CHAPITRE VI

Pêche aux crocodiles et chasse aux flamants roses. – Les étonnements du gamin de Paris. – Déguisés en amphibies. – Un souvenir de Bougival… en France. – Les apprêts d’un festin d’empereur romain. – Quand on a jadis absorbé du bouillon de cheval dans un casque de cuirassier… – Fausse entrée du « spectre rouge » chez les noirs. – Un théâtre dans l’Afrique équatoriale. – Ce que c’est qu’un fauteuil d’orchestre au théâtre impérial de S. M. Zéluko. – Tragédien comme feu Néron. – C’est trop nature ! – Anthropophages en effigie.

La chasse au gorille qui avait failli être si fatale à Friquet, était, avons-nous dit, le préliminaire d’un plantureux repas que Zéluko, chef des Galamundos, voulait offrir à son ami Ibrahim.

L’homme étant le « nec plus ultra » gastronomique, l’ambroisie des peuplades anthropophages, et le gorille étant par excellence le gibier qui se rapproche le plus de l’homme, on juge de la faveur avec laquelle sa capture est accueillie.

On n’avait pas en ce moment le moindre bimane à se mettre sous la dent : il fallait se contenter de simples quadrumanes.

Faute de grives on prend des merles.

Les cadavres des deux « hommes des bois », fort maltraités par l’éléphant, furent méthodiquement découpés, et les huit mains, désarticulées au poignet, soigneusement mises à mariner dans des jarres pleines d’excellent vinaigre de vin de palme.

Ces morceaux de choix étaient réservés aux invités de distinction. Mais il fallait, pour parachever ce ragoût équatorial, d’autres éléments très rares, ou tout au moins d’une conquête difficile.

Outre les mains humaines, ou simplement simiennes, ce mets royal se compose de cervelles et de langues de flamants roses, assaisonnées d’un coulis d’œufs de fourmis rouges pilés, qui lui donne une saveur de haut goût, et, paraît-il, inoubliable.

Les fourmis rouges abondent. Les flamants aussi, mais ces magnifiques échassiers sont d’une humeur tellement farouche, que leur capture est presque impossible.

C’est de cet « impossible » que nos chasseurs allaient tenter la réalisation.

Le lendemain, dès l’aube, on se mettait derechef en chasse.

Vous croyez, peut-être, que Friquet, après son effroyable aventure de la veille, était, comme on dit vulgairement « sur le flanc ».

Allons donc ! ce serait bien méconnaître l’intrépide gamin. Après quinze heures de repos, il ne lui restait, de son traînage à travers les branches, de sa course échevelée au haut des cimes, des sauvages étreintes du quadrumane, et de sa fantastique culbute, qu’un peu de courbature et de raideur dans les reins.

Il est vrai qu’il avait subi, de la part d’un médecin indigène, un traitement énergique, qui avait fait merveille sur sa vigoureuse organisation.

Son ami le docteur, qui ignorait les mesquines jalousies professionnelles, avait laissé bien volontiers opérer son collègue.

Celui-ci avait mis le pauvre éclopé nu comme la main, et, pendant trois longues heures, l’avait soumis à un massage méthodique alterné avec de vigoureuses frictions d’huile de palme.

Friquet avait d’abord hurlé comme un chat écorché, puis, peu à peu, ses muscles de fer, ses nerfs d’acier, avaient repris leur élasticité première, à la grande joie de ses amis, et de son masseur, ravi de l’heureux résultat de l’opération.

– Mâtin, lui dit-il en guise de remerciement, t’es pas beaucoup plus gentil que mon singe d’hier, mais t’as tout de même la main plus douce.

« Patron, sans vous commander, donnez donc une poignée de sel à ce brave garçon. »

Ibrahim, qui, décidément, avait toutes les faiblesses pour le petit Parisien, fit aussitôt donner au docteur noir la friandise que celui-ci croqua avec des gambades fort incompatibles avec la dignité professionnelle.

Après une marche rapide, qui ne dura pas plus d’une demi-heure, les chasseurs atteignirent un lac de moyenne grandeur, aux eaux bleues, et que traversait un fleuve, comme le Rhône, le lac de Genève.

Une énorme quantité de flamants s’ébattaient sur les rives.

C’était merveille de voir ces admirables oiseaux au plumage flamboyant, au bec et aux pattes de corail, se promener gravement sur les berges, s’éplucher coquettement, puis détendre comme un ressort leur long col, darder leur tête sous les eaux et saisir, avec une adresse incroyable une larve ou un fretin.

Le docteur et André étaient armés de leurs bonnes carabines. Ibrahim ne portait que sa pipe à tuyau de jasmin. Quant à Zéluko et à ses hommes, au nombre d’une trentaine, ils avaient pour toute arme, un long coutelas. Les deux tiers environ étaient munis d’un sac d’étoffe grossière, et les autres portaient avec beaucoup de précautions chacun un petit cochon.

Des couteaux, des sacs de toile et des cochons de lait, ces singuliers engins d’une chasse au gibier à plume étaient assez extraordinaires et intriguaient vivement les Européens.

Impossible d’ailleurs d’approcher les flamants. Les moins farouches se tenaient à plus de deux cents mètres du groupe des chasseurs. Ceux-ci essayaient-ils d’avancer, qu’une sentinelle, faisant tout à coup retenir un cri vibrant comme une note de clairon, la bande s’envolait à tire-d’aile avec un bruit de tonnerre, et se posait deux cents mètres plus loin.

Voyant qu’il était impossible de tromper leur vigilance, André n’y tint plus. Épauler son arme, et tirer aussitôt fut l’affaire d’une seconde.

– Bravo ! m’sieu André, bravo ! c’est ça qu’est envoyé.

Un des phénicoptères, foudroyé par la balle de l’infaillible tireur, s’abattait en effet lourdement dans le lac. Les noirs se mirent à rire, et nul d’entre eux ne fit mine d’aller chercher ce butin superbe.

– Dites donc, les amis, si vous avez peur de l’eau, faut l’dire, j’vas vous montrer comment on tire sa coupe…

Joignant le geste à la parole, le gamin allait piquer une tête, et parcourir en quelques brasses vigoureuses la distance qui séparait le gibier de la rive, quand un geste impérieux de Zéluko le cloua au sol.

Il était temps. L’eau bouillonnait en plus de vingt endroits, et l’on voyait émerger en même temps toute une série de têtes hideuses, s’avançant en cercle autour du flamant qui flottait au centre de cette menaçante circonférence.

Une de ces têtes sembla se fendre en deux, puis, clac ! les deux moitiés se refermèrent avec ce bruit déjà connu d’un couvercle de malle qui retombe.

Le flamant avait disparu, escamoté comme une fraise.

C’étaient des crocodiles.

– Ah ! mais non ! Plus souvent que j’irais à l’école de natation avec des marsouins de cette espèce-là…

« Merci, estimable Zéluko. Vous êtes un père. C’est pas Bicondo, qu’aurait jamais fait une chose pareille.

« Avec tout ça, m’sieu André, c’est du gibier perdu. Jamais d’la vie on ne pourra attraper un seul oiseau.

– Cela me paraît en effet difficile, répondit le jeune homme un peu décontenancé.

– Laisse faire, matelot. Ce n’est pas sans motif qu’ils nous ont montré l’inutilité de nos efforts. Je suis sûr qu’ils ont quelque bon tour dans leur sac.

Ibrahim, accroupi à l’ombre, tirait méthodiquement de larges bouffées du bouquin d’ambre de sa pipe.

Zéluko vint s’allonger près de lui dans sa pose favorite, à plat ventre. Les trois blancs les imitèrent, et attendirent plus intrigués que jamais.

– Ta carabine est inutile, dit le négrier à André. Mes amis vont prendre autant d’oiseaux qu’ils voudront. Tu verras. Nous aurons deux chasses pour une.

Puis, comme fatigué d’en avoir tant dit, il retomba dans sa muette immobilité.

Les noirs ne restaient pas inactifs.

– Mais que diable est-ce qu’ils tripotent, monologuait le gamin. Vont-ils donc pêcher à la ligne ?

« L’hameçon est un peu fort, et si jamais les flamants gobent l’appât je veux devenir empereur de la lune. »

La manœuvre des noirs était, en effet, passablement singulière.

L’un d’eux était armé d’un fort émerillon à trois branches, attaché à une longue et solide ficelle en fibres d’aloès.

Il prit un des petits cochons, lui enfila fort délicatement une des pointes dans les parties les plus charnues du train de derrière, et le lança à toute volée, le plus loin qu’il put, au beau milieu de l’eau.

Pendant ce temps, un autre chasseur faisait crier un second cochon en lui pinçant fortement l’oreille, car celui qui servait d’appât gardait un silence obstiné, pour échapper à un trépas pourtant inévitable.

Cette musique eut un résultat immédiat. Comme tout à l’heure le flamant, le pauvre petit cochon fut bientôt enserré dans un cercle formidable.

Les crocodiles sortant à mi-corps de la surface du lac, s’avançaient, les yeux ardents de convoitise, cri faisant claquer leurs mâchoires hérissées comme des chevaux de frise.

Celui qui tenait la tête dans cet horrible steeple-chase, accéléra encore son élan, et d’un seul coup, happa goulûment et l’animal et le crampon.

– Oh ! le pauvre petit cochon ! s’écria Friquet désolé. Il était si gentil, avec son museau rose et sa queue en vrille !

C’est en vain que l’horrible saurien se livra à une série de culbutes et de bonds désordonnés, pour échapper à la griffe de fer qui déchirait le gosier.

Il fut doucement halé vers le bord, et attaché à un arbre par la queue. Cette précaution est indispensable, car les coups qu’il porte sont terribles. Il fut ensuite retourné sur le dos, comme une simple tortue, position fort incommode pour lui, et qui le rend absolument inoffensif.

Un des Galamundos lui ouvrit sans façon le ventre dans sa longueur, et retira l’estomac ainsi que les intestins qui furent lavés à grande eau, puis gonflés d’air.

La carapace, la tête et les pattes furent débarrassées de la chair, remplies de sable et déposées à l’ombre.

Ibrahim et Zéluko, qui semblaient assister à une cérémonie réglée d’avance, s’amusaient prodigieusement.

Les Européens étaient de plus en plus intrigués.

Chez Friquet, l’étonnement se compliquait d’une légère nuance d’ahurissement.

– Mais les flamants, répétait-il à satiété, les flamants, ils ne veulent pourtant pas nous faire manger cette sale viande qui empoisonne le musc… Ah ! mais non !

– Patience, mon fils, patience, murmurait le docteur, qui prenait de son côté un réel plaisir à ce sport singulier. Je n’y comprends rien, mais cela m’intéresse énormément.

L’opération qui avait présidé à la capture « du premier crocodile », fut répétée une vingtaine de fois avec un égal succès. Au bout de deux heures, vingt carapaces séchaient sur le rivage, et les intestins gonflés, se parcheminaient lentement.

On prit une heure de repos. Il pouvait être dix heures. Le soleil dardait d’implacables rayons.

Le lac était redevenu tranquille. La torpeur envahissait la nature, les crocodiles dormaient lourdement, les uns, échoués sur les terrains d’alluvion formant les berges, les autres, flottant sur les eaux comme des troncs rugueux.

Chose incroyable, les flamants, loin d’appréhender leur présence, faisaient volontiers société avec eux.

Ils barbotaient presque entre leurs pattes, tout en se tenant hors de la portée de leur gueule, et enfin, ce qui confondait les Européens, ils ne craignaient pas de se reposer sur leur dos. Là, leur long col replié sous l’aile, une patte relevée sous le ventre, et en équilibre parfait sur l’autre, ils sommeillaient insoucieusement sur ce fantastique perchoir.

Les chasseurs attendaient ce moment.

Vingt noirs, nus comme la main, prirent chacun un des sacs de toile dans lequel ils déposèrent leur coutelas, et une demi-douzaine de morceaux d’un bois très dur, longs d’un pied, pointus aux deux bouts.

Les carapaces furent débarrassées du sable qu’elles contenaient, et les intestins gonflés, y furent introduits. Chaque homme se glissa ensuite par l’ouverture béante au milieu de ces membranes pleines d’air, qui d’après le principe d’Archimède devaient permettre à ce singulier appareil de flotter.

Puis, bien renfermé dans la dépouille du saurien, avec laquelle il faisait corps, le chasseur passa ses mains dans les pattes, dont la face palmaire enlevée, laissait libre les mouvements des doigts comme dans le gantelet de fer d’un chevalier du moyen âge.

L’ouverture abdominale fut cousue avec du fil d’aloès, et enduite de résine de gaïac. Enfin, on fit à tous ces hommes-crocodiles, leur « tête », de façon à tromper les dormeurs du lac, à deux et à quatre pieds.

Ces préparatifs terminés, ils furent transportés sur les épaules de quatre de leurs compagnons, comme une embarcation mise à flot par des canotiers.

Friquet, en sa qualité d’habitué des sports nautiques, ne pouvait manquer d’en faire la remarque.

– Ni plus ni moins qu’à la Grenouillère, dit-il au docteur. Drôles de yoles, tout de même. Que diable vont-ils faire, maintenant que les voilà déguisés en crocodiles !

– Patience, fichu bavard.

L’étrange flottille, abandonnée au caprice de l’eau, au point où le fleuve se perdait dans le lac, fut bientôt au milieu de celui-ci.

Les chasseurs, poussés par le courant, se dirigeaient avec leurs mains. Ils arrivèrent bientôt au milieu des amphibies, sans exciter, grâce à ce travestissement, leur défiance, non plus que celle des oiseaux endormis sur leur enveloppe écailleuse.

Le premier qui accosta était un favori de Zéluko, nommé Kouané. Voyant l’instant propice, le rusé compère, leva un peu la tête, étendit le bras, et cueillit par la patte un superbe flamant, qui était comme planté sur le dos d’un vrai crocodile.

Avant d’avoir pu pousser un cri, l’oiseau disparut, et fut déposé, après avoir eu préalablement le cou tordu, dans le sac servant de carnassière, et qui pendait dans l’eau, lesté par le coutelas et les lourds bâtonnets d’ébène.

– Ah ! les malins ! s’écria de nouveau le gamin stupéfait !… Eh ben ! y sont rudement forts.

« C’est tapé, ça, papa, dit-il familièrement au monarque, dont un rire énorme entrouvrait les crocs aigus. »

Les compagnons de Kouané l’imitèrent à qui mieux mieux avec un égal bonheur, et le butin s’entassa rapidement.

Tout alla bien pendant un certain temps. Mais quelques-uns parmi les sauriens, les mieux avisés sans doute, trouvèrent étranges les allures des intrus. Ces inexplicables escamotages des flamants les intriguèrent, et ils se mirent à tourner autour des chasseurs, d’un air à la fois inquiet et menaçant.

Ceux-ci voyant leur artifice découvert, se préparèrent à la bataille !…

Ils saisirent d’une main leur coutelas, et de l’autre le morceau de bois dur qui était l’arme offensive, tranchèrent en un clin d’œil les coutures de leur fétide enveloppe, dont ils se débarrassèrent aussitôt.

Le but était désormais atteint, la chasse était copieuse, il s’agissait d’opérer la retraite vers la rive où se trouvaient les spectateurs.

Sans abandonner leurs appareils de flottaison, qu’ils poussaient devant eux comme des barricades mouvantes, les chasseurs se ruèrent au milieu de leurs ennemis, qui, friands de chair noire autant que les ours le sont de miel, s’avançaient, la gueule ouverte, en battant l’eau de formidables coups de queue.

Mais, quelle désillusion dut éprouver le premier qui voulut goûter du nègre !

Le bâtonnet lui fut, avec une dextérité sans égale, introduit verticalement entre la langue et le palais. Puis, quand il voulut réunir ses mâchoires, qui, suivant son calcul, devaient couper le bras de l’imprudent, les deux pointes s’implantèrent profondément en sens inverse dans la gueule, qui ne put plus se refermer.

La même manœuvre fut exécutée sur toute la ligne, et on vit bientôt les monstres se tordre affolés, tourner en tous sens, la gueule béante, haletant comme des soufflets de forge, et dans l’impossibilité de plonger sous peine d’asphyxie.

Il y eut bien quelques chasseurs contusionnés, mais aucun ne manquait à l’appel, quand ils abordèrent, porteurs d’un superbe butin.

Cinquante flamants avaient été capturés dans cette chasse étrange.

Restait à préparer le mets sans pareil. La troupe entière, Zéluko et Ibrahim en tête, revint au plus vite au village.

Cette course de gens haletants, fumants comme des solfatares, ressemblait à une déroute. C’était l’allure de gens affamés, pressés de se repaître de victuailles choisies, et dont la rareté centuplait la valeur.

Les Européens, suffoqués, la face violette, tirant la langue, emboîtaient le pas à ces goinfres, tout en maudissant leur incompréhensible précipitation. Ils ne comprenaient pas, et avec juste raison, cet hommage enthousiaste, brutal même, rendu au dieu Ventre.

À peine désaltérés d’une large lampée de bière de sorgho, la boisson habituelle des peuplades équatoriales, les chasseurs, transformés en cuisiniers, s’empressèrent, les uns de fouiller des fosses profondes, destinées à recevoir des braises sur lesquelles le rôti devait cuire à l’étouffée, les autres, d’aller chercher des herbes aromatiques propres à lui donner une saveur spéciale.

D’autres, enfin, se mirent en quête de bois d’une essence particulière, réservés à l’honneur de servir à la cuisson de ces sacro-saintes victuailles.

Le maître coq de la tribu, ou plutôt, l’officier de bouche de Sa Majesté, qui s’était fort distingué pendant l’expédition, saisit les phénicoptères, et leur arracha d’abord la langue qu’il mit à part. Il leur brisa ensuite la tête d’un vigoureux coup de dent, sortit les cervelles à la façon d’un singe qui épluche des noix, et les déposa dans une calebasse vide.

Il les pétrit ensuite ensemble, en fit un épais mastic, auquel il ajouta, en quantité égale, des gros œufs de fourmis ayant le volume de grains de riz. Dans sa pâte rendue bien homogène par une longue trituration, il introduisit, en guise de lardons, les langues, charnues, et épaisses, à l’aide d’une mince brochette.

Il fit de cette pâte quatre blocs d’égale grosseur, et enferma chacun d’eux entre deux pattes de gorilles, qui furent ficelées à l’entour de la masse qu’elles semblaient étreindre dans leurs dix doigts.

Une quadruple enveloppe de feuilles enserra le tout, et ce rôti, fut déposé sur un lit de cailloux rougis par la combustion des branches odorantes rapportées par les marmitons couleur d’ébène.

Le rôti fut recouvert de braises et de cendres chaudes.

Deux heures étaient nécessaires à la cuisson.

Friquet ne songeait pas à dissimuler le dégoût que lui causaient ces préparatifs.

– Qué qu’vous dites de ça, m’sieu André ? Moi, j’avoue que ça me semble assez répugnant.

« J’ai mangé un peu de tout autrefois ; eh ben ! là, franchement, si c’est pour ce fricot-là qu’on s’éreinte depuis deux jours, le jeu n’en vaut pas, la chandelle.

– C’est ce qui vous trompe, mon bon ami. Je suis persuadé que ce sera délicieux.

– Quoi ?… Les pattes… les mains du…

– Oui, du gorille.

– Pouah !… avec les langues violettes, ces cervelles en bouillie… ces œufs de fourmis… oh !… non, n’en faut pas.

– Oh ! moi, cela m’est égal. J’ai mangé à Paris pendant le siège pire que tout cela. Je vous épargne le détail. Depuis les matous de gouttières jusqu’au rats d’égout, toute la série animale y a passé.

– Aïe !… Aïe !… Aïe !… Les camarades me l’ont bien dit. Y en avait qu’étaient fusiliers avec le capitaine Lucas et l’enseigne des Essards en face la Gare-aux-Bœufs. Mais, c’est égal, n’empêche que c’est de vilaine marchandise.

– Allons, mon vieux marsouin, soyez donc à la hauteur. Non seulement j’ai mangé des rats frits dans du suif, mais encore j’ai bu du bouillon de cheval dans un casque de cuirassier, continua en riant le jeune homme, qui s’amusait des répugnances, fort admissibles d’ailleurs, du petit Parisien.

– Allons, matelot, cambusier de malheur ! fichu délicat, Sa Majesté Zéluko t’offre un repas d’empereur romain, et tu t’avises de faire la petite bouche !…

– Un repas… d’empereur… romain… Oh là, là !… Eh ben ! moi qui vous parle, je m’en moque pas mal de vos empereurs, aussi bien de ceux qui sont romains comme des chandelles d’artifice, que de ceux qui ne le sont pas, romains !

– Mossieu Friquet, respectez la constitution du pays dont vous êtes momentanément l’hôte. Conservez précieusement vos préférences républicaines, nous les partageons ; mais je vous le répète, respectez la monarchie qui vous héberge présentement.

– Suffit, m’sieu, on rengaine son spectre rouge, et on garde ses convictions.

« Vous disiez donc que les empereurs romains mangeaient des fricots analogues…

– À celui qui cuit en ce moment. Le nommé Vitellius faisait venir à grands frais de la Lybie des cervelles et des langues de flamants, qui, préparées, sauf légères variantes, d’une façon semblable à celle-ci, constituaient un régal dont ses invités se léchaient les doigts.

« Ce n’est pas tout. Ce gourmand, imbécile et répugnant, dévorait aussi des plats composés de deux ou trois mille langues de rossignol, saupoudrées de poussière de diamants.

– Peuh !… d’un empereur rien ne m’étonne. Ce qui me surpasse, c’est qu’on en ait fait jadis en France, et qu’il y en ait encore en Europe.

– Mossieu Friquet, vous parlez politique, absolument comme un journal sans cautionnement. Finissons. Abandonnons ce terrain brûlant.

« D’autant plus, que la musique indigène semble nous annoncer quelque chose de neuf.

– Tiens, c’est vrai. D’zim !… boum !… boum !… on dirait la parade…

« Allons donc voir. »

Pendant que le repas cuisait, Zéluko, qui possédait toutes les délicatesses de l’hospitalité, avait fait préparer un divertissement non moins curieux qu’inattendu.

Nos trois amis allaient assister à une : Représentation dramatique !

Oui, vous avez bien lu : une représentation dramatique ! Un théâtre dans l’Afrique équatoriale !

Il était dit que Friquet, faisant son Tour du monde, verrait se réaliser toutes les invraisemblances.

– Ça, c’est gentil. Ce monsieur Zéluko me raccommode un peu avec l’autorité souveraine.

– Déjà, reprit malignement le docteur. Tes convictions ne tiennent pas longtemps. Réactionnaire, va !

– Mais non. Y a pas de réaction là dedans, histoire de s’amuser un brin.

« Aujourd’hui, on fait un peu la noce, une fois n’est pas coutume.

– Té, tu trouves toujours autant dé trous qué dé chévilles. N’importe, te voilà coté, matelot.

Ah ! bien oui, coté ou non, réactionnaire ou révolutionnaire, Friquet pensait vraiment à tout cela. Il voyait un théâtre presque pour de vrai, et ma foi le titi l’emportait sur l’explorateur et le politicien.

– Mais, c’est pas mal monté du tout, disait-il d’un air connaisseur.

Notre ami était décidément en veine d’optimisme, comme le lui fit remarquer André.

– Voyons Friquet, ce « théâtre », comme vous l’appelez pompeusement, n’est que la hutte où s’accomplissent les horribles sacrifices humains, suivis de festins, plus épouvantables encore.

« Ces ossements qui tapissent les murailles, ces débris de squelettes…

– Le décor n’est pas folâtre, j’en conviens ; mais, regardez donc, il y a un rideau, un vrai rideau ! Il n’y manque plus que les annonces. Et ce buffet, avec toutes les calebasses pleines de bière et de lait caillé. Tout ça gratuit. On n’attend plus, que la marchande de chaussons aux pommes… Location d’lorgnettes !… L’Entracte !… Journaux du soir !… Faut-il une chumelle ?…

– Gamin ! va.

Les trois Européens sont conduits aux places d’honneur près de l’orchestre, très rudimentaire on va le voir, mais bien inattendu.

Il n’y a ni trucs, ni décors, ni luminaire, et pour cause, on ne joue que pendant le jour. Les loges et les galeries sont inconnues, un simple parterre s’étend devant la scène.

Détail répugnant, dont nos amis n’eurent que trop tard connaissance, les places réservées aux hôtes de distinction sont des crânes humains montés en escabeau sur une tige d’ébène, comme des tabourets de pianos.

Les abonnés à Paris, ont leur fauteuil à l’Opéra, chez les Galamundos, ils ont leur crâne… La place n’est pas large, elle leur suffit. Chacun en est fier. Ne la possède pas qui veut ?

Une douzaine, tout au plus, occupent ces sièges lugubres. Les autres n’ont pour s’asseoir qu’une tête de bœuf, dont les cornes servent d’appui à leurs bras. Ce sont les stalles.

Ibrahim, qui fume son éternelle pipe à tuyau de jasmin, donne à André quelques détails sur le spectacle qui va commencer.

Il n’y a pas de « troupes » chez les tribus équatoriales. Les rôles sont réservés au roi et aux principaux dignitaires.

Pourquoi pas ? Néron a bien joué la tragédie, et le Roi-Soleil n’a pas dédaigné de figurer dans les ballets à Versailles.

L’opérette, la comédie et l’Opéra-comique y sont inconnus, mais le mélodrame y est nature.

Les artistes figurent, comme bon leur semble un épisode de guerre, de chasse ou du règne de leur souverain ; ce dernier est ordinairement le premier sujet.

Les femmes sont rigoureusement bannies des représentations, comme actrices et comme spectatrices. On les voit se presser curieusement hors des limites assignées à l’assistance masculine.

… La toile ne se lève pas, elle s’ouvre.

L’orchestre se fait entendre. Ô merveille inénarrable ! ce n’est plus la rafale expectorée jadis par les musiciens indigènes.

Oh ! non, c’est bien plus extraordinaire, c’est renversant.

Un virtuose du plus bel ébène, accroupi devant une caisse, qui est, ma foi, un orgue de Barbarie, tourne la manivelle, et moud avec acharnement des airs européens.

Friquet pétrifié reconnaît vaguement l’air de : « Ohé les p’tits agneaux », mais démoli, faussé, massacré par l’instrument détraqué, qui a fait l’admiration du feu roi, auquel Ibrahim l’avait cédé, une dizaine d’années avant, contre un lot d’esclaves.

Le gamin n’avait plus envie de rire. Le vieil outil poussif lui rappela soudain son cher Paris ! Douloureuse et pourtant bien douce évocation produite par une sérénade grotesque !…

Le spectacle commence.

Le drame a pour sujet l’avènement au trône du monarque actuel.

Son prédécesseur qui s’appelait, croyons-nous, Karkoan’s, avait été détrôné par Zéluko, qui, après lui avoir crevé les yeux, l’avait soumis à un traitement analogue à celui que feu Bicondo voulait imposer aux trois Européens.

L’histoire ne dit pas si l’infortuné potentat fut mangé. C’est probable. Peut-être son crâne était-il devenu fauteuil d’orchestre !

L’acteur qui représente feu Karkoan’s, apparaît assis à la droite du public ; il est entouré de sa cour. Sa mise est luxueuse.

Un diadème de verroterie entoure son front. Il se drape dans un manteau écarlate.

Par le côté droit de la scène, entre une troupe d’hommes nus, armés de lances indigènes. Leur chef porte pour tout vêtement une ceinture de joncs, dans laquelle est passé un couteau semblable au « troumbaches », et au cou une corde rompue.

Ce chef est Zéluko. Cette scène représente le premier acte de son avènement, alors que, vendu comme esclave, il allait être expédié pour le pays où croissent, à grands coups de trique, la canne à sucre et le café.

Il a brisé ses fers…

– Manière de parler, dit Friquet à voix basse. Ces fers-là, ça n’est jamais qu’une ficelle d’auteur.

Le Spartacus noir est furieux. Il montre le poing au tyran et l’interpelle avec véhémence.

Celui-ci, de bonne composition, en somme, répond à ses invectives par une sorte de mélopée traînante, et lui offre hospitalièrement, ainsi qu’à sa troupe, des calebasses pleines de vin de palme et de bière de sorgho.

Zéluko se précipite sur ces liquides avec une gloutonnerie sans égale. Ses compagnons l’imitent et se pourlèchent avec une sensualité de singes suçant des ananas.

Les buveurs, paraît-il, ne possèdent pas la reconnaissance de l’estomac, car le dialogue s’anime, les gestes deviennent menaçants.

L’ivresse commence à se manifester.

Les noirs tragédiens oublient le public et sont littéralement empoignés. Les invectives et les imprécations se croisent. Ils brandissent leurs armes et boivent encore.

Les chants continuent entremêlés de danses extravagantes. L’assistance est ravie.

Le prétendant, qui semble complètement ivre, s’avance vers le monarque qui ne l’est pas moins, lui enlève son diadème et le met sur son front.

Le pauvre homme résiste faiblement.

– Capon ! crie Friquet un peu emballé.

Enhardi par l’impunité, Zéluko arrache brutalement le manteau rouge dans lequel il se drape avec des airs de don César de Bazan.

C’en est trop. Karkoan’s se débat énergiquement, et appelle à la rescousse ses fidèles qui s’ébranlent en masse.

Les révoltés ne restent pas inactifs et se groupent autour de leur chef. Les voilà séparés en deux camps, agitant leurs lances, hurlant à plein gosier, et près d’en venir aux mains. On entend alors une sorte de bourdonnement sonore. C’est le tambour indigène qui rythme une marche.

Les deux troupes se mêlent en mesure, vont, viennent, s’entrecroisent en nasonnant d’incompréhensibles paroles, tourbillonnent, cabriolent, s’arrêtent, avec une merveilleuse précision, et s’alignent d’une façon irréprochable à un signal de leur chef.

Après un tel exercice, il faut encore boire. Aux calebasses vides, succèdent sans interruption des calebasses pleines.

La quantité de liquide absorbé devenait alarmante. Les acteurs sont abominablement gris. C’est dommage. Ils possèdent des jeux de physionomie étonnants, et leurs gestes sont d’une puissance et d’une vérité sans égale.

Ils simulent le combat, et commencent une série, de culbutes désordonnées, capables de rendre jaloux des clowns de profession.

Leurs cris enfoncent les tympans européens et ravissent les oreilles indigènes.

On est stupéfait de la précision de leurs mouvements, et on se demande comment ils peuvent ainsi lancer et rattraper au milieu de ce tourbillon, leurs armes sans se blesser !

Mais, hélas ! la catastrophe appréhendée par les voyageurs finit par se produire.

Zéluko, entre tellement dans l’esprit de son rôle, que l’ivresse aidant, et peut-être aussi des dispositions dramatiques spéciales, il perce de part en part, de sa lance, la cuisse du soi-disant monarque.

Le sang ruisselle. Le pauvre diable se prend à hurler d’une façon lamentable. Le roi perd alors complètement la tête, se précipite sur lui et lui ouvre le ventre !

L’infortuné tombe avec un cri terrible. Tous, amis et ennemis, comme des loups à la curée, s’élancent sur lui et le mettent en lambeaux.

Une pluie rouge jaillit presque sur les spectateurs.

Cette scène atroce ne dure pas plus de dix secondes.

Avec l’admirable élan des cœurs généreux, les trois blancs voulaient se jeter entre le malheureux noir et la brute qui l’éventrait.

Dévouement inutile, qui aurait pu leur être fatal.

Ibrahim, qui riait de son rire aigu, leur fit comprendre leur folie. Il était d’abord trop tard.

Telle fut la fin de la représentation.

Friquet était furieux.

– Et comme ça, faudrait que j’aille manger avec ces gredins-là, les cervelles des flamants et les pattes de gorille ! Plus souvent.

Pour que la fête fût complète, il fallait en effet participer au festin dont la représentation n’avait été que le lugubre hors-d’œuvre.

Au moment où le drame final s’accomplissait, on annonçait que Sa Majesté était servie.

Il fallut, bon gré, mal gré, obéir et prendre place à ce repas pseudo-anthropophagique. Ibrahim ordonnait formellement.

Il y aurait eu pour les Européens un danger mortel à ne pas obtempérer.

Nous avons dit que Friquet n’éprouvait pour le plat national des Galamundos qu’un enthousiasme des plus modérés.

Ce fut bien pis, quand ce mélange hétéroclite fut retiré de la fosse où il avait cuit à l’étouffée pendant près de deux heures.

Chacune des masses entourées de feuilles calcinées, ressemblait à un gros hérisson grillé. Il paraît pourtant qu’il ne fallait pas juger le rôti sur la mine, car à peine l’enveloppe odorante fut elle enlevée, qu’un fumet exquis s’en exhala, chatouillant délicieusement les papilles des convives.

Friquet, lui-même, fermait les yeux, parce que la vue des mains de singe semblables à des mains humaines lui soulevait le cœur, mais il ouvrait des narines énormes.

L’odorat devait l’emporter sur la vue.

– Puis, dit pour s’encourager le gamin, après tout, on n’y a rien mis de sale… et ça sent si bon…

« Ben ! tant pis, je me risque. »

Il en prit timidement un morceau qu’il porta à sa bouche.

– Oh ! mais, c’est délicieux !… c’est exquis… Jamais je n’ai rien mangé de si bon !… Je ne m’étonne pas que tout ce monde-là soit…

– Hein ! fit en sautant sur son siège le docteur interloqué, soit quoi ?…

– Eh ! bien oui, soit si amateur de… de… ces bonnes choses-là !

Et Friquet dévorait à belles dents la main du gorille comme un vulgaire pied de cochon.

Ses compagnons imitèrent son exemple, par simple politesse, et sans enthousiasme, bien que le docteur fût habitué à tout, et que l’estomac d’André ignorât tous les préjugés.

Leur figure fut en somme très convenable devant le régal, qui n’avait d’anthropophagique que l’apparence, et ils ne firent pas trop la petite bouche.

– Voyez-vous, docteur, dit à son ami, Friquet en se levant de table, le gorille c’est très bon à manger, mais le nègre, ça ne doit pas valoir le diable.

« Je ne comprends pas comment tous ces sauvages-là mangent les hommes à deux pattes, quand il y en a tant à quatre mains qui courent dans les forêts.

« Et dire qu’ils vont dévorer demain l’ivrogne qu’ils ont tué aujourd’hui…

« Heureusement que demain nous serons bien loin ! »

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