Mardi, 17 avril. – La brise s’est maintenue et a même fraîchi, en sorte que nous continuons à naviguer à la voile, ce qui est beaucoup plus agréable que de marcher à la vapeur. Nous n’avons pas, pourtant, de trépidation ; mais le bruit de la machine est déplaisant. Vers onze heures, nous avons dépassé l’île de Perim : l’aspect n’en est pas engageant, et je ne suis pas surprise que les officiers redoutent d’y être envoyés en station. C’est une position très-forte qui prendra une grande importance, quand on y aura établi des réservoirs d’eau et cultivé le sol. Pour l’heure, on n’y voit pas trace de végétation, et du côté de la côte d’Arabie, où nous l’avons longée, on n’aperçoit qu’un petit phare blanc et le sentier qui y conduit. Dans la partie sud, il y a un beau port et une petite ville. Tout autour de l’île, les tortues viennent déposer leurs œufs à une certaine époque de l’année ; c’est l’instant où on les prend.
Avant d’arriver à Perim, on franchit le détroit de Bab-el-Mandeb ou « Porte des larmes, » ainsi appelé à cause des nombreux naufrages qui y ont eu lieu jadis, et on entre dans la mer Rouge, la plus bleue de toutes les mers, n’en déplaise à son titre. Dans l’après-midi, on découvrait, de la mâture, Mocha Yamen (Moka), célèbre à la fois pour ses chevaux arabes et pour son café. C’est une grande ville blanche, pleine de coupoles et de minarets, entourée de verdure jusqu’à une assez grande distance. Bâtie sur le bord de la mer, adossée à un fond de montagnes sablonneuses, rouges et jaunes, elle a l’air d’une perle enchâssée dans des émeraudes. Un peu plus tard, nous avons dépassé le Grand et le Petit Hamish, ou le paquebot l’Alma s’est perdu, il y a quinze ans. Dans la nuit, on a reconnu Jebel Zibayar et Tukar.
Mercredi, 18 avril. – Au petit jour, nous étions à 60 milles, sud-ouest, de Mussawa Zoulia, où le corps expéditionnaire sous les ordres de lord Napier de Magdala, débarqua en 1867. À midi, nous avions fait 221 milles, ce qui est exceptionnel dans la mer Rouge. Le vent a persisté jusqu’à minuit.
Jeudi, 19 avril. – Nous avons marché à la vapeur, de une heure à cinq heures du matin ; puis, à la voile toute la journée. Depuis hier, nous sommes entourés de superbes oiseaux bleus, qui se posent sur les mâts et sur les vergues. On en a attrapé deux cette nuit, pendant qu’ils dormaient ; deux autres qui s’étaient réfugiés à bord pour échapper à un faucon, viennent de se faire prendre par l’équipage, qui m’en a apporté un. On dirait un beau geai, avec des plumes d’un bleu brillant. Les hommes ont tué les leurs, pour que les peaux ne s’abîment pas ; je tâcherai qu’on épargne le mien. Ai-je dit qu’à Colombo nous avions ajouté à notre ménagerie plusieurs oiseaux et des tortues marquées d’étoiles ; et qu’à Aden, nous avions embarqué une gazelle, un cacatoës noir et un jeune singe ?
Nous avons dépassé aujourd’hui Souakim, le port de la Nubie. Les caravanes de chameaux mettent 25 jours pour se rendre, de là, à Berber sur le Nil, en suivant la route de Korib au milieu de montagnes de granit rouge et de basalte noir, hautes de 1200 mètres. Un de nos chauffeurs, Tom Dollar, est resté à Aden ; on ne s’en est aperçu qu’hier. Il paraît qu’il a un frère établi dans ce port, en sorte qu’à peine l’ancre au fond, il est allé le voir. Malheureusement, il ne s’est pas enquis de l’heure du départ du yacht, et nous avons remis en route sans nous douter de son absence. J’en suis contrariée pour lui, car il a laissé à bord ses effets et ses économies ; nous télégraphierons de Suez pour qu’on s’occupe de lui. La chaleur est intense ; nous avons tous dormi sur le pont, cette nuit.
Vendredi, 20 avril. – Un peu plus chaud que la veille ; pas de vent ; obligés de marcher à la vapeur. Ce matin, nous aurions dû voir Jeddo, le port de la Mecque ; mais il y avait tant de brume qu’on n’a rien aperçu, sauf une ligne de montagnes qui se profilait dans les nuages. Nous espérions être à Suez dimanche, de bonne heure ; je crains maintenant que nous n’y arrivions pas avant lundi.
Samedi, 21 avril. – Nous sommes d’accord avec le thermomètre pour trouver que la température devient de plus en plus accablante. On nous avait prédit que ces deux dernières journées seraient particulièrement chaudes ; la prédiction s’est accomplie. Nous n’avons pas rencontré un seul navire, de tout le jour ; dans l’après-midi, nous avons dépassé Zambo, le port de Médine, et un peu avant minuit, on a aperçu le feu du banc de Dœdalus par tribord.
C’était aujourd’hui le jour de la naissance de Muriel, et Mabelle, le docteur et l’équipage lui ont ménagé une surprise. Toute la journée, un des côtés du pont nous a été interdit ; mais après le dîner, on nous a conduits devant un théâtre, décoré avec des pavillons et des lanternes japonaises, et on a fait asseoir Muriel sur un trône, recouvert de drapeaux anglais, avec les deux petits chiens sur des tabourets, de chaque côté, pour imiter les lions légendaires. Des matelots s’étaient noirci le visage, et nous ont donné un concert imité de ceux des Christy Minstrels . Il est curieux de remarquer combien on se trompe souvent dans ses jugements sur les hommes. Plusieurs de nos marins, dont nous n’augurions rien de bon au départ, passent pour les meilleurs de l’équipage, pendant que d’autres, qui nous inspiraient plus de confiance, n’ont pas répondu à l’opinion qu’on avait d’eux. En somme, nous n’avons pas à nous plaindre de notre équipage ; mais il est essentiel de le surveiller constamment et de ne jamais le laisser oisif.
Dimanche, 22 avril. – À l’issue du service religieux, il s’est levé une petite brise qui nous a donné un peu de fraîcheur. Dans l’après-midi, on a vu une nouvelle paire de Frères, deux îles ou rocs qui se dressent, tout droit, du fond de la mer. Le vent a augmenté vers trois heures, au point de nous forcer à adjoindre des manteaux à nos costumes légers et de nous mettre tous mal à notre aise. On préfère toujours ce qu’on n’a pas ; j’imagine que plus d’un de nous s’est pris à regretter la température des jours passés. Nous avons tous l’air gelé ; pourtant, le thermomètre est à 24°.
La brise a encore fraîchi, ce soir ; il a fallu stopper la machine, remonter l’hélice et mettre à la voile. C’est un véritable coup de vent. Nos animaux paraissent tout désorientés ; on s’est hâté de les mettre à l’abri. Neuf singes ont trouvé à se caser dans une pièce de vin vide, où ils se réchauffent l’un contre l’autre ; deux, plus gros et plus dignes, ont eu un logement séparé. La gazelle s’est réfugiée sous une petite tente qu’on lui a dressée sur le pont, dans un bon coin ; les oiseaux ont été l’objet de soins spéciaux.
Nous nous sommes retirés de bonne heure et personne n’a songé, cette fois, à porter son matelas sur le pont. Voilà la première nuit, depuis des semaines, que je dors dans un lit, à bord ; mais j’y ai été terriblement secouée et il y a si longtemps que cela n’est arrivé que je ne savais plus comment m’accorer dans ma couchette.
Lundi, 23 avril. – Continuation du coup de vent. À midi, on a aperçu l’île de Shaduan, ou île des Phoques, ainsi nommée par les anciens, à l’époque où le golfe et la mer abondaient en animaux de cette espèce. Les pêcheurs en rencontrent encore dans le nord, et viennent vendre leurs peaux à Suez. Nous avons tiré bord sur bord, ayant vent debout, absolument : pour un yachtsman, cette manœuvre est un véritable plaisir, mais elle exige, ici, beaucoup d’attention. Les Instructions nautiques disent que l’hydrographie de ces parages-ci est incomplète, sauf pour la partie qui constitue le vrai chenal. Il y a des récifs de corail et des roches sous-marines ; et si l’on vient à faire naufrage, on a la perspective d’être pillé, tué ou vendu comme esclave par les gens de la côte, en quelque point qu’on soit jeté. Ce fut sur les récifs au large de l’île de Shaduan que toucha le Carnatic, le 13 septembre 1869. Nous étions à Suez, cette année-là ; on n’y parlait que de ce sinistre. Un de nos chauffeurs, Abraham, était à bord du Carnatic ; il y a perdu tout ce qu’il possédait, ce qui ne veut peut-être pas dire grand’chose, si j’en juge par son bagage actuel.
La mer est restée dure, toute la journée ; la température nous paraît froide, quoique le thermomètre persiste à accuser 24°. On m’avait bien dit à Aden que j’aurais besoin de mon manteau en sealskin avant d’arriver à Suez.
Mardi, 24 avril. – Nous avons toujours une forte brise contre nous. À midi, le yacht avait gagné au vent 65 milles : très-joli résultat, si on tient compte du temps qu’il fait. Notre situation a au moins le mérite de la nouveauté ; car je me figure que, depuis des années, on n’a pas vu beaucoup de navires louvoyant dans le golfe de Suez. Les vents y sont si réguliers que pendant six mois de l’année on ne peut pas entrer dans la mer Rouge et que, durant les six autres, on n’en peut pas sortir, à la voile s’entend.
Auprès de l’île de Rhas Garril, un steamer a piqué sur nous, nous prenant, sans doute, pour un bâtiment en détresse. Hier et aujourd’hui, on a confectionné des vêtements de flanelle pour les singes, des housses pour les cages, et des petits abris bien chauds pour nos bêtes favorites. Si la brise se maintient, nous ne serons pas à Suez avant jeudi ou vendredi ; mais elle a l’air de vouloir tomber.
Mercredi, 25 avril. – La brise avait sensiblement diminué lorsque je suis montée sur le pont, à quatre heures du matin ; trois heures plus tard, il faisait calme et on a allumé les feux. Le brouillard nous a empêchés de voir le mont Sinaï, mais nous avons reconnu l’endroit où l’on dit que les Israélites traversèrent la mer Rouge. À quatre heures, la ville de Suez était droit devant nous Les abords en sont arides : pas un brin d’herbe, pas un signe de végétation ; rien que des pics, des rocs, des pierres et du sable. Ce tableau, du reste, ne manque pas de grandeur, particulièrement au lever et au coucher du soleil. Le profil des montagnes, la coupe des rochers, le contraste entre le bleu du ciel et de la mer et le rouge et le jaune des falaises, forment un ensemble impressionnant. Même quand la nuit s’est établie et que les teintes de la côte se sont fondues dans l’ombre, la clarté de la lune donne un charme nouveau au paysage.
J’ai eu, cette après-midi, une conversation avec Mahomet, un de nos chauffeurs indiens, qui était en train de se faire un turban avec un morceau de mousseline. – « Est-ce de la mousseline anglaise ? » demandai-je. – « Non, Missy, pas anglaise ; suisse ; anglaise, mauvaise ; rien que de la gomme ; salit les doigts, et pas solide. » Aux îles Sandwich et dans la Péninsule malaie, les indigènes se plaignent aussi des produits de Manchester. À Hong-kong, on voit, dans les boutiques, des objets de provenance anglaise qui ne parviennent pas à se vendre parce que la traversée a suffi à les détériorer, tandis que des objets identiques, fabriqués en Amérique, ont gardé toute leur solidité première. Triste jour que celui où l’on aura cessé d’avoir foi dans l’honnêteté britannique, et où la suprématie commerciale de l’Angleterre sera, ainsi, compromise ! Les coupables, malheureusement, ne seront pas seuls à en pâtir.
Nous avons jeté l’ancre à l’heure où le soleil disparaissait derrière les montagnes de l’Arabie, et nous sommes descendus immédiatement à terre pour prendre nos arrangements avec la Compagnie du Canal. Pendant que Tom s’entendait avec le pilote-chef, les enfants se sont amusés à sauter des ruisseaux sur un poney qu’on leur avait prêté ; moi, j’admirais les progrès de la végétation, depuis notre séjour de 1869. Nous avons fait encore cinq ou six milles à la vapeur, pour nous rapprocher de Suez, puis nous avons débarqué en face du grand hôtel, lequel est plus mauvais que jamais. Les chambres sont sales, la cuisine est détestable.
Rien à voir à Suez ; nous sommes, pourtant, sortis pour l’amour de ce rien. Après avoir expédié nos lettres et pris celles qui nous étaient destinées, nous avons erré dans le sable, du côté de la gare, du quartier arabe et des bazars, où l’on tombe quelquefois sur des curiosités, apportées par les pèlerins de Médine ou de la Mecque.
Jeudi, 26 avril. – Il n’y a qu’en Arabie ou en Égypte qu’on assiste à des levers de soleil comme celui d’aujourd’hui ; nulle part, on ne retrouve de pareilles teintes. Nous avons eu des visites toute la matinée ; avant dix heures, nous remontions le canal à la vapeur, avec 36° de température à l’ombre, sous une tente double. Un vent brûlant du désert venait à nous, comme la bouffée d’une fournaise. Je suis restée sur le pont aussi longtemps que j’ai pu supporter la chaleur, soucieuse de ne rien perdre de l’étrange aspect du désert. Du sable, du sable partout ; ici, une troupe de chameaux ; là, des tentes arabes ; plus loin, un groupe déplaçant sa demeure mobile ; à côté, des femmes en train de laver, et des buffles auprès d’un cours d’eau. Après avoir fait huit milles, nous avons stoppé à une gare (c’est ainsi qu’on appelle les points d’arrêt), pour laisser passer trois bâtiments, dont un hollandais et un allemand ; ils n’étaient, ni l’un ni l’autre, remarquables pour leur propreté. Le hollandais portait de jeunes recrues qui vont rejoindre leurs régiments à Achen.
Nous sommes arrivés à Ismaïlia juste à neuf heures, et nous avons dîné à l’Hôtel de Paris, très-bon établissement que tient un vieux Français. Les enfants, nos amis et moi, nous allons demain par terre au Caire, pour voir les Pyramides ; nous rejoindrons le yacht à Alexandrie. La soirée a été superbe ; nous sommes revenus à bord avec un beau clair de lune et une petite brise fraîche qu’il faisait bon respirer.
Le Canal a pris une grande importance dans les dernières années, notamment depuis quelques mois ; il y passe en moyenne quatre ou cinq navires par jour. Aujourd’hui, le seul bureau de Suez a fait une recette de 150, 000 francs. Un excellent plan du Canal, avec des petits modèles des navires qu’on dispose d’après les télégrammes reçus, permet aux directeurs de connaître exactement la position de chaque bâtiment. S’il y a stoppage ou accident, une dépêche les en informe immédiatement ; mais cela arrive rarement. M. de Lesseps a acheté, récemment, un petit canal, en partie bouché, allant du Nil, près du Caire, à Ismaïlia ; on l’a creusé et élargi, et on vient de l’inaugurer en grande pompe. Actuellement, un navire qui ne cale pas plus de 4m, 20 peut aller directement de Suez, ou de Port-Saïd, au Caire. Si nous en avions eu le temps, nous aurions pu faire ce trajet sur le yacht et mouiller au pied des Pyramides de Cheops. L’objet de cette nouvelle voie est de faire du Caire et d’Ismaïlia des ports égyptiens comme Alexandrie, et d’éviter ainsi des transports par terre, longs et onéreux. Déjà plusieurs navires, venant de la Haute Égypte avec du grain, ont profité de ce nouveau moyen de communication.
Vendredi, 27 avril. – On nous a envoyé une petite barque, pleine de poissons ; de légumes et de fraises. Il n’y a pas de pluie ici, à tel point que, dans les trois dernières années, on n’a eu à Suez qu’une légère averse ; mais les débordements du Nil suffisent à fertiliser le sol du désert.
Le Sunbeam devait partir à huit heures, dès qu’un gros bâtiment venant de Port-Saïd aurait passé : certains endroits du Canal sont, en effet, trop étroits pour que deux navires puissent s’y croiser et l’un est obligé d’attendre l’autre. Nous sommes allés à terre, à sept heures et demie. Le soleil était déjà brûlant ; notre course à âne jusqu’à l’hôtel, nous rendit tous haletants. Après le déjeuner, vers onze heures, nous avons pris le train du Caire, où nous sommes arrivés à six heures ; on s’arrête une heure à Zag-à-Zig, sur la route, pour permettre aux voyageurs de luncher. Le changement qui s’est opéré dans l’aspect du pays, depuis huit ans, est extraordinaire. Un vaste désert de sable s’est transformé en campagnes ondulées, et le blé montre ses hautes tiges là où on ne découvrait que des tourbillons de poussière. Ces merveilles sont dues à l’irrigation. La richesse de l’Égypte doit augmenter considérablement ; mais on se demande comment ses habitants faisaient pour vivre, auparavant. Actuellement, on les voit dans les champs : les hommes moissonnant, les femmes glanant, les buffles traînant la charrue et préparant de nouvelles récoltes.
En arrivant au Caire, nous sommes montés dans un grand char à bancs qui nous a conduits à l’ancien Shepherd’s Hôtel, aujourd’hui rebâti et bien mieux installé. La capitale de l’Égypte a subi, elle aussi, bien des changements, quoiqu’il ne me semble pas qu’ils soient aussi heureux que ceux que l’on constate dans le reste du pays. Après le dîner de la table d’hôte, nous avons été au jardin d’Ezkebieh. Il est bien disposé ; on y voit de belles fleurs et un gazon bien vert, qu’entretiennent de fréquents arrosages ; mais les grands arbres ont été abattus, en sorte que, dans un pays où le grand souci de chacun est de trouver un peu d’ombre, on ne rencontre pas, sur cette promenade, un seul endroit pour s’abriter. Des musiques française et arabe y sont venues jouer ce soir, mais l’auditoire était peu nombreux : c’est, du reste, l’époque de l’année où tout le monde fuit la ville, à cause de la chaleur.
Samedi, 28 avril. – Nous sommes partis, au lever du jour, pour les Pyramides, à la grande joie des enfants, qui se faisaient une fête de cette excursion. Le ciel était gris ; un vent fort soufflait du nord ; le temps avait donc complètement changé en quelques heures. Après avoir traversé le Nil sur un beau pont de pierre, et aperçu le Palais de Gezireh où a logé le prince de Galles, nous avons passé auprès des chantiers du chemin de fer. Deux éléphants y étaient employés, dont l’un, précisément, s’exerçait à se coucher pour permettre à son cornac de descendre. Bientôt, notre petite bande poussa le cri « Les Pyramides ! » et, en effet, devant nous, se dressaient ces monuments énormes, sans fondateur connu, qui dominent, depuis des siècles, les sables du désert, pendant que l’éclatant soleil et la brillante lune de l’Afrique marquent, autour de leurs sommets, des jours et des nuits innombrables. Même, la position de la terre a tellement changé dans cet immense laps de temps, que l’étoile polaire a cessé de répandre sa pâle lumière, dans le passage central qu’elle éclaira jadis.
Notre voiture nous mena jusqu’à la petite éminence où sont les Pyramides, en suivant de longues avenues d’arbres actuellement dépouillés de leurs feuilles. Là tout le monde descendit, à l’exception de Muriel et de moi ; mais les chevaux n’en eurent pas moins beaucoup de peine à arriver au pied des monuments, la pente étant difficile. Nous fûmes, aussitôt, environnés d’Arabes. Ils sont un peu bruyants, un peu trop pressants dans leurs demandes d’un backshish, un peu trop désireux de vendre leurs curiosités, réelles ou imitées ; mais ce sont, à tout prendre, de braves gens, polis, obligeants, qui m’ont vraiment amusée pendant l’heure que j’ai passée seule avec eux, alors que mes compagnons, petits et grands, montaient et descendaient les Pyramides. Beaucoup parlaient couramment plusieurs langues, et je les ai trouves, en général, assez bien renseignés sur les événements d’Europe, notamment sur la guerre qui avait lieu à cette époque. Un d’eux m’a offert de descendre du haut d’une des grandes pyramides et de monter au sommet de la plus petite (une des plus difficiles à gravir) en huit minutes, pour un franc. En réalité, lui et d’autres qui ont voulu exécuter cet exploit, ont mis tout près de dix minutes.
Après avoir pris un peu de pain et de vin et avoir acheté quelques curiosités, nous sommes retournés à la ville, ayant froid et regrettant nos couvertures de voyage, laissées à l’hôtel. Vers le soir, nous avons loué des ânes pour visiter les bazars et circuler dans les rues. Décidément, Le Caire est en train d’être « haussmannisé. » Les gens qui y habitent s’en félicitent probablement ; mais pour le voyageur et pour l’artiste, pour ceux qui aiment l’imprévu, le pittoresque, l’original, la ville a perdu tout son charme. Là où s’élevait naguère une des belles cités de l’Orient, on ne trouve plus, maintenant, qu’une mauvaise copie du Paris moderne avec un ciel bleu, un soleil brillant, un climat doux, et quelques vieilles maisons dans de petites rues étroites, où l’on peut encore rêver aux contes des Mille et une nuits.
Nous avons parcouru les bazars où se vendent les bijoux, en or et en argent, qu’on fabrique dans le Soudan et dans l’Abyssinie ; puis, le bazar turc ; puis, les bazars d’objets de sellerie. Nous avons vu les mosquées, les vieilles maisons : tout ce qui reste de l’ancien Caire. Alors, débouchant dans le nouveau quartier, au milieu des squares et des rues neuves, nous avons monté du côté du palais du vice-roi et de la splendide mosquée de Mehmet-Ali, bâtie en albâtre égyptien, pour assister au coucher du soleil. La vue, de la terrasse, est superbe : sur le désert, sur les palmiers, sur les Pyramides ; mais le soleil a disparu derrière un rideau de nuages chargés d’eau et dans un ciel tourmenté par le vent et le sable du nord, en sorte que nous n’avons pas eu le grand spectacle que nous venions chercher.
Lundi, 30 avril. – Retour hier à Alexandrie, après l’office. Ce matin, debout à cinq heures et promenade à âne avec Mabelle. Tom est arrivé pour déjeuner ; il dit que le voyage de Port-Saïd ici a été dur et déplaisant.
Nous avons fait plusieurs visites ; une, entre autres, chez un vieil ami qui vient de parcourir l’ancienne terre de Midian (ou Madian), à la demande du vice-roi. Il est enchanté de son expédition ; le climat est excellent, de mai à septembre ; le sol est arrosé par des filets d’eau, qui reversent de petites vallées, pleines de fleurs et de fruits ; le blé atteint des hauteurs de 4 mètres à 4 mètres et demi ; la richesse minéralogique est, surtout, extraordinaire. Dans le sable des rivières, dans des endroits que lui avaient signalés des pèlerins de la Mecque, notre ami a trouvé de l’or, sans parler de l’étain, du fer, etc. Au point de vue historique, son voyage n’est pas moins intéressant ; il a découvert les ruines de huit villes et, auprès, dans les lits desséchés de cours d’eau, il a pu suivre les moyens qu’on employait, il y a des siècles, pour chercher et pour extraire l’or.
Le consul nous a donné un janissaire pour nous montrer le palais du Sultan. Il est grand et sans meuble ; décoré dans le goût des palais de Gherniga et de Dolma Batscha. Nous avons vu ensuite la Colonne de Pompée, l’Aiguille de Cléopâtre, les dahabées prêtes à remonter le Nil, etc. ; puis nous avons regagné l’hôtel pour dîner.
Mardi, 1er mai. – J’ai écrit, de trois heures à six heures du matin, pour que mes lettres pussent partir par le paquebot français, et je suis allée ensuite, à âne, avec Mabelle, visiter le marché. Tout y est si entassé, viande, poisson, légumes, fruits, qu’on ne voit pas grand’chose ; mais le public est amusant à regarder, en particulier les noirs et les Arabes qui escortent les Européens et qui portent leurs achats. Après avoir visité divers bazars où l’on trouve toutes les spécialités de Damas et de Jérusalem, de Constantinople et de Brousse, nous sommes revenues déjeuner. Deux gros singes, perchés sur un âne ont exécuté des tours de toute espèce sous nos fenêtres, au grand bonheur des enfants. Ils étaient atrocement laids, mais je n’en ai jamais vu de plus drôles. L’un d’eux a joué un vrai drame avec l’homme et le jeune garçon qui les conduisaient ; il s’est laissé monter, comme un cheval ; il a feint de s’évanouir dans les bras de son gardien ; il a fait le mort avec une imperturbable gravité, souffrant qu’on le tirât par la queue, qu’on lui ouvrît les yeux, qu’on le secouât dans tous les sens, sans qu’un mouvement vînt le trahir. Enfin, à un signal du maître, il se redressa subitement, tira un coup de fusil et se disposa à partir. Ce départ n’était, d’ailleurs, qu’une fausse sortie. Le singe fut invité à descendre de sa monture pour réclamer le backshish, ce qu’il fit, son bonnet à la main ; et, comme, dans la galerie, certains ne lui parurent pas suffisamment généreux, il prit un affreux serpent, dans un sac derrière son dos, et en menaça les curieux, à leur vive consternation.
Nous avons lunché chez le consul, autour d’une table chargée de ces roses admirables pour lesquelles Alexandrie est réputé. Tous les plats étaient l’œuvre d’un cuisinier français ; la salle à manger était fraîche et protégée contre les mouches par des stores en gaze, placés devant les fenêtres et les portes ; les convives avaient, tous, plus ou moins couru le monde. Il fallut le souvenir de rendez-vous donnés à bord, pour interrompre cette agréable réunion ; encore, quand nous fûmes sur le yacht, trouvâmes-nous que nos invités nous y avaient devancés et que les enfants faisaient, à notre place, les honneurs du pont. À cinq heures et demie, tout était prêt pour le départ ; mais, à cause du steward qui était allé chercher à terre le linge, toujours en retard, nous n’avons pu démarrer qu’après le coucher du soleil. Au bout d’une heure, on ne distinguait plus rien ; continuer à marcher, c’était s’exposer à un échouage sur les bancs de sable, qui sont nombreux de ce côté : « bâbord la barre, tout ! », a crié Tom. Le yacht a tourné sur lui-même, comme un toton, et nous laissions bientôt tomber l’ancre, à notre ancien mouillage, dans le port d’Alexandrie, pour y passer la nuit.