CHAPITRE VII

Ce qu’était M. André. – L’opinion du commandant Cameron sur les Portugais. – Les splendeurs de la flore équatoriale. – Rencontre d’un serpent jaune. – Morsure terrible. – Désespoir. – Lutte de générosité. – Impuissance de la science. – Le gamin à l’agonie. – Son intrépidité devant la mort. – Majesté agit. – Creuse-t-il une fosse ? – Enterrement d’une des jambes de Friquet. – Les fleurs barométriques. – Une forêt d’arbres sans tige. – Attaque mystérieuse. – Disparition. – La reconnaissance est une vertu noire. – Le docteur et André chez les Européens. – « Pauvre Friquet ! Te reverrai-je jamais ! »

L’action de ce récit, non moins extraordinaire que véridique, a été tellement rapide, qu’il nous a été jusqu’à présent impossible de dire quelques mots relatifs à ce personnage éminemment sympathique qui se nomme André.

Comme sa destinée est intimement liée à celle de notre gamin de Paris, comme son rôle ne doit pas être simplement épisodique, et qu’il jouera crânement sa partie dans les drames qui vont suivre, nous allons profiter du moment où la caravane quitte le pays des Galamundos, pour expliquer en quelques lignes ce qu’est M. André.

Possesseur d’une jolie fortune, à l’âge où l’on quitte les bancs du collège, André B…, orphelin à dix-sept ans, au lieu de se lancer en écervelé au milieu du tourbillon parisien, étudia le droit, comme complément d’étude, sans avoir jamais la prétention de faire retentir les voûtes du Palais de justice du tonnerre de sa voix.

Avocat à vingt-un ans, sérieux, travailleur, ce qui ne l’empêchait pas d’être un aimable compagnon, André, qui avait eu le bon esprit d’apprendre la vie en voyant ses contemporains accumuler sottises sur sottises, se mit à voyager.

C’était une façon intelligente de dépenser son argent. Il fit le tour du monde. Non pas à la façon bizarre des Anglais possédés du spleen, mais en garçon d’esprit qui savait bien voir et tirer parti de tout ce qu’il voyait.

La déclaration de guerre, en 1870, le fit revenir du Mexique par le premier paquebot. Cet homme d’esprit était tout naturellement un homme de cœur.

Ce fut bientôt fait. Il ne demanda au gouvernement ni place, ni mission, ni sinécure.

On lui donna un fusil modèle 1869, et ce grand gaillard de cinq pieds sept pouces devint un superbe fantassin.

Il fit son devoir simplement, en véritable patriote. Il fut blessé, mis à l’ordre du jour, et pas du tout décoré. À quoi bon ! Il conserva le numéro de l’Officiel où figurait son nom, cela le satisfit plus qu’un ruban rouge.

La guerre terminée, il rentra tout bonnement dans la vie civile, bien que l’épaulette de sous-lieutenant auxiliaire, vaillamment gagnée, lui eût été confirmée à titre définitif par la commission de révision des grades.

Il rendit de nombreux services, fut souvent payé d’ingratitude, et n’en devint que meilleur.

La nostalgie de la mer le prit. Il voyagea de nouveau, parcourut l’Amérique du Sud, l’Australie, visita Sumatra avec M. Brau de Saint-Paul Lias, puis revint au Sénégal où l’appelaient des intérêts commerciaux. Son oncle, riche armateur du Havre, possédait à Adanlinanlango une importante factorerie qui périclitait gravement.

Après avoir, à force de travail et d’énergie, rétabli les affaires de son parent, il allait revenir en France, quand la chaloupe qui remontait l’Ogôoué à la recherche du docteur Lamperrière, fit escale à sa porte.

Il mit, avec 500 cartouches, deux chemises de flanelle dans sa valise, prit sa carabine à percussion centrale, et obtint de monter sur le léger bâtiment dont le commandant était de ses amis.

On a vu comment il se conduisit lors des événements relatés au commencement de notre histoire.

André était un rude compagnon. Élégant de formes, mais taillé en athlète, d’extérieur froid, mais susceptible de tous les élans généreux, correct dans sa tenue, comme un vrai gentleman, nul n’était comme lui capable de porter élégamment le débraillé de l’explorateur.

Son habileté à tous les exercices du corps, son sang-froid inaltérable, sa santé de fer, son infaillible coup d’œil, lui donnaient une grande prépondérance parmi ses frères d’aventure.

Friquet surtout lui témoignait une sorte de vénération. Tout ce que disait m’sieu André était parole d’évangile. M’sieu André par ci, m’sieu André par là. Quand il disait : « m’sieu André », le gamin en avait plein la bouche.

Un personnage que nous avons négligé depuis quelque temps, c’est notre ami Majesté, l’alter ego de Friquet.

Nous devons dire une fois pour toutes, que le gamin noir est en quelque sorte, l’ombre du gamin blanc. Sa vie se passe à aimer Fliki, à faire comme Fliki à regarder Fliki lorsqu’il ne dit rien, à l’écouter quand il parle, à le copier en tout, jusque dans les cabrioles désordonnées et les crocs-en-jambe fantastiques qu’il administre cent fois par jour à la grammaire et au dictionnaire.

Comme Friquet est un bon petit homme, Majesté peut hardiment se modeler sur lui. Son éducation est peut-être un peu moins soignée que si elle avait été confiée à la baronne de Bassanville, mais bah ! sous l’équateur !…

En outre, comme Friquet aime de tout son cœur André et le docteur, Majesté professe pour Adli et Dôti un attachement de caniche.

Le négrillon est à bonne école. Les trois compagnons en feront un homme.

C’est merveille de voir comme se développe, au milieu de ce trio si différent et si affectueux, l’intelligence du jeune noir.

Friquet ne se sent pas d’aise. Car enfin c’est lui qui a « inventé » Majesté.

Il convient que jadis il eût fait un piètre mentor, mais aujourd’hui c’est autre chose !

C’est surtout à lui que revient tout l’honneur de l’éducation de l’élève commun. Il sait se mettre à sa portée, se faire comprendre, et surtout lui rendre très clairs les enseignements des deux hommes.

Et maintenant, continuons notre Tour du Monde.

Ibrahim conduit sa troupe vers la côte. Il prend de son bétail humain les mêmes soins qu’un maquignon aurait pour son troupeau.

L’Abyssinien n’est pas un mauvais maître, c’est un commerçant. Horrible négoce, infâme trafic auquel des Européens ne craignent pas de s’associer !…

Cette cargaison sera bientôt vendue. Les Portugais, qui, comme le dit le commandant Cameron dans sa relation de voyage à travers l’Afrique centrale, sont moralement complices de la traite, fermeront les yeux sur cette abominable transaction.

Le voyage s’accomplit lentement, mais sûrement ; on approche des rives de l’Atlantique.

La distance à parcourir, en principe, n’était pas d’ailleurs bien considérable : cinq degrés environ, soit cent vingt-cinq lieues. La caravane, partie du haut Ogôoué, est descendue du nord au sud, en suivant presque constamment le 11e degré de longitude est.

Le haut Ogôoué, est, on le sait, situé au point où le premier degré de latitude sud coupe le onzième degré de longitude est.

Les voyageurs, après avoir côtoyé ce massif montagneux, désigné sous le nom de Nchavi, vont suivre le cinquième parallèle jusqu’à une rivière désignée sur les cartes sous le nom de Louisa Loango, mais qu’Ibrahim appelle simplement la « rivière ».

C’est là qu’aura lieu l’embarquement à bord d’un bateau dont on ne parle qu’avec une sorte de terreur mystérieuse…

Aucun des Européens n’a pu obtenir le moindre renseignement sur ce « Voltigeur de la côte d’ébène » qui doit croiser au large, en dépit des vaisseaux anglais et français chargés de faire la police, et d’empêcher ces forbans de se livrer à l’exportation des noirs.

Il s’appelle le « Vaisseau » comme le cours d’eau la « Rivière ».

Les splendeurs de la flore équatoriale ont laissé froids les malheureux que l’implacable destinée chasse de leur pays, mais les trois amis sont positivement enthousiasmés.

Le docteur met à profit ses connaissances botaniques, et donne à tous ces végétaux magnifiques ou étranges des noms souvent baroques mais authentiques, et qui n’augmentent en rien l’admiration de ses compagnons.

Friquet est ravi d’ajouter de nouvelles connaissances à ses anciennes.

Après la physique, la botanique. Il est vrai que le professeur est plus sérieux que l’élève de « m’sieu Robert Houdin. »

Ici, l’élaïs, aux gracieuses frondes pennées, dont le fruit écarlate produit le beurre végétal, et dont la vue évoque chez Friquet le souvenir désagréable de la gaveuse équatoriale. Là, des caoutchoucs gigantesques, dont les feuilles vert-sombre se marient harmonieusement aux franges gracieuses de l’usnée.

Puis, les papyrus, les rotangs, les amomes dont l’éternelle et épaisse verdure représente si bien la végétation d’une forêt tropicale et d’un climat humide et chaud.

Les tecks au bois incorruptible se mêlent aux phryniées, aux figuiers, et aux bombax. Puis encore les ricins aux tiges violettes, les poivriers rouges, les gommiers bosvellia, les hyphénées aux fibres tenaces, les ébènes, les acajous, les santals, les bassias, les tamaris, le phrynium rarissimum dont les frondes à la fois longues et ténues servent aux indigènes pour couvrir leurs huttes, leurs magasins, envelopper le pain de cassave, faire des corbeilles, etc.

Mentionnons en passant le bétel sauvage, le jatrapa curcas ou médicinier, les innombrables variétés d’euphorbes, les protées, les ananas, les arachides, les plantains du sage, la cassave, les bananiers, le sorgho, le maïs, le mucina pruricans, l’effroi des indigènes, en raison de la ténacité avec laquelle les poils de cette plante, véritables aiguillons, pénètrent dans la peau.

Tous ces végétaux, arbres, plantes, lianes, herbes, graminées, pliant sous les fruits, éclatant de fleurs, ou chargés de graines, s’enchevêtrent, se tordent, s’échevèlent et forment un colossal parterre, où s’ébattent tous les animaux composant la faune des tropiques.

Les rhinocéros, les buffles rouges et noirs, les hippopotames, les éléphants, se vautrent dans ces herbages plantureux et font envoler des essaims de marabouts, de grues baléariques, de baleiniceps-roi, de flamants, d’oies à l’aile éperonnée, de martins-pêcheurs, d’aigrettes, d’ibis, de spatules, de bécassines ou de canards.

Le clan des serpents est fort nombreux, depuis le boa et le python jusqu’à la petite vipère verte. Vilain voisinage, mauvaise rencontre.

Les singes abondent et saluent les voyageurs d’atroces grimaces accompagnées souvent d’une grêle de cocos : singes noirs à collerettes blanches, petits singes gris, grands babouins hurleurs, chimpanzés, etc.

Friquet avait, on le voit, fort à faire, pour classer toutes ces espèces et les étudier méthodiquement, car son professeur qui ne lui faisait grâce d’aucun détail, voulait que toutes ces connaissances acquises en feuilletant le livre de la nature, fussent profitables à son élève dont les progrès étaient surprenants.

– Vois-tu, matelot, disait l’excellent homme, tu vas devenir un savant, un vrai. On dit que les voyages forment la jeunesse, mais à la condition de savoir en profiter.

« Ton Tour du monde ne sera pas stérile, mon fils.

– Ah ! mon bon docteur, disait avec attendrissement le gamin, quelle chance de vous avoir rencontré !

« Dire que sans vous j’étudierais la botanique devant les fourneaux de la machine !

« J’vais donc devenir un homme, et apprendre un peu toutes ces belles choses qu’on aime et qu’on admire encore plus quand on les connaît.

– Bien cela, Friquet, disait André, enchanté de la tournure sérieuse que le petit Parisien imprimait inconsciemment à son esprit.

« Savez-vous, mon ami, que vous avez une mémoire prodigieuse !

– Oh ! voyez-vous, m’sieu André, c’est que je ne l’ai guère surmenée jusqu’à présent ! Il faut regagner le temps perdu.

« Puis, c’est si agréable de s’instruire avec vous. Je suis si heureux… cela va si bien. »

Pauvre Friquet, cela allait trop bien.

Un matin la caravane cheminait avec son allure lente. Les noirs traînaient péniblement leur lourde bûche, en rythmant leur marche par une mélopée plaintive.

L’éléphant s’avançait en liberté. Les trois Européens se dégourdissaient les jambes en faisant à pied un bout d’étape.

Friquet furetait de droite ou de gauche, à la recherche d’un fruit, d’une baie ou d’un insecte.

Il poussa tout à coup un cri aigu.

– Qu’est-ce ? fit le docteur.

– Je viens d’être piqué à la jambe.

– Montre… fais vite !

– Oh ! cela ne sera rien… c’est sans doute une fourmi « eau bouillante » qui m’aura chatouillé.

« Ah ! mais non, c’est sérieux… Docteur, je vois trouble… j’ai mal au cœur…

« Docteur… j’ai froid…

– Mon enfant !… mon cher petit… qu’y a-t-il ?… Parle…

– Là… à la jambe… quelque chose… cela m’arrache la chair…

Il n’en put dire davantage. Il pâlit affreusement, sa tête se renversa en arrière. Ses yeux se fermèrent, son torse oscilla. Il serait tombé si André ne l’eût saisi à bras-le-corps.

Deux minutes s’étaient écoulées depuis que Friquet avait poussé son cri d’alarme.

Quelle était donc la cause mystérieuse et terrible de ce mal foudroyant ?

Le docteur écarta rapidement le burnous qui enveloppait le jeune homme.

Un cri d’angoisse lui échappa.

– Le malheureux enfant !…

Raide comme une barre de cuivre, accroché à la jambe, au-dessous du genou, un petit serpent jaune, long de quarante centimètres à peine, tenait dans sa mâchoire contractée le mince tissu du pantalon de Friquet, et ses dents qui avaient, traversé l’étoffe, étaient profondément implantées dans la chair.

Toutes les forces du petit ophidien semblaient concentrées dans sa tête. Il mordait avec rage. Rien ne pouvait lui faire lâcher prise.

Ses hideux anneaux étaient rigides, inflexibles. Il était comme cataleptique.

Le docteur entrouvrit un large bowie-knife qu’il portait habituellement. La lame et le manche formaient un angle d’environ quarante-cinq degrés. Il fit passer sur le manche le corps du reptile, et poussa la lame qui retomba avec un bruit sec.

Le serpent fut décapité du coup. Les mâchoires se desserrèrent enfin, et la tête tomba près du tronc qui se tordait dans les herbes roussies.

Deux piqûres, qu’on eût dit faites avec des pointes d’aiguilles, avaient simplement traversé la peau. Déjà un cercle bleuâtre s’étendait sur une circonférence large comme une pièce de cinq francs.

Les noirs, à la vue du petit serpent jaune, firent un geste d’effroi, accompagnés de signes désespérés. Friquet leur semblait perdu.

Sa morsure est, en effet, réputée mortelle.

– C’était écrit ! dit froidement Ibrahim qui s’était approché. Ton ami va mourir, dit-il à André !

Le petit Parisien était évanoui.

– Docteur !… mon ami !… sauvez-le !… cria le jeune homme d’une voix étranglée.

« Dites… que faut-il faire ?

– Du calme. À moi d’agir.

Il dit, fend rapidement l’étoffe, pratique en pleine chair à l’aide de son couteau une incision en croix, et sans même penser qu’il peut à son tour périr foudroyé par le terrible poison animal, il applique sur la plaie ses lèvres, et aspire avec force le sang qui paraît se refuser à couler.

Deux autres minutes s’écoulent, mortelles, atroces.

– À moi ! dit à son tour André.

– Mais non, réplique le docteur. C’est bien assez si je succombe… ce serait trop de trois… d’ailleurs, je suis médecin…

– Il est mon ami ! Je le veux ! je vous en prie.

Ce sublime combat de générosité se termine par la victoire d’André, qui à son tour pratique énergiquement cette dangereuse succion.

Que faisait pendant ce temps le négrillon ?

Majesté était tout d’abord resté atterré. Il avait voulu, comme lors de l’enlèvement par le gorille, donner un avis que l’incohérence de son langage avait empêché de comprendre.

Voyant l’inutilité de ses efforts, il saisit une des pioches dont les hommes de l’escorte étaient pourvus, et se mit aussitôt à creuser avec rage un trou profond.

Que voulait-il faire ?

Creusait-il déjà la fosse de son ami ? Jugeait-il donc impuissants tous les efforts tentés par ces hommes blancs qui lui semblaient pourtant des êtres d’une essence supérieure ?

Le docteur n’avait aucun caustique sous la main. Il n’avait pas non plus le temps de faire rougir un fer.

Fouiller dans sa cartouchière, prendre une cartouche, la déchirer entre ses doigts, et mettre la poudre sur la plaie légèrement débridée, fut l’affaire d’un moment.

Ibrahim fumait flegmatiquement sa pipe.

– Donne, dit-il, en la lui arrachant presque brutalement.

Le tabac en combustion formait un charbon que le docteur fit tomber avec la pointe de son couteau.

La poudre s’enflamma. Les chairs noircirent, crépitèrent, se fendillèrent.

L’atroce douleur produite par cette cautérisation fit revenir à lui Friquet toujours évanoui.

Le pauvre garçon était livide. De ses lèvres blanches s’échappait une respiration sifflante. Ses yeux voyaient à peine, ses narines pincées ne pouvaient plus s’ouvrir.

Il agonisait.

Le négrillon creusait son trou avec plus d’acharnement que jamais.

– Docteur… monsieur André… articula faiblement le pauvre gamin, c’est fini… Le froid monte… je ne souffre plus… mais mon cœur s’en va… c’est dommage… je vous aimais bien… allez… La vie était si bonne… avec vous… c’est pour ça que je la regrette… Ayez soin de mon pauvre… petit… frère… noir… adoptez-le… Faites-en un homme… moi… je… je… meurs !…

« Mais… je veux mourir en brave !… dit-il en se raidissant dans un suprême effort :

« Adieu !… mes amis !… »

La tête du moribond retomba lourdement.

Le docteur, pâle comme un spectre, fouillait sa poitrine de ses ongles.

Deux grosses larmes coulaient des yeux d’André.

Les deux hommes semblaient la vivante incarnation de la douleur arrivée à son paroxysme.

Les Abyssiniens d’Ibrahim, qui tous adoraient le petit Parisien, faisaient retentir l’air de cris aigus.

– C’était écrit, murmurait à voix basse le négrier, en s’inclinant avec une sorte de respect douloureux devant le corps qui avait toutes les apparences d’un cadavre.

Un hurlement qui n’avait rien d’humain retentit. Le jeune noir, qui avait accompli son étrange besogne, lançait au loin sa pioche, et, essoufflé, hors d’haleine, ruisselant de sueur, se précipitait d’un bond sur Friquet qu’il étreignait convulsivement.

– Moi, c’é pas voulé toi mouri ! s’écria-t-il.

Et enlevant avec une vigueur incroyable le corps de son ami, il le porta jusqu’au trou qu’il venait de creuser.

Il dépouilla jusqu’à la hanche la jambe blessée qui apparut livide, tuméfiée et déjà infiltrée de sérosité jaunâtre.

Le docteur et André, atterrés, laissaient le noir accomplir son acte jusqu’alors inexplicable.

Une idée folle, irréalisable, à laquelle ils s’attachaient désespérément venait de surgir dans leur esprit.

Les nègres possèdent certaines recettes mystérieuses complètement en dehors des lois de la thérapeutique, et qui ont quelquefois produit des résultats inouïs.

Il était peut-être encore temps ; qui sait si le salut n’était pas là ?

Impuissants et désespérés, ils laissaient faire.

Leur attente fut courte. Le négrillon étendit sur le sol Friquet inerte, et fit descendre jusqu’au fond du trou sa jambe malade.

L’excavation, pratiquée comme un sillon profond, était en pente douce, à trente-cinq degrés environ ; l’autre membre reposait sur le sol.

Le torse du blessé fut un peu exhaussé par un petit talus en terre fraîche, et sa tête posée sur un paquet d’herbes.

Sans perdre une seconde, le négrillon enterra méthodiquement la jambe en déposant à l’entour, poignée par poignée, la terre qu’il massait avec le plus grand soin.

L’excavation fut bientôt comblée, et le membre complètement enfoui sous ces couches qui le comprimaient énergiquement jusqu’à la hanche.

Friquet, toujours inanimé, semblait mort. Respirait-il encore ?

Le docteur, voulant s’en assurer, mit devant ses lèvres la lame éclatante de son couteau… une imperceptible buée ternit légèrement l’acier poli.

Il y avait encore un souffle de vie, mais si faible.

André n’osa pas l’interroger. Mais son regard parlait pour lui.

– Il vit encore, dit le docteur d’une voix tremblante.

« Espérons !… Qui sait ?… Un miracle peut seul le sauver. »

Majesté s’était accroupi derrière le gamin, avait soulevé sa tête, et épongeait doucement l’écume blanchâtre qui moussait à la commissure des lèvres.

Il ne semblait pas trop inquiet. Ses traits reflétaient même une sorte de confiance qu’il était impossible à ses amis de partager.

Ibrahim avait commandé la halte. Ses compagnons, attristés, n’avaient plus ces gestes et ces cris joyeux d’écoliers en récréation.

Les malheureux esclaves, allongés sous la feuillée, près de leurs entraves qui ne les quittaient pas, sommeillaient lourdement.

Que leur importait cet incident ? Quelques-uns, le plus grand nombre peut-être, eussent voulu être à la place du moribond.

Deux heures passèrent pleines d’angoisses, avec une intolérable lenteur.

– C’est fini, soupira douloureusement André, il ne remue pas ! Pauvre enfant !

– Je suis désespéré, mon ami, répliqua le docteur. Le cher petit ! comme il est bon ! comme il est brave ! Non, c’est impossible ! Je ne puis croire que cet enfant mourra ainsi Quel courage ! quelle simplicité ! Comme il représente bien, dans sa joyeuse intrépidité cette vaillante population de Paris !…

– Mais, moussi Dôti, mais moussi Adli, li pas mô ! mais non, li pas mô, té dis !

… Une légère rougeur montait lentement aux pommettes de Friquet.

Il entrouvrit les yeux. Puis, ses lèvres cherchèrent à balbutier d’incompréhensibles paroles.

– Il vit ! André, vous voyez ! Il vit, dit le docteur d’une voix que l’émotion étranglait !

– C’est vrai !

Un faible soupir sortit de la poitrine du gamin, puis une plainte, puis un cri !…

Pour la seconde fois, la souffrance le rappelait à la vie. La jambe, douloureusement comprimée par la terre, lui faisait ressentir comme d’atroces tenaillements.

– Mais ! qu’est-ce que vous me faites donc ? interrogea-t-il péniblement… ça me brise les os… oh ! là ! là !

« Ôtez-moi de ce trou ! je ne suis pas mort ! déterrez-moi ! je suis vivant ! Docteur ! au secours ! au secours !

– Là, mon enfant, calme-toi. Patience, tu es sauvé, je crois ; allons, courage.

– Mais, enfin, dites-moi ce qu’il y a. Je ne sais plus où je suis…

Puis, apercevant la bonne face noire de Majesté qui souriait en montrant ses dents blanches : Ah ! oui, le serpent… j’en réchapperai… n’est-ce pas ?

– Oui, mon cher petit… certainement ; mais reste en repos, on te contera cela plus tard.

– Comme tu es gentil, mon petit frère, de me soigner comme ça. Mais tu passes donc ta vie à conserver la mienne ?

« Où est donc M. André ?

– Me voici, mon cher ami.

– Je suis content de vous voir, je croyais bien que c’était fini, allez !

– Allons, tais-toi, reprit doucement le docteur ; attendons l’effet de cette cure étrange et merveilleuse.

– Cela vous est bien facile à dire, à vous. Mais cela m’arrache la jambe ; je souffre comme un damné. Je voudrais m’arracher de ce trou.

– Nô ! nô ! fit brusquement Majesté en le forçant à se tenir en place.

L’enfouissement dura près de quatre heures encore. La douleur était tellement intense qu’il fallut employer la force pour maintenir le petit Parisien.

Enfin, le négrillon exhuma le membre blessé avec d’infinies précautions. À mesure que la terre était enlevée, la souffrance disparaissait. La jambe, entièrement dégagée, avait repris sa couleur ; seule, la trace livide produite par la déflagration de la poudre apparaissait distinctement. Il n’y avait plus trace d’enflure.

Friquet était sauvé.

Notre enragé gamin, qui ressentait seulement une violente courbature, voulut se lever et sauter au cou du négrillon, mais ses forces le trahirent. Le membre ne put supporter le poids de son corps : il s’étala rudement de son long.

– Tonnerre de Paris !… suis-je mou !

Puis, voyant que malgré tous ses efforts il ne pouvait se mettre d’aplomb, il prit le parti de rire de sa mésaventure.

– Eh bien ! non, je ne pourrais vraiment pas recommencer ces culbutes qui faisaient tant rire le pauvre Bicondo. C’est égal, il fait rudement bon de vivre. Dis donc, Majesté, sais-tu que tu es très fort !

Puis, avec sa rieuse mobilité, qui dissimulait mal une sensibilité profonde, il dit au négrillon en employant cette locution familière qu’il répétait à satiété :

– Majesté, tu es un père !

Et son bon rire si gai, si franc, si communicatif, éclata comme une fanfare.

Majesté ne savait pas au juste ce que ça voulait dire, mais il voyait Friquet guéri et content, cela lui suffisait.

Il répondit simplement :

– Voui !

– Tiens, il faut que je t’embrasse !

Et les deux petits hommes se confondirent affectueusement dans une fraternelle étreinte.

– Y a deux choses qui m’étonnent, docteur. Pendant la faction de quatre heures que j’ai montée dans mon trou, j’ai vu ces fleurs qui sont là, sur ce grand arbre, changer deux fois de couleur. Elles étaient jaunes à midi, et les voici complètement bleues.

« Cela me rappelle les fleurs barométriques. Vous savez, celles qui indiquent le changement de temps.

– Je n’ai décidément pas de chance aujourd’hui ; tout ce que je puis te dire, c’est le nom de cette plante curieuse, qui s’appelle : Hao. Les fleurs, blanches le matin, changent trois fois de couleur pendant que le soleil accomplit sa course. Elles meurent le lendemain, et sont remplacées par de nouvelles.

« Et ta seconde question ?

– Comment se fait-il que l’enterrement de ma jambe m’ait si vite et si bien guéri de la morsure du serpent jaune ?

– C’est, je crois, assez facile à expliquer :

« Tu comprends bien que la terre ne saurait agir comme médicament.

« Son action a été purement mécanique. D’une part, la compression énergique exercée par ce tassement sur tous les points de la jambe, a non seulement empêché l’absorption ultérieure du venin, mais encore facilité la sortie de ce qui avait été préalablement absorbé.

« Cela se conçoit sans peine, et n’a pas besoin de démonstration, n’est-ce pas ?

« D’un autre côté, toutes ces parcelles de terre se sont imprégnées du sang vicié et de la sérosité qui découlaient de la plaie, au fur et à mesure que la compression en amenait la sortie.

– Ah ! très bien, je comprends maintenant. Et c’est Majesté qui a trouvé cela ?

– Je ne veux rien enlever à son mérite, mais je crois que le procédé a déjà été employé. Dans tous les cas, Majesté l’a mis en œuvre bien à propos, et il t’a rendu un fier service.

– Je crois bien.

Majesté rayonnait ; sa joie se traduisait par de petits cris, des sautements, des mouvements de jambes et des jeux de physionomie plus éloquents que toutes les protestations.

Friquet, incapable de continuer son étape, fut hissé sur l’éléphant, qui le reçut à merveille. Le brave animal voyant tout à l’heure son petit ami blanc sans mouvement, avait donné à plusieurs reprises des signes de violente et presque douloureuse inquiétude.

Après l’avoir palpé de tous côtés, et en quelque sorte inventorié avec sa trompe, il reprit sa marche, et parut trouver que tout était pour le mieux dans le meilleur des mondes.

Ce n’était pas, hélas ! pour bien longtemps.

On venait de traverser le massif montagneux formé par un des contreforts de la chaîne Santa-Complida.

Quinze lieues à peine séparaient les voyageurs des rivages de l’Atlantique, dont les émanations salines seraient perceptibles à l’odorat, la nuit suivante.

Du côté occidental du versant, s’étendait, sur un espace de près de trois lieues, la plus fantasque réunion de végétaux que jamais botaniste ait rêvée.

Une véritable forêt croissait à perte de vue. Nous disons forêt, car il n’existe pas d’autre mot pour désigner en général une agglomération d’arbres et en particulier, celle des welwitschia, dont la tige, souvent large de plus d’un mètre et demi, n’atteint jamais plus de trente-cinq centimètres de hauteur.

Ces arbres, trapus, ou plutôt aplatis, avaient pris tout leur développement en largeur. Le tronc semblait un énorme billot dur comme du bois de fer, d’où s’échappaient deux feuilles uniques, ligneuses, épaisses, monstrueuses, longues de deux mètres, et larges de soixante-quinze centimètres.

L’impression produite par la vue de ces culs-de-jatte végétaux tenait de la stupeur, presque du dégoût.

Friquet ne manqua pas d’en faire la remarque du haut de son éléphant qui enjambait gravement les tiges et les feuilles.

– C’est par trop fort. Jamais depuis que le monde est monde, on n’a rien vu de pareil.

« Savez-vous, docteur, que ces arbres sont, par rapport à ceux des forêts vierges, ce que les crapauds sont, comparés aux girafes.

« Expliquez-moi donc un peu ce que c’est.

– Je ne puis pas t’en dire bien long. Je n’avais jamais vu cet arbre merveilleux dont le docteur Hooker a donné jadis une description exacte en tous points. C’est une bonne fortune pour nous de pouvoir contrôler la véracité de sa monographie, qui avait trouvé passablement d’incrédules parmi les savants européens.

– Dame ! écoutez, on serait incrédule à moins. Et quel nom donnez-vous à cette forêt d’arbres sans tiges, et, je dirai presque sans feuilles, puisque chacun n’en a que deux qui ressemblent, dans d’énormes proportions, aux moitiés d’un haricot qui germe.

– Sais-tu que tu deviens très fort. Ces deux moitiés de haricots, comme tu dis, sont les feuilles séminales ou cotylédons, qui, par une cause mystérieuse, ont seuls pris de l’accroissement, sans pouvoir devenir un végétal parfait.

« C’est comme si, dans l’ordre animal, un oiseau sortant de l’œuf, un poulet, prenait sans cesser d’être un poussin, le développement d’un coq énorme.

« Cette plante, nommée par le docteur Hooker, welwitschia, du nom du voyageur qui l’a découverte, vit plus de cent ans. On ignore son mode de reproduction ; car tous les organes de la génération paraissent faire défaut… »

Cette intéressante dissertation continua longtemps encore. On était maintenant dans un grand bois feuillu.

Un sifflement aigu coupa la parole au docteur.

Vouitz !…

– Ah ! bah ! fit-il surpris.

Vouitz !… vouitz…

Et de tous côtés, une grêle de flèches à plumes rouges s’abattit sur la troupe.

Quelques coups de feu éclatent soudain, sous la feuillée, et les morceaux de fonte servant de projectiles aux noirs, ronflent aux oreilles des voyageurs.

Les hommes d’Ibrahim se forment en carré et font une décharge générale au hasard, sur les auteurs invisibles de cette attaque imprévue.

Ibrahim, bien qu’il n’en pût croire ses yeux, ne perd pas son sang-froid. Les esclaves sont mis au centre du carré, et toutes les mesures de sécurité sont prises en un clin d’œil.

Les flèches pleuvent toujours, quelques hommes tombent, le sang coule. Il est difficile de riposter.

Comme la traite est une chose autorisée par les rois nègres qui y trouvent leur compte, cette agression ne peut être conduite que par des pillards que tentent les richesses de la caravane.

Plusieurs esclaves sont morts, les survivants hurlent désespérément.

Ibrahim voyant cette brèche faite à son capital, n’y tient plus. Il rallie une trentaine d’hommes et les lance en avant, au milieu des fourrés, pour débusquer l’ennemi.

Celui-ci, voyant le peu de succès de son attaque, et s’apercevant qu’il ne pourra pas avoir raison de ces hommes si résolus, bat précipitamment en retraite.

Quand l’épais nuage de fumée produit par la poudre se fut lentement élevé, on se compta. Le docteur et André cherchaient des yeux le gamin, son nègre et leur monture.

Ils appellent… Rien !…

– Friquet ! Friquet !

L’écho assourdi répond seul.

– Mais, c’est donc une malédiction, rugit le docteur d’une voix de tonnerre.

– C’est impossible, s’écrie André anxieux. Eh ! quoi ! un pareil malheur nous frapperait quand nous touchons au but !

On se précipite de tous côtés, on cherche, et on rencontre des larges foulées de l’éléphant, qui, pris d’une inexplicable terreur, s’est enfui, emportant les deux jeunes gens.

Friquet, incapable de mouvement, n’a pu descendre, et le négrillon a partagé son sort.

Une mince traînée d’un sang vermeil rougit les herbes sèches. L’éléphant doit être blessé. Tout s’explique.

Malheureusement, il doit être bien loin. Ses formidables enjambées qui le font dépasser sans peine le meilleur cheval au galop, doivent l’avoir déjà porté à une incalculable distance.

Les deux amis atterrés, muets, désespérés, sont forcés d’interrompre d’inutiles recherches.

C’en est fait. Leurs chers enfants sont perdus au milieu de la solitude équatoriale.

Le négrier était le lendemain avec sa troupe à vingt-cinq kilomètres à peine de l’Atlantique. On suivait le cours de la rivière Louisa Loango à l’embouchure de laquelle devait se trouver le vaisseau mystérieux qui attendait sa cargaison humaine.

– Il faut nous séparer, dit-il brusquement à André.

Celui-ci voulut l’interrompre.

– Assez, répliqua-t-il presque rudement, j’ai tenu ma parole. Le tôbib m’a sauvé, j’ai fait pour lui, pour toi et pour l’enfant tout ce que j’ai pu. Il m’était impossible d’aller à sa recherche, sans compromettre une fortune.

« Nous allons nous quitter ici. Les hommes blancs d’Europe ne peuvent pas voir l’embarquement des noirs, ils ne doivent pas connaître le lieu de rendez-vous des traitants.

« Mes hommes vous conduiront à Chinsonxo, à l’embouchure de la rivière Kikongo. Vous trouverez les Européens, qui vous permettront d’attendre chez eux le passage d’un bâtiment.

« D’ailleurs, ajouta-t-il avec un singulier sourire puisque le « Vaisseau » est ici, l’Éclair ne doit pas être bien loin.

« L’Éclair croise pour m’empêcher d’embarquer… nous verrons bien.

« J’ai dit. Adieu !

– Et si nous ne voulons pas aller chez les Européens ! Si nous préférons rester ici, et chercher nos compagnons. Ne sommes-nous pas libres ?

– Non !

– Et pourquoi ?

– Hommes blancs ! obéissez ; j’ai pour moi la force. Je pourrais vous faire désarmer et conduire enchaînés à la côte, je ne le veux pas. La reconnaissance est une vertu noire.

– Docteur, dit en français André, il faut en passer par là. Faisons-nous accompagner jusqu’à Chinsonxo, nous reviendrons ensuite à tout prix à la recherche de nos amis.

– C’est dit, partons.

– Adieu, Ibrahim !

– Adieu ! je suis quitte envers vous !

Dix heures après, les deux hommes épuisés, haletants, étaient en vue de la ville, ou plutôt de la bourgade de Chinsonxo, et serraient la main des négociants européens accourus à leur rencontre. Après un récit sommaire de leur périlleuse odyssée dans l’Afrique équatoriale, ils se préparèrent à faire honneur à la cordiale hospitalité qui s’offrait à eux.

Le docteur voulait partir dès le lendemain à la recherche de son cher gamin. André s’associa pleinement à ce projet.

Une inconcevable fatalité, qui semblait attachée au sort de Friquet, vint presque aussitôt paralyser le bon vouloir de ses amis.

Au moment où il allait pour la première fois depuis longtemps se coucher dans un lit, André, qui avait ressenti douze heures avant un léger frisson, fut tout à coup pris de vertiges, de délire, de convulsions. Ses dents claquaient à se briser : une sueur visqueuse inondait sa figure aux traits affreusement pâlis et contractés. Tous ses muscles étaient agités de petites trépidations, ses yeux étaient comme éteints, sa respiration saccadée pouvait à peine soulever sa poitrine.

Il fut en quelques secondes envahi par un mal terrible.

Ces symptômes foudroyants, le vieux médecin de marine ne les connaissait que trop bien ! André était frappé d’un accès de fièvre pernicieuse !…

Au bout d’un quart d’heure son état était presque désespéré.

– Je suis cruellement frappé dans mes affections, murmura tristement le docteur, mais sans que son indomptable énergie fléchît un instant.

« L’un agonise, l’autre est perdu. Allons ! au plus pressé, sauvons celui-ci.

« Mon pauvre Friquet quand te reverrai-je !… »

FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE

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