Mercredi, 2 mai. – À cinq heures du matin, comme nous mettions en route à la vapeur, il faisait calme plat. Mais une brise contraire s’est levée presque aussitôt et s’est mise à souffler avec tant de force qu’il fallut éteindre les feux, faute de pouvoir lutter contre elle. J’ai été très-malade ; les enfants, plus heureux, semblaient prendre plaisir à voir l’eau embarquer, par intervalles. Nous avons fait bien peu de chemin aujourd’hui.
Samedi, 5 mai. – La journée d’hier a été la répétition des précédentes. Ce matin, il y a eu une accalmie ; nous ayons pu allumer les feux et reprendre notre vraie route, dont le vent nous avait écartés. Toute la journée, l’île de Crète et ses sommets couronnés de neige sont demeurés en vue. Je ne suis pas encore remise d’une indisposition que j’ai eue au Caire et je viens de rester couchée, pendant trois jours, aux prises avec un déplaisant mélange de mal de terre et de mal de mer.
Mardi, 8 mai. – Beau temps ; brise debout, forte et froide. Heureusement que les observations de midi nous placent tout près de Malte. À trois heures, en effet, nous approchions de la pointe Delamarre et doublant la pointe de Ricasoli, puis laissant Port Saint-Elme à notre droite, nous entrions dans le grand port de La Valette. Nous sommes venus si souvent ici, que nous nous y sentons presque at home. C’est notre vieux batelier, Bubbly Joe, qui nous a conduits à terre ; c’est notre ancienne connaissance, le maître de l’Hôtel d’Angleterre qui nous a, le premier, souhaité la bien venue ; ce sont les domestiques qui nous ont servis tant de fois, qui sont accourus pour nous recevoir, entourant les enfants, questionnant nos gens, anxieux de savoir comment s’était passé notre voyage. Tout est propre, coquet, brillant comme toujours ; rien de changé, rien de modernisé.
Il y avait, le soir, un grand bal au palais, en honneur du duc d’Edinburgh. On nous a envoyé des invitations et je me suis décidée à y aller ; mais j’étais trop fatiguée et trop souffrante pour pouvoir jouir de la fête. Néanmoins, ces distractions, qui succèdent tout à coup au calme de la vie de mer, sont toujours d’un contraste agréable et reposant.
Mercredi, 9 mai. – J’étais debout de bonne heure, pour admirer une fois de plus tout ce qu’il y a de charmant à regarder ici. Les maisons en pierre, les vérandas peintes et sculptées, remplies de fleurs, l’eau qui baigne le seuil des portes, les bateaux peints, recourbés à chaque extrémité, les femmes dans leurs robes noires et dans leurs faldettas, les prêtres en longues soutanes, tout concourt à transporter l’imagination au delà de la Méditerranée, vers l’Adriatique et vers Venise. À cet instant matinal, surtout, il y a peu de soldats ou de marins anglais pour détruire l’illusion. Malte tient de l’Afrique par sa position géographique, de l’Europe par son administration politique, de l’Asie par son langage, ses édifices, par les manières et les usages de ses habitants. C’est essentiellement une terre frontière. Nous avons donné congé à tout notre monde aujourd’hui, car on a besoin de faire de l’exercice après un aussi long séjour à la mer.
Tom est allé sur le Sultan, présenter ses hommages au duc d’Edinburgh, et m’a fait dire de là que Son Altesse Royale désirait voir le yacht. Le prince est venu, en effet, peu de temps après, et a visité le Sunbeam en détail. Il a pris beaucoup d’intérêt à notre voyage, aux curiosités que nous rapportons, et nous a demandé des nouvelles des personnes qu’il a connues à Tahiti, à Honoloulou et à Hilo, au cours de sa campagne à bord de la Galatea.
Après le départ de Son Altesse Royale, nous avons été revoir la galerie des armures de la Strada Reale, rue des boutiques de la Valette. On trouve, dans ces magasins, des coraux, des ouvrages en filigrane d’or et d’argent et une nouvelle sorte de dentelle qu’on fait, à Gozo, avec de la soie blanche. On la fabrique depuis quelques années seulement ; il y en a de divers prix et de différentes qualités. Le soir, nous sommes allés à l’Opéra Manoel : ce n’est qu’au mois d’octobre que le nouvel Opéra sera inauguré.
Jeudi, 10 mai. – J’étais debout avant le lever du soleil, et, dès que les enfants furent prêts, nous allâmes au marché acheter des fleurs. Le départ étant fixé à six heures et demie, il fallut faire diligence pour être de retour en temps convenable. Néanmoins, par suite d’un retard dans l’envoi de la patente de santé, nous n’avons pu prendre le large qu’à neuf heures. Malte est certainement un des plus charmants endroits où un yacht puisse hiverner : le port est sûr, là société charmante, la vie facile et à bon marché ; la Sicile, l’Italie, et la côte d’Afrique, situées dans son voisinage, ouvrent un vaste champ à d’intéressantes excursions. La Méditerranée nous produit l’effet d’une grande route, après les vastes océans que nous venons de parcourir. Ce matin, dans l’espace d’une heure, nous avons rencontré plus de navires que pendant toute la traversée de Valparaiso à Tahiti et à Yokohama. Vers le soir, on a aperçu l’île de Pantellaria, au large de laquelle nous sommes restés une fois trois longs jours et trois nuits, en calme, sur l’Albatros. Ce fut même à cette occasion que nous nous promîmes, Tom et moi, de ne jamais faire un long voyage sur mer, sans avoir au moins une machine auxiliaire à notre disposition.
Vendredi, 11 mai. – Rencontré deux steamers de la Peninsutar and oriental Company, l’un qui allait en Angleterre, l’autre en Chine. À huit heures, le yacht a doublé le cap Bon ; il navigue maintenant dans la baie de Tunis, au centre de laquelle est le port de la Goulette, qui occupe a peu près la position de l’ancienne Carthage. Nous y avons passé trois jours, il y a quelques années ; j’ai des tables faites avec des mosaïques et des pierres, collectionnées par nous à cette occasion et provenant des anciens palais.
Dimanche, 13 mai. – La brise est contre nous. La mer a cet aspect confus, qui est le caractère propre de la Méditerranée ; il semble que le vent d’hier, celui d’aujourd’hui, et celui de demain s’entendent pour qu’on ne sache pas de quel côté elle vient. Les deux offices ont eu lieu aux heures usuelles.
En portant le point d’aujourd’hui sur la carte, nous en avons retrouvé d’autres, qui correspondent à de précédents voyages. Si, autour de notre position actuelle comme centre, on décrit un cercle avec un rayon de trente milles, on trouve que ce midi-ci est le quatrième que nous passons en dedans de cette circonférence ; si le rayon est doublé, on voit que trois semaines de nos existences se sont écoulées, à différentes reprises, dans ce second périmètre : sans compter nos voyages sur les paquebots qui ne figurent pas sur nos cartes. Que de souvenirs, que de réflexions éveillent ces remarques !
Lundi, 14 mai. – Aujourd’hui, vers midi, le yacht a traversé le méridien de Greenwich : son évolution autour du monde est donc complète, puisqu’il est parti d’un point situé à quelques minutes dans l’est de ce méridien. Le vent a changé dans l’après-midi ; nous avons aperçu toute une flotte de navires de commerce en panne, à l’abri du cap de Gata.
Mardi, 15 mai. – Journée désagréable, marquée par la mort de plusieurs de nos favoris. Le perroquet du steward, qui parlait comme un chrétien et qui le suivait comme un chien, est mort ce matin d’une bronchite aiguë ; son singe, un gentil animal, doux et affectueux, a succombé aux suites d’une inflammation des poumons. Deux autres singes et des oiseaux sont morts dans l’après-midi, saisis par le froid : lories , baniams , etc.
Ce soir, Beau Brummel, le petit cochon des îles de la Polynésie, s’est brisé l’épine dorsale, comme l’a constaté le docteur dans son examen post mortem ; une pièce de bois quelconque sera tombée sur son dos, pendant qu’il trottinait sur le pont, quoique tout le monde déclare n’en avoir rien vu. J’en suis fâchée. Il était un peu trop gourmand et sa propreté laissait souvent à désirer ; mais il était très-amusant. Il jouait, il circulait avec les chiens ; il couchait avec eux, comme un des leurs. En outre, c’eût été une vraie curiosité, en Angleterre : car je n’imagine pas qu’on y trouve beaucoup d’animaux de son espèce, pouvant s’enorgueillir d’un lieu de naissance aussi lointain. Peut-être Beau Brummel descendait-il, directement, de ceux de ses semblables que le capitaine Cook ramena sur l’Endeavour.
Les corps ont été mis, ensemble, dans une caisse bien propre et jetés à la mer au coucher du soleil, accompagnés des regrets de tous, même des larmes des enfants.
Mercredi, 16 mai. – On m’a réveillée à trois heures pour voir le phare de la pointe d’Europe, et je suis restée ensuite sur le pont pour assister au lever du jour. Le temps, malheureusement, ne se prêtait guère à ce spectacle : l’horizon était brumeux, les sommets des montagnes d’Afrique perçaient difficilement les nuages ; Ceuta et le Mont aux singes étaient invisibles. Mais Algesiras et San-Roque se montraient, tout blancs, de l’autre côté de la baie, et le vieux rocher de Gibraltar envoyait au large les parfums de ses fleurs et le gazouillement de ses oiseaux.
Nous avons jeté l’ancre, en dedans du Vieux Môle, à quatre heures et demie. Peu après, les sons familiers des musiques militaires anglaises firent vibrer l’air du matin ; puis les régiments, sortant de leurs casernes avec tentes, bagages et fourgons, défilèrent sur l’Alameda pour aller s’exercer au campement, hors de la ville. Pendant ce temps, le canot de la santé ne venait pas, et nous étions pressés d’aller à terre commander des vivres, de l’eau et du charbon. À sept heures, désespérant de l’apercevoir, nous nous sommes décidés à nous rapprocher du rivage dans une embarcation ; là, ayant hélé un policeman (à distance respectueuse), nous avons exposé notre situation et demandé où nous pouvions réclamer la libre pratique, qui nous fut bientôt accordée. On envoya dire au Sunbeam qu’il pouvait amener le pavillon jaune, et nous vaquâmes à nos occupations.
Après déjeuner, comme plusieurs d’entre nous ne connaissaient pas Gibraltar, nous avons été voir le poste de signaux du haut de la montagne et les fameuses galeries percées dans le roc. Les uns ont pris des ânes ; d’autres sont allés à pied ; tout le long du chemin, on rencontre des petites filles qui vendent des œillets rouges et des roses jaunes. Rien n’est changé dans les galeries, depuis notre dernière visite ; mais le soldat qui nous servait de guide, a dit qu’on attendait de gros canons dont il a indiqué l’emplacement. La température était agréable, ni trop chaude, ni trop fraîche. Dans chaque crevasse, dans chaque fente poussaient de jolies fleurs sauvages, quoique un peu insignifiantes pour des yeux habitués à la végétation des tropiques. Le brouillard s’étant levé, le regard embrassait un panorama magnifique, émaillé de navires à l’ancre et d’autres à la voile près de l’entrée du détroit. Nous avons vu un des deux vieux aigles, étendu dans son aire, à la place habituelle ; cette année, sa progéniture s’est accrue seulement d’un rejeton. Les singes ne se sont pas montrés, à cause du vent ; mais leur nombre s’est élevé à vingt-quatre, en sorte qu’il n’y a pas à craindre que cette intéressante famille disparaisse de sitôt.
Nous sommes repartis à six heures et demie du soir. La brise était si bonne dans le détroit, que le yacht a pu rentrer sa cheminée et marcher à la voile. Au large de Tarifa, nous avons trouvé presque un coup de vent ; il a persisté toute la nuit.
Jeudi, 17 mai. – On a rallumé les feux aux environs de Cadix, la bonne brise d’hier ayant tourné contre nous. Pendant que Tom était en bas et que les hommes prenaient des ris, le yacht a failli aller à la côte. J’ai vu heureusement le danger, et me suis hâtée d’appeler Tom : il est arrivé juste à temps pour faire mettre la barre tout d’un bord. Un accident est bientôt arrivé, en mer. Les hommes de garde aux bossoirs, jugeant superflu de surveiller la côte en plein jour, s’étaient mis à aider leurs camarades ; cet excès de bon vouloir eût pu nous coûter cher.
Vendredi, 18 mai. – Un vent violent du nord est venu fondre sur nous, après le cap Espichel, si bien qu’il a fallu relâcher à Lisbonne. Les montagnes à l’embouchure du Tage, la tour de l’église de Belem, le fleuve lui-même ont dépassé en majesté et en beauté, ce soir, au coucher du soleil, le souvenir que j’en avais gardé. Nous avons dîné à l’Hôtel Braganza, où nous avons retrouvé le même propriétaire qu’en 1861, et une promenade dans la ville a occupé notre soirée. La belle statue de Luiz de Camoens nous a surtout intéressés, nous qui quittons à peine les rives lointaines où l’illustre poète a passé tant d’années d’exil. Il y a dans la capitale du Portugal, un square singulier. On l’a gratifié de pavés qui font l’effet de vagues, sans cesse en mouvement ; pour des gens n’ayant pas le pied marin, la circulation sur cette place doit être bien gênante.
Samedi, 19 mai. – Nous avons été en voiture à Cintra ; de là, sur des ânes, à Pena, le magnifique palais de l’ex-roi Ferdinand, situé au haut des montagnes. C’est un très-curieux édifice, dont les diverses parties sont bâties dans tous les styles possibles d’architecture, avec des sculptures et des moulures anciennes qui offrent au connaisseur un intérêt particulier. Les jardins sont pleins de camélias, de roses et de bougainvillées. Tout près s’élève la statue de Vasco da Gama, fièrement placée, sur un piédestal de rochers naturels transportés au sommet d’un pic, et digne de l’aventureux voyageur dont elle perpétue la mémoire.
De retour à Lisbonne, nous avons pris le tramway pour aller à Belem, où il y a une église et un cloître superbes à visiter. La première pierre de ce monument fut posée en 1500 par le prince Henry de Portugal, en commémoration du dernier voyage de Vasco da Gama, qui venait de découvrir l’Inde. L’emplacement de l’édifice s’appelait à cette époque Bairro de Estella ; Henry le nomma Belem ou Bethléem. On sait que ce prince fut le grand promoteur des découvertes maritimes de son siècle.
Tom est venu nous rejoindre avec le yacht, et nous sommes retournés à bord comptant prendre la mer immédiatement. Mais un vent du nord si violent soufflait en dehors du Canal del Norte, que nous avons jeté l’ancre, pour la nuit, dans la baie de Cascaes, près d’un petit yacht sur le pont duquel on distinguait trois femmes. Nous étions fatigués et la mer était grosse ; autrement, je serais allée leur faire une visite, même à cette heure déjà tardive. Les cérémonies sont ridicules en voyage ; et, d’ailleurs, je ne sais trop à qui, en pareil cas, incombent les avances. Était-ce à nos voisins de mouillage, comme étant les premiers arrivés, ou bien à nous, qui revenons de plus loin et qui sommes, vraisemblablement, de plus anciens navigateurs ?
Dimanche, 20 mai. – Levé l’ancre à cinq heures. Brouillard épais, à la hauteur du Cap del Rocca. Le sifflet à vapeur, les cloches, les trompes ont fonctionné ; ces bruits discordants, jetés dans la brume, sont d’un effet lugubre. Service religieux, matin et soir.
Mardi, 22 mai. – Si le temps était mauvais hier, il est horrible aujourd’hui. Le yacht est resté en panne, une partie de la nuit, sous le cap Finisterre ; puis il a remis en route. Mais au bout de peu d’instants, il a été, de nouveau, obligé de s’arrêter jusqu’au lever du jour.
Mercredi et jeudi, 23 et 24 mai. – Nous avons eu le cap vers l’Amérique plutôt, que vers l’Angleterre, ces deux jours-ci. Ce soir, la brise a diminué sensiblement ; on a allumé les feux et nous sommes à peu près en bonne route.
Samedi, 26 mai. – Reconnu la première terre anglaise, cette nuit à deux heures et demie. À trois heures de l’après-midi, nous touchions à Cowes, afin d’envoyer quelques dépêches ; puis, nous repartions pour Hastings, au milieu des coups de canon et des hourras des yachts. Nous aurions voulu arriver de jour ; mais il était minuit quand les feux de Hastings parurent à l’horizon. En approchant du mouillage, nous vîmes deux bateaux se détacher de la terre et se diriger vers le Sunbeam. C’étaient des jeunes gens du corps des Volontaires de l’Artillerie de la Marine royale qui venaient nous souhaiter la bienvenue. La ville nous avait attendus toute la journée, et bien qu’il fût près de deux heures, nous fûmes bientôt environnés d’embarcations. On se pressait pour nous serrer les mains ; on se disputait nos bagages ; c’était à qui se chargerait de nous conduire à terre. À quatre heures et demie, nous nous sommes embarqués dans les bateaux des Volontaires et, quelques instants plus tard, nous entrions à Queen’s Hôtel où nous avions la joie de retrouver notre fils Allnutt.
Comment décrire maintenant l’accueil si émouvant qui nous fut fait partout, les vivats qui nous acclamèrent, la foule qui nous entoura à notre arrivée à terre et à notre sortie de l’église ! Comment dire que de Hastings à Battle, tout le long d’une route de plus de quinze kilomètres, les habitants nous attendaient, sur le chemin ou sur leurs portes, pour nous saluer au passage ! Comment rappeler l’effet des joyeux carillons des cloches de Battle, qui ne cessèrent de retentir que pendant le service religieux ! Comment exprimer, enfin, nos sentiments de gratitude envers cette Providence qui nous ramenait à notre home, après nous avoir protégés durant ce grand et beau voyage !