CHAPITRE I ADIEU À L’ANGLETERRE

Le voyage du Sunbeam a commence le 1er juillet 1876 ; toutefois, diverses circonstances nous ayant amènes à relâcher sur la côte d’Angleterre, d’abord à Cowes, puis à Torbay, ce fut seulement le 7 que nous prîmes définitivement la mer. Ainsi qu’on le verra par la liste placée à la fin de ce volume, nous étions quarante-trois à bord. Nous avions, en outre, avec nous, deux chiens, trois oiseaux, et un charmant petit chat persan, appartenant au baby, qui disparut, malheureusement, le jour de son arrivée sur le yacht. On eut, pendant quelque temps, l’espoir de le découvrir dans la soute aux voiles, où il aurait pu se trouver emprisonné ; mais les recherches faites étant demeurées vaines, nous conclûmes qu’il était tombé à l’eau par un des écubiers, et les enfants furent inconsolables jusqu’à ce qu’ils eussent découvert, à Torbay, un remplaçant au « pauvre Lily ».

La traversée de la Manche fut pénible, et chacun de nous paya son tribut à la mer. Mais tout le monde était de bonne humeur ; un soleil éclatant brillait au-dessus de nous : ce sont là d’excellentes conditions pour oublier les inconvénients du roulis et du tangage.

Dimanche, 9 juillet. – Ouessant est dépassé ; nous sommes déjà loin de la vieille Angleterre. La mer était terrible aux abords de l’île bretonne, et déferlait en montagnes d’écume sur les rochers dentelés qui en forment la pointe. Un pilote, qui croisait au large, est venu nous offrir de nous conduire à Brest, « à l’abri de la prochaine tempête. » Cette visite a été le seul incident de la journée. Une pluie battante s’est ajoutée à nos autres désagréments ; dès six heures et demie, tout le monde parut d’avis que le lit était le seul endroit du bord où l’on pût trouver quelque repos.

Deux jours plus tard, le temps s’était légèrement amélioré ; mais la mer demeurait très-houleuse, le navire embarquait beaucoup d’eau et il fallait se faire attacher ou s’accorer soi-même avec soin, pour pouvoir rester assis sur le pont. Les provisions supplémentaires de toutes sortes qu’emporte le Sunbeam, vivres, eau, charbon, mâts de rechange, etc, le rendent plus lourd à la lame qu’il ne l’est habituellement, et la mer en profite pour nous envahir, un peu de tous côtés. Ces invasions ont fait, du reste, la joie des enfants, qui s’amusaient à les repousser, armés d’éponges et de fauberts, en chantant et en dansant ; protestant que l’eau de mer ne fait jamais de mal, lorsqu’une lame, qui les aspergeait de la tête aux pieds, les condamnait à aller changer de vêtements.

À l’issue du repas de cinq heures, cependant, un grave accident a failli arriver. Nous étions tous groupés sur l’arrière, admirant les longues et hautes vagues bleu sombre qui nous soulevaient sur leurs crêtes blanches, en nous lançant des gerbes d’écume. Tom regardait le compas, avec Allnutt à côté de lui. M. Bingham et M. Freer fumaient, en avant de la coupée. Le capitaine assis sur une glène de cordages auprès du gouvernail, racontait une histoire à Mabelle. Le capitaine Brown, le docteur Potter, Muriel et moi étions debout, un peu plus loin. Tout à coup, un novice qui était à la barre, donne un faux coup de gouvernail, à l’instant où une lame énorme fondait sur le yacht, et une véritable trombe d’eau balaye aussitôt le pont, de l’avant à l’arrière. Allnutt est renversé, bousculé ; sa rare présence d’esprit, qui lui permet de se cramponner à la muraille du bâtiment avec les mains et les genoux, l’empêche seule d’être lancé par dessus le bord. Kindred, le maître d’équipage, qui voit le danger que court l’enfant, se précipite à son aide et est culbuté à son tour par une autre vague.

La glène sur laquelle le capitaine Lecky et Mabelle étaient assis, est emportée ; sans l’instinct tout providentiel qu’a eu le capitaine de saisir fortement un bout de cordage et de jeter son bras autour de la taille de sa voisine, ils étaient enlevés tous les deux. Ni l’un ni l’autre, d’ailleurs, ne perdit son sang-froid. « Tenez bon, capitaine, fit simplement Mabelle ; » à quoi, lui, répondit : « All right ». Depuis, quand j’ai demandé à ma fille si elle avait songé qu’elle courait le risque d’être entraînée à la mer, elle m’a dit que « non seulement elle l’avait craint, mais qu’elle avait cru que c’était fait ». Nous fûmes tous trempés, à l’exception de Muriel que le capitaine Brown avait soulevée dans ses bras et qui s’empressa de faire remarquer triomphalement « qu’elle n’était pas du tout mouillée. » Les enfants ne savent pas ce que c’est que la peur.

Peu après cette aventure, nous allâmes nous coucher, heureux d’en être quittes à si bon compte ; mais je n’étais pas, personnellement, au bout de mes tribulations. Deux heures plus tard, en effet, j’étais réveillée par un énorme paquet de mer qui venait inonder mon lit. Un matelot, voyant le temps s’amender et connaissant mon goût pour l’air frais, avait ouvert prématurément la claire-voie, et une méchante lame qui était entrée à bord, avait pu ainsi pénétrer jusqu’à moi. J’allumai une lumière et me mis à la recherche d’un endroit sec pour m’y étendre ; mais ma couchette était trempée, toutes les autres étaient occupées, et je dus me résigner à me blottir dans un coin, enveloppée dans un ulster, appuyée de mon mieux, par les pieds et la tête, pour pouvoir résister au roulis du navire. Lorsque le jour se fit, l’horizon s’éclaircit et le vent tomba peu à peu. Le soir, il faisait calme et le yacht mit à la vapeur. Cette nuit-là fut la première réellement chaude, dont nous ayons joui depuis notre départ. Les étoiles étincelaient ; la mer, d’un beau bleu dans l’après-midi, devint légèrement phosphorescente après le coucher du soleil.

Jeudi, 13 juillet. – Quand je montai sur le pont, à six heures et demie, je trouvai un temps gris, calme, annonçant une journée chaude et sans vent. Vers dix heures et demie, le cri « un navire à bâbord ! » causa un émoi général, et en quelques minutes toutes les jumelles et longues-vues du yacht étaient braquées sur le point de l’horizon indiqué par la vigie du gaillard d’avant. Le navire signalé n’était qu’une épave. Ordre fut donné de gouverner de son côté, pendant que les questions et les suppositions se succédaient de bouche en bouche. « Pouvez-vous lire son nom ? » – « Y a-t-il du monde à bord ? » etc. Bientôt nous en fûmes assez près pour pouvoir y envoyer une embarcation. C’était un bâtiment de deux cent cinquante tonneaux, peint en bleu avec une ligne rouge au-dessus de la flottaison et un écusson jaune à l’arrière, sous lequel on lisait « Carolina. » Les deux mâts avaient été brisés à quelques pieds au-dessus du pont ; les bordages manquaient en différents endroits, si bien que chaque vague passait à travers aussi bien que par-dessus la coque. Du yacht, nous pouvions voir les hommes expédiés en reconnaissance, furetant et regardant de tous côtés : ils paraissaient très-satisfaits. Quelques-uns d’entre eux revinrent dire que la Carolina était chargée de liège et de vin de Porto ; ils demandaient des barils pour pouvoir rapporter du vin. Je mis mes bottes de mer et les accompagnai.

Nos marins me semblèrent un peu surexcités par leur découverte. Déjà ils avaient rempli un baril et faisaient de grands efforts pour arriver à dégager les pièces pleines ; mais cette opération eût exigé beaucoup plus de temps que nous n’en avions à perdre, et il leur fallut se contenter de trois petits tonneaux à moitié vides, qu’ils parvinrent à saisir en se penchant au-dessus de la cale. Avec ses ballots de liège, ses pièces de bois, ses barriques flottant dans tous les sens, l’intérieur de l’épave offrait un curieux spectacle. J’aperçus un superbe four de campagne, roulant de droite et de gauche ; mais tous les objets faciles à emporter, ainsi que les cordages et les espars de rechange, avaient été probablement enlevés par de précédents visiteurs.

Le port le plus rapproché étant éloigné de nous de 375 milles, nous ne pouvions songer à y remorquer la Carolina ; autrement nous aurions eu le droit de réclamer les quarante mille francs auxquels les connaisseurs en estimaient la valeur. Comme elle était, en outre, trop enfoncée dans l’eau pour que nous pussions la faire sauter avec les moyens limités dont nous disposions, nous l’abandonnâmes à son sort, en souhaitant de tout notre cœur qu’un mauvais hasard ne la jetât pas, durant une nuit obscure, sur le passage d’un navire : car la rencontre de cette carcasse à moitié submergée pourrait être aussi dangereuse que celle d’une roche sous-marine.

Vendredi, 14 juillet. – Les feux ont été éteints hier, et nous naviguons à la voile ; mais une forte houle d’ouest nous tourmente et rend difficile, même de lire. Vers le soir, cependant, la brise a augmenté, en changeant un peu de direction, et le Sunbeam ayant pu établir toute sa voilure, se trouve beaucoup mieux soutenu. Le ciel est clair ; la mer étend à perte de vue sa grande nappe bleue ; le vent est tiède ; rien n’égale le plaisir d’être assis sous la tente, par une de ces belles soirées où se résument et se révèlent toutes les fascinations de la vie de yacht.

Notre petit groupe vit en parfaite intelligence, quoique plusieurs de ceux qui le composent se connussent à peine, il y a quinze jours. Nous sommes, d’ailleurs, si occupés que nous ne nous voyons guère qu’aux heures des repas, et alors les sujets de conversation ne manquent pas. Le capitaine Lecky nous initie à ses travaux sur l’astronomie nautique et la théorie des ouragans, dont le capitaine Brown et Tom font une étude particulière. M. Freer se livre au même genre de besogne. M. Bingham dessine. Le docteur Potter m’aide à donner des leçons aux enfants, lesquels, Dieu merci, se portent le mieux du monde. Moi, je lis et j’écris, ou j’apprends l’espagnol. Quant à nos domestiques, ils commencent à se faire à leur nouveau rôle, et le personnel de la cuisine a même droit à des éloges spéciaux. Il n’y a que les femmes de chambre qui ne soient pas encore rompues au mauvais temps ; mais nous approchons de latitudes plus calmes, et les nuits mouvementées ne sont plus autant à redouter.

L’après-midi, pendant que Tom et moi lisions à l’arrière, l’homme de barre signala tout à coup « la terre par le bossoir de bâbord. » Nous savions, d’après la distance que nous avions parcourue, que l’homme se trompait et, en regardant dans sa jumelle, Tom reconnut que la prétendue terre était une masse épaisse de brouillard qui s’avançait vers nous, contre le vent. Le capitaine Brown et le capitaine Lecky montèrent sur le pont et firent carguer les voiles hautes, redoutant un grain. Quelques minutes plus tard, nous avions perdu notre belle brise et notre brillant soleil ; nos voiles pendaient, inertes, le long des mâts et nous nous trouvions enveloppés dans une brume si dense, qu’il devint impossible de voir d’un bout à l’autre du navire. Il paraît que ce phénomène est tout à fait extraordinaire ; le capitaine Lecky qui a passé maintes fois dans ces parages, au cours de ses nombreuses expéditions, déclare n’avoir jamais rien vu de semblable. Le brouillard augmenta, à l’approche de la nuit, et les embarcations furent tenues prêtes à être amenées. On mit deux hommes au gouvernail, deux en vigie près des bossoirs ; un maître se plaça sur la passerelle à côté du sifflet à vapeur et de la cloche ; en sorte qu’en cas d’abordage, nous aurions eu, du moins, la satisfaction de pouvoir dire que, du côté du Sunbeam, toutes les précautions édictées par la loi avaient été prises scrupuleusement.

Samedi, 15 juillet. –Entre minuit et quatre heures du matin, le brouillard disparut aussi subitement qu’il était venu. Évidemment, il occupait une zone d’une certaine largeur, vu le temps que nous avons mis à la traverser. À 5 heures 30 minutes, quand Tom m’appela pour voir passer un steamer, l’horizon était parfaitement clair. Ce bâtiment s’appelait le Roman ; nous en passâmes si près que nous pûmes échanger des saluts avec les officiers. Dans la journée, la brise s’est levée ; si elle se soutient, nous serons demain à Madère.

Share on Twitter Share on Facebook