CHAPITRE V Les bons cœurs. – Promesses de Jobic. – Le départ pour la pêche.

Tandis que le domestique rentrait à la ferme pour changer de vêtements, Jobic, Marianne et les deux enfants reprenaient le chemin de la grève.

Charlot, consolé par le plaisir qu’il avait eu à voir son ennemi se débattre dans la mare, cheminait gaiement avec la petite mendiante.

« Et les pommes de terre ! » s’écria celle-ci en passant à côté du champ.

Ils coururent au talus et trouvèrent les pommes de terre un peu carbonisées, mais cependant mangeables. Charlot en devint encore plus joyeux. Fanchette les mit dans son tablier et continua son chemin avec la famille, car Marianne l’avait invitée à dîner. Denise la reçut en l’embrassant et la servit de son mieux.

Quoiqu’on soit fort humain pour les mendiants en Bretagne et qu’on leur parle toujours avec bonté, la pauvre orpheline s’était trouvée rarement à pareille fête. – Jamais, disait-elle, elle n’avait mangé de si bonnes galettes !… Et les coquillages étaient si bien cuits ! Et le lait de la vache blanche avait si bon goût !

Après le dîner, Denise tira sa mère à l’écart.

« Maman, dit-elle, la pauvresse doit avoir bien froid avec son justaucorps en toile.

– Eh bien ? demanda Marianne qui voyait venir sa fille.

– Eh bien, si tu me permettais de lui donner un des miens, puisque j’en ai deux ?

– Alors tu n’en auras plus pour te faire belle le dimanche ?

– Tant pis, murmura Denise avec un soupir. Veux-tu ? » reprit-elle en montrant du doigt l’armoire.

La mère en souriant fit signe que oui.

La petite courut au meuble, grimpa sur une chaise, saisit le justaucorps et l’apporta toute joyeuse à Fanchette.

Celle-ci hésitait à l’accepter et regardait timidement Marianne.

« Prends, mon enfant, » dit la femme du pêcheur.

Fanchette prit le vêtement avec mille remerciements joyeux et confus.

« Écoute, dit Jobic à la gentille Denise, demain nous irons à Lanmodez choisir un justaucorps, et nous achèterons en même temps un tablier et une coiffe pour cette petite. Hein, ça te va-t-il ?

– Oh oui ! » s’écria Denise en frappant des mains.

Rien ne vaut le bon exemple de leurs aînés pour former au bien les jeunes enfants. Témoin de la générosité de sa sœur, Rosalie creusait sa petite cervelle pour trouver un moyen de l’imiter. Après cinq minutes de réflexion, elle alla chercher un de ses bonnets, se hissa sur le banc à côté de Fanchette et se mit en devoir d’ajuster la coiffure sur la tête de la pauvresse. Comme Fanchette avait sept ans, et Rosalie quatre, les dimensions de leurs têtes ne s’accordaient guère, et l’entreprise de l’enfant était difficile à exécuter. La pauvre Fanchette y perdit quelques cheveux et ne se plaignit pas. Enfin Jobic, qui s’était amusé des efforts et de la gravité de Rosalie, promit d’emmener le lendemain tout le monde à Lanmodez.

« Allons-y tout de suite, » dit Rosalie.

Jobic ne demandait pas mieux. Marianne s’y opposa.

« Demain c’est dimanche, dit-elle ; les enfants auront leurs beaux habits ; puis leur père pourra venir avec nous.

– C’est juste, » fit le marin.

Rosalie et Charlot se regardèrent piteusement.

« Et tes bestiaux, Charlot ? reprit la mère ; il est temps de les faire sortir. »

Malheureusement, quand les enfants se sont amusés, il leur paraît ensuite très dur de se remettre à la tâche ordinaire.

Charlot fit la grimace à l’appel de sa mère. Il n’avait pas envie de quitter Jobic. Cependant, comme il n’était point désobéissant, il prit son chapeau de paille, sa gaule, et sortit en soupirant.

« Pauvre petit ! murmura Marianne en le suivant de cet œil attendri des mères, qui sont toujours disposées à compatir aux moindres contrariétés de leurs enfants.

– Maman, dit Denise, si tu veux, j’irai aux champs à la place de Charlot. Je filerai là-bas aussi bien qu’ici.

– Une idée ! dit le matelot, qui ne savait qu’inventer pour faire plaisir à ses jeunes amis. C’est aujourd’hui la grande marée, la mer va se retirer fort loin. C’est le vrai moment pour pêcher au bas de l’eau. »

Nous dirons tout à l’heure ce que l’on appelle ainsi.

Les enfants firent un bond de joie : la pêche au bas de l’eau était un de leurs rêves ; mais leur mère ne voulait pas qu’ils y allassent seuls, et elle avait trop à faire chez elle pour les y accompagner, tandis qu’Antoine trouvait plus de bénéfice à pêcher en bateau.

En voyant la joie de son petit monde, Marianne ne put s’empêcher de sourire.

« Et les bestiaux ? murmura-t-elle avec une inflexion de voix qui révélait qu’elle ne demandait pas mieux que d’être convaincue.

– J’irai à la place de Charlot, s’écria Denise, toujours disposée à se dévouer.

– Si on veut, dit timidement la petite mendiante, moi, je les garderai.

– Cela te privera du plaisir de la pêche, pauvre enfant, fit observer Marianne.

– Oh ! non, madame, je suis si fatiguée que je ne pourrais marcher ; puis j’ai les pieds tout écorchés et l’eau de mer me brûlerait. »

Il y avait du vrai dans ce que disait Fanchette ; mais elle était heureuse surtout de pouvoir faire quelque chose pour ceux qui lui avaient témoigné tant de bonté.

On finit par accepter sa proposition. Charlot, qui était revenu de l’étable, s’empressa de lui confier son sceptre, c’est-à-dire sa gaule d’osier, et lui donna gravement ses instructions. Il fut convenu que Fanchette reviendrait pour souper et qu’elle coucherait chez les Morand.

Mais les bestiaux, quand il voulut les faire sortir, regardaient l’étrangère avec de grands yeux étonnés. Kidu surtout ne pouvait s’expliquer cet arrangement ; il allait de Fanchette à Charlot et de Charlot à Fanchette.

« Qui dois-je suivre ? » demandait-il.

Il penchait cependant pour accompagner Charlot ; mais ce dernier brandit son bâton d’un air terrible, tandis que Fanchette l’appela de sa voix douce en lui montrant du pain. Kidu comprit, et jetant un dernier regard de reproche à son maître, il suivit la mendiante. Il mordit même un peu les jarrets de ce coquin de Kéban qui ne voulait point s’éloigner de son pâtour (pâtre) ordinaire.

Pendant ce temps, Jobic préparait les ustensiles nécessaires à la pêche. Il prit pour lui la hotte, le havenot et la fouine d’Antoine.

Tout le monde sait ce que c’est qu’une hotte, sorte de long panier comme en ont les chiffonniers et que les pêcheurs portent aussi sur leur dos.

Le havenot (havenet, en d’autres pays) est une grande poche en filet fixée sur un cercle en bois et emmanchée au bout d’un long bâton. On la plonge dans l’eau lorsqu’on voit des crevettes ou de petits poissons. Puis on la relève brusquement. L’eau s’écoule à travers les mailles, et les poissons restent au fond de la poche, où les pêcheurs les prennent ensuite avec la main pour les jeter dans la hotte.

La foëne, qu’on appelle fouine sur les côtes de Bretagne, est une sorte de longue fourchette en fer à deux dents ; à trois dents elle porte le nom de trident. Elle est aussi adaptée à un manche de la longueur des cannes que portaient jadis nos grands-pères. Elle sert àpiquer les poissons, principalement les poissons plats, tels que les plies et les soles qu’on trouve dans les flaques d’eau.

Outre ces trois ustensiles, Jobic prit encore un levier en fer destiné à soulever les pierres sous lesquelles se cachent les homards et les roussettes ou chiens de mer.

Avec quelques morceaux de vieux filets, que Marianne eut la complaisance de coudre, le marin confectionna tant bien que mal deux havenots pour les petites filles. Rosalie surtout tenait à en avoir un et ne trouvait pas le sien encore assez grand. On lui donna de plus la fourchette de fer qui servait à mettre les ajoncs dans le feu. Denise, plus facile à contenter, prit un simple bâton aiguisé, afin de laisser à Charlot la foëne de Marianne.

Heureuse de la joie de ses enfants, l’excellente mère n’avait qu’un regret, c’était de ne pas être témoin de leurs exploits. Jobic lui proposa de venir ; mais elle avait le ménage à faire, les vêtements et les filets à raccommoder, le souper à préparer ; tout cela ne lui laissait guère le temps de s’amuser.

« Allez sans moi, dit-elle au matelot. Veillez bien sur les enfants, et bonne chance ! Prenez garde à Rosalie surtout, car elle est fort imprudente.

– Soyez tranquille, répondit gaiement Jobic. Adieu vat  ! En route, timonier ! »

Il installa Rosalie sur le goëmon qu’il avait mis dans la hotte, prit la main de Denise et partit aussi léger que s’il n’avait rien eu sur le dos.

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