CHAPITRE IV

Ce que c’est qu’un Palabre. – Un marché d’esclaves. – Comment se paye le bétail humain. – La parole d’un noir. – Contretemps – Qui commence par des rasades et finit par des horions. – Grandeur et décadence d’un monarque africain. – Trois hommes pour neuf livres de sel. – Souvenir de deux Européens. – En route. – Une monture pour six. – Pillage d’un trésor royal. – Effroyable vengeance. – Curieuses révélations, l’esclavage. – Le Coran et l’Évangile. – Infamie. – Vendu par son frère !… – Refus d’être libres. – Friquet et son négrillon.

Quinze jours se sont écoulés depuis cette rapide et pour ainsi dire foudroyante succession d’événements, grâce auxquels le docteur Lamperrière, André, et le petit Parisien Friquet ont couru en trente-six heures les dangers les plus divers.

Depuis la merveilleuse opération exécutée par le chirurgien de marine sur l’Abyssinien, la situation des trois Européens s’est sensiblement améliorée.

C’est dire que celle d’Ibrahim, le marchand d’esclaves, est aussi satisfaisante que possible.

Il n’est plus reconnaissable. Sa lèpre est totalement guérie. Les abcès profonds, survenus à la suite de l’extraction des filaires, sont en pleine voie de cicatrisation.

Son torse d’athlète a recouvré sa puissante musculature. Sa figure respire une béatitude complète. Nous le trouvons présentement, – il est sept heures du matin, – sollicité par l’absorption d’un plantureux déjeuner.

Il est accroupi sous un banian colossal, au feuillage épais s’interposant entre la terre et les rayons brûlants du soleil, et produisant un ombrage d’une adorable fraîcheur.

Il mange ! Il mastique à mâchoire que veux-tu, et broie entre ses dents blanches, d’énormes bouchées d’un ragoût fort appétissant, ma foi, qu’il tire à pleines poignées d’un large plat de terre cuite.

Ce mets dont il se délecte est formidable comme quantité et comme origine.

C’est un rognon de rhinocéros, qui a doucement mijoté dans de l’huile de palme, et qu’un cuisinier indigène a savamment additionné d’un épais coulis de fourmis rouges en purée !

Cuisine barbare, qui semble agréablement chatouiller les papilles du convalescent.

En musulman convaincu, Ibrahim vide consciencieusement une gargoulette d’eau fraîche, qui suinte comme un alcarazas ; mais son repas terminé, il saisit un énorme vase plein de vin de palme et en absorbe le contenu d’un trait.

Bacchus, un moment détrôné par Mahomet, reconquiert tout son prestige.

– Mâtin ! fait tout à coup une voix bien connue, la jolie descente de gosier ! Ben ! Vous savez, patron, j’en connais pas un comme vous, pour filer la pomponnette.

C’est Friquet, notre ami Friquet, qui après un bon somme sur un paquet d’herbes vertes, à côté de son ami l’éléphant, vient, en s’étirant, souhaiter le bonjour au « patron ».

Le petit homme a singulièrement modifié son uniforme, jadis fort élémentaire, on s’en souvient.

Il possède un burnous épais dont le capuchon lui tombe sur la tête, et une paire de bottes superbes, lui montant à mi-cuisse et dont les pieds sont bien de cinq centimètres trop longs.

Mais, il faut faire figure, et comme cet habillement est, après tout, celui qui garantit le mieux des coups de soleil, le gamin à cru devoir l’adopter.

Friquet en costume arabe est absolument renversant.

Ibrahim, dont il semble avoir fait la conquête, le reçoit avec une sorte de rictus qui s’efforce d’être aimable, et qui ressemble au froncement du mufle d’un félin.

C’est son sourire.

Le docteur et André arrivent en même temps.

Le premier est un peu moins maigre. Il a renversé la marmite à l’oxygène. Il porte également un burnous, présent d’Ibrahim. André, vêtu de son costume européen, est coiffé de son casque en liège.

– Eh ! matelot, dit le docteur, d’où viens-tu ?

– D’faire mon somme avec Osanore, parbleu.

– Ah ! oui, reprit André en souriant, votre ami l’éléphant.

– Une bonne bête, allez, m’sieu André ; si vous saviez comme c’est intelligent. Vrai, là, ça a plus d’entendement que bien des personnes.

– Je n’en doute pas. Mais pourquoi ce nom d’Osanore que vous lui avez donné ?

– Dame ! puisqu’il n’a plus qu’une défense.

– Raison de plus. Vous ignorez que osanore veut dire fausse dent. Non seulement votre gros ami n’en porte pas, mais il lui en manque une vraie. C’est plutôt Brèche-dent, que vous auriez dû le nommer.

– Je ne dis pas non, mais que voulez vous, Osanore, c’est si joli, ça ressemble à un roucoulement. D’ailleurs il s’entend déjà appeler comme une vraie personne humaine.

– Osanore, soit ; nous ne vous chicanerons pas, cher ami.

Ibrahim avait fini son repas. Il se leva, salua sans mot dire les trois blancs, et se dirigea vers son lieutenant auquel il donna quelques ordres.

Le tambour retentit aussitôt sous la feuillée. Les indigènes sortirent tumultueusement de toutes les cases, pendant que les hommes de l’escorte formaient un large cercle.

– C’est aujourd’hui le grand jour, dit le docteur à ses compagnons.

– Quel grand jour ? interrogea curieusement Friquet le nez en l’air, et se drapant fièrement dans son burnous.

– Celui du Palabre.

– Ah ! oui, j’ai entendu parler de ça depuis trois ou quatre jours, mais je ne comprends rien qui vaille à l’argot de tous ces moricauds.

– Les esclaves que ce drôle d’Ibrahim est venu acheter, sont arrivés de tous côtés : prisonniers de guerre, malheureux enlevés dans les razzias, victimes de guet-apens, etc. ; ils sont plus de quatre cents. Il s’agit de les examiner, de constater leur état, de les diviser par lots, de les cataloguer, bref, de les parquer comme des bêtes de somme, et finalement de les acheter.

– Ah ! docteur ! comme vous dites cela.

– Mon cher André, j’appelle les choses par leur nom, voulez-vous que je m’insurge inutilement contre un ordre de choses déplorable, et qui ne me semble hélas pas près d’être modifié ?

« Et d’ailleurs, à quelque chose malheur est bon. Ces pauvres diables seront amenés à la côte portugaise. Nous partirons avec eux. Il nous sera facile alors de nous faire rapatrier.

« Tout ce que nous pourrons, sera d’alléger leurs souffrances.

– Et le Palabre ?

– Voici. Ce terme s’emploie dans des acceptions différentes. Il signifie en principe : discussion, procès, au cours desquels les parties en litige comparaissent devant des arbitres chargés de statuer sur le débat.

« On a étendu son usage non seulement au procès, mais encore à la cause qui l’amène.

« Enfin, le mot palabre, est aussi appliqué aux négociations commerciales qui n’offrent aucun point de contestation. C’est alors la simple discussion des intérêts toujours contradictoires du vendeur et de l’acheteur.

« Celui auquel nous allons assister, va servir de préliminaire à l’acquisition du troupeau humain dont Ibrahim sera le concessionnaire.

« Il durera peut-être deux ou trois jours.

« Vous verrez, l’assaut de ruse et de duplicité auquel se livreront ces trafiquants ! Quelle surabondance de paroles, de gestes, d’imprécations, de caresses, d’embrassades et de horions !

« Vous verrez aussi quelle fantastique absorption de ce liquide corrosif, vitriol étendu d’eau, que l’on nomme eau-de-vie de traite.

« Surtout, le plus grand calme, pendant que ces mécréants vont palabrer.

– Soyez tranquille.

Aux roulements du tambour abyssinien, succèdent à ce moment les furibondes cacophonies de l’orchestre osyéba.

Les esclaves jusqu’alors parqués hors du village, et gardés étroitement par leurs ravisseurs, arrivent lentement, à la file, en chantonnant quelques plaintives mélopées.

Ils sont, comme l’avait dit le docteur, près de quatre cents en comptant les femmes et les enfants dont le nombre s’élève à cent cinquante environ.

Ces malheureux semblent avoir à peine conscience de leur situation. Ils ont tous absorbé de larges rations de bière de sorgho. Leurs maîtres les ont bien nourris depuis leur arrivée, comme nos maquignons font pour leurs bêtes dont ils veulent avoir un bon prix.

Tous les hommes ont au-dessus du pied une longue et lourde bûche de bois, dans laquelle a été pratiquée une ouverture permettant l’introduction de la cheville. Cette ouverture a été rétrécie, en enfonçant des coins de bois entre la jambe et la paroi intérieure, de façon que le pied ne puisse plus sortir.

Comme il leur serait impossible de faire un pas sans se blesser affreusement, ils attachent, à chaque bout de la bûche, une corde qui leur passe sur l’épaule, ou sur le pli du coude, comme une anse de panier.

Cette corde, sert, on le devine, à aider ces forçats de l’équateur à porter leur lourde entrave.

Quelques-uns, parmi ces infortunés, ont de plus les deux mains emprisonnées, dans une sorte de cangue. Ce sont les récalcitrants, ceux qu’on craint de voir s’enfuir.

Leurs souffrances doivent être épouvantables. Ils ne peuvent même pas chasser les moustiques qui bourdonnent de tous côtés, et se logent dans leurs yeux, leur bouche ou leurs oreilles.

Nul ne se plaint pourtant. Ils paraissent plus résignés qu’abattus. Les femmes allaitent leurs enfants.

Pauvres mères ! Pauvres petits !

Ils sont tous rangés en demi-cercle, et divisés par lots.

Les hommes d’Ibrahim déballent les marchandises. L’ingurgitation de l’eau-de-vie de traite commence. Puis, on entend des cris, des hurlements qui n’ont rien d’humain.

Les Européens se taisent, attristés.

Friquet, l’incorrigible loustic, a la larme à l’œil.

Les paquets d’ivoire sont alignés sur plusieurs rangs.

Un mot sur cette nouvelle appellation. De même que le mot palabre, l’expression « paquet d’ivoire » a des significations totalement différentes.

Ainsi, c’est tout à la fois la défense d’éléphant vendue par le noir et le lot de marchandises assorties avec lequel l’Européen s’en rend acquéreur.

Le paquet d’ivoire est donc par extension une sorte d’unité fictive, arbitraire, servant à désigner une défense plus ou moins grosse, ou même un lot d’ivoire, et la somme en marchandise, destinée à le payer.

Cette unité bizarre a été appliquée à l’odieux maquignonnage des humains. On solde l’achat d’un noir avec le prix d’un ou de plusieurs paquets d’ivoire.

Il se compose d’abord du fusil, qui forme la pièce de résistance du paquet. Ces outils fort primitifs, sont fabriqués à Birmingham, ainsi qu’à Paris. Ils coûtent de sept à neuf francs. Ils sont à pierre, et montés à la diable sur des fûts en bois blanc, peints en rouge vif. Nous avons manié quelques-unes de ces armes extravagantes, et nous avons été stupéfaits, nonobstant leur imperfection, des résultats qu’en obtiennent les noirs.

On donne en même temps que le fusil, deux boîtes de poudre. Cette poudre, qui, en dépit de la grosseur du grain et de l’infériorité des procédés employés à sa fabrication, est moins mauvaise qu’on pourrait le croire, est cédée aux noirs au prix de trois francs.

Le paquet comprend aussi deux Neptunes, grands bassins de cuivre, dont les indigènes sont grands amateurs, et qui constituent le bijou essentiel de la corbeille d’une mariée sous l’équateur.

On ajoute à chaque fusil huit brasses d’étoffes de Manchester, un paquet de tabac d’Amérique, une demi-livre de perles, deux couteaux, six barrettes de cuivre ou d’airain, servant aux indigènes à faire des bracelets pour les bras et les jambes, une marmite, un chaudron en cuivre, un chapeau à haute forme, exclusivement réservé au roi ! un bonnet de laine rouge, pour un grand dignitaire, une livre de sel, vingt pierres à fusil, et enfin les deux denrées essentielles, qui sont : l’alougou, eau-de-vie de traite, et la parfumerie.

Vous avez bien lu, la parfumerie.

Les Africains, en général, ont pour l’alougou une passion qui va jusqu’à la frénésie. Cette drogue infâme est fabriquée en mélangeant, en proportions assez mal définies, du caramel et de l’alcool, – quel alcool !… – à 45 degrés.

Et n’allez pas allonger le mélange avec un peu d’eau. Les noirs s’en apercevraient bien vite.

Alfred Marche nous cite ce cas extraordinaire d’un nègre, qui avala sans sourciller, et avec des grimaces de satisfaction, un énorme verre d’alcool à 90 degrés, servant aux préparations anatomiques.

On donne quatre litres d’alougou par paquet.

La parfumerie se distribue ad libitum ; ce sont les épingles de madame, qui d’ailleurs ne se gêne pas pour ingurgiter les vinaigres de Bully impossibles, les eaux de lavande invraisemblables, et grignoter les savons multicolores, comme des sorbets exquis.

On voit que la bourse d’un traitant ou d’un marchand d’esclaves est passablement encombrante.

Celle d’Ibrahim était un véritable bazar. Le drôle, grâce à sa profonde expérience des transactions équatoriales, avait accumulé avec une rare sagacité, toutes ces richesses qui faisaient pousser aux Osyébas des cris de chacals à la curée.

Une salve de mousqueterie, suivie d’une énorme distribution d’alougou, annonça le commencement du marché.

Jamais nos Européens n’avaient contemplé un pareil spectacle !

Les roueries des palefreniers anglais, et l’astuce des maquignons bas-normands, ne sont que des enfantillages, comparés aux ficelles inventées par ces naïfs enfants de la nature !

Il fallait voir l’exubérance de gestes et la surabondance de paroles des vendeurs ; leur façon de présenter leur sujet, de le faire lever, marcher, courir, chanter, tousser, respirer !

Que dire des hochements de tête de l’acquéreur unique, Ibrahim, qui, tout en pontifiant, sans perdre un pouce de sa taille, ni une once de sa dignité, palpait les torses, soulevait les pieds, ouvrait les bouches, inspectait les yeux, et continuait sa ronde, tout en versant de nouvelles rasades.

On palabrait à loisir. Le temps n’ayant aucune valeur, qu’importent deux, quatre, huit, et même dix jours !

Les propriétaires ont la douce habitude de réclamer une valeur au moins dix fois supérieure à la valeur courante du malheureux dont ils trafiquent.

L’acheteur refuse. On passe à un autre. Même proposition également repoussée. On boit encore. Puis on mange. La nuit vient, on dort. Le lendemain, la scène recommence avec les mêmes incidents.

Peu à peu, les prétentions diminuent de part et d’autre, on termine par une dernière et colossale rasade. L’affaire est conclue.

Ibrahim est propriétaire du troupeau.

Les esclaves n’ont d’ailleurs pas été autrement maltraités. Leurs tourments commenceront réellement lorsqu’ils seront arrivés à la côte, lorsqu’ils abandonneront pour toujours le sol natal, et s’en iront à l’aventure, inhumainement empilés dans la cale l’un bâtiment négrier.

Jusque-là, leur maître a tout intérêt à les bien soigner. Plus l’état de la cargaison sera satisfaisant, meilleurs seront les profits.

C’est à dessein que nous avons épargné aux lecteurs tous les incidents de cet infâme marché qui ne dura pas moins de quatre longs jours.

Quatre mortelles journées, pendant lesquelles les malheureux esclaves, immobiles, en proie aux insectes, malmenés par les hommes, suffoqués par la chaleur, attendaient le bon plaisir des ivrognes qui les marchandaient.

Les captifs avaient changé de maître. Le cortège devait se mettre en route le lendemain. Il serait difficile et superflu tout à la fois de décrire la joie des trois Européens qui voyaient arriver l’instant de la délivrance.

Ils allaient donc enfin dire adieu à ces parages inhospitaliers, où ils avaient couru les risques d’une mort épouvantable.

Confiants dans la parole d’Ibrahim, ils attendaient.

Celui-ci ne leur avait rien dit à ce sujet, depuis le jour où le docteur, avant d’entreprendre son opération, avait exigé de lui le serment préalable.

Ils avaient dès lors été libres, et si les Osyébas ne semblaient pas nourrir à leur endroit de vifs sentiments d’affection, tout au moins les laissaient-ils en repos.

Ils n’en demandaient pas davantage.

Ses affaires terminées, le marchand de chair noire devint plus communicatif. Il possédait encore un stock fort respectable de marchandises, destinées à payer les frais de la route, qui promettait d’être longue.

Voulant tout d’abord témoigner aux Européens sa reconnaissance et sa sympathie, il fit déballer un paquet où étaient enfermées des armes magnifiques, qui, même en pays civilisé, eussent possédé une grande et incontestable valeur.

– Tiens, mon frère blanc, dit-il au docteur, en lui présentant une superbe carabine de fabrique anglaise, à canon court, à double détente, se chargeant par la culasse, et au bout de laquelle pouvait s’adapter un épais et solide coutelas.

« Tu es libre. Tu es un grand « tôbib ». Il faut une arme à l’homme libre. Tu as sauvé le grand Abyssinien, Ibrahim te donne son arme. »

Puis, s’adressant à André :

– Toi, mon frère, tu es aussi l’ami du chef. Ta main a aidé celle du tôbib. Ibrahim n’oublie pas. Que cette arme te soit fidèle, termina-t-il en lui tendant une carabine qui ne le cédait à celle du docteur ni en élégance ni en précision.

Se tournant enfin vers Friquet un peu interdit :

– Et toi, mon fils, qui seras un guerrier subtil, toi qui es gai comme l’oiseau-moqueur, agile comme l’homme à quatre pieds, – il voulait dire sans doute le gorille, – prends ce bon fusil. Il est à toi.

– Nom d’un nom ! patron, c’est pas de refus, fit le petit homme, quand André lui eut traduit la phrase. Ah ! j’suis malin comme un singe… vous vous en être aperçu. Allons ! tant mieux. C’est un compliment qu’en vaut ben un autre.

« Merci tout de même. »

Le lieutenant qui avait la surveillance particulière des munitions, leur donna à chacun une vaste cartouchière bien bourrée, et un de ces beaux revolvers américains signés Smith et Wesson, qui portent à plus de 150 mètres.

Les trois blancs étaient ravis !

Posséder avec des armes le moyen de défendre sa vie, et de pourvoir à sa subsistance, être en un mot des valeurs actives dans cette troupe qui parlait à l’aventure, était pour eux le comble du bonheur.

En revanche, quelqu’un paraissait ne goûter que médiocrement cette distribution faite à ceux qui avaient si miraculeusement échappé à la broche.

Ce trouble-fête, n’était rien moins que Sa Majesté Rha-Ma-Thô, celui que Friquet s’entêtait toujours à appeler « Bicondo. »

Rha-Ma-Thô, abominablement ivre, grignotait avec sensualité un long morceau de savon rose qui moussait au coin de ses lèvres lippues, et lui donnait l’air d’un de ces anciens « sabouleux » de la cour des Miracles.

Après avoir tourné en titubant autour de trois amis, il s’avança vers Friquet, qui lui en imposait sans doute moins que ses compagnons et voulut tout d’abord lui arracher le fusil, que celui-ci tenait, nous devons le confesser, assez maladroitement.

– Minute, mon garçon. Tu vas pas croire qu’un marin français, le matelot du docteur, va comme ça se laisser désarmer. Ah ! mais non.

« Tâche de lâcher mon flingot, ou y va grêler des gifles. »

Le docteur et André s’interposèrent. Le premier, interpellant l’ivrogne dans sa langue, voulut lui faire entendre raison.

Peine perdue. Les sujets, à peu près dans le même état que leur monarque, formaient un cercle menaçant.

Rha-Ma-Thô vociférait. Les hommes blancs lui appartenaient. Ibrahim, son bon ami, son père, les lui avait achetés, mais il ne les avait pas payés. Et dût-il employer la force, les Européens ne partiraient pas.

Ibrahim, muet jusqu’alors, s’avança lentement après avoir fait un imperceptible signe à son lieutenant.

Celui-ci, rassembla sa troupe par un coup de sifflet strident.

Friquet se démenait comme un possédé.

– Mon fusil ! Tu veux mon fusil, coquin ! C’est le premier que je possède. J’sais pas encore m’en servir, mais tu verras avant huit jours. D’abord, tu ne verras rien. Dans huit jours nous serons loin.

L’ivrogne tenait bon.

Ibrahim, développa sa haute taille, puis avec un geste qui ne manquait pas de noblesse, il désigna les cases et dit de sa voix de stentor à Rha-Ma-Thô :

– Va-t’en !

Au lieu d’obéir au colosse, qui semblait n’avoir pas l’habitude de plaisanter et qui tolérait la résistance à peu près comme les lions, ses fauves compatriotes, Rha-Ma-Thô protesta.

Ah ! pardieu, ce ne fut pas long. La main du traitant, cette main aux fines attaches, aux doigts élégants, mais durs comme des tiges d’airain, tomba sur la face noire du potentat africain, avec un formidable bruit d’assiette cassée.

L’ivrogne pirouetta deux tours, puis au moment où il se présentait de dos à son adversaire, celui-ci, saisit le temps avec un à-propos inimitable, et lui détacha à l’endroit où le dos change de nom, un coup de botte d’une telle force que le destinataire s’en alla rouler, les quatre fers en l’air, au beau milieu d’une épaisse broussaille.

– Tiens ! tiens ! dit Friquet ravi. Il en pince aussi, le patron. Bonne méthode, et du nerf !…

Une clameur furieuse retentit.

Les noirs, à la vue de l’affront fait à leur chef, se précipitèrent sur le groupe en brandissant leurs armes.

Ibrahim, bondit comme poussé par un ressort, son large cimeterre d’une main, son revolver de l’autre.

André et le docteur, passés maîtres dans le maniement des armes, glissèrent chacun une cartouche dans le tonnerre de leur carabine qui se referma avec un bruit sec.

Friquet, l’intrépide gamin, chargea tant bien que mal son fusil à deux coups, d’inspiration.

Une salve de coups de feu éclata accompagnée d’un cri terrible d’angoisse et d’agonie.

Les trois blancs et Ibrahim, debout, sains et saufs, se retournèrent du côté d’où était parti cet appel déchirant.

Un des esclaves, avait reçu dans le ventre un projectile perdu, et le malheureux, en proie à une douleur atroce se tordait dans une mare de sang.

Le feu des noirs, mal dirigé, tant ils étaient ivres, n’avait atteint que ce pauvre diable, qui se trouvait à une assez grande distance du point dangereux.

Il avait été frappé, comme le constata plus tard le docteur, par un lingot de fonte, qui avait lacéré les intestins et produit une plaie horrible, large comme la main.

Cet homme était perdu.

Ibrahim, furieux, – le marchand se réveillait en lui, – ne perdit pas une minute.

Rha-Ma-Thô ne s’était pas relevé, après la magistrale correction qu’il avait reçue. L’empoigner par le collet de son habit rouge, l’enlever comme une simple peau de lapin et le déposer à ses pieds fut, pour le géant, l’affaire d’un moment.

Puis, de sa voix de clairon :

– On m’a tué un captif, celui-là le remplacera.

– Bonne idée, dit Friquet. Tu as voulu nous manger, tu cireras nos bottes.

Les noirs interdits, domptés par cet acte de vigueur s’arrêtent, sans renouveler leur déloyale agression.

L’esclave expirait à ce moment entre les bras du docteur.

En un tour de main, le lieutenant enleva la bûche qui entravait la jambe droite du mort, introduisit dans l’ouverture celle de Rha-Ma-Thô et l’assujettit avec des coins vigoureusement enfoncés à coups de maillet…

Subitement dégrisé par cette prise de possession, Rha-Ma-Thô beuglait comme un bœuf à l’abattoir.

De grosses larmes coulaient de ses yeux. Il implorait Ibrahim, il appelait ses sujets, ses femmes, ses sorciers… Il était plus répugnant, s’il est possible, dans sa lâcheté que dans sa cruauté.

– Encore une dynastie de fichue, grommelait philosophiquement Friquet.

– Non… hurlait le pauvre diable, dans son langage, je ne veux pas être esclave… je ne peux pas… je suis faible… donne de l’alougou… Tiens… prends, mon frère, il est fort… lui, il est robuste… oui, c’est cela… prends mon frère.

Le traitant le repoussa dédaigneusement du pied sans ajouter un mot. Il fit un signe, et on l’entraîna avec les autres captifs, qui le reçurent avec des huées et le couvrirent de crachats…

On devait, avons-nous dit, partir le lendemain.

Le « marché » était littéralement encombré de vivres frais apportés de tous côtés afin de pourvoir aux premiers besoins de la caravane.

Ibrahim avait gardé en réserve une ample provision de sel, destinée à solder ce monceau de victuailles.

Quand cette denrée, d’un prix inestimable dans toute l’Afrique équatoriale, fut exposée à la vue des noirs, dans les bassins et les chaudrons de cuivre, tout fut oublié, la captivité du roi, l’attaque manquée, l’alougou ! l’alougou lui-même.

C’est que rien ne saurait exprimer l’inconcevable passion que ces gens ont pour le sel. Il y avait là des femmes qui étaient venues de cinq ou six lieues, pliant sous quatre-vingts ou cent livres de bananes. Elles donnaient tout cela pour une poignée de sel qu’elles croquaient et avalaient séance tenante, avec des grimaces de contentement, et des mines indiquant une jubilation profonde.

D’autres amenaient des chèvres, qu’on échangeait contre une livre de sel tout au plus ; les chèvres étaient énormes.

Bref, tous ces négociants improvisés, qui étaient arrivés en endurant de longues et souvent terribles fatigues, n’avaient rien de plus pressé, aussitôt leur transaction opérée, que d’absorber leur ration de sel.

Quelques-uns, les favorisés, en avalaient une livre et demie, jusqu’à deux livres.

Nos trois amis, qui regardaient curieusement ce singulier festival, entendirent alors revenir à plusieurs reprises deux noms qui leur rappelèrent la patrie absente, et les chers souvenirs de Paris, la ville tant aimée.

Quelques noirs ne pouvaient arriver à s’entendre avec l’acheteur. Ils voulaient toujours une quantité supérieure à celle qu’on voulait leur donner, sous prétexte que Maleci et Compini étaient plus généreux.

Ces deux noms aussi célèbres au Gabon qu’en France, firent dresser l’oreille aux Européens. Alfred Marche ! le marquis de Compiègne ! les deux intrépides Français qui, les premiers, au milieu de fatigues et de dangers inouïs, découvrirent le haut Ogôoué.

André avait connu de Compiègne et Marche à leur retour de cette brillante expédition. S’aidant du docteur comme interprète, il parla longtemps avec les noirs des deux explorateurs, dont la bonté, la bravoure, l’énergie et la générosité, ont laissé là-bas d’impérissables souvenirs.

L’annonce de la mort du marquis de Compiègne les trouva incrédules. Mais la nouvelle du prochain retour de Marche, les combla de joie.

C’est que « Maleci » et « Compini » comme ils disent, sont des Fala (Français) et les Français ont su se faire adorer de ces peuplades indomptées.

– Mais nous sommes aussi des « Fala » leur dit le docteur !

– Non, vous n’êtes pas des Fala, puisque vous achetez des hommes, Maleci n’achetait pas les noirs. Compini non plus…

Depuis plus de vingt jours qu’il habitait avec les Osyébas, Friquet avait fini par comprendre quelques mots de leur langage.

Son indignation ne connut plus de bornes, quand il s’aperçut de la méprise commise par les noirs.

– Comment, nous !… des Français acheter des esclaves ! Allons donc ! Faut-il que vous soyez crétins… Quand on pense que nous étions destinés à être mangés il n’y a pas trois semaines et que nous sommes encore à vendre aujourd’hui… à ce que prétend « Bicondo » du moins.

– Laisse, va, matelot, reprit le docteur, je vais leur faire entendre raison.

– Ah ! ben oui, si vous pouvez en venir à bout, vous aurez de la chance.

Le lendemain matin, la troupe rangée sous les armes avant le lever du soleil, se mit en route, au moment où les cimes s’empourpraient.

Ibrahim, consciencieux jusqu’au bout, palabra quelques minutes avec les notables, au sujet de l’acquisition définitive des trois Européens.

Cet honnête négociant voulant sans doute conserver sa réputation intacte, démontra péremptoirement que les blancs ne pouvaient pas être considérés comme un article d’exportation. Il est impossible d’en faire des esclaves. Tout au plus s’ils sont bons à manger.

Ils n’ont donc aucune valeur mercantile. Aussi, croyait-il les payer bien au delà de leur valeur, en offrant pour chacun d’eux, trois livres de sel : le prix de trois chèvres.

Cette proposition obtint tout le succès désirable.

L’échange fut conclu à la satisfaction de tous, et la caravane n’était pas à mille mètres du village, que la rançon de nos trois amis était complètement absorbée.

– Après tout, dit Friquet, qui trouvait toujours le mot de la situation, ils sont encore assez faciles à contenter.

« Échanger le rôti pour l’assaisonnement, c’est être de bonne composition.

« C’est égal : un homme pour trois livres de sel, ça n’est vraiment pas trop cher… »

La troupe marchait lentement. C’est en vain que les grands arbres élevaient au-dessus des voyageurs leurs épaisses ramures ; nul souffle n’agitait les feuilles, chauffées, presque calcinées par les implacables rayons du soleil.

Il régnait une température d’étuve sous ces végétaux immenses, aux troncs gigantesques, dont les branches s’entrelaçaient à perte de vue comme les arceaux gothiques d’une cathédrale sans fin.

On était en plein pays désert. Après la dernière case située au bord de la clairière, on avait pénétré dans l’inconnu.

Inconnu relatif, pourtant ; car la caravane avait accompli plusieurs fois déjà le trajet, et son commandant la guidait vers le sud avec autant de précision que le meilleur chef d’état-major.

Le personnage principal de la troupe, eu égard à sa taille du moins, était l’ami de Friquet, l’éléphant, qui s’avançait gravement, les oreilles légèrement relevées, avec un gai mouvement de trompe.

C’était, avons-nous dit déjà, un admirable spécimen de ces superbes éléphants de la région occidentale, qui acquièrent un incroyable développement.

Osanore, conservons lui ce nom pour faire plaisir à Friquet, qui lira bientôt le récit de ses propres aventures, Osanore mesurait près de quatre mètres cinquante centimètres de haut.

Son unique défense, – il avait perdu l’autre dans une circonstance dramatique, dont nous parlerons plus tard, si l’espace nous le permet, – était longue de plus de deux mètres, et grosse en proportion.

Ce colosse, véritable montagne de chair, était aussi intelligent qu’il était gros, et sa bonté égalait son intelligence.

Il cheminait donc gaiement, arrachant deci, delà, une tige sucrée qu’il suçotait en sybarite, tantôt, cueillant délicatement un ananas qu’il croquait comme une fraise, tantôt enfin, enlevant quelque énorme branche morte obstruant le passage, et qu’il jetait dans les épais taillis s’étendant de chaque côté.

Sauf Ibrahim, André, le docteur, Friquet et le conducteur de l’éléphant, la caravane marchait à pied. Le pachyderme servait de monture à l’état-major.

Les trois premiers, commodément assis, dans une sorte de palanquin spacieux, couvert d’une toile légère, causaient amicalement.

Friquet, qui était devenu l’intime ami du cornac, se tenait avec lui sur le col monstrueux de l’animal, auquel il racontait toutes sortes de choses extraordinaires.

Osanore semblait ravi d’apprendre qu’un de ses congénères avait joué la comédie à la Porte-Saint-Martin, que les blanches mains des artistes lui avaient prodigué les friandises et les caresses, et qu’enfin il faisait une superbe figure devant les becs de gaz de la rampe. Friquet avait contemplé ce spectacle des deuxièmes galeries, et certes, il s’y connaissait.

Osanore témoignait sa satisfaction, en poussant une sorte de soufflement saccadé, assez semblable au poufff !… poufff !… poufff !… qui sort d’une locomotive, quand celle-ci, manœuvrant sur les rails d’une gare, semble batifoler, comme un éléphant de métal, la trompe en l’air.

La plus triste figure était celle de Rha-Ma-Thô.

Le pauvre diable était dans un état déplorable. Les esclaves, ses nouveaux compagnons, après l’avoir couvert d’invectives et de crachats, avaient arraché son habit de général anglais, qui, dépecé en une infinité de morceaux, servait d’ornement aux élégants de la troupe.

Un cruel crève-cœur avait d’ailleurs précédé son départ. Il avait vu ses proches se partager ses dépouilles comme s’il était mort. Sa condition d’esclave équivalait à la mort civile et à la dégradation militaire.

Ses ministres, s’étaient coiffés de ses chapeaux à haute forme ! Ses habits recouvraient les torses des hauts dignitaires de sa cour ; enfin, son frère, celui-là même auquel il voulait absolument donner sa place et sa bûche d’esclavage, s’était sans façon assis sur le trône vacant.

Rha-Ma-Thô, l’avait vu se pavaner, la canne à pomme d’arrosoir à la main, vêtu d’une tunique de horse-guard, à laquelle étaient accrochées des épaulettes grosses comme la tête, et le crâne surmonté d’un casque de pompier, reflétant d’aveuglants rayons !

Pour comble de malheur, les épouses du monarque déchu s’étaient empressées d’imiter l’exemple général, et de faire leur soumission au nouveau prince.

Une ample distribution de coups de canne, dont la surabondance ne laissait rien à désirer, avait scellé cette prise de possession.

Le successeur était un homme de tradition.

L’infortune de Rha-Ma-Thô était complète, si complète, que les Européens émus, voulurent arracher sa grâce à Ibrahim.

Celui-ci fit la sourde oreille. Ses bons amis blancs pouvaient lui demander tout ce qu’ils voulaient, mais non une chose qui n’était pas dans leur contrat. Il avait fidèlement rempli ses engagements, que leur importait ce moricaud, ivrogne, menteur, traître et cruel ?

Les affaires d’intérêt n’avaient rien de commun avec les sentiments.

Pourtant, voyant les mauvais traitements que lui faisaient subir ses compagnons d’infortune, et pressentant que le malheureux ne pourrait jamais gagner la côte, le traitant finit par se laisser fléchir le troisième jour.

Bicondo succomberait avant la fin de la semaine. Son organisme, usé par l’alcool, se refusait à toute fatigue ; Ibrahim pourrait faire une bonne action qui ne lui coûterait rien.

Il annonça donc au pauvre sire qu’il serait libre de s’en retourner le lendemain.

L’autre, la face hébétée, les yeux atones, ne put même pas bégayer un remerciement.

On s’était arrêté pour camper dans une vaste clairière, à cinq ou six cents mètres d’un petit village, dont les habitants s’étaient d’abord enfuis à la vue de l’aspect imposant de la caravane.

Comme les provisions étaient abondantes, on ne s’occupa pas de cette panique, et défense fut faite aux hommes de s’écarter.

Il entrait dans les plans d’Ibrahim, qui menait ses troupes militairement, de ne laisser jamais commettre la moindre exaction dont le résultat serait d’apporter des entraves à sa route.

Chacun dormait, sauf les sentinelles. Un horrible cri éclata soudain dans les ténèbres, puis des centaines de hurlements retentirent dans la partie affectée aux esclaves, et couvrirent cet appel désespéré.

On se précipita vers ce point, et un affreux spectacle, à peine éclairé par les fugitives lueurs d’un brasier mourant, s’offrit à tous les regards.

Le cadavre de Rha-Ma-Thô, dépecé, les entrailles à l’air, la gorge arrachée, les yeux crevés, les membres rompus, palpitait au milieu d’un ruisseau de sang.

Les malheureux qu’il avait si fort maltraités au temps de sa puissance, ceux qu’il avait achetés à ses voisins pour les revendre, venaient de tirer de lui une effroyable vengeance.

Apprenant qu’il allait recouvrer la liberté, ils avaient attendu la nuit, s’étaient rués sur lui comme des bêtes féroces, et l’avaient mis en pièces en un clin d’œil…

– C’était écrit, murmura philosophiquement Ibrahim, en le faisant tirer par les pieds jusqu’au bord du taillis.

La caravane passa le lendemain matin, abandonnant sans sépulture les restes mutilés du chef qui avait tenu sous son joug despotique plus de dix mille des riverains du haut Ogôoué !

Il y avait d’ailleurs dans le voisinage une colonie de ces énormes fourmis rouges, d’une taille monstrueuse, d’une voracité sans égale, et tellement nombreuses, qu’en moins d’une nuit, elles ne laissent d’un animal de forte taille qu’un squelette admirablement préparé.

– Pauvre Bicondo, dit en aparté Friquet ; il avait la tête près du bonnet, il était pas mal ivrogne, mais il était si drôle en général Boum !

Ce fut sa seule oraison funèbre.

Cette mort affreuse avait attristé nos amis.

La vue du sang humain est si répugnante ! Le spectacle de l’anéantissement d’une créature, quelque dégradée qu’elle soit, est si contraire à la nature.

Les esclaves avaient essuyé leurs mains rouges. Friquet écœuré, prétendait avoir vu quelques-uns d’entre eux sucer leurs doigts avec une révoltante sensualité.

Nul doute qu’ils eussent dévoré le cadavre s’il n’eût été mis aussitôt loin de leur portée.

Il y avait dans cet incident, ample matière pour philosopher. Les trois amis n’y manquèrent pas, chacun avec son tempérament particulier et ses idées personnelles.

André, toujours généreux, voyait avec une indignation mal dissimulée cet odieux trafic, et en revenait toujours à des idées de civilisation.

Le docteur, sceptique comme tous ceux qui ont vécu longtemps aux colonies, partageait tous les préjugés des créoles à l’endroit de la race nègre, et soutenait, avec infiniment de talent, la thèse de Georges Pochet, le célèbre anthropologiste, que les nègres appartiennent à une race particulière, inférieure peut-être à la race blanche, dont elle diffère essentiellement !

Friquet, nerveux comme un Parisien, était ravi d’être libre, de faire le tour du monde comme il l’avait rêvé, sur une monture de son choix, mais déplorait à chaque instant l’infortune des pauvres diables qui, suant, geignant et soufflant, traînaient leur lourde bûche.

Ibrahim, impassible comme toujours, surveillait sa « marchandise ».

Celui-là croyait de bonne foi que le nègre a exclusivement été créé pour être transporté sur un autre continent, où, à grand renfort de coups de fouet, il fait pousser le sucre et le café.

Le noir n’était pour lui qu’une bête de somme à deux pattes.

Il était absolument convaincu, et rien au monde n’aurait pu lui faire supposer que les êtres de cette couleur eussent pu, même de très loin, prétendre au titre d’homme.

Le seul fait d’être esclave les abaissait pour lui-même au-dessous de son éléphant.

Il émettait ces théories dans son langage guttural, en tirant de légères bouffées du bouquin d’ambre de sa longue pipe à tuyau de jasmin.

Bien qu’interrompue par les exigences de la traduction, la conversation n’en était pas moins animée.

– Tu me blâmes, disait l’Abyssinien à André, d’acheter des noirs. Mais la loi du Prophète le permet.

« Eux-mêmes ne demandent pas mieux. Où pourraient-ils être plus heureux qu’avec un maître comme moi.

« Je les nourris, je ne les fouette jamais. Les femmes sont libres, les enfants aussi. Ibrahim est un bon maître.

– Pardieu, reprit le docteur, je n’en doute pas, et certes tes noirs sont mieux traités qu’au Brésil, en Égypte ou à la Havane ; mais quand tu dis qu’ils ne demandent pas mieux que d’être esclaves, tu me permettras bien de douter de ton affirmation.

– En veux-tu la preuve ?

– Je ne demande pas mieux. Dites donc André, il est très amusant, notre ami. Il nous avance cela comme un homme sûr de son fait.

« Il est vraiment curieux, cet homme. Il a raison, savez-vous, quand il dit que la loi de Mahomet autorise le trafic des esclaves.

« Mais ce qui est plus fort, c’est que la morale chrétienne est d’un avis absolument conforme.

– Je vous croyais moins ferré sur les textes des Pères de l’Église, répliqua un peu sèchement André.

– Té, mon bon, saint Paul n’a-t-il pas dit : « Esclaves, obéissez à vos maîtres selon la chair, avec crainte et tremblement, dans la simplicité de votre cœur, comme à Jésus-Christ lui-même… »

– C’est possible, mais les philosophes païens ont flétri cette hideuse pratique.

– Et avec juste raison, mon cher ami.

Ibrahim, fut enchanté d’apprendre que les textes chrétiens étaient d’accord avec ceux du Coran.

Son admiration pour le docteur augmenta encore s’il est possible.

– Je vais prouver que les esclaves ne veulent pas de la liberté, dit-il, et mieux encore, qu’ils sont indignes de la posséder.

André et Friquet étaient franchement révoltés du cynisme de cette double affirmation, le docteur assistait curieusement à une expérience de psychologie.

Ibrahim commanda la halte.

Il appela son lieutenant, et lui ordonna de mettre en liberté, à son choix, cinq esclaves mâles, de leur donner à chacun autant de provisions qu’ils pourraient en porter, plus une hache, un couteau, et un faisceau de sagaies.

Habitué à l’obéissance passive, le lieutenant enleva tout d’abord la bûche à deux jeunes frères, âgés l’un d’environ dix-huit ans, l’autre de seize. Il procéda de la même façon à l’égard de trois autres, en ayant préalablement soin de leur demander s’ils avaient une femme ou des enfants dans la troupe.

Sur leur réponse négative, leurs entraves tombèrent.

– Vous êtes libres ! leur cria Ibrahim du haut de son éléphant.

Les quatre premiers, sans être autrement étonnés de ce bonheur inespéré, s’arrêtèrent un moment, puis tournèrent les talons sans même dire un mot, sans faire un signe de gratitude.

Seul, le négrillon de seize ans sourit en montrant ses dents blanches, baragouina en riant aux éclats un compliment assez long, cabriola comme un jeune babouin, se prosterna à deux reprises, remercia chaleureusement son bienfaiteur et rejoignit le groupe des libérés. Le plus étonné fut Ibrahim. Friquet jubilait positivement.

– Est-il gentil, ce petit-là, il connaît son monde, y doit certainement être d’une bonne famille. Voyez-vous, comme ça vous a de l’usage. Eh bien ! y me plaît. C’est très bien ce qu’il a fait là.

… On était en marche depuis trois jours. La distance parcourue était d’environ soixante-cinq, à soixante-dix kilomètres. C’était énorme, eu égard à la température.

Après une halte de deux heures près d’un ruisseau, la troupe se remit en route. Au bout d’une heure elle atteignait un village aux cases spacieuses, dont le traitant connaissait plusieurs notables habitants.

Au moment où l’éléphant n’était plus qu’à une vingtaine de mètres des premières habitations, un cri d’horreur et de réprobation échappa à André et à Friquet.

Le docteur sifflota d’un air ironique, Ibrahim sourit sataniquement.

Le spectacle qu’ils contemplaient était bien fait pour produire ces différentes impressions.

Les deux jeunes frères, libérés trois heures avant, suivaient la rue principale. Le plus jeune, la bûche au pied, le cou enserré dans une fourche de bois qui l’étranglait, et dont le manche était dans la main de son aîné, se traînait avec peine, tombait, et se relevait sous les coups dont l’autre le sanglait impitoyablement.

Le misérable n’avait pas perdu de temps. À peine délivré, se jeter sur le pauvre petit, le terrasser, lui enlever sa hache et son couteau, le garrotter, et fabriquer une entrave, avait été pour lui l’affaire d’un moment.

Maintenant, il allait le vendre !…

Friquet se laissa glisser du col de l’éléphant, tomba à coups de pied et à coups de poing sur l’être dénaturé qui, répudiant les sentiments les plus sacrés, venait ainsi donner une cruelle confirmation aux paroles d’Ibrahim, quand celui-ci disait que les noirs n’étaient pas dignes de la liberté.

Friquet frappait comme un sourd ; l’instinct de la conservation donna des jambes d’antilope au gredin, qui s’enfuit en hurlant.

On n’avait aucune nouvelle des trois autres.

– Pauv’ petit, disait le gamin, t’as vraiment pas de chance. Heureusement que nous sommes là, pas vrai. Allons, n’aie donc pas peur, petit sauvage… Là, je ne te veux pas de mal, au contraire.

« Mâtin, si j’avais eu un frère, quand bien même il aurait eu la peau encore plus noire que la tienne, tonnerre, je me serai fichu au feu pour lui, plutôt dix fois qu’une !

– Bien ! Friquet, dit André.

– Bravo ! matelot, renchérit le docteur.

– Il est à moi, reprit le gamin, c’est-à-dire, entendons-nous, il est libre, eh ! ben, moi, je l’adopte… pas vrai, patron.

Ibrahim fit un signe d’assentiment en haussant les épaules.

– Vous ne savez pas où sont les autres ? dit-il en riant de son rire de tigre. Ils tâchent de vendre pour un peu d’alougou, leur hache et leur couteau. Ils seront ivres ce soir, demain vous les verrez.

Vingt-quatre heures ne s’étaient pas écoulées, que la prédiction du négrier se réalisait de point en point.

À l’étape suivante, les blancs stupéfaits, crurent apercevoir, près d’une clairière, les trois hommes qu’on n’avait pas revus depuis leur libération. Quand le campement fut installé, quand les hommes de l’escorte, après avoir pourvu à la sécurité générale, s’allongeaient pour la sieste, on vit les formes noires s’avancer lentement. C’étaient bien les trois nègres. Ils portaient chacun une bûche façonnée de leurs mains, et s’en venaient, humblement, la déposer aux pieds d’Ibrahim, indiquant par là, qu’ils se reconnaissaient volontairement ses esclaves.

Moins d’une heure après, le frère dénaturé accomplissait avec plus de platitude encore la même cérémonie.

Seul, le négrillon de Friquet était libre.

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