Dimanche, 16 juillet. – Porto-Santo s’étant montré ce matin à l’heure prédite la veille, à un quart de mille devant nous, par bâbord, nos trois navigateurs se sont félicités mutuellement de leur bon atterrissage. C’est une curieuse petite île, située à trente-cinq milles dans le nord-est de Madère, avec un haut pic au centre, dont nous n’apercevions que le sommet, surgissant au milieu des nuages. Peut-être n’est-il pas sans intérêt de rappeler que ce fut en voyant les morceaux de bois et les débris apportés par la mer sur la côte de Porto-Santo, que Christophe Colomb, qui avait épousé la fille du gouverneur de cette île, soupçonna l’existence du Nouveau Monde.
Une heure plus tard, nous découvrions Fora et son phare, à l’extrémité est de Madère ; et peu d’instants après, les montagnes qui occupent le centre de cette dernière île, se dressaient à l’horizon. À mesure que nous approchions de la terre, la beauté du paysage devenait plus frappante. Une masse de rochers volcaniques d’un rouge sombre, dont le sommet et les flancs sont couverts d’une végétation luxuriante, sort du sein de la mer. Des petits rocs détachés et une étrange petite île, pointue, avec une sorte d’arche au milieu, comme celle du Roc-Percé de la Nouvelle-Écosse, complètent l’aspect pittoresque de l’ensemble. Nous défilâmes lentement, à la vapeur, le long de la côte est, passant devant des hameaux coquettement nichés au fond des criques où perchés sur le versant des collines, et remarquant le soin avec lequel les plus petits recoins habitables semblent être terrassés et cultivés. La canne à sucre, le maïs, la vigne et un grand nombre de plantes semi-tropicales ou tropicales, poussent dans ce beau climat. Les habitants sont ; pour la plupart, des gens aux mœurs simples, dont beaucoup n’ont jamais quitté leurs villages : pas même pour admirer le magnifique paysage qu’on découvre des hauteurs, ou pour regarder l’immense nappe d’eau qui les entoure.
Nous jetâmes l’ancre à midi, dans la baie de Funchal, et le déjeuner n’était pas fini que nous étions déjà environnés d’une véritable flotte de petits bateaux. Aucun d’eux, cependant, n’osa communiquer avec nous, avant que le médecin chargé du service de la santé, nous eût accordé « la libre pratique ». À cet instant, chacun se plaignait de la chaleur qui est devenue excessive depuis hier, et que, l’on attribue au vent appelé « Este » qui souffle directement des déserts de l’Afrique. Le thermomètre marquait 27° à bord, aux endroits les plus frais, et 46° à l’ombre, sur le rivage. Le steamer Éthiopie, arrivé avant-hier de la côte occidentale d’Afrique, était à l’ancre auprès de nous ; les enfants allèrent voir sa cargaison de singes et d’oiseaux, et le résultat de cette visite fut l’importation, sur le Sunbeam, d’une demi-douzaine de perroquets. Quant aux singes, ils ne manquèrent pas d’exciter des tentations parmi notre petit monde ; mais ils étaient trop gros pour nous.
Le service religieux a été célébré à quatre heures, et nous sommes descendus à terre, à cinq heures, dans un bateau du pays, la mer étant trop forte pour nos embarcations. Une sorte de traîneau double, tiré par deux bœufs, nous attendait sur le rivage et nous a conduits très-lestement à la « Praça », où les habitants de Funchal se promenaient à l’ombre de magnifiques magnolias. Ces arbres atteignent, à Madère, des dimensions inconnues dans nos contrées ; de même, la menthe et d’autres plantes qui ne poussent en Angleterre que sous la forme d’arbrisseaux. Comme c’était jour de fête, les rues étaient remplies de gens de la ville et de la campagne dans leurs plus beaux costumes. Les portes et les balcons disparaissaient sous les fleurs ; le pavé était jonché de roses et de branches de myrte qui, écrasées par les piétons et les traîneaux, embaumaient l’air de leurs parfums.
Vingt minutes suffirent à notre véhicule pour nous conduire à Til, d’où l’on a une vue féerique de la ville et de la baie. Nous passâmes, chemin faisant, devant plusieurs cottages dont les hôtes, assis sur le seuil de leurs portes, se reposaient de la chaleur du jour, en humant la brise fraîche de la soirée. De ci, de là, une grille ouverte permettait au regard de plonger dans l’intérieur des jardins. Partout, l’œil rencontre la même richesse de végétation, la même variété de plantes et de fleurs, la même multiplicité d’arbres et de fruits. On se résigne difficilement à écourter de pareilles soirées, et Allnutt qui avait chassé avec succès le papillon de nuit, pendant que nous admirions le paysage, ne fut pas le seul à regretter que l’heure déjà avancée nous rappelât à bord du yacht.
Le lendemain matin, à sept heures, nous visitions le marché au poisson ; mais comme il n’y avait pas eu de lune pendant la nuit, circonstance défavorable à la pêche, nous n’eûmes guère à remarquer que les costumes pittoresques des marchands et des porteurs. Le marché aux fruits n’était pas beaucoup mieux garni : les provisions y arrivent, des villages de la côte, dans des barques qui sont forcées d’attendre la brise du large pour commencer leur traversée, et c’est seulement vers midi qu’on peut juger des étalages. Nous venions donc beaucoup trop tôt. Pour nous dédommager, les enfants et moi fûmes à la plage, prendre un bain. On se déshabille sous des tentes où il fait une chaleur étouffante, et on est averti de ne pas aller trop loin, de peur des requins. Comme on perd pied à peine dans l’eau, les nageurs inexpérimentés se munissent de deux vessies qui, vues derrière leur dos, sont d’un effet comique. Les habitants de Madère semblent, du reste, avoir des mœurs d’amphibie. Le yacht est entouré, toute la journée, de bateaux pleins de jeunes enfants, et il suffit de leur jeter la moindre pièce de monnaie, pour qu’ils aillent tous au fond s’en disputer la possession. D’autres fois, ils disparaissent d’un côté du navire et reparaissent de l’autre, avant qu’on ait eu le temps de traverser le pont pour les voir remonter à la surface.
Une autre particularité du pays, curieuse à signaler, est le moyen employé pour descendre les pentes. On monte dans des traîneaux en osier, contenant chacun deux personnes et servis par deux hommes attachés l’un à l’autre, qui les poussent par derrière, avec une vitesse vertigineuse. Nous avons descendu, de cette façon, la montagne ; la sensation est beaucoup plus agréable qu’on ne pourrait l’imaginer. Les hommes dirigent les traîneaux avec une grande habileté, malgré les zigzags de la route ; et les tournants les plus brusques, où il semble qu’on doive infailliblement verser, sont franchis avec une rare dextérité, les pieds des conducteurs faisant, à l’occasion, l’office de frein. Les enfants ont paru s’amuser beaucoup de cette locomotion. De fait, le seul danger est de voir le panier d’osier prendre feu sous l’action de la chaleur produite par le frottement des patins en acier du traîneau, sur le gravier du chemin.
Mardi, 18 juillet. – Nous étions debout ce matin à quatre heures et demie, ayant décidé d’aller déjeuner au haut du Gran-Corral, à 1500 mètres au-dessus du niveau de la mer. L’instant fixé pour notre départ est, sans doute, celui où les gens du pays ont coutume de se baigner ; car notre embarcation a eu de la peine à se frayer un chemin au milieu des innombrables amateurs, de tous les âges et des deux sexes, qui faisaient leur plongeon du matin. Des familles entières, depuis le grand-père à lunettes jusqu’au baby tenu dans les bras, s’ébattaient dans l’eau ; beaucoup, avec l’aide des disgracieuses vessies dont j’ai déjà parlé. Ce spectacle, nouveau pour nous, était réellement très-drôle. Notre petite cavalcade mit quelque temps à se former ; mais quand nous fûmes à cheval, au nombre de onze, et que le sabot de nos montures fit résonner le pavé des rues, nous eûmes un certain air imposant qui parut intriguer les habitants ; car, malgré l’heure matinale, les jalousies s’ouvraient, pour permettre aux curieux d’assister à notre défilé. Les points de vue que l’on découvre soit au haut des montées, soit le long des ravins qui se succèdent sur la route, sont très-variés et tous jolis. À mi-chemin, nous nous sommes reposés un instant sous un délicieux treillis de vignes, à côté d’un torrent bordé de fougères ; puis, laissant derrière nous les jardins et les vignes, nous avons traversé une série de bois de châtaigniers espagnols, au-dessous desquels s’étendait l’immense tapis de verdure qu’on retrouve dans presque tous les paysages de l’île.
Cette marche sous les arbres dura jusqu’à dix heures, où nous débouchions en face du Gran-Corral, ayant à choisir entre l’ascension d’une colline, en forme de cône, située à notre gauche, et le pic de Torrinhas, à notre droite. Le pic eut la préférence, quoique d’accès plus difficile, à cause du beau panorama qu’il promettait, et quelques-uns des paysans qui faisaient cercle autour de nous, se mirent à nous pousser et à nous hisser le long de la pente glissante, semée de grosses pierres, dont le faîte devenait le but de notre promenade.
À mesure qu’on s’élève, la vue de la vallée, qu’on aperçoit au fond d’un précipice de 450 mètres de profondeur, devient d’une beauté saisissante. Au bas et au milieu des innombrables ravins et des petits rochers qui l’entrecoupent, nous pouvions distinguer les terres cultivées. Au-dessus de nos têtes se dressaient les cimes dentelées des hauts pics, Pico-Ruivo et autres, que nous avions déjà vus du yacht, le jour de notre atterrissage.
Nous revînmes lestement au bois de châtaigniers, car il était maintenant onze heures, et nous étions tous affamés. Malheureusement le déjeuner n’était pas encore arrivé, et nous dûmes nous résigner à remonter à cheval, pour aller au-devant de lui. M. Miles, le maître d’hôtel, avait promis que nos provisions seraient expédiées à neuf heures, et il était plus de midi quand nous rencontrâmes ses gens, portant les paniers sur leurs têtes.
Le luncheon eut lieu sur la terrasse d’une villa inhabitée, à l’ombre des camélias, des fuchsias, des myrtes, des magnolias, en face d’un paysage incomparable, dont l’Océan formait le fond. Après quoi nous retournâmes à Funchal, puis à bord.
Mercredi, 19 juillet. – Nous étions tellement fatigués de notre expédition d’hier, qu’il était déjà neuf heures, quand nous nous trouvâmes réunis pour le bain du matin, que nous continuons à prendre sans trop nous soucier des requins. Mr et Mrs Blandy nous avaient engagés à luncher avec eux ; mais je me suis sentie si lasse que je n’ai pas quitté le yacht avant six heures du soir. J’ai visité le cimetière anglais, qui est parfaitement entretenu. Les allées sont bordées de poivriers, sur lesquels grimpent des bougainvillées ; autour de certaines tombes, les grilles disparaissent sous des massifs de stéphanotis en fleurs. Quelques-unes des inscriptions sont véritablement touchantes, et le cœur se serre à la pensée de tant d’existences prématurément tranchées. Les habitants de Madère se plaignent que la mort vienne si souvent rompre, inopinément, les relations qui s’établissent entre eux et les personnes envoyées sur leurs falaises pour y chercher la santé ; c’est la seule ombre – ombre mélancolique ! – au tableau enchanteur de leur île.
Après une visite au beau jardin de Mrs Foljambe, nous sommes rentrés à bord, pour recevoir quelques visites. Nos hôtes, malheureusement, n’étaient pas faits au mouvement de la mer, et deux ou trois d’entre eux ont dû se retirer presque immédiatement. On a beaucoup admiré le yacht, particulièrement certaines encoignures sous le rouf. La soirée était superbe. Vers dix heures, après la retraite de nos visiteurs, nous sommes partis à la vapeur. Une petite brise qui soufflait au large a ensuite permis d’établir les voiles.
Jeudi, 20 juillet. – La journée s’est passée en préparatifs pour notre visite à Ténériffe. Le vent étant tombé vers midi, nous avons essayé de pêcher, mais sans succès, bien que nous ayons aperçu beaucoup de bonites. Il a fait extrêmement chaud. Lorsque, à huit heures du soir, le yacht s’est remis à marcher à la vapeur, et que son déplacement a donné un peu de fraîcheur, chacun a poussé un soupir d’allégement.
Vendredi, 21 juillet. – Nous-nous sommes levés de grand matin, anxieux de découvrir le Pic de Ténériffe ; mais l’horizon était légèrement brumeux, et c’est seulement après dix heures qu’on a aperçu le fameux Pic, dominant les nuages, à une soixantaine de milles devant nous. Les montagnes qui l’entourent sont si élevées, qu’en dépit de sa forme de pain de sucre, on se figure difficilement qu’il a une hauteur de 3, 654 mètres. Nous avons mouillé à Orotava, de préférence à Santa-Cruz, la capitale ; le premier de ces mouillages est plus sain que l’autre, et on y est plus près du Pic, dont nous voulons faire l’ascension. Quand je suis allée à terre avec le capitaine Lecky, pour voir le vice-consul, M. Goodall, et pour arranger notre expédition, il faisait une chaleur excessive et les rues étaient désertes. M. Goodall a immédiatement dépêché un messager dans la montagne pour recruter des guides et des chevaux, qu’il est assez difficile de se procurer dans un aussi bref délai, et nous sommes retournés à bord à l’heure du dîner, après avoir heureusement terminé tous nos préparatifs. On s’est couché à sept heures pour se relever à dix heures et demie ; vers minuit, nous arrivions au Consulat. Comme les chevaux se faisaient attendre, nous en avons profité pour nous étendre sur nos couvertures, dans le patio, chacun sentant que les fatigues de l’ascension exigeaient que l’on fît provision de forces.
Nos montures arrivèrent, une à une, des villages voisins, accompagnées de leurs propriétaires, et le bruit de leurs pas causa plus d’une fausse alerte. Ce ne fut, cependant, qu’à deux heures que notre cavalcade, comprenant douze personnes, se trouva organisée ; quelques minutes plus tard, nous sortions de la ville par un sentier pierreux, bordé de murs très-bas. Il n’y avait pas de lune, et les deux premières heures se passèrent dans une obscurité quasi complète. Bientôt pourtant, les premiers rayons de l’aurore nous permirent de nous apercevoir l’un l’autre et d’admirer la belle vue qui s’offrait à nos regards ; puis nous dépassâmes la région des nuages, lesquels, vus alors d’en-dessus, présentaient un curieux et singulier aspect. La zone que nous venions de traverser était si dense et si blanche, qu’on eût dit un énorme glacier couvert de neige fraîchement tombée, pendant que les sommets des autres îles Canaries avaient l’air d’appartenir simplement à de grands rochers.
Le soleil était déjà devenu brûlant ; à sept heures et demie, on fit halte pour déjeuner et pour donner à boire aux chevaux. À huit heures et demie, nous nous remettions en selle pour nous engager dans une plaine de pierre ponce, d’un blanc jaunâtre, parsemée de gros blocs d’obsidiane, lancés par le volcan. Tout d’abord les genêts en fleurs et les massifs de retama blanca, hauts de plus de 2 mètres, firent diversion à la monotonie du paysage. Mais toute trace de végétation disparut à mesure que nous avancions ; on se serait cru dans le Sahara. De chaque côté de nous s’étendait une vaste bande, jaunâtre et sablonneuse, de pierre ponce ; de ci de là ; se dressait un fragment de rocher, qu’on aurait dit fondu dans quelque immense fournaise. À dix heures et demie, nous avions atteint l’Estancia de los Ingleses (2, 891 mètres au-dessus du niveau de la mer) ; on y laissa le bagage avec quelques-unes de nos montures, et les selles passèrent sur des mules qui conviennent mieux que les chevaux pour gravir les pentes si escarpées que nous avions devant nous. Alors commença l’ascension d’un sentier presque vertical, fait de lave et de pierre, qui est la seule voie praticable conduisant au sommet. Nos pauvres bêtes pouvaient à peine faire quelques pas sans s’arrêter pour reprendre haleine. La lave et les cendres présentaient heureusement une bonne prise à leurs pieds ; autrement, il leur aurait été tout à fait impossible d’avancer. Nous ressemblions à des mouches grimpant en file le long d’un mur, et il fallait voir au-dessus de soi son compagnon, pour se sentir encouragé à continuer. Le sentier, si tant est qu’on puisse lui donner ce nom, est une ligne brisée dont chacune des parties n’a pas plus de la longueur d’un cheval, en sorte que nous étions successivement les uns au-dessus des autres. Il y eut, naturellement, des chutes et des glissades, mais personne ne se fit de mal, et au bout d’une heure et demie nous arrivions sur l’Alta Vista, petit plateau où nos montures devaient rester.
L’expédition avait été si fatigante et la chaleur était si intense que les enfants et moi demeurâmes là, laissant les hommes achever seuls le reste de l’ascension. Nous essayâmes de trouver un peu d’ombre ; mais le soleil se trouvait si immédiatement au-dessus de nous que cela était presque une impossibilité. Nous parvînmes pourtant à nous tasser sous un pan de rocher légèrement incliné, et je pris des photographies tandis que les enfants dormaient. Les guides apportèrent un petit baril plein de glace, provenant d’une caverne à côté de nous ; rien ne pouvait venir plus à propos.
Trois grandes heures s’écoulèrent avant que Tom et le capitaine Lecky reparussent, suivis bientôt du reste de la bande. D’après le récit qu’ils en firent, l’ascension du sommet était impossible pour une femme. Ils avaient eu d’abord à se cramponner à d’énormes blocs de lave pour atteindre la Rambletta (3, 440 mètres au-dessus du niveau de la mer) ; ensuite, le cône lui-même avait dû être gravi, sur une longueur de 159 mètres et sous un angle de 44°. Leurs pieds s’enfonçaient dans la cendre, et sur deux pas faits en avant, ils glissaient et reculaient d’un en arrière. Mais le spectacle qui les attendait en haut les dédommagea de leurs peines. Le terrain sous leurs pieds était brûlant ; des vapeurs de soufre et des flocons de fumée s’échappaient, autour d’eux, des fissures du volcan bien qu’on ne mentionne, depuis i706, aucune éruption de ce cratère. Ils rapportèrent un beau morceau de chaux calcinée, couvert de cristaux de soufre, et d’arsenic, et divers autres spécimens. Tout aride et brûlé qu’était le sol auprès de moi, des grains d’orge tombés durant une excursion, en donnant à manger aux mulets, y avaient pris racine et poussé des épis ; j’y ai vu aussi des violettes, épanouies à 3, 300 mètres au-dessus de la mer, bien au delà de la zone où s’arrête la végétation.
Il fallut se résigner à revenir à pied à l’endroit où on avait laissé le bagage, en sorte que la descente fut fatigante, même pénible. Nos pieds enfonçaient à chaque pas dans une masse mouvante de cendres et de scories ; on glissait, on tombait, on était projeté contre un roc, au risque de se briser la face : tout cela sous un soleil éclatant, avec le thermomètre à 26° et pas un vestige d’ombrage. Parvenus enfin, Tom et moi, au bas de la pente, nous prîmes de la quinine et un peu de nourriture ; et l’ombre d’un grand roc nous permit de nous étendre, pour refaire nos forces épuisées.
Nous sommes repartis à six heures, et la nuit était presque complète quand nous nous retrouvâmes dans les plaines de pierre ponce et de retama blanca. Divers petits accidents survenus à nos sangles et à nos étriers nous retardèrent un peu, et comme Tom et Allnutt avaient pris les devants avec le docteur Potter et le guide, nous les perdîmes bientôt de vue. Les autres guides avouèrent alors qu’ils ne pourraient pas retrouver le chemin dans l’obscurité et, n’ayant rencontré que trois ou quatre personnes en nous rendant au Pic, nous avions peu de chances d’apercevoir quelqu’un qui pût nous indiquer la direction à prendre. La situation était déplaisante. Nous errâmes longtemps, au milieu des buissons, le long des cours d’eau et parmi les rochers. On sonna de la trompe ; on essaya de tous les moyens pour attirer l’attention. Pendant ce temps, chacun de nous passait par des alertes et par des incidents plus ou moins périlleux. Mon petit cheval tomba trois fois, sans que nous nous séparions cependant ; une autre fois, il m’obligea à sauter à terre, pour éviter de le suivre dans un torrent.
Vers dix heures, néanmoins, une lumière apparaissait dans le lointain et ayant réveillé, à force de cris, les habitants du cottage d’où elle provenait, nous leur promettions une bonne somme s’ils voulaient nous montrer le chemin. Trois d’entre eux y consentirent et se munirent de torches faites avec des morceaux de sapin entourés de feuilles et de fougères. L’un habillé de blanc, conduisait la marche, en tenant au-dessus de sa tête un de nos flambeaux improvisés ; le second s’était placé devant mon cheval ; le troisième guidait l’arrière-garde. Nos ombres projetées par nos lumières, sur les nuages, avec des proportions gigantesques, rappelaient la légende du « Spectre of the Brocken ». Les hommes nous firent prendre des sentiers effrayants et la dernière torche s’éteignait quand nous arrivâmes à un petit village, où naturellement tout le monde dormait. Mabelle et moi étions si fatiguées que nous nous étendîmes dans la rue pour dormir, pendant qu’on cherchait un nouveau guide qui nous conduisit à Orotava. À minuit et demi, enfin, nous entrions chez le vice-consul ; et quelques instants plus tard, nous revenions à bord où, après avoir bu du champagne et soupé, chacun se retira, non sans plaisir, dans sa cabine. Il était trois heures et demie du matin ; nous étions restés debout pendant vingt-neuf heures.
Une semblable expédition ne doit pas s’accomplir en un jour. Il faut prendre des tentes et camper une ou deux nuits, sous peine de se fatiguer outre mesure, ou de ne voir qu’en passant maint détail qui demanderait à être observé plus longuement. Mais nous étions trop nombreux pour qu’on pût songer à transporter si loin, et surtout si haut, les objets et les provisions qu’aurait nécessités notre campement.
Dimanche, 23 juillet. – L’ordre ayant été donné hier de ne pas laver le yacht pour nous laisser reposer, il était dix heures et demie avant que personne s’éveillât, et midi quand le premier d’entre nous se montra sur le pont.
Longtemps avant cette heure, le Sunbeam avait été envahi par un véritable flot de visiteurs. Nous avions autorisé le vice-consul à inviter ses amis à venir voir le yacht, et ceux-ci s’étaient hâtés d’en profiter, accompagnés, le plus souvent, de tout un cercle de connaissances. Les premiers arrivants furent conduits dans toutes les parties du navire ; mais le nombre de nos hôtes devint bientôt si grand qu’il fallut les confiner sur le pont, en ouvrant les claires-voies pour leur permettre de voir le salon et les cabines.
Depuis le déjeuner jusqu’aux prières (trois heures), où le yacht fut consigné pendant une heure, les curieux ne cessèrent d’arriver du rivage. Un semblable empressement ne laissait pas d’être gênant ; mais il n’eût pas été charitable de refuser à ces braves gens l’occasion de voir ce qu’ils n’avaient jamais vu auparavant, et qu’ils n’auraient peut-être plus la chance de revoir. Des infirmes eux-mêmes se mettaient de la partie et des malheureux, que le mouvement du navire incommodait visiblement, bravaient courageusement le mal de mer pour poursuivre leur inspection.
Nous avons été à terre à cinq heures, pour nous rendre en voiture à Villa Orotava. La route est macadamisée et bordée, de chaque côté, de poivriers, de platanes et de l’Eucalyptus globulus qui a acquis, en sept années, une hauteur de 35 mètres. Les haies sont formées de plumbago bleu, de géranium rouge, d’acacia jaune, d’héliotrope pâle, de jasmin blanc et de roses rouges et blanches.
Après quelques kilomètres dans cette direction, nous avons pris une vieille route pavée, allant vers la mer, qui nous a conduits, avec force cahots, au fameux Jardin botanique, mentionné par Humboldt et par d’autres voyageurs. Il renferme, en effet, une très-belle collection d’arbres et d’arbustes, de presque tous les genres connus. Le directeur, don Hefmann Wildgaret a eu la gracieuseté de nous accompagner et de nous expliquer les particularités des plantes les plus intéressantes (venant d’Europe, d’Asie, d’Afrique, d’Amérique, d’Australie, de la Nouvelle Zélande et des diverses îles des mers du Nord et du Sud), qui s’offraient à nos regards. Le climat de Ténériffe est si égal que l’île constitue un véritable jardin d’acclimatation pour tous les végétaux des diverses régions du monde. En y dépensant un peu plus d’argent, le Jardin botanique pourrait servir à l’introduction en Europe de beaucoup de plantes nouvelles et précieuses. Mais il ne dispose que d’un revenu de 5, 000 fr., dont 1, 000 consacrés aux appointements du Directeur.
Lundi, 24 juillet. – Si les fleurs sont plus belles et plus variées ici que dans nos pays, elles ont, en revanche, la vie plus courte. Celles que nous avons rapportées de notre promenade d’hier sont déjà flétries, tandis que j’ai pu garder jusqu’à Madère des roses cueillies à Cowes, au moment de notre départ d’Angleterre. Il en est de même des fruits : récoltés le matin, ils sont à peine mangeables le soir.
Nous avons visité ce matin, dès l’aube, le jardin du marquis de Sonzal où l’on va admirer un superbe palmier haut de 30 mètres, et un dragonnier légendaire auquel on attribue une existence de plusieurs siècles. Le dragonnier ressemble à un gigantesque candélabre, composé d’un certain nombre de yuccas, perchés au haut d’une tige noueuse et légèrement difforme, moitié palmier, moitié cactus. Nous avons vu également le jardin du marquis de la Candia ; on y montre un immense châtaignier espagnol, contemporain du dragonnier. D’une de ses branches, presque mortes, poussait un arbre qu’on traitait de jeune, mais qui aurait passé pour respectable dans un autre pays.
Tout le monde, ici comme à Madère, a eu plus ou moins à souffrir de la diminution dans la récolte des vins. La plupart des grands propriétaires ont abandonné leurs terres ; les paysans ont émigré, par centaines, à Caraccas, dans le Venezuela. Présentement, la situation s’améliore. La culture de la cochenille semble réussir, quoique le prix en soit peu élevé ; le café vient bien ; enfin le gouvernement espagnol a autorisé les plantations de tabac, en promettant d’acheter, à un prix fixé, tout ce qu’elles produiraient. Néanmoins les gens de Ténériffe continuent à dire que leur île ne ressemble guère à ce qu’elle était il y à trente ans, au point de vue du nombre des habitants et de l’activité commerciale, et parlent en soupirant « du bon vieux temps » : habitude que j’ai retrouvée dans bien d’autres pays !
Le marquis de la Candia et don Hermann Wildgaret ont lunché à bord avec nous. Le Sunbeam avait levé l’ancre et croisait devant la côte, en nous attendant. Malgré la houle, les visiteurs n’ont pas cessé d’affluer et le pont était littéralement couvert de paniers de fleurs et de fruits, envoyés par nos hôtes d’hier et d’avant-hier. De jolies Espagnoles, coiffées de la mantille et escortées de cavaliers tenant à la main une cuvette, figuraient parmi les curieux de cette dernière matinée. J’avoue que ce spectacle a été une épreuve pour la gravité du personnel du bord.
Immédiatement après le luncheon, nos invités nous ont quittés et nous avons fait route vers le cap Teno, à l’extrémité ouest de Ténériffe, en longeant les splendides falaises de Buenavista, qui se dressent à pic, hautes de 600 mètres, au-dessus de la mer. Au loin, nous avons vu Palma et Hierro ; puis nous sommes passés auprès de l’île rocheuse de Gomera. Là aussi, les falaises noires, de formation volcanique, sont superbes.
Pendant la nuit, nous nous sommes approchés de Palma, grande île du groupe des Canaries, qui renferme l’un des plus remarquables calderas, ou bassins, que l’action volcanique ait créés.