CHAPITRE XII DE VALPARAISO À TAHITI

Jeudi, 2 novembre. – Nous n’avons guère eu que du calme ou des brises contraires, depuis avant-hier. Ce matin, il y avait de la houle mais la mer est devenue plus calme, vers le soir. Superbe coucher de soleil ; ainsi qu’il arrive dans ces latitudes, le ciel et l’eau s’éclairent de teintes indescriptibles, sous les feux du crépuscule. Nous avons vu beaucoup de pétrelles ; je ne me lasse jamais d’admirer la délicatesse infinie avec laquelle ces oiseaux effleurent le sommet des vagues, pour reprendre ensuite leur vol avec un nouvel élan. Tous nos hommes se sont transformés en tailleurs ; n’ayant pas reçu les vêtements que nous avions fait venir pour eux, nous avons acheté de l’étoffe, dont ils sont en train de se faire des costumes.

Dimanche, 5 novembre – Cet océan-ci est plus impressionnant que l’Atlantique ; on le sent plus vaste, et on s’y trouve plus solitaire. Peut-être cette sensation provient-elle simplement de ce que nous nous rendons mieux compte des proportions de cette mer immense ; toujours est-il qu’elle est commune à chacun de nous. Il a fait très-chaud aujourd’hui. À onze heures, on a dit les Litanies ; à quatre heures, les prières du soir, suivies d’un court sermon. Pas un navire en vue, depuis notre départ de Valparaiso ; des albatros, des fous, et les petites pétrelles dont j’ai déjà parlé, deux baleines et un banc de marsouins sont les seules créatures vivantes que nous ayons aperçues.

Lundi, 6 novembre. – Un trois-mâts gouvernant au sud nous a croisés ce matin. Comme d’habitude, nous avons échangé avec lui une brève conversation, à l’aide du Code de signaux de la marine marchande. Cette coutume de communiquer avec tous les bâtiments que nous apercevions nous a été bien utile : ainsi, quand le bruit courut en Angleterre (je pourrais dire dans le monde entier, car le télégraphe avait porté la rumeur dans tous les ports où nous relâchâmes ensuite) que le Sunbeam s’était perdu corps et biens, l’anxiété de nos amis fut promptement allégée par la nouvelle de notre rencontre dans le détroit de Magellan avec le steamer allemand Sakhara, à une date postérieure à celle qu’on assignait à notre disparition. Le temps continue à être beau, et le vent à nous être contraire. Nous comptions, en partant, faire 200 milles par jour et, depuis une semaine que nous tenons la mer, nous n’avons guère franchi, utilement, que 700 milles, tout en en parcourant réellement plus de 800. Nos navigateurs n’en sont pas moins très-satisfaits ; ils trouvent qu’il faut que le yacht soit un voilier très remarquable, pour avoir donné ces résultats, dans des circonstances aussi défavorables. D’ailleurs, quand le ciel est beau et que l’on a des livres à lire, des notes à écrire et pas d’interruptions à redouter, la journée passe vite. Lorsque la cloche sonne, à six heures et demie, pour rappeler qu’il est temps de faire la toilette du soir, on est tout étonné de voir l’après-midi déjà si avancée.

Mercredi, 8 novembre. – Encore calme plat. À midi, et à la grande joie de tout le monde, Tom s’est décidé à allumer les feux. L’empressement avec lequel on a serré les voiles et chargé les foyers, a pu lui montrer combien cette résolution était agréable et approuvée à bord. En attendant que la machine fût prête à marcher, il a fait amener son embarcation particulière et j’y ai descendu avec Tom et Muriel, pour circuler autour du yacht. La possibilité d’une pareille promenade, dans une guigue dont le plat-bord n’est pas à plus de 10 centimètres au-dessus de l’eau, donnera une idée plus exacte de la tranquillité de la mer, que toutes les descriptions que je pourrais essayer. Je dois dire, cependant, qu’une fois au large du Sunbeam, celui-ci nous parut beaucoup moins immobile que quand nous étions à bord. Le charbon de Lota, noir et salissant au delà de toute expression, brûle très-bien ; moins d’une heure après avoir allumé les chaudières, nous avions de la pression. Actuellement, notre proue est tournée droit dans la direction de Tahiti, au lieu d’avoir pour objectif le point de l’horizon qu’il plaisait aux vents de lui assigner.

Dimanche, 12 novembre. – Dès jeudi, Tom a voulu remettre à la voile, malgré mes instances pour continuer à la vapeur. Il y a des instants où nous filons plus de 11 nœuds ; dans d’autres, le loch n’en accuse que 3 ou 4. Ce matin, juste avant le service religieux, quelqu’un a ouvert le robinet des bains, dans la chambre des enfants, et a oublié de le refermer, si bien qu’à l’issue de l’office nous avons eu le plaisir de trouver tout inondé. À quelque chose malheur est bon. Cet accident a obligé à faire monter sur le pont toutes les provisions, et l’on a pu constater ainsi que, grâce au départ de notre magasinier et a la maladie de son successeur, les vivres avaient été tant soit peu gaspillés : ceux de l’équipage particulièrement. Les matelots sont de grands enfants, qui demandent à être surveillés constamment. Tant qu’il y a de l’eau dans les caisses ou des boîtes de conserves sur les étagères, ils en usent largement, pour peu qu’on les laisse faire ; et l’idée ne leur vient pas de songer au lendemain.

Lundi, 13 novembre. – Nouvelle inspection des provisions, et nouvelles découvertes justifiant ce que j’ai dit de l’imprévoyance des gens de mer. Heureusement, on a déniché, dans les recoins du bord, des caisses qui ne figuraient pas au bilan des provisions et qui boucheront une partie des brèches faites. Je me demande comment faisaient les anciens navigateurs, qui n’avaient ni conserves, ni récipients commodes pour le transport de l’eau, ni vapeur pour courir au port le plus proche, et qui restaient, cependant, plusieurs mois de suite en mer ; qui, même, réussissaient, comme les Espagnols, à transporter dans le Nouveau-Monde des chevaux suffisamment nourris pendant les traversées, pour pouvoir, dès leur débarquement, aller au travail ou à la guerre !

Le vent a augmenté dans la soirée, et, dans la mit, une vergue s’est brisée avec un craquement tel qu’il nous a réveillés. Cette avarie, la première que nous ayons éprouvée, malgré le roulis et le mauvais temps, a été promptement réparée.

Mercredi, 15 novembre. – Si jamais ces lignes sont publiées, je crains que le lecteur ne trouve bien monotone cette partie, au moins, de mon récit. Pourtant, je ne saurais dire avec quelle rapidité s’écoulent les heures passées sur le Pacifique, ni avec quels regrets nous accueillons la fin de chaque journée. C’est un temps qu’il faut, j’en ai peur, se résigner à ranger dans la catégorie des choses qui ne reviennent pas. En tout cas, nous ne retrouverons jamais, au cours de nos vies occupées, une occasion aussi propice pour nous livrer à la lecture  et nous en profitons, Tom et moi, pour lire le plus possible des sept cents volumes que nous avons emportés. Le temps favorise, d’ailleurs, nos dispositions laborieuses ; il fait chaud assurément, mais la température n’a jamais pris ces proportions excessives et accablantes dont on nous avait menacés. Seul, le roulis, presque incessant, trouble le calme et le charme de notre existence présente ; on ne sait plus quelle position prendre pour se soustraire à ce mouvement. La cuisine ne se fait qu’avec des prodiges d’équilibre ; manger, est difficile ; le soir, à la partie de cartes, il faut mettre ses jetons dans sa poche et se tenir comme l’on peut.

Samedi, 18 novembre. – Les deux perruches vertes, qu’on m’a données à Rosario « Meta » et « Coco », deviennent de charmantes petites bêtes, malgré leur tendance à voler les crayons, les plumes, le papier et le sucre. Elles sont en liberté, me suivent partout et me comblent de caresses. De leurs autres compagnons de voyage, elles s’occupent médiocrement ; cependant, elles sont polies pour tout le monde et très-douces envers les enfants, qui ne laissent pas, je le crains, de les taquiner, sous couleur de les caresser. Mes autres oiseaux vont à merveille ; j’espère les amener sains et saufs en Angleterre. Il y a eu, à un moment, une vingtaine de perroquets sur le yacht, appartenant à l’équipage ; on leur avait rogné les ailes, et ils circulaient à l’avant. Plusieurs ont disparu par-dessus le bord. Les chiens conservent leur bonne santé et leur entrain. Félise a rajeuni ; elle et Lulu font des courses interminables autour du pont.

Dimanche, 19 novembre. – Ma vieille ennemie, la fièvre de Syrie, m’a éprouvée ces jours-ci ; ce matin j’allais mieux, et j’ai repris ma place à table. Le vent est très variable, et notre vitesse change de 8 nœuds à 3 nœuds, d’une heure à l’autre. Notre moyenne est, néanmoins, satisfaisante. À l’issue du service religieux, on a calculé que nous étions à 3057 milles de Valparaiso, – dont 1335 ont été parcourus depuis dimanche dernier, – et à 1818 milles de Tahiti. L’île de Pâques, la plus méridionale des îles de la Polynésie, n’est pas loin de nous, à l’heure qu’il est. On y trouve de curieuses inscriptions, analogues à celle dont le dessin figure plus loin et que j’ai recueillie, un peu plus tard, dans les mêmes parages.

Cette après-midi, on a serré la brigantine qui ne rendait aucun service et on a pu, ainsi, établir la tente, derrière. C’est un bon endroit pour s’asseoir et pour faire jouer les enfants, lesquels, du reste, n’ont pas l’air de s’apercevoir de la chaleur.

Jeudi, 23 novembre. – Vingt-trois jours de mer ! Tom commence à regretter de n’avoir pas mis à la vapeur en sortant de Valparaiso, de façon à attraper plus tôt les vents alizés. Toutefois, c’est une satisfaction, pour lui et pour nous tous, de constater les qualités du Sunbeam et de les développer par une bonne distribution de la voilure. Tout le monde, à bord, est émerveillé de voir le yacht filer 4 ou 5 milles à l’heure, dans des moments où la brise est trop faible pour éteindre une bougie. Plus d’une fois, tandis que le loch accusait une vitesse de 5 nœuds, j’ai promené une lumière sur le pont, sans même essayer de l’abriter ; elle n’a jamais été éteinte.

Le coucher du soleil a été superbe, et un magnifique albatros, le plus grand que j’aie encore vu, qui semblait flotter dans les nuages empourprés, ajoutait encore à la majesté du spectacle. Il paraissait si grand, si calme, si solennel, qu’on eût dit l’aigle de Jupiter. Où est la demeure de ces oiseaux ? Jusqu’à quelle distance s’écartent-ils de leurs gîtes ? Nous en avons aperçu à des distances d’au moins 2000 milles de la terre la plus proche.

Dimanche, 26 novembre. – Voici le quatrième dimanche que nous passons sur le Pacifique, sans avoir aperçu la terre. À midi, les observations astronomiques ont donné le résultat suivant : latitude, 15°47’ Sud ; longitude, 135°20’ Ouest. Nous sommes maintenant à 715 milles de Tahiti, et à 200 milles de l’île de Tatakotoroa, que nous reconnaîtrons probablement demain.

Lundi, 27 novembre. – Nous étions tous debout, de grand matin, aujourd’hui, anxieux de revoir la terre après vingt-huit jours de traversée ; pour ma part, j’étais sur le pont, avant quatre heures. Le temps était superbe, la brise favorable ; nous faisions 11 nœuds et demi ; avec voile et vapeur. Un poisson volant est venu se prendre dans la garniture de ma robe ; c’est un beau spécimen du genre, mais ses ailes seulement lui survivront, Muriel devant, le manger ce soir à son dîner. Deux fous se sont perchés dans la mâture, et un matelot a essayé de les attraper. Ils suivaient de près ses mouvements, et paraissaient surtout intéressés par son béret ; en le voyant s’approcher, ils se sont enfuis l’un après l’autre, pour revenir ensuite à leur première position. L’homme a fini par en prendre un qu’il a rapporté en triomphe, malgré de vigoureux coups de bec. On l’a enfermé dans la cage à poules – maintenant vide, hélas ! de ses hôtes habituels : c’est un bel oiseau gris, avec de larges yeux bleus et le regard du faucon.

À une heure, nous étions à l’endroit où Findlay place Tatakotopoto (ou île anonyme) ; mais nous n’avons rien aperçu de semblable, quoique Tom soit monté plusieurs fois dans la mâture, d’où l’on a vue à des distances de 10 à 15 milles. Il est donc évident, soit que la position de ce point a été mal déterminée, soit que l’île a été submergée. J’imagine, du reste, qu’il y a dans cette zone-ci des îles marquées sur la carte qui n’existent pas ; pendant que d’autres, qui existent, ne sont pas indiquées. De là, nécessité de surveiller constamment l’horizon. Quelle attrayante besogne ce serait, de refaire l’hydrographie de ces parages, et que j’aimerais à être un des officiers de marine chargés de cette mission !

Vers une heure et demie, la terre a été signalée de la mâture ; à deux heures, j’ai aperçu, du pont, comme une couronne de plumes noires émergeant de la mer. C’était l’île de Tatakotoroa appelée aussi île de Narcisse ou de Clarke, dans l’Est des Paumotou. Les « Instructions nautiques » gratifient les habitants de l’épithète « hostiles », et sir Edward Belcher rapporte qu’ils essayèrent de s’emparer d’embarcations envoyées par un navire de guerre pour faire de l’eau. Nous avons donc renoncé à débarquer ; mais nous nous sommes approchés de très-près. Entourée d’un rempart de corail blanc comme la neige, bordée de palmiers et de cocotiers, couverte de végétation, la plage était bien tentante ! Dans la baie intérieure, auprès d’une grande hutte, on apercevait quelques pirogues ; des naturels vinrent nous regarder, puis disparurent, en courant, dans les bois ; des flocons de fumée indiquaient la présence d’autres huttes, dissimulées, sans doute, par les arbres.

Tom m’a fait hisser, après le luncheon, au haut du mât de misaine, dans ce qu’on appelle, à bord, « une chaise » : c’est une simple planche de bois, suspendue aux quatre coins par des cordes, dont les hommes se servent lorsqu’ils grattent les mâts. La première sensation n’est pas agréable ; mais une fois habituée aux dimensions de mon siège, à son élévation et à son balancement, j’ai beaucoup joui de mon ascension. Tom s’était, d’ailleurs, empressé de venir me rejoindre, en grimpant aux haubans. De notre observatoire, nous distinguions parfaitement tous les détails de l’île, sa forme, la lagune du milieu, la bande de corail qui l’entoure : couronne étroite et nue en quelques points, large et chargée de palmiers en d’autres. La théorie de la formation de ces étranges îles me semble maintenant très-compréhensible.

Les deux plus jeunes enfants et les chiens ont pris un grand intérêt à mon expédition aérienne, et ils n’ont pas cessé, ceux-là de m’appeler, ceux-ci d’aboyer, jusqu’à ce qu’ils m’aient revue au milieu d’eux. Dès que notre inspection de l’îlot a été terminée, on a éteint les feux qui avaient été allumés pour la faciliter. Nous voici de nouveau à la voile, dans le silence et dans la nuit de l’océan.

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