CHAPITRE VI La pêche au bas de l’eau. – Le homard de Charlot. Bataille de Rosalie avec une roussette. – Le souper. – Le retour d’Antoine. – Les emplettes de Jobic. – La soirée sur la grève.

À certaines époques de l’année, bien connues des savants et des riverains, la mer se retire plus loin que d’habitude. Elle laisse alors à découvert de vastes espaces qui, en temps ordinaire, restent sous les flots. Les poissons, n’ayant point d’almanach, ne prévoient pas cette circonstance ; un grand nombre, qui n’ont point suivi le courant, se trouvent tout à coup prisonniers dans de petites flaques d’eau ou bien au milieu de bassins formés dans le creux des rochers. Et malheur à eux si quelque pêcheur les découvre avant que la marée suivante les ait remis en liberté.

Dès que la mer commence à descendre, les pêcheurs, et même beaucoup de paysans, qui ne pêchent que ces jours-là, suivent pas à pas la retraite des flots. De temps en temps quelques rigoles leur barrent le passage. Ils les traversent bravement ou les tournent.

Parvenus à une certaine distance, ils commencent leur chasse. L’un pique une petite sole, l’autre attrape avec sa fourchette un congre ou anguille de mer ; celui-ci déniche un homard caché sous une grosse pierre, et le tire à grand’peine de son trou, en évitant l’atteinte des grosses pinces que l’animal met toujours en avant. D’autres plongent leur havenot dans les trous profonds où ils voient nager un bataillon de crevettes, et enlèvent, d’un seul coup, une cinquantaine de soldats à la grise armure. On trouve aussi des huîtres, force crabes et divers coquillages, tels que les bernicles qui ont la forme d’un chapeau chinois, les daïns ou coquilles de Saint-Jacques, pareilles à celles que portaient autrefois les pèlerins, les ormeaux dont j’ignore le nom scientifique, mais qui ont l’air de meringues aplaties et dont la coquille a des reflets nacrés.

Il fallait faire un assez long trajet avant d’arriver à l’endroit où la pêche commençait à devenir fructueuse ; mais Denise et Charlot marchaient vaillamment. Quant à Rosalie, perchée sur la hotte, elle suppléait par le travail de sa langue à l’oisiveté de ses jambes.

Dès qu’on fut en plein territoire de pêche, Jobic mit à terre la petite bavarde. Elle saisit fièrement son havenot et sa fourchette, avec laquelle elle avait failli deux ou trois fois s’éborgner, et trottina sur les talons du marin.

Si Jobic avait voulu faire une pêche sérieuse, il aurait maudit plus d’une fois ses petits acolytes ; mais il tenait surtout à les amuser.

Ceux-ci s’en donnaient à cœur joie.

Chaque fois que l’un d’eux avait pris un poisson gros comme le doigt, il courait le montrer à Jobic qui s’extasiait sur l’habileté du jeune pêcheur. De temps en temps, le matelot jetait furtivement dans le chemin de Rosalie ou de Denise une sole ou une plie déjà piquée par sa foëne.

Quelle joie c’était alors ! Denise aurait pu facilement arriver la première et s’emparer du beau poisson ; mais elle se laissait volontairement dépasser par Rosalie qui faisait trotter ses petites jambes avec une grande agilité.

Une autre fois, Jobic glissait une anguille dans la hotte de la petite fille ou dans celle de Charlot, et sa récompense était dans les cris de joie que leur arrachait cette découverte inexplicable d’un poisson venu de lui-même au-devant de la friture. Charlot travaillait de tout son pouvoir. Comme il se trouve quelquefois dans les trous de rochers des roussettes qui mordent assez dur, et des homards dont la pince pourrait blesser la main délicate d’un enfant, Marianne et Jobic avaient bien recommandé aux petits pêcheurs d’y prendre garde ; mais l’ardeur du butin leur faisait tout oublier.

Tandis que Jobic vidait dans la hotte de Rosalie les crevettes prisonnières au fond du grand havenot, il entendit des cris perçants ; c’était maître Charlot aux prises avec un énorme homard.

« À moi ! Jobic, à moi ! s’écriait Charlot.

– Qu’est-ce que c’est ? demanda le marin en accourant.

– Je tiens un homard.

– Apporte-le.

– Il ne veut pas me lâcher. »

Jobic se mit à rire. Évidemment la blessure de Charlot n’était pas dangereuse. Denise, en revanche, croyait son frère perdu. Elle aurait volontiers pleuré. Rosalie se cachait derrière Jobic.

Le marin s’approcha du petit Morand. Il fourra sa main calleuse dans le trou.

« Aïe ! cria Charlot.

– Voilà le coupable ! » dit Jobic en retirant un homard d’une superbe dimension, dont la pince serrait encore la main de Charlot.

On lui introduisit un petit morceau de bois à la jonction des deux branches qui composaient la pince, afin de l’empêcher de mordre désormais personne. Puis on le jeta dans la hotte d’où l’on avait eu soin d’enlever le varech ou goëmon.

« Hein ! quel beau homard j’ai pris là ! s’écriait fièrement Charlot, tout en frottant sa main qui lui faisait encore un peu mal.

– Comment un garçon de ton âge, un fils de pêcheur surtout, se laisse-t-il attraper ainsi et crie-t-il pour si peu de chose ? dit Jobic au petit garçon.

– Dam ! il pinçait dur, le homard.

– Un homme doit savoir supporter la douleur sans crier.

– Je ne crierai plus, Jobic. Mais tout de même j’appellerai, dis ?

– À la bonne heure ! Tiens, j’aperçois là-bas une roussette qui se sauve. Donne-lui un bon coup de foëne pour l’arrêter.

– Non, c’est à mon tour ! » s’écria la petite Rosalie.

Et brandissant la fourchette aux ajoncs, elle marcha d’un pas délibéré vers la roussette qui cherchait à gagner une flaque d’eau.

Il est bon de dire que ces animaux ont une gueule fort bien garnie de dents, une mâchoire vigoureuse et une peau si rude qu’on s’en sert pour polir le bois. Celle-ci était toute petite ; sans cela Jobic n’eût pas laissé Rosalie l’attaquer seule.

Intrépide comme un petit diable, l’enfant lança sa fourchette, mais elle manqua son gibier et n’atteignit que le sable. La bête, mécontente de se voir ainsi barrer le passage, ouvrit une gueule menaçante. Rosalie, qui avait déjà relevé son arme pour en porter un second coup, fit probablement une réflexion prudente à la vue des dents de la roussette, car, au lieu d’avancer, elle se replia sur le gros de l’armée, aux grands éclats de rire de ses compagnons.

Cet accueil humilia tellement la petite fille, qu’elle chargea de nouveau son adversaire qui, de son côté, avait jugé bon de battre en retraite. Nous devons avouer tout bas, tout bas, que Rosalie la prit par derrière, mais enfin elle atteignit cette fois la roussette.

« Bravo ! bravo ! » lui cria Jobic.

Et, d’un coup de foëne savamment appliqué sur la tête du chien de mer, il l’étourdit complètement.

Rosalie, tout essoufflée, toute palpitante, étendit en guise d’épée sa fourchette sur le corps de son ennemi vaincu. Elle avait l’air d’un triomphateur romain.

« Prends garde ! elle vit peut-être encore ! » lui cria Jobic.

Rosalie ne put se défendre d’un mouvement de panique. Elle fit un bond en arrière qui lui fit perdre un peu de son attitude victorieuse, et ne fut pas très fière quand elle s’aperçut, aux rires de Denise et de Charlot, qu’elle avait été dupe d’une plaisanterie. La roussette fut jetée dans la hotte où elle alla tenir compagnie au homard et à une quarantaine de petits poissons.

Bientôt les enfants commencèrent à traîner la jambe.

« Rentrons, dit Jobic.

– Non, non ! s’écria Charlot. Encore !

– Encore ! » répéta Rosalie.

Le bon Jobic obéit. On continua à suivre la marée qui descendait toujours. À la fin pourtant, Letallec vit qu’il était grand temps de virer de bord. Rosalie dormait à moitié. Denise était à bout de forces, et Charlot s’asseyait sur tous les rochers. Le retour fut pénible. Les enfants avaient marché en avant tant qu’ils avaient pu, sans garder de forces pour le retour.

Maintenant ils n’en trouvaient plus.

Jobic mit du goëmon frais par-dessus les poissons, et Rosalie reprit sa place sur le dos du marin, dont elle tenait la tête en guise de point d’appui.

Quoique Denise ne se plaignît pas, Jobic eut pitié d’elle. Il la prit dans ses bras et la porta jusqu’à la falaise.

« Je vous fatigue, disait la petite qui voulait marcher.

– Non, répondait le bon matelot, cela fait contrepoids à la hotte et à la grosse crevette qui est là-dessus. »

C’était Rosalie qu’il appelait ainsi. Alors Rosalie, pour le punir, lui tirait les cheveux.

Quant à Charlot, il avait voulu s’arrêter trois ou quatre fois ; mais Jobic lui faisait honte de sa paresse, et l’enfant se remettait en marche.

On arriva enfin à la chaumière des Morand. Jobic déposa sur la table sa hotte et les deux petites filles qui se réveillèrent pour l’embrasser et pour assister à l’exhibition du butin.

Pour de vrais pêcheurs, la récolte n’eût pas semblé fort brillante ; mais, pour des enfants de cet âge, c’était superbe. Tous trois se pâmaient d’admiration, et la mère en fit autant pour augmenter leur plaisir.

Il avait été convenu qu’on attendrait le père pour souper ; mais les pauvres petits tombaient de fatigue et de sommeil. Marianne leur fit cuire tout de suite un poisson et leur donna quelques crêpes.

Ils mangèrent, les yeux fermés, et se trouvèrent dans leur lit sans savoir comment. Cinq minutes après, ils dormaient du profond et charmant sommeil de l’enfance.

On prétend même que Charlot, qui avait un peu trop soupé, ronflait ; mais pour mon compte je n’en crois rien.

Fanchette revint à sept heures avec les bestiaux. Elle les mit à l’étable et s’acquitta à merveille de ses fonctions de bergère. Elle entra ensuite dans la maison et s’occupa silencieusement à seconder Marianne qui préparait le souper. C’était le premier ménage un peu convenable qu’elle eût vu ; tout était nouveau, tout était surprise pour elle, tout lui paraissait merveilleux. Marianne était ravie du naïf hommage rendu à l’ordonnance de sa maison.

On voyait que la pauvre enfant ne savait pas faire grand’chose ; mais elle regardait si attentivement et devinait si bien ce qu’elle ignorait, qu’elle parvenait toujours à se rendre utile.

La bonne Marianne la prit tout de suite en affection ; Jobic en fit autant, quoique le petit lutin de Rosalie restât toujours sa favorite.

Avec la marée montante apparut la barque d’Antoine. Jobic alla sur la grève attendre son camarade afin de lui donner un coup de main pour débarquer le poisson.

La joie des deux amis fut grande de se retrouver. Ils s’embrassèrent avec effusion. On porta sur le rivage les paniers contenant la pêche qui avait été bonne, ainsi qu’il arrive généralement par les grandes marées.

Aussi le souper fut-il gai.

« Quelle est cette enfant ? » demanda Antoine en regardant avec surprise la petite Fanchette qui trottinait dans la cuisine, attisant le feu, apportant les plats et lavant les assiettes comme si elle était de la maison.

Marianne le lui raconta tout bas en faisant l’éloge de Fanchette, éloge que Jobic appuya de tout son pouvoir. Le brave pêcheur passa doucement sa main brunie sur la tête de la petite et lui dit quelques mots bienveillants. On fit dans la cuisine un lit pour Fanchette avec du varech desséché, de la paille et une grosse couverture. Jobic, qui aurait au besoin dormi sur des planches, s’en alla coucher dans une sorte de petit grenier où l’on renfermait la paille.

Sur ce lit primitif, le digne marin dormit si bien, qu’Antoine fut obligé de le secouer vigoureusement le lendemain matin pour le réveiller.

Les trois petits Morand étaient déjà sur pied depuis deux heures au moins. Ils regardaient, toutes les cinq minutes, le cadran du coucou qui ornait un des coins de la chaumière, afin de voir s’il était temps de partir pour Lanmodez. Marianne, heureuse de leur joie, se hâta de leur mettre leurs habits du dimanche. Denise et sa mère pillèrent ensuite leur modeste garde-robe pour habiller Fanchette un peu plus décemment.

La pauvre petite ne s’était jamais vue si belle ; elle se contemplait avec admiration dans le miroir de Denise, et remerciait chaleureusement ses bienfaitrices.

Neuf heures sonnèrent enfin, et l’on partit pour le village afin d’assister d’abord à la grand’messe. En sortant de l’office, Jobic prit Rosalie dans ses bras. Denise et Charlot empoignèrent chacun un pan de sa ceinture et le suivirent de boutique en boutique.

Le digne marin était si heureux du plaisir que ses cadeaux causaient à ses petits amis, qu’il aurait dépensé tout son argent en futilités si Marianne et son mari ne l’avaient emmené, pour ainsi dire de force.

On revint donc à la chaumière, en ramenant bien entendu la petite Fanchette, que Jobic n’avait eu garde d’oublier dans ses générosités.

Après le dîner, on alla se promener sur la grève. Les enfants étrennèrent leurs nouveaux jouets. Pendant ce temps, Antoine et Jobic causaient ensemble et rappelaient les souvenirs de leurs voyages.

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