CHAPITRE IV Délivrance de Charlot. – Les exploits de Jobic. – Deux bains dans la mare.

Il n’est jamais agréable pour un enfant de neuf ans de se trouver renfermé dans un endroit obscur, avec la perspective d’y passer vingt-quatre heures sans boire ni manger.

La colère et la frayeur du prisonnier n’empêchaient pas son estomac de lui rappeler qu’il était près de midi, et que le dîner de la maison paternelle chauffait en ce moment. Encore s’il avait eu les pommes de terre si bien arrangées sous la cendre ! Elles devaient maintenant être cuites à point. Le plaisir aurait été grand de les partager avec la petite Fanchette !

Au milieu de ses préoccupations gastronomiques, Charlot en éprouvait d’autres plus sérieuses. Le souvenir de certain gros bâton, qu’il avait vu dans la main du fermier et qu’il avait entendu résonner sur les côtes de la pauvre Bellone, le faisait frémir. Et le gros chien donc, s’il était lancé contre lui !

Cette idée effrayait beaucoup le pauvre enfant. À chaque aboiement du dogue, il tremblait de tous ses membres.

Deux ou trois fois, l’entendant rôder près de la porte de sa prison, il se mit à pousser des cris perçants.

« Veux-tu te taire ! lui criait alors Mathurin qui, assis sur le brancard d’une charrette, emmanchait des fléaux à battre le grain. Si tu cries, je te plonge dans la mare. »

Il y avait en effet, au milieu de la cour, une mare d’eau bourbeuse qui servait de baignoire aux oies et aux canards.

Peu soucieux de partager leurs plaisirs, Charlot prenait le parti de se taire.

Mais bientôt la peur s’empara de lui plus que jamais ; le chien aboyait.

« Qu’est-ce qu’il y a, Corlay ? » dit le paysan à l’animal.

Corlay répondit à sa manière en grondant plus fort.

Ce qui excitait ainsi la mauvaise humeur du chien de garde, c’était l’arrivée de Kidu. Il s’avançait hardiment, précédant Marianne, Jobic et la petite mendiante.

« C’est ici ; et voilà où ce méchant homme a enfermé Charlot, » dit Fanchette en montrant le cellier.

Puis elle ajouta toute tremblante :

« Et le voilà, lui, avec son gros chien et son gros bâton.

– C’est bon, je vais lui parler, murmura Jobic.

– Oh ! non, je vous en prie ! s’écria Marianne, craignant quelque violence du matelot. Laissez-moi d’abord causer avec lui.

– Soit ! »

Malheureusement pour les intentions pacifiques de Marianne, Kidu et Corlay s’étaient précipités l’un sur l’autre. Comme la première fois, le pauvre Kidu eut le dessous, et son féroce adversaire l’aurait étranglé si Jobic n’était intervenu.

« Rappelez donc votre chien ! » cria-t-il au fermier qui riait méchamment.

Au lieu de rappeler Corlay, Mathurin l’excita.

« Kss, kss ! dit-il.

– Oui-da ! » fit Jobic.

Il empoigna un des bâtons de houx destinés à être ajustés aux manches des fléaux et s’en servit si vigoureusement aux dépens de maître Corlay, que celui-ci lâcha le pauvre Kidu et voulut se jeter sur Jobic ; mais le marin maniait son bâton comme sait le faire tout matelot armoricain. En un clin d’œil, Corlay reçut cinq ou six coups qui le mirent en complète déroute.

« Voulez-vous laisser mon chien, vous ! » s’écria Mathurin furieux.

Jobic allait lui répondre sur le même ton ; mais Marianne le retint en lui mettant la main sur le bras.

« Letallec, je vous en prie ! dit-elle.

– J’apprenais à votre chien à connaître son monde, murmura le matelot qui se contenait à peine.

– Monsieur, reprit Marianne, je viens réclamer mon fils que vous avez enfermé.

– Ah ! te voilà, petite coquine ! » interrompit Mathurin en menaçant du poing la pauvre Fanchette, qui se réfugia derrière le marin.

En ce moment Charlot, reconnaissant la voix de sa mère, se mit à pousser des cris de paon.

« Maman ! maman ! À moi ! au secours ! »

La pauvre mère se figura qu’on égorgeait son fils et courut au cellier. Mathurin lui barra le passage et la repoussa brutalement. Comme elle se débattait pour s’échapper, il leva la main sur elle.

Mal lui en prit. Un poignet de fer lui saisit le bras et le rabattit avec tant de force qu’il poussa un cri de douleur.

« Expliquons-nous tranquillement, lui dit Jobic sans le lâcher. Chut ! ne bougeons pas, ou je serre. »

Pendant que Mathurin racontait avec force exagération les ravages commis par les bestiaux de Charlot, Marianne courait ouvrir à son fils. Le pauvre petit se jeta tout en pleurs dans les bras maternels. Il avait le nez en sang et une joue rouge encore du soufflet que lui avait donné son brutal adversaire.

« Comment avez-vous eu le cœur de frapper ainsi cet enfant ? » dit Marianne indignée en montrant au fermier la trace des coups qu’avait reçus maître Charlot.

Comme tous les gens qui n’ont que de mauvaises raisons à donner, Mathurin se répandit en injures et en récriminations.

« Causons tranquillement, interrompit Jobic qui n’était jamais plus en colère que lorsqu’il employait cette formule pacifique. À combien évaluez-vous le dégât dont vous vous plaignez ? »

Mathurin continua de parler à tort et à travers.

« Résumons-nous, reprit le matelot qui le tenait toujours par le bras. À combien estimez-vous le dégât ?

– À plus d’un écu (trois francs), répondit Mathurin, aussi menteur que brutal.

– Un écu ! dit Marianne. Mais, dans toute la journée, la vache et les chèvres ne pourraient pas consommer pour dix sous de trèfle.

– Brisons là, fit le matelot au fermier. Voici vingt sous, mon garçon. Sous le rapport du dommage nous sommes quittes, n’est-ce pas ?

– À peu près, » grommela Mathurin, enchanté de cette aubaine, car les bestiaux n’avaient pas mangé pour la moitié de ce prix, et vingt sous, qui semblent bien peu de chose à des Parisiens, sont une somme pour de pauvres paysans.

« Maintenant, reprit Jobic, il nous reste un autre petit compte à régler, mon gaillard : j’ai à vous rendre les coups que vous avez donnés à l’enfant.

– Il m’avait jeté des pierres ! s’écria Mathurin qui, voyant le marin ôter sa veste, la plier soigneusement et la poser sur une traverse, ne comprenait que trop la signification de cette pantomime.

– Ce n’est pas vrai, dit Charlot.

– Ce n’est pas vrai, » répéta Fanchette.

Emporté par la colère, Mathurin allongea un soufflet à la petite mendiante qu’il renversa du coup. À cette vue, Jobic se dégagea des mains de Marianne et tomba à coups de poing sur le fermier.

Quoique plus jeune que son adversaire, Mathurin avait au moins dix centimètres de plus que lui ; mais Jobic était brave et vigoureux, et le fermier n’était qu’un poltron. Il demanda grâce bien vite.

Au moment où Jobic le lâchait, Mathurin aperçut un des domestiques de la ferme qui arrivait en courant.

« À moi ! cria-t-il. À moi, Fanche ! »

Et se jetant à l’improviste sur Letallec qui ramassait sa veste, il lui porta traîtreusement un grand coup dans le dos.

Jobic se retourna en poussant un rugissement. Il saisit Mathurin à la gorge et le renversa sous lui.

« Prenez garde, Jobic ! » lui cria Marianne en lui montrant le domestique qui n’était plus qu’à deux pas des combattants.

Jobic se redressa, enleva Mathurin de terre et le lança contre le domestique avec tant de force que maître et valet s’en allèrent rouler ensemble dans la mare, au grand effroi des canards et des oies.

Malgré son inquiétude, Marianne ne put s’empêcher de rire en voyant les deux paysans se débattre au milieu de l’eau, se raccrocher l’un à l’autre au sortir de la mare dans un état indescriptible.

Ne désirant point renouveler connaissance avec le matelot qui avait repris son bâton de houx et le faisait tourner d’une façon peu engageante, Mathurin se sauva dans la maison.

« Causons tranquillement, mon gars, dit Jobic au valet que Marianne connaissait depuis longtemps. Je ne te veux point de mal, et tu serais bien bon de te faire assommer pour un maître aussi poltron que le tien. »

Le domestique avait déjà eu à se plaindre de la brutalité du nouveau fermier ; mais le bain qu’il venait de prendre lui restait sur le cœur.

« Regardez dans quel état votre maître a mis mon fils, dit Marianne en lui montrant la figure enflée de Charlot.

– Ça me fait bien mal, Fanche, ajouta le petit garçon.

– Pauvre gars ! » murmura le paysan, qui avait vu naître Charlot et lui avait fabriqué plus d’un sifflet et plus d’un manche de fouet. »

Pour faire oublier à Fanche son bain imprévu, Marianne l’invita à venir boire un verre de cidre quand il passerait devant la chaumière des Morand.

« Et je vous ferai goûter du rhum que j’ai apporté des Indes, ajouta le matelot. Ça vous séchera si bien que vous ne me garderez pas rancune de votre culbute. »

Le paysan était un brave garçon et ne méprisait ni le cidre ni le rhum ; il se mit à rire et promit d’entrer chez les Morand dans le cours de la journée.

« Mes compliments à votre maître, lui dit Jobic en le quittant. Puisqu’il ne connaît pas encore ses voisins, vous pouvez le prévenir que mon camarade Antoine Morand est plus vigoureux que moi, et que, si jamais on touchait à ses enfants, il pourrait bien assommer le coupable, ou lui fendre la tête d’un coup de bâton. Au revoir et sans rancune. »

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