Samedi, 2 décembre. – L’impression qu’on éprouve en débarquant à Papèete (capitale de Tahiti), n’est comparable qu’à celle qu’on pourrait ressentir dans un pays de fées. Les magnolias, les hibiscus jaunes et rouges, qui répandent leur ombre sur la surface de l’eau ; le gazon velouté que l’on foule ; le blanc chemin qui court entre des rangées de maisons en bois, dont les petits jardins sont autant de massifs de fleurs ; les hommes et les femmes, en costumes éclatants ; les piles de fruits, nouveaux à l’œil, qu’on transporte sur les navires ; les collines tapissées de verdure, qui servent de fond à ce tableau ; tels sont les principaux sujets d’observation et d’étonnement qui frappent le voyageur, quand, pour la première fois, il se trouve en face de cette île merveilleuse.
Les personnes pour lesquelles on nous avait donné des lettres d’introduction étant à déjeuner lors de notre arrivée à terre, nous avons flâné dans les rues, sous la conduite d’un cicérone qui s’était offert à nous guider. Elles sont généralement à angle droit avec la côte, et portent des noms retentissants : rue de Rivoli, rue de Paris, etc. De grands arbres les bordent, dont les branches se rejoignant et s’enlaçant, d’un côté à l’autre, forment une sorte de charmille où se joue la brise de mer. Le quartier chinois, comme on l’appelle, se compose de maisons en bambou, habitées par de vrais Chinois dans le costume traditionnel, avec la longue queue derrière le dos.
L’habitation du commandant français, charmante résidence entourée de jardins, est située en face du palais de la reine Pomaré, laquelle est, en ce moment, dans l’île de Bola-Bola, retenue auprès de sa petite fille, âgée de cinq ans et reine de l’île. Elle est partie, il y a dix jours, sur un navire de guerre français, le Limier, et des troubles parmi les insulaires l’ont contrainte de rester là-bas. Je regrette qu’elle soit absente, ayant le vif désir de faire sa connaissance, après en avoir tant ouï parler.
À cinq heures, nous sommes allés, dans deux de nos embarcations, le Glance et le Flash, voir le banc de corail, illuminé alors par les feux du soleil couchant. Qui pourrait décrire ces merveilleux jardins du fond des mers, vus à travers une nappe d’eau, de 2 à 4 mètres d’épaisseur, limpide comme le cristal ? Qui peut seulement énumérer les étranges créatures qui peuplent ces demeures sous-marines : les crabes de toutes tailles, courant sur ces masses de corail ; les anémones de mer, déployant leurs tentacules en quête d’une proie ; les zoophytes de tous genres, rampant lentement sur le fond ; les poissons rouges, bleus, jaunes, violets, mouchetés, rayés, longs, courts, pointus, qui filent comme des oiseaux au milieu des coraux ? Les ombres de la nuit purent seules nous enlever à ce spectacle. Dans la soirée, la baie s’est illuminée des feux des pêcheurs, postés près du banc, dans leurs pirogues, avec des harpons formés d’un faisceau de fils de fer qui, attachés à un long bâton, transpercent le poisson ou l’enserrent. Ces silhouettes d’insulaires, éclairées par les torches et ressortant en relief sur le bleu foncé du ciel, eussent fait de beaux modèles pour les sculpteurs de l’ancienne Grèce.
Dimanche, 3 décembre. – Dès cinq heures moins un quart, nous sommes allés à terre, voir le marché : c’est, en effet, le jour où les gens de la campagne apportent leurs produits à la ville, et font leurs provisions de la semaine. Sous les deux édifices couverts qui constituent la halle, pendaient des branches d’orangers chargées de fruits, des bottes de plantain et des légumes de toutes couleurs, attachés à des cordes ; la présence de nattes, d’oreillers et de lits encore dressés, donnait à supposer que les vendeurs avaient passé la nuit au milieu de leurs denrées. Composé de sept à huit cents personnes ornées de fleurs, causant et riant dans leurs robes voyantes, le public ressemblait à un chœur d’opéra en costume de théâtre ; au dehors, l’aspect n’était pas moins attrayant et animé. Ici, à l’ombre de larges feuilles de bananier d’un vert tendre, se marchandaient de singuliers poissons et de magnifiques légumes ; là, à l’abri d’un manguier, dont les belles mangues dorées pendaient à portée de la main se vendaient des fruits succulents. Les orangers semblaient surtout recherchés, comme lieux de rendez-vous ; une bande de marchands de fleurs s’était établie devant une haie d’hibiscus rouges et de jasmins doubles du Cap.
Quoi qu’ils aient à offrir, les vendeurs promènent leurs étalages, le long d’une perche, sur leurs épaules ; ce qui prête parfois au rire, quand, par exemple, la perche ne supporte qu’un petit poisson et deux ou trois bananes ou mangues. C’est, du reste, l’usage d’apporter au marché ce qu’on a sous la main, quelle qu’en soit la quantité. Une femme avait trois œufs dans un panier en feuilles ; une autre, un homard ; une troisième, quatre ou cinq grosses crevettes. On conçoit que ces habitudes rendent long et difficile l’approvisionnement d’un personnel aussi nombreux que le nôtre ; et je m’amusai beaucoup à voir notre maître d’hôtel, recueillant, presque une à une, les choses dont il avait besoin, jusqu’à ce qu’enfin il eût rempli la petite charrette à bras qui l’escortait.
À six heures, les acheteurs commencèrent à se disperser et nous nous apprêtions à les suivre, lorsqu’un homme âgé qui portait une demi-douzaine de poissons et qu’accompagnait un enfant chargé de légumes et de fruits, nous aborda en se présentant comme le beau-frère de la reine Pomaré IV, chef ou gouverneur de Papeiti. Il nous invita à venir voir sa maison et nous conduisit à une habitation, bâtie à la mode du pays, entourée de cocotiers, de bananiers et de goyaviers, comme toutes les autres ; mais d’aspect un peu plus imposant. Nous fûmes introduits dans une grande pièce contenant deux bois de lits, quatre matelas étendus à terre, deux ou trois coffres, une table, dans un coin, avec un encrier et quelques livres. Notre hôte essaya de causer, mais comme il ne disait que quelques mots d’anglais et que son fils ne savait pas davantage le français, la conversation languit vite. Il me demanda à visiter le yacht et m’apporta une plume et du papier pour que j’écrivisse l’ordre de le recevoir « dans le cas où Madame, pas chez elle. » Il me montra aussi des dessins de soldats faits par son fils, un garçon de onze ans dont il semblait très-fier, et conclut l’entrevue en mettant son logement à notre disposition.
D’autres visiteurs arrivèrent sur les entrefaites et, me sentant fatiguée, je priai l’un d’eux, qui était à cheval, de me prêter sa monture pour aller jusqu’au rivage. Il dit qu’il y consentirait volontiers si j’étais un homme, mais qu’il ne pouvait pas accéder à mon désir, parce que la selle n’était pas convenable. Je lui fis comprendre que cela m’importait peu et, sans imiter les femmes du pays, qui chevauchent à la manière des hommes, je réussis pourtant à m’installer sur la bête. Notre nouvelle connaissance en parut dans la joie, et s’offrit à nous promener aux environs. Il nous mena, en effet, à travers des bosquets et des jardins, aux plantations appartenant à la famille royale, et ne nous quitta qu’au moment où nous revînmes à bord, vers neuf heures, pour faire le premier déjeuner.
Le service religieux se célèbre à dix heures, et nous dûmes nous hâter, pour être de retour à terre en temps utile. Nous débarquâmes près de l’église, à l’ombre d’un hibiscus dont les fleurs jaunes et rouges, détachées de leurs branches, flottaient doucement sur l’eau, parmi les pointes de corail qu’on voyait surgir ça et là. La nef regorgeait de monde ; les fenêtres et les portes étaient ouvertes ; les fidèles, qui ne trouvaient pas place à l’intérieur, s’asseyaient sur les marches ou sur le gazon à côté. Les costumes clairs étaient en majorité ; mais j’en ai vu en étoffe noire qui, accompagnés d’un chapeau de marin entouré d’une écharpe ou d’une guirlande de fleurs, étaient vraiment très-seyants. Ces chapeaux de matelot sont à la mode ici ; les habitants les font avec des feuilles de platane ou de palmier, ou avec la fibre intérieure de l’arrow-root. Sur les bancs de devant, des hommes et des femmes d’un certain âge prenaient des notes sur le sermon ; il paraît qu’ils forment une classe particulière et qu’ils mettent leur orgueil à répéter, après le service, ce qu’ils y ont entendu.
À l’issue de l’office ordinaire, il y eut deux baptêmes. Les enfants étaient tenus par des hommes ; l’un des babies avait une longue robe de mousseline avec une queue traînant à terre, et un bonnet de dentelle, garni de nœuds roses ; l’autre, aussi coquettement habillé, avait des rubans bleus à sa petite tête. Quand ils furent baptisés, on entonna une hymne, puis vint la communion, où le lait de coco joue le rôle de vin et le fruit de l’arbre à pain, celui de pain. Jadis, les éléments habituels figuraient dans cette cérémonie ; mais il arrivait, presque invariablement, que la coupe contenant le vin était vidée avant d’avoir changé trois fois de mains, et l’on dut aviser à trouver un suppléant à ce liquide tentateur.
Nous avons visité, dans la journée, la chute d’eau et le fort de Fuatawah. Ce sont deux endroits très-pittoresques et très-curieux, comme l’indique le dessin ci-contre. Juste au pied du fort qui couronne la hauteur indiquée dans ce croquis, un petit cours d’eau jaillit d’une crevasse de rocher et tombe, sans ricocher, d’une hauteur de 200 mètres, dans le vallon au-dessous. Quant au fort, actuellement démantelé, il occupe une position formidable, parce que, dominant toutes les vallées environnantes, il commande leurs communications avec la côte. L’histoire rapporte que les insulaires y bravèrent longtemps les efforts des Français.
Quelquefois, quand je songe, le soir, aux merveilles de cette île, il me semble que je suis sous le charme d’un rêve, et je suis tentée de me demander si ses fleurs, ses fruits, ses nuances, ses teintes, ses paysages appartiennent vraiment à la réalité. Qui pis est, j’ai conscience que je les décris mal et, en même temps, j’ai peur que le peu que j’en dis, ne paraisse exagéré.
Lundi, 4 décembre. – La brise de mer n’était pas encore levée quand je suis venue sur le pont, au petit jour, et l’eau du port était tranquille comme celle d’un lac. Au large, deux schooners étaient en calme, devant l’entrée de Papèete ; tout près du yacht, le remorqueur commençait à allumer ses feux. À terre, nos provisions de fruits, de légumes et de fleurs se voyaient sur le rivage, sous la garde de gens en costumes roses, bleus et gris-de-perle. La brume légère qui recouvrait le sommet des montagnes, se dissipait graduellement ; tout annonçait une belle journée pour l’excursion que nous projetions.
Nous avons déjeuné à six heures et demie et, quelques instants avant huit heures, un grand char à bancs, conduit par un cocher chinois, nous emportait dans la direction de Papea. Il faisait excessivement chaud ; mais la brise qui s’était levée peu à peu, tempérait l’ardeur du soleil et les noix de coco, qu’on trouve partout, ont bientôt fait, d’ailleurs, de calmer les effets de l’excessive température. Les gens du pays ont une singulière façon de les cueillir : ils s’enveloppent les pieds avec des feuilles de bananier et montent à l’arbre en s’aidant, alternativement, de leurs jambes et de leurs mains, avec des mouvements particuliers, comparables à ceux du singe qui grimpe le long d’une perche. On ne peut guère se figurer la saveur du lait de coco, quand on n’en a bu qu’en Europe ; et, à ce propos, je ne m’explique pas pourquoi on a donné à ce liquide le nom de lait, lorsqu’il a la clarté du cristal et la fraîcheur de la glace, en dépit du soleil brûlant qui frappe la noix où il est contenu.
À partir de Papea, les sites deviennent plus beaux et le feuillage plus vert encore, s’il est possible. Chemin faisant, nous avons longé des plantations de café, de canne à sucre, de maïs, de coton et de vanille, et traversé quantité de cours d’eau ; puis notre automédon nous a arrêtés devant une petite maison, près de la mer, sur la porte de laquelle on lisait « Restaurant ». L’établissement est propre, et la cuisine parfaite. On nous a servi un bifteck aux champignons, un poulet rôti, et une délicieuse omelette, si bonne, soit dit en passant, que Tom en a commandé une seconde. « Je fais la cuisine moi-même », a répondu fièrement notre hôte, comme nous lui adressions nos compliments. Pour la première fois, nous avons mangé du fruit de l’arbre à pain, à la mode du pays, c’est-à-dire cuit sous terre, au moyen de pierres brûlantes ; mais cette préparation ne le rend pas plus agréable. Le roi des fruits de ce pays-ci, et peut-être de tous les pays, est certainement la mangue, avec son goût d’abricot et d’ananas, relevé par un soupçon de térébenthine. Singulier mélange, dira-t-on ; je n’en disconviens pas, mais le résultat est délicieux.
Notre cocher s’impatientant, il fallut remonter dans le char à bancs et poursuivre la promenade. En plusieurs endroits, nous avons vu couper du foin, que l’on pesait immédiatement avant de l’envoyer à la ville ; il passe pour n’être pas nourrissant, et on en fait venir beaucoup de Valparaiso. Dans presque tous les cours d’eau, on apercevait des indigènes en train de se baigner : les Tahitiens affectionnent l’eau des ruisseaux et s’y plongent deux fois par jour, sans préjudice de leur bain de mer. La route, autour de l’île, a été faite par les forçats ; actuellement, tout ivrogne pris en flagrant délit, est condamné à balayer et à entretenir la partie du chemin qui passe à côté de sa demeure. C’est la seule bonne route de Tahiti. Elle entoure la plus grande des deux langues de terre qui composent l’île, et passe au-dessus du massif montagneux qui occupe le centre de l’isthme, par lequel les deux presqu’îles sont réunies l’une à l’autre. Nous nous trouvâmes bientôt dans ce massif, gravissant les collines, d’ailleurs peu élevées, qui sont comme l’épine dorsale de Tahiti. D’en haut, la vue est magnifique, de quelque côté que l’on se tourne. On quitte ces sommets par une pente rapide mais courte, et, après avoir traversé une forêt, en suivant des sentiers couverts de gazon, on débouche dans une vallée où deux marins français ont fondé un hôtel, intitulé « Hôtel de l’Isthme. » C’est là que nous avons passé la nuit, après un excellent dîner qui faille plus grand honneur aux talents culinaires que l’on déploie à Tahiti. Malheureusement, les cancrelats viennent troubler l’agrément des excursions dans l’île. Lorsque j’accompagnai Mabelle dans sa chambre à coucher, des centaines de ces affreuses bêtes, longues d’au moins 6 centimètres, voltigèrent autour de la lumière ; et en causant le soir, dehors, avec Tom, j’en vis courir sur tous les murs.
Mardi, 5 décembre. – La chaleur a été suffocante, cette nuit ; à une heure du matin, nous nous sommes réveillés, Tom et moi, à demi étouffés. Une petite lueur éclairait notre chambre et Tom s’est écrié : « Dieu merci, voici le jour » ! Mais la sonnerie de ma montre lui a bientôt appris qu’il se trompait. À la clarté de la lune, je voyais les cancrelats circuler sur le bois du lit, grimper le long des rideaux, puis redescendre de l’autre côté. N’y tenant plus, je me suis levée et couverte d’un poncho – fortement secoué, afin de chasser les odieuses bêtes, – j’ai franchi une barricade que j’avais construite la veille au soir, pour empêcher les poules et les cochons de pénétrer dans notre chambre vierge de porte, et me suis enfuie dans le jardin où je suis restée jusqu’à trois heures. La pluie qui, à cet instant, est tombée à torrents, m’a obligée de revenir à mon lit et j’y ai attendu le lever du jour, en me résignant, de mon mieux, à la chaleur, aux cancrelats et aux moustiques. On est maintenant en plein hiver et au milieu de la saison des pluies, à Tahiti ; mais, heureusement pour nous, il fait presque toujours beau dans la journée.
Que dire de notre rentrée à Papeiti, qui ne soit contenu, implicitement, dans les pages précédentes ? Quiconque a vu les serres de Kew peut les multiplier par la pensée, les supposer traversées par des routes bordées de cocotiers et de palmiers, donnant, de ci de là, sur la mer, sur des plages, sur des bancs de corail ; on aura alors une faible idée des successions de tableaux qui marquèrent notre retour. Les passiflores abondent, dans cette partie de l’île ; en voyant leurs frêles tiges, l’on s’étonne qu’elles puissent supporter, à des hauteurs de 9 à 10 mètres, les gros fruits jaunes qui pendent de leurs sommets.
Ayant laissé l’ordre, en partant, de peindre le Sunbeam en blanc, pour qu’il fût plus frais à habiter, nous étions tous curieux de voir l’effet de sa nouvelle robe ; mais la pluie a retardé son changement de costume.
Mercredi, 6 décembre. – Il pleuvait ce matin, à quatre heures et demie, ce qui m’a bien contrariée, parce que je voulais prendre quelques photographies, avant que la brise fût levée. J’ai pu, cependant, braquer mon appareil, à la faveur d’une éclaircie ; et le temps, peu à peu, s’étant découvert, j’ai pris un certain nombre de bonnes vues de là côte.
Le navire de MM. Brander, un bâtiment de 600 tonneaux, est parti aujourd’hui pour Valparaiso ; il y sera dans vingt-cinq, jours, et y portera nos lettres. La Compagnie qui fait ce service dispose de trois bâtiments, confortablement installés en ce qui concerné les passagers ; il en part un chaque mois, de part et d’autre, régulièrement. Celui qui a pris la mer ce matin, est chargé de fongus et de sèche de mer pour la Chine, d’oranges pour San-Francisco de divers colis, et d’un lot de perles confié au capitaine, à l’instant où il levait l’ancre.
Les relations commerciales entre Tahiti et les États-Unis sont si actives que le prix du navire, qui vient de partir, a été plus que couvert par le fret, un an après sa construction. Outre ces bâtiments, il y a ceux qui vont et viennent entre Valparaiso et Papeiti, puis les petits schooners de l’île ; en sorte que les Tahitiens peuvent se vanter d’avoir une flotte qui, sans être imposante au point de vue du tonnage, rend de bons et précieux services.
On nous a donné des détails, sur fa façon dont les capitaines de ces schooners traitent avec les habitants des îles qui parsèment la région sud-ouest du Pacifique. Les insulaires les plus civilisés ne se contentent plus de l’échange ; ils préfèrent recevoir de l’argent américain en retour de leurs perles, de leurs coquillages, de leurs bois de sandal, etc. Mais une fois les dollars encaissés ils demeurent sur le pont et regardent dans les cabines, où l’on a eu soin d’étaler tout ce qu’on sait propre à les tenter : étoffes brillantes, rhum, eau-de-vie, tabac. Au bout de peu de temps, l’étalage est acheté et l’argent retourne au capitaine.
J’ai eu, aujourd’hui, une conversation avec un naturel qui arrivait de Flint-Island. Comme l’existence de cette île a été contestée, divers navigateurs l’ayant cherchée vainement, il était particulièrement intéressant de rencontrer quelqu’un qui en venait. Je ne doute pas, toutefois, que certains îlots disparaissent entièrement dans ces parages. Les schooners tahitiens trafiquaient, autrefois, avec une petite île près de Rarotonga et, il y a quatre ans, quand ils vinrent pour lui faire leur visite trimestrielle, ils ne la trouvèrent plus. Deux missionnaires de Rarotonga étaient, dit-on, sur ce morceau de terre, au moment de sa disparition, et auront partagé sa mystérieuse destinée.
Jeudi, 17 décembre. – Comme je revenais d’une promenade en voiture avec Mabelle et Muriel, un homme nous a invitées à venir voir, chez lui, des perles dont il disait merveille. Elles étaient, en effet, remarquablement belles, mais trop chères pour moi : une paire, en forme de poire, valait 25, 000 francs. On m’a rapporté qu’elles provenaient d’une île voisine.
Dans l’après-midi, nous avons visité les magasins de MM. Brander ; on y trouve tout ce qui peut servir à l’équipement d’un navire et d’un équipage. Il est véritablement surprenant de voir avec quelle facilité on se procure, dans ce coin reculé du monde, non seulement les articles de première nécessité, mais encore tous les objets de luxe. On peut même y acheter de la glace, grâce à un établissement fondé par un ancien officier de l’infanterie anglaise, qui fonctionne avec succès. Les produits de Tahiti et des îles voisines ont, surtout, attiré notre attention. Il y avait des tonnes de coquilles à perles, de 15 à 20 centimètres de diamètre, délicieusement teintées ; autrefois assez chères, elles ont, actuellement, beaucoup perdu de leur valeur. Leur contenu était parti, quelques jours auparavant, pour Liverpool : un lot de 25, 000 francs ce matin, un autre de 125, 000 francs par l’avant-dernière malle. Nous avons vu aussi de la vanille, plante dont la culture exige un soin particulier : il faut l’arroser et l’ombrager dès qu’elle est plantée, la cueillir avant qu’elle soit mûre, la sécher entre des couvertures et des lits de plume, de peur que les gousses ne se fendent et ne laissent échapper l’essence. Enfin, on nous a montré des fongus comestibles, qu’on exporte à San-Francisco et de là à Hong-Kong, à l’usage des Chinois ; du trépang, ou seiche-de-mer, espèce d’holothurie fort peu appétissante, qu’on la voie fraîche ou sèche, vivante ou morte, mais très-appréciée des hôtes du Céleste Empire ; de la coprah, ou amande de la noix de coco, cassée en petits morceaux pour que son arrimage soit plus facile, et expédiée en Angleterre d’où l’on en extrait de l’huile. La situation commerciale de l’île devient de plus en plus prospère ; les exportations, qui se chiffraient par 210, 000 francs en 1845, s’élevaient à 2, 450, 000 francs en 1874. Encore ces totaux ne comprennent-ils pas les perles, qui les grossiraient, au moins, de 80, 000 à 100, 000 francs.
J’ai le regret d’avoir à dire que la conduite de quelques-uns de nos hommes laisse à désirer, depuis que nous sommes à Papèete. L’un a disparu, dès le lendemain de notre arrivée, et l’on n’en a plus entendu parler. Un autre a été pris d’attaques d’épilepsie, à la suite d’excès de boisson. Là plupart des navires qui relâchent ici, viennent de faire de longues traversées ; les équipages, qui ont toujours subi plus ou moins de privations, ne savent plus se modérer en mettant pied à terre, et certaines gens de l’endroit en profitent pour les pousser à toutes sortes d’écarts. Tom a envie de laisser à Papèete deux de nos matelots et d’en embarquer quatre nouveaux, de façon à renforcer les bordées de quart, qui ne sont pas toujours suffisamment nombreuses.
Vendredi, 8 décembre. – Après une courte visite à l’îlot de la Quarantaine et à la Pointe de Vénus d’où le capitaine Cook observa le passage de la planète de ce nom, sur le disque du soleil, le 9 novembre 1769, nous sommes allés à Fuatawah – où les enfants et les domestiques nous avaient devancés, – pour assister à une fête qui se donnait en notre honneur. Les tables, le piano à queue et le plancher du salon de nos hôtes étaient couverts des présents que l’on nous destinait. Il y avait de gros paquets de plumes rouges, de longues plumes qui forment la queue de l’oiseau du tropique et qui ont beaucoup de valeur, chaque oiseau n’en ayant que deux ; des coquilles de perles, avec des coraux incrustés dessus ; du corail rouge, provenant des îles de l’Équateur ; des éponges et de curieuses plantes marines ; des pièces d’une étoffe appelée tapa ; de l’arrow-root ; des chapeaux en feuilles de palmier ; des coupes en noix de coco ; des nattes et d’autres échantillons des produits de l’île.
Les membres de la famille royale, présents à Tahiti, étaient conviés à cette matinée ; ils y sont venus à l’heure dite, entre autres le prince héritier, son frère et sa sœur. Tous les invités portaient le costume national, avec des guirlandes sur la tête et au cou ; les domestiques eux-mêmes (y compris les nôtres, que je reconnaissais à peine) étaient décorés de cette façon. Des couronnes de fleurs jaunes avaient été préparées pour Mabelle, Muriel et moi ; il y en avait aussi pour nos compagnons de route.
Lorsque tout fut prêt, le prince m’offrit le bras. Nous nous rendîmes en procession à un bosquet de bananiers situé dans le jardin, en défilant entre deux rangées d’indigènes qui nous saluèrent de trois hourras anglais ; puis, poursuivant notre promenade, nous arrivâmes à un abri, installé dans le style du pays, auprès d’un cours d’eau. Des bananiers transplantés à l’état naturel, de façon que leurs larges feuilles formaient un dôme au-dessus du toit, servaient de montants verticaux ; la toiture était faite de feuilles de palmier, d’au moins 4 mètres de long, disposées en travers de perches en bambou. De fines nattes, à bordures noires et blanches, recouvraient le sol ; au centre, sur de grandes feuilles vertes tenant lieu de nappe, figuraient les corbeilles et les plats, chargés des mets les plus recherchés : huîtres, homards et écrevisses ; poulets cuits dans leur jus et porc bouilli ; fruits de l’arbre à pain, melons, bananes, oranges et fraises. Devant chaque convive étaient placées quatre coupes en noix de coco (l’une contenant de l’eau salée, l’autre de la noix de coco hachée, la troisième de l’eau fraîche, la quatrième du lait), deux morceaux de bambous, un panier plein de poi, la moitié d’un fruit-pain, et une natte en feuilles qu’on changeait à chaque service. Nous nous assîmes par terre, autour de la verte table ; quelqu’un prononça un discours en langue indigène ; on dit les grâces, et le repas commença. La première opération consista à mêler l’eau salée avec la noix hachée, de façon à faire une sauce où l’on trempait ensuite chaque bouchée que l’on mangeait. Nos doigts se prêtèrent assez bien à jouer le rôle de couteau et de fourchette ; mais la beauté et la nouveauté du paysage nous causaient des distractions qui firent certainement tort au reste. Lorsque nous eûmes fini, ce fut le tour des domestiques ; nous assistâmes à. leur dîner sous un dais placé un peu plus loin, pendant que les hommes et quelques-unes des femmes fumaient des cigarettes.
Cette fête a marqué la fin de notre séjour à Tahiti. Dès que nous fûmes à bord, vers cinq heures environ, le pilote vint nous prendre pour nous mener en dehors du port ; et la journée n’était pas achevée que les feux de Papèete se perdaient pour nous dans l’obscurité de la nuit. Adieu, Tahiti ; adieu, île charmante ! J’éprouve une réelle tristesse à songer que nous avons si peu de chances de nous revoir !