

L’examen du docteur fut long et minutieux. Le patient, trituré, malaxé, retourné, tâté de tous côtés, laissait échapper de temps en temps comme un rugissement étouffé.

La bête souffrait. La sueur ruisselait sur sa face contractée. Ses yeux injectés de filaments bistrés, roulaient dans leur orbite.

Le vieux praticien ne disait mot. Il recula d’un pas, contempla un instant son malade anxieux, puis, impassible, il fit de la tête, un geste signifiant que c’était fini.

L’autre, épuisé, haletant, les mâchoires serrées s’affaissa sur le sol…

– C’est bien, dit enfin le docteur.

– C’est bien, répéta en arabe, à voix basse, André.

Il fit signe à quatre hommes qui emportèrent Ibrahim inerte.

Le cercle se rompit.

Le négrier fut conduit dans la case qui se referma sur les trois hommes.

– Eh bien ! demanda le jeune homme au chirurgien.

– Mon cher, répondit-il, l’affaire marche à souhait. J’ai reconnu tout d’abord la cause du mal. Mais j’ai cru devoir prolonger l’examen pour donner plus d’importance à l’opération, qui sera l’affaire de quelques heures.

– Vraiment ?

– Ma parole.

– Puissiez-vous dire vrai ! Mais, ne craignez-vous pas que dans l’état d’atonie où il se trouve en ce moment, le pauvre diable ne succombe ?

– Lui, jamais ! Je puis vous certifier qu’avant huit jours il sera luisant comme une botte vernie, et gai comme un jeune orang.

– Quand commencez-vous ?

– Mais, dans un moment. Lorsque nous aurons exigé le serment préalable.

Ibrahim revenait lentement à lui. André lui donna une calebasse pleine de bière de sorgho qu’il but avidement.

Les préliminaires du serment ne furent pas longs. L’Abyssinien était un affreux mécréant, mais c’était un fervent musulman. Il pratiquait consciencieusement sa religion.

Son premier lieutenant apporta un exemplaire du Coran, échappé de quelque bazar du Caire, et qui, plus encore que l’étendard surmonté du croissant, était le « palladium » de la troupe.

Les hommes, en armes, se rangèrent des deux côtés de la case. Le lieutenant, prosterné, déposa sur un tapis multicolore le livre sacré…

Ibrahim, complètement remis sur pied, étendit la main, et jura solennellement, s’il était guéri, de rendre la liberté aux trois Européens, de veiller à leurs besoins, et de les conduire jusqu’à la côte.

On ne put cependant pas obtenir de lui que ce fût aux possessions françaises. Le trafiquant tenant à son bétail humain, prétendit se diriger comme de coutume vers une colonie appartenant aux Portugais, les seuls qui ferment les yeux sur le hideux trafic des nègres.

Il fut intraitable sur ce point. Le docteur et André durent en passer par là.

Il recommanda à ses gens d’avoir les plus grands égards pour eux, mais que s’il mourait, ils aient à exercer les plus terribles représailles.

– Et maintenant, dit le docteur, à mon tour. Il faut de l’œil et de la main.

– Mais qu’allez-vous faire ?

– Je vais commencer l’opération.

– Quelle opération ?

– Ce serait trop long à vous expliquer. Vous comprendrez en me voyant faire. Ah ! Diable, c’est que je manque d’instruments ; il me faudrait au moins une pince et un bistouri, et les drôles, quand ils m’ont pris, ont eu grand soin de m’enlever ma trousse.

« Ces jolis outils les ont même ravis.

– Il faut à tout prix savoir ce qu’ils sont devenus.

Ibrahim qui ne disait mot, et attendait avec la résignation d’un vrai croyant la fin du colloque, fut chargé de négocier cette demande.

André eut toutes les peines à lui faire comprendre ce qu’il devait faire. Il saisit enfin, et fit appeler le grand chef, l’homme à l’habit rouge et à la canne de tambour-major.

Le monarque africain arriva en titubant. Il avait avalé de colossales rasades d’eau-de-vie de traite, et l’infernal liquide, après lui avoir flambé les entrailles, l’avait complètement abruti.

Il fallut des prodiges de diplomatie, complétés par une nouvelle distribution d’alcool, pour en arriver à le faire se dessaisir de ce « petit couteau » qui coupait si bien.

Mais, en somme, comme il n’avait rien à refuser à son bon ami Ibrahim, son père ! il consentit.

Le docteur, en possession des deux instruments, – pince et bistouri, – étendit le malade sur la natte où ses deux compagnons avaient absorbé et digéré l’horrible repas.

Il saisit de la main gauche la plus grosse des tumeurs de l’abdomen, et l’incisa lentement, couche par couche, avec d’infinies précautions, mais avec une dextérité sans pareille.

André étanchait avec une poignée de coton, le sang qui commençait à couler.

Après avoir disséqué et écarté les lèvres de la plaie, l’opérateur aperçut un corps blanchâtre, rond, et de la grosseur d’une corde de violoncelle. Il saisit ce corps étranger, sur lequel il opéra une traction lente et continue.

– Allons, cela marche, dit-il en voyant se former peu à peu une anse qui sortait de la plaie.

– Eh ! Bon Dieu ! Qu’est-ce donc ? fit André étonné.

– C’est un « filaire de Médine », un ver qui vit sous la peau de notre homme, et qui produit les effroyables désordres que vous voyez.

« Le pauvre diable en est farci. Il y en a un par tumeur.

– Mais il doit souffrir affreusement.

– Non. D’ailleurs, interrogez-le.

Le noir répondit que la douleur était fort supportable.

Le docteur continua. Il tirait tantôt d’un bout, tantôt de l’autre, selon que le parasite résistait, et se cramponnait aux parois de son sillon sous-épidermique.

L’anse s’agrandissait. Trente centimètres au moins étaient sortis. Puis, brusquement un des deux fragments fut arraché, et l’on aperçut la tête de la hideuse bête, dont le corps s’agita et se replia en ondulant comme un serpent.

– Si nous avions une loupe, vous verriez que cette « bestiole » possède quatre crochets lui permettant de fouir entre cuir et chair. Mais nous n’avons pas le temps de faire de la zoologie. Au plus pressé.

Le docteur enroula autour d’un bâtonnet la portion arrachée, et continua lentement son mouvement de traction.

Au bout d’un quart d’heure, un filaire gigantesque, long d’au moins quatre-vingt-quinze centimètres, entourait la bobine. Il n’y avait plus trace de tumeur.

C’était un début encourageant.

Attaquant aussitôt une seconde protubérance, le docteur recommença avec un égal succès sa délicate et périlleuse manœuvre.

Tout en opérant, il donnait à son aide improvisé des renseignements curieux sur cet étrange parasite, et la maladie terrible qu’il engendre.

– Le filaire est en principe un animal microscopique, qui habite dans les terrains humides et marécageux d’une partie de la zone équatoriale.

« Quand la femelle est fécondée, elle obéit à une sorte de prévoyance maternelle qui la pousse à chercher pour sa progéniture un asile inviolable. L’épiderme humain lui paraît remplir au mieux ces conditions, et elle s’introduit, quand l’occasion s’en présente, entre cuir et chair.

« Comme les nègres marchent toujours pieds et jambes nus, et que la propreté n’est pas leur vertu dominante, l’animal, infiniment petit, pique la peau, se fait un nid, s’y incruste, et prend sa nourriture aux dépens du corps qu’il habite. Il grossit bientôt outre mesure, gonfle l’épiderme, trace des voies sous-cutanées, voyage d’un membre à l’autre, gagne le tronc, et finalement s’enroule en produisant ces tumeurs que je vide en ce moment.

– Mais, c’est horrible.

– Horrible en effet.

« Mais ce n’est pas tout. Le malheureux qui remplit pour les filaires le rôle de couveuse artificielle maigrit, s’affaiblit, devient triste, fiévreux. Une toux sèche comme celle des phtisiques, lui déchire la poitrine, la sueur l’épuise…

« Voyez d’ailleurs ce qu’est devenu ce colosse qui se laisse faire comme un mouton.

« Puis, un beau jour, les petits éclosent, un abcès se forme, perce bientôt, et les jeunes retournent dans la terre humide, d’où ils sortiront plus tard, pour accomplir une migration analogue dans un autre organisme.

– Et de deux ! continua, en aparté, le docteur, en jetant une seconde bobine sur laquelle était enroulé un autre filaire.

« Pourvu que cela continue avec autant de bonheur, je pourrai terminer aujourd’hui l’œuvre de notre libération.

– Mais, ne craignez-vous pas de fatiguer le malade ?

– Lui ! Allons donc ! Mais il est enchanté d’en être quitte à si bon compte. Voyez ! s’il souffle un mot.

Ibrahim, il faut lui rendre cette justice, était le patient le plus calme qui se puisse imaginer.

Il sentait bien que le « tôbib » avait trouvé la véritable cause de son mal, et que, décidément, les docteurs noirs, avec leurs enveloppements de peaux encore chaudes, et leurs bains de sang humain n’étaient que d’affreux charlatans.

Il regardait froidement sortir le troisième filaire, – colossal, celui-là, – dont plus de soixante centimètres avaient été extraits déjà d’une énorme tumeur qu’il portait à l’épaule.

Tout à coup, soit que le docteur eût opéré une traction un peu trop brusque, soi que le parasite, en raison de sa longueur et de sa grosseur inusitée, eût opposé une résistance plus considérable que les autres, le fragment se cassa net, au ras de l’incision pratiquée par le bistouri.

L’opérateur voulut saisir l’extrémité ; trop tard, elle disparut comme un morceau de caoutchouc, ou plutôt, comme un ver de terre coupé en deux, qui se cramponne désespérément à son trou.

Une exclamation de désappointement lui échappa.

– Allons, bon ! Voilà qui est à recommencer. C’est égal. Je le retrouverai.

« Ce petit accident me permet d’ailleurs de vous montrer un phénomène curieux, que bien peu ont pu observer.

« Voyez-vous cette liqueur blanche, épaisse comme de la bouillie, sortir du corps de l’animal, lequel s’aplatit comme un sac qui se vide.

– Parfaitement, on dirait des milliers de corpuscules doués de mouvement.

– Vous avez de bons yeux. Ces corpuscules sont les petits filaires qui ne demandent qu’à s’en aller dans un autre corps.

– Merci, fit André, en essuyant ses mains.

– Oh ! Il n’y a aucun danger. Quelques gouttes d’eau suffiront à vous préserver.

« Les blancs n’en sont que très exceptionnellement atteints, précisément à cause des soins de propreté qu’ils prennent, et que les nègres négligent trop volontiers. »

Le docteur incisa de nouveau la tumeur, et finit par retrouver le second morceau de l’animal.

Après avoir pris quelques minutes de repos, s’être rafraîchi d’une ample rasade de vin de palme, il continua son voyage d’exploration entre la paroi interne et la paroi externe du torse d’Ibrahim.

Il opéra successivement douze tumeurs, petites ou grosses, et extirpa un nombre égal de filaires, dont la longueur totale n’atteignait pas moins de sept ou huit mètres.

S’appesantir sur un résultat aussi merveilleux, serait superflu.

Le brave homme était positivement rayonnant. Grâce à son flair de vieux praticien colonial, il avait diagnostiqué cette horrible maladie, à peu près inconnue en Europe ; il venait de sauver le négrier, et par cela même d’assurer le salut commun.

La séance avait duré près de cinq heures !

Les trois hommes, opérateurs et opéré, étaient littéralement sur les dents.

Le malade fut enveloppé de compresses imbibées d’eau fraîche, et les deux Européens sortirent, après avoir mis près de lui deux hommes de garde, avec mission de renouveler ces compresses dès qu’elles commenceraient à s’échauffer.

Ils trouvèrent, à la porte, Friquet dévoré d’inquiétude. Quelques mots rassurèrent complètement le brave gamin que les hommes de l’escorte commençaient à regarder de travers.

– Eh ! Friquet, moussaillon du tonnerre de Brest ! Mon matelot, dit le docteur enchanté, sois heureux, mon fils, nous sommes sauvés.

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