CHAPITRE XI SANTIAGO ET VALPARAISO

Jeudi, 26 octobre. – Mme Cousino ayant eu la bonté d’envoyer des ordres pour qu’on mît ses voitures à notre disposition pendant notre séjour à Santiago, son régisseur est venu nous prendre ce matin dans un grand break, qui nous a conduits d’abord à la Compania, vaste square planté de fleurs où s’élevait l’église des Jésuites, brûlée le 8 décembre 1863. Bien que cette tragique histoire soit très-connue dans son ensemble, quelques détails recueillis sur les lieux mêmes peuvent présenter de l’intérêt. C’était la fête de la Vierge, et une foule énorme, composée surtout de femmes, se pressait dans le temple. Des draperies employées à la décoration de l’édifice prirent feu ; et les flammes ayant brûlé, en se répandant, les liens qui supportaient les lampes remplies de paraffine ou d’huile, le contenu de celles-ci tomba, enflammé, sur l’assistance. Le portail s’ouvrait de dehors en dedans ; en se précipitant vers cette issue, la foule la ferma et la maintint hermétiquement close. En même temps, le clergé, anxieux de sauver les trésors et les reliques de l’église, fermait la grande grille du milieu de la nef, malgré les cris des victimes. Toutes les ouvertures par où la fuite était possible se trouvaient donc condamnées.

M. Long nous a raconté que, le jour de la catastrophe, il se promenait sur l’Alameda avec des amis, entre sept et huit heures du soir, quand il vit des tourbillons de fumée s’élever de la partie de la ville où il habitait. Lui et ses compagnons coururent dans cette direction, jetant l’alarme sur leur passage ; et, en approchant de l’église, ils remarquèrent que les portes étaient fermées, pendant que des cris épouvantables s’échappaient de la nef et que les flammes jaillissaient des fenêtres. Ils réunirent quelques hommes et montèrent avec eux sur l’église, en passant par les maisons adjacentes ; puis, ayant fait un trou dans la toiture, ils réussirent à sauver plusieurs femmes, en leur lançant des lassos dont ils avaient pris soin de se munir. Malheureusement, on n’en put retirer ainsi que quelques-unes ; de pauvres créatures, folles de terreur, se cramponnaient aux corps de celles que le lasso avait déjà soulevées et leur arrachaient littéralement les membres ; d’autres se ruaient en si grand nombre sur la corde, que celle-ci se brisait et les laissait retomber dans la fournaise. Quiconque a vu le lasso mâter un cheval sauvage ou un taureau furieux, comprendra quelle force énorme il faut exercer sur lui, pour le rompre. Le lendemain matin, l’intérieur de l’église présentait un spectacle horrible. On y voyait, nous a dit M. Long, une masse compacte de femmes, pressées debout l’une contre l’autre, les mains étendues dans une pose suppliante, le visage et le buste complètement carbonisés, le reste du corps intact, depuis la taille jusqu’aux pieds.

Les restes des victimes furent déposés au cimetière de la Recoleta, dans une large fosse carrée, couverte en ce moment de fleurs de toutes sortes, ombragée par des saules, des grenadiers et des cyprès, et entourée d’une grille que des plantes grimpantes cachent presque entièrement. Au centre est une grande croix ; sûr chaque face de la grille, il y a une plaque de marbre avec cette inscription, touchante dans sa simplicité :

INCENDIO DE LA IGLESIA DE LA COMPANIA

8 DE DICIEMBRE 1863

RESTOS DE LAS VICTIMAS ;

2000, MAS O MÈNOS.

(Incendie de l’église de la Compania, 8 décembre 1863. Restes des victimes ; 2, 000, environ.)

Presque toutes les familles de Santiago furent atteintes par ce désastre. Une charmante jeune fille de dix-sept ans fut enlevée par le toit, et portée chez Mme Cousino, où elle demeura près de quinze jours. Elle mourut des suites de ses blessures ; mais elle conserva sa connaissance jusqu’au dernier moment et fit un récit détaillé des effroyables scènes dont elle avait été le témoin. L’emplacement de l’église est aujourd’hui un terrain ouvert, entouré de plates-bandes, au milieu duquel s’élève un beau monument.

Nous avons visité ensuite le palais du Congrès, l’église de la Recoleta et le cimetière du même nom. En circulant dans la ville, on traverse un très-beau pont, orné de statues et de petites niches ; mais il n’y a plus, dessous, qu’un torrent desséché. On raconte, à ce propos, qu’un Américain qui se promenait de ce côté, avec un de ses amis de Santiago, s’écria en riant : « que la ville devrait vendre son pont, ou bien acheter un cours d’eau ».

Dans la journée, nous sommes allés voir une ferme-modèle, fondée par feu don Luis Cousino. On nous y a montré de très-beaux chevaux, et, en nous promenant dans les immenses champs qui entourent l’établissement, nous sommes entrés dans un atelier pour la fabrication des lassos. Les meilleurs se composent de petites bandes de cuir séché, larges d’environ 6 millimètres et soigneusement tressées ; les autres, plus communs, sont faits avec de la peau de vache non préparée, découpée en spirales. Ils sont d’un seul morceau et ont plusieurs mètres de longueur. Si bien organisée que soit cette ferme-modèle, elle offre, en somme, peu d’intérêt, à cause de ses proportions qui, trop considérables, empêchent qu’on se rende compte de l’ensemble ; on ne sait jamais où l’on est. Par exemple, les fleurs y abondent ; les champs eux-mêmes sont séparés par de gros buissons de roses.

Vendredi, 27 octobre. – Encore pas de nouvelles de Tom ; mais je lui ai envoyé un autre télégramme et, cette fois, j’ai eu soin de l’expédier moi-même. M. Long m’a fait voir le marché, belle construction en fer, commodément installée, qui a été faite en Angleterre et montée ici, pièce par pièce. Il y a, tout autour, des stalles où l’on peut se procurer, à bon compte, un bifteck tendre, des légumes, du café et des rôties ; à l’heure de notre visite, toutes étaient occupées, et un de nos amis qui y a déjeuné, s’est déclaré très-satisfait. Le marché est très-bien approvisionné en viande, poissons, légumes, fruits et fleurs de toutes sortes ; les haricots verts et les fraises se montrent en profusion. On y trouve aussi des paniers qui ont des formes très-bizarres, et de la poterie faite par les religieuses, avec un ciment particulier. Des hommes et des femmes circulaient au dehors, promenant des ponchos confectionnés par eux à la campagne. Nous en avons acheté quelques brillants spécimens, destinés aux enfants ; emplette qui nécessita un certain temps, chaque vendeur n’ayant qu’un poncho à offrir. Ce sont les femmes qui les fabriquent, dans les heures de loisir que leur laissent les soins du ménage ; dès qu’elles en ont terminé un, elles le vendent pour acheter ce qu’il leur faut pour en faire un second. On fabrique également ici des étriers en bois sculpté, qui ont la forme de petits seaux à charbon ; ils sont lourds et gênants, quoique très-en faveur auprès des indigènes. Nous en rapportons plusieurs paires.

Du marché, je suis allée entendre la grand’messe, à la cathédrale. C’est un bel édifice ; mais l’intérieur est un peu sombre. Des centaines de cierges garnissaient le maître-autel et projetaient leur lumière sur une foule agenouillée de femmes vêtues de noir, avec des voiles noirs sur la tête. Un orgue très-bon et très bien joué, remplissait la nef de ses accords. L’ensemble ne manquait pas d’une réelle grandeur, quoique le contraste entre les dorures des murs et les costumes foncés des assistants, frappât désagréablement l’œil. En sortant, ce matin, j’ignorais que nous irions à cette cérémonie, et ce fut seulement en voyant tous les regards se porter sur moi, que je m’aperçus que j’avais commis la terrible inconvenance de paraître à l’église en chapeau et sans voile. Un homme qui entrerait, la tête couverte, dans un temple ne se rendrait pas coupable d’une infraction plus grave aux règlements ecclésiastiques, que celle dont j’étais l’auteur involontaire. En nous plaçant dans un coin, nous finîmes, cependant, par demeurer inaperçus, et nous sortîmes avant qu’aucune des autorités de l’endroit eût eu le loisir de me remarquer et de m’adresser des reproches. Les femmes de Santiago sont généralement jolies, quand elles sont jeunes : vêtues de longues robes noires, enveloppées dans des mantos qui les couvrent presque entièrement, de la tête aux pieds, elles ont l’air de glisser, lorsqu’elles passent dans les rues, et leur démarche est très-gracieuse.

L’après-midi a été remplie par une excursion à Santa-Lucia ; c’est la seule éminence aux environs de Santiago, en sorte que les habitants en sont particulièrement fiers. En revenant, nous avons vu le parc Cousino, situé auprès de l’Alameda ; il a été installé par feu don Luis, et donné par lui à la ville. Enfin, M. Long nous amenés à une sorte de foire, où l’on vend les chapeaux qui portent le nom de Panama, quoiqu’ils se fabriquent à Lima, à Guayaquil et dans d’autres parties du Chili, aussi bien que dans la première de ces villes. Ils sont faits avec une herbe particulière, extrêmement fine, et presque tout le monde en porte ici. Les meilleurs coûtent environ 1600 francs ; mais on peut en avoir de très-bons pour 1200 francs, et ceux de qualité inférieure valent seulement 50 francs. Ceux que les hommes achètent généralement, à Santiago, sont de 500 à 800 francs ; ils sont légers, flexibles, élastiques, et se lavent comme un mouchoir de poche. On peut les rouler, s’asseoir dessus, les maltraiter de toute façon, sans les déchirer et sans les déformer ; bref, ils durent éternellement. Ce genre de couvre-chef, toutefois, constituerait un mauvais placement sur le yacht, où tant de coiffures s’envolent par-dessus le bord. J’ai découvert, en rentrant à l’hôtel, qu’on m’avait pris un poncho ; mais le propriétaire a refusé de s’employer à le retrouver, sous prétexte qu’il « était invraisemblable que personne eût songé à s’emparer d’un objet qui n’a pas de valeur ici. » Or, la vérité est qu’un poncho en peau de guanaco, coûte ici deux fois plus que de l’autre côté des Andes.

Après dîner, j’ai assisté à la représentation de la Sonnambula. La troupe est italienne, et très-bonne ; mais les décors laissent à désirer. La salle est richement décorée, beaucoup trop même, parce que toutes ces dorures, peintures, etc., nuisent à l’effet des toilettes des femmes. Au-dessous de la loge du Président, qui m’a paru commode et luxueuse, figurent les armes du Chili : on dirait une loge royale. La ville contient un très beau club, où nos compagnons de route ont retrouvé des Anglais qui les ont vivement engagés à prolonger leur séjour ici, pour chasser le guanaco dans la montagne. D’après ce qu’ils disent, on en trouve à vingt-quatre heures de Santiago  et, un peu plus loin, on les rencontre en troupes énormes. Il y a aussi des chevaux et des ânes sauvages. Quant aux quaggas et aux huemuls, la race en est à peu près éteinte ; le second de ces animaux ressemble dans tous ses détails à un cheval, mais il a le pied fourchu. C’était une bête spéciale aux montagnes du Chili ; elle figure dans les supports des armes de ce pays.

Samedi, 28 octobre. – Nous sommes partis ce matin de bonne heure, littéralement chargés de fleurs ; encore n’ai-je pas pu emporter toutes celles qu’on avait eu l’amabilité d’envoyer pour moi, à l’hôtel. Le matériel du chemin de fer est de fabrication anglaise ; c’est donc dans le wagon familier au lecteur, – étroit, étouffant et fermé à clef, – que nous avons fait le trajet de Santiago à Valparaiso. Passant, presque tout le temps, dans des gorges de montagnes, la voie a dû présenter de grandes difficultés d’établissement.

Tout le pays est couvert, actuellement, d’espinosas, dont les fleurs répandent partout une teinte dorée. Les petites boules jaunes qui précèdent les feuilles sur cet arbuste, et qui poussent, sans tige, le long de ses branches épineuses, sont tellement compactes qu’on jurerait un buisson d’or. Ici on dit « buisson de feu », et le bois passe pour être le plus dur du pays. Souvent on cueille les fleurs et on les fait sécher ; elles servent, dans cet état, à parfumer le linge et à préserver des mites. Les bergers et les propriétaires de troupeaux se plaignent des épines qui déchirent leurs vêtements, comme ils galopent dans la plaine. Qu’on me pardonne de parler aussi souvent des fleurs ; elles jouent un grand rôle dans les pays que je visite, et que j’essaie de décrire avec fidélité. Le Chili notamment est la terre fleurie par excellence. L’air y est embaumé de la senteur des roses : de grosses roses doubles, roses le plus souvent, mais quelquefois aussi rouges et blanches. Les rosiers poussent en haies, le long des routes ; on en trouve qui grimpent le long des arbres, à 9 et 10 mètres de hauteur, et dont les longues branches retombant ensuite vers le sol, couvertes de boutons, donnent l’illusion d’une muraille de roses. D’autres espèces de fleurs sauvages abondent aussi dans le pays : le lis blanc ou rouge, le pied d’alouette, la primevère, l’eschscholtzia, etc.

À Llaillai, où le train s’arrête quelque temps, nous avons eu l’occasion de voir les jeunes marchandes, à demi-indiennes, qui viennent offrir aux voyageurs des fruits, des fleurs et des gâteaux. Quelques-unes sont remarquablement jolies, et leurs costumes très pittoresques ; la chevelure est bien arrangée et ornée de fleurs ; le visage est net et souriant. Un peu plus loin, à Quillota, où nous étions vers onze heures, le train fut assiégé par des marchands de tous les âges et des deux sexes, qui présentaient aux portières soit des bouquets, soit des paniers de fruits et de légumes : fraises, bananes, oranges, melons, morceaux de cannes à sucre, cherimoyas, asperges, haricots verts, etc. On y voyait jusqu’à des œufs et du poisson : de jolis petits pejereyes, tout fraîchement pris dans le cours d’eau à côté. Les voyageurs eurent, d’ailleurs, bientôt fait de vider les paniers, ce qui montre que les Chiliens qui traversent cette région ont l’habitude d’en profiter pour s’approvisionner.

Je n’ai jamais vu un pays comme celui-ci, pour les poules et les œufs. Une poule n’a jamais moins de dix petits autour d’elle, et j’en ai compté plusieurs fois jusqu’à vingt et vingt-cinq. Quoi qu’on ait pu manger à déjeuner ou à dîner, les domestiques viennent demander, le repas fini, non pas si l’on veut des œufs, mais comment on les désire : frits, à la coque, pochés ou en omelette. Si l’on refuse, on n’en trouve pas moins quelques instants plus tard, auprès de soi, deux œufs passés à l’eau chaude, dont on vous presse de boire le contenu. C’est une habitude invariable, de terminer les repas par l’absorption d’un œuf, sous une forme ou sous une autre.

La célèbre « Cloche de Quillota », montagne qui tire son nom de son aspect particulier et qui indique au navigateur l’entrée du port de Valparaiso, se voit très-bien du chemin de fer, un peu au-dessous de la station de Quillota. Nous nous sommes encore arrêtés à Limache et à Vina del Mar ; puis nous avons longé la mer, où nos yeux ont vainement cherché le yacht. À l’arrivée du train, une nuée de porteurs fondit sur nous ; un cocher et un agent de police se livrèrent à un formidable pugilat, qui se termina par un échange de poignées de main, après avoir occasionné le bris des glaces du véhicule ; Tom, Mabelle et Muriel apparurent sur les entrefaites. Si courte qu’eut été notre séparation, c’est toujours une vraie joie de se revoir.

Valparaiso ne se compose guère que de deux rues interminables qui courent le long de la mer, juste au pied de collines sur le versant desquelles s’élèvent les villas des gens riches. Très peu de personnes habitent la ville elle-même ; mais on trouve, dans celle-ci, de très-belles boutiques, où l’on peut se procurer à peu près tout ce qu’on veut, à condition de payer des prix double de ceux de Londres. Une coupe de cheveux coûte 5 francs ; un chapeau à haute forme se vend 75 francs ; une plume d’oie, six sous ; une ramette de vingt-cinq feuilles de papier à lettre ordinaire, vaut 6 francs. Tout le reste, en proportion.

Tom est ici depuis plusieurs jours avec le yacht ; il est même venu à Santiago, dans l’espoir de me rejoindre. Mais j’étais alors à Cauquenes, et on se souvient que le maître d’hôtel a jugé bon de supprimer la lettre qu’il avait laissée pour moi.

Lundi, 30 octobre. – Si nous avions pu oublier que nous sommes dans un pays où les tremblements de terre sont fréquents, une prière dite hier à l’office, immédiatement après les Litanies, nous l’eût rappelé. Ce petit détail est le seul que j’ai à relever dans notre journée de dimanche. Aujourd’hui, nous devons partir dès que la brise se fera, c’est-à-dire vers onze heures  et comme j’avais beaucoup de lettres à écrire, je me suis levée à quatre heures, de façon à avoir terminé mon courrier avant le premier déjeuner. La route que nous suivrons est maintenant fixée : nous passerons par les îles, de la Société, par celles des Amis et par l’archipel Sandwich. Notre intention était, d’abord, de voir Juan Fernandez (l’île de Robinson Crusoé) qui n’est qu’à 270 milles d’ici ; mais elle a le tort, pour nous, d’être située en dehors de la zone des vents alisés et, d’ailleurs, l’amiral Simpson qui y a passé quinze jours, nous a engagés à ne pas nous y arrêter, disant qu’elle n’a rien de curieux et qu’on s’expose à y perdre toutes ses illusions d’enfance. J’ai essayé de persuader à Tom de faire, à la vapeur, cinq ou six cents milles, de façon à gagner du temps ; mais il tient à faire tout le voyage à la voile, et il prend même très-peu de charbon pour que le yacht, étant moins chargé, se trouve dans de meilleures conditions de navigabilité.

Avant de lever l’ancre, nous sommes allés à terre, mettre nos lettres à la poste. Soit dit en passant, j’espère que nos amis y attacheront un certain prix, car nous avons payé près de 250 francs pour les envoyer en Angleterre. Celles qui nous ont été adressées nous ont coûté 200 francs, bien qu’on en eût réglé le port avant de les expédier. Un remorqueur est venu nous prendre à trois heures et demie, pour nous mettre en dehors du port. Nous voici de nouveau sur l’immense Océan.

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