CHAPITRE XIV Les nègres. – Le masque de fer-blanc. – La grâce de Morabé. – Voyage dans l’intérieur. – Expédition de Charlot. – Culbute. – Le manioc. – Un vilain camarade de lit. – Un rôti de serpent.

Pendant quelques jours, Charlot parcourut la ville avec M. Villiers. L’inspecteur rencontrait à chaque instant l’occasion d’apprendre quelque chose à son petit protégé.

Celui-ci, encouragé, ne tarissait pas en questions, et ce désir de savoir faisait qu’on s’intéressait à lui davantage encore.

De proche en proche, tous les sujets furent abordés. Charlot apprit l’histoire de la découverte de l’Amérique. Il sut que le premier Européen qui mit le pied au Brésil, en 1500, fut un Portugais nommé Janez Pinzon. Il sut que Rio-Janeiro, fondée par les Portugais, en 1556, cédée aux Hollandais en 1640, et par ceux-ci à la maison de Bragance, fut prise par Duguay-Trouin en 1711.

Quand le petit mousse entendait dire la belle conduite et les exploits d’un grand capitaine, son cœur se gonflait d’admiration ; il éprouvait à la fois le désir de se distinguer un jour, et la tristesse d’en être peut-être incapable.

« Mon cher enfant, lui répétait alors M. Villiers, songe uniquement à la tâche quotidienne. Chaque fois qu’il faut agir, agis pour le mieux en suivant l’inspiration de ta conscience. Duguay-Trouin et les honnêtes gens de tout temps et de tous pays n’ont pas fait autre chose. »

Parmi les objets nouveaux qui surprenaient Charlot, la vue des nègres esclaves fut ce qui lui causa la plus vive impression.

Ces malheureux à demi nus, vêtus de haillons, circulaient dans les rues courbés sous le poids de lourds fardeaux et traités comme des animaux. Le cœur de l’enfant saignait devant cette dégradation.

Un jour M. Villiers reçut d’un de ses correspondants, le señor Paraõ, divers objets qui lui furent apportés par un nègre dont le visage était couvert d’un masque de fer-blanc retenu derrière la tête au moyen d’un cadenas. C’est un procédé qu’on emploie souvent pour empêcher les nègres de manger de la terre. Quelques-uns, en effet, sont affectés d’une maladie d’estomac qui les porte à dévorer de la terre et du charbon, et lorsqu’on les laisse satisfaire ce goût dépravé, ils ne tardent pas à succomber.

On se sert aussi du masque comme instrument de punition, mais cela arrive rarement. Tel était cependant le cas pour le nègre dont nous parlons. Il appartenait à un ancien négrier enrichi par la traite, qui avait la réputation trop méritée d’être excessivement dur pour ses esclaves.

Un jour qu’il frappait à coups de pied le fils de ce nègre, un petit garçon de huit à dix ans, le pauvre père céda au cri de son cœur et voulut défendre son fils. Convaincu d’avoir levé la main sur son maître, il fut saisi, garrotté et roué de coups.

Le señor Paraõ pouvait le faire condamner à mort ; mais il ne se souciait pas de perdre un esclave aussi robuste et aussi intelligent que Morabé. Il lui fit grâce de la vie, non par humanité, mais par calcul ; seulement il se vengea plus cruellement encore peut-être en lui faisant infliger à diverses reprises autant de coups de fouet que le malheureux pouvait en supporter sans mourir, et surtout en le condamnant au terrible supplice du masque.

Tandis que M. Villiers examinait les objets qu’on lui apportait, le nègre raconta son histoire au petit mousse dont l’âge lui rappelait celui de son fils.

Quand Morabé fut parti, Charlot commença à rôder autour de l’inspecteur comme un enfant qui a quelque chose à demander et qui n’ose.

« Qu’as-tu donc ? » demanda M. Villiers.

Charlot raconta l’histoire de Morabé.

« Eh bien ? dit M. Villiers, qui voyait déjà venir maître Charlot.

– Eh bien, monsieur, le señor Paraõ répète sans cesse que toute sa maison est à votre disposition…

– Après ?

– Si vous lui demandiez la grâce de Morabé, il vous l’accorderait…

– Petit intrigant ! » répondit M. Villiers en passant sa main sur la tête de l’enfant.

Celui-ci comprit que sa cause était gagnée, et ses yeux brillèrent de joie.

Le lendemain, en effet, M. Villiers l’envoya chez le señor Paraõ, et la première personne qu’il rencontra dans la cour fut le pauvre Morabé délivré de son masque.

L’esclave courut à Charlot et le remercia chaleureusement. « Si jamais le petit blanc a besoin de moi, dit-il, je lui appartiens. »

Charlot fut très heureux de voir le pauvre homme libre de respirer, mais il ne songea pas que Morabé pût jamais lui rendre aucun service.

Cependant l’inspecteur devait aller en excursion dans l’intérieur du pays. Comme une partie du trajet se faisait par eau, le capitaine lui offrit la chaloupe du bâtiment et lui donna pour équipage l’élite des matelots du Jean-Bart ; Jobic, Pierre Norzec et Cadillac en firent naturellement partie. Charlot obtint aussi de suivre M. Villiers qui avait hésité à l’emmener, car il craignait pour lui les fièvres si communes dans ce pays.

La chaloupe fut placée sous le commandement de M. Noël Ganflé, le plus positif, le plus exact et le plus taciturne officier que M. Villiers eût jamais rencontré dans ses nombreux voyages. Marcel Gautier, le chirurgien du Jean-Bart, obtint l’autorisation de faire partie de l’expédition.

Le trajet eut lieu sans incident remarquable. On débarqua le soir auprès de la petite ville de San-Juan, située à 40 leguas environ de Rio-de-Janeiro. La legua brésilienne équivaut à peu près à 1600 mètres.

M. Villiers, le lieutenant et le chirurgien couchèrent dans un hôtel, si toutefois l’on peut donner ce nom à une affreuse maison où l’on ne trouve ni à boire ni à manger et où la vermine seule abonde.

On avait affirmé à l’inspecteur que la route était sûre ; mais, comme les nègres marrons (évadés) s’étaient réfugiés de ce côté, M. Villiers avait pris la précaution de se faire accompagner d’une partie de son monde.

Le soir même de l’arrivée à San-Juan, il ordonna qu’on lui amenât des mulets pour le lendemain. À la pointe du jour on se mit en marche.

L’escorte se composait de Jobic, du père Dur-à-cuire et de son inséparable Cadillac, d’un novice, de Charlot et de Bernard Louviers. Nous avons oublié de dire que ce dernier faisait partie de l’équipage de la chaloupe. Ce n’était pas grâce à sa bonne conduite qu’il avait obtenu cette faveur, car le capitaine était toujours plus mécontent de lui ; mais M. Tanguy voulait soustraire Bernard à l’influence de quelques mauvais sujets dont celui-ci avait déjà fait la connaissance à Rio.

Afin de n’être pas retardé par les piétons, redoutant d’ailleurs l’effet terrible de la chaleur sur ses hommes, M. Villiers avait fait venir des mules et des chevaux pour tout le monde. Les marins ne sont pas généralement d’habiles cavaliers, et le départ fut difficile.

Cependant Cadillac avait déclaré qu’il montait mieux que Léotard. On lui avait destiné une grande bête dépourvue de queue, mais dont les os apparaissaient dans toute leur symétrie. L’animal avait aussi une paire d’oreilles inquiètes qui se tenaient toujours en arrière en signe de méfiance et de mauvaise humeur. Mais Cadillac ne s’inquiétait guère de pareils symptômes. Il voulut se mettre en selle ; le cheval hennit et recula.

« Pourquoi le prends-tu à gauche ? cria Dur-à-cuire.

– C’est ma méthode… répondit Cadillac. Je l’ai inventée. »

Mais le cheval, qui ne connaissait pas la méthode, y vit une insulte personnelle. Il commença à tourner rapidement pour éviter son cavalier, levant en même temps la tête et la secouant avec un air de résolution indomptable.

« Je te monterai dessus, animal ! criait Cadillac, quand je devrais sauter par-dessus ta tête. »

En effet, par une manœuvre habile, il surprit son adversaire, s’élança et se trouva placé en travers de lui, à peu près comme un sac de blé. Aussitôt le cheval partit d’un air délibéré, secouant ses jambes à chaque pas, comme s’il avait voulu les rejeter loin de lui et pour tout à fait. Cette allure ne rendait pas facile au matelot l’opération de se mettre en selle. Il parvint cependant à s’asseoir, mais ne put jamais attraper les étriers, trop longs pour lui. Si bien qu’il dut chevaucher à la façon des singes, les coudes et les genoux tout près du corps.

Tandis qu’emporté malgré lui il jurait contre sa bête, des événements également fâcheux se passaient derrière lui.

Bernard avait déniché, on ne sait où, un énorme éperon aussi long que son pied, et l’avait solidement accroché à son soulier. Le guide l’ayant engagé à l’ôter, il ne répondit que par de mauvaises plaisanteries et conserva son éperon.

Soit que le mulet n’aimât point à être piqué, soit qu’il trouvât mauvais de n’être piqué que d’un seul côté, toujours est-il qu’il se mit à ruer. Intrépide et souple, Bernard tint bon d’abord, mais, dans ses efforts pour rester en selle, il n’était pas maître des mouvements de ses jambes. Plus le mulet se débattait, plus l’éperon s’enfonçait dans sa chair ; c’était un mauvais moyen de calmer l’animal. Il partit enfin au grand galop, emportant Bernard qui tirait vainement sur la bride comme sur un cordage.

Le pauvre Norzec, fort innocent pourtant des méfaits de ce coquin d’éperon, en fut aussi la victime. Compagnon habituel de la monture de Bernard, le mulet du père Dur-à-cuire partit à fond de train sur les traces de son ami. Nous devons ajouter, pour sauver l’honneur du matelot, qu’il tira si vigoureusement sur les rênes que le morceau lui en resta dans la main. N’ayant plus alors aucun moyen de gouverner sa monture, il se cramponna d’une main à l’arçon de la selle, de l’autre à la croupière, et ce fut dans cette position qu’il disparut aux yeux des autres voyageurs.

Au bout d’une heure, ceux-ci retrouvèrent les trois fugitifs réunis dans la même infortune. Cadillac était assis et se frottait les genoux. Bernard, que le mulet avait déposé peu mollement sur un buisson, avait la figure tout écorchée. Quant au père Dur-à-cuire, il était tombé pile, dit-il, c’est-à-dire sur le dos, et n’avait pas grand mal. Tout en parlant cependant, il se tâtait, se palpait, et il est permis de croire que lui non plus n’était pas sans avarie.

« Tu es bien heureux, disait-il à Bernard, de t’être tant abîmé.

– Merci ! murmura Bernard.

– Sans cela je t’aurais assommé.

– Pour me donner une partie de plaisir complète, n’est-ce pas ? » répondit le mousse en évitant lestement la main robuste qui se dirigeait vers ses oreilles avec des intentions hostiles.

Peu flatté par les charmes de l’équitation, le père Dur-à-cuire ne resta désormais sur son mulet qu’à son corps défendant. La plupart du temps il cheminait à pied, tirant derrière lui sa monture, qui se laissait traîner avec l’obstination particulière à sa race. De temps en temps le matelot, exaspéré, se retournait vers l’animal et lui disait gravement :

« Ce n’est donc pas assez de te remorquer, feignant, faudra-t-il encore que je te porte ?

– Comment veux-tu qu’il te réponde, disait alors Cadillac, il ne sait pas le français ? Parle-lui portugais. »

Lui, cependant, avait pris le parti de s’abandonner complètement au bon plaisir de son cheval, et tous deux cheminaient depuis lors paisiblement.

Quant à notre ami Charlot, ainsi que la plupart des paysans de la Basse-Bretagne, il savait un peu monter à cheval. Il regarda comment s’y prenait M. Gautier, le chirurgien, qui était très bon cavalier, et il s’efforça de l’imiter. Celui-ci vit les efforts du petit mousse. Comme Charlot, poussé par son obligeance habituelle, avait trouvé moyen de lui rendre divers petits services, le chirurgien l’avait pris en affection. Il l’appela et lui montra comment il devait se placer sur la selle et diriger sa monture.

Au bout de quelques heures, nos voyageurs arrivèrent à une fazenda (habitation agricole) de laquelle dépendait une grande plantation de manioc.

Le manioc est un arbuste dont la racine remplace le blé au Brésil. Sa culture a une certaine importance. Il porte, vers la fin de juillet, des fleurs rouges ; son fruit contient des graines d’un blanc tirant sur le gris.

La racine ressemble par sa forme à une grosse carotte, mais sa couleur est celle de la pomme de terre. Son poids moyen est d’environ un kilogramme.

On commence par la ratisser soigneusement ; puis on la râpe, à la main dans les maisons particulières, au moyen d’une grande meule dans les fabriques. Une fois qu’elle a été ainsi réduite en poudre, on l’entasse dans des paniers qu’on laisse séjourner assez longtemps dans l’eau. On la soumet ensuite au pressoir qui en fait sortir le jus, puis on l’étend sur de grandes plaques en fer qu’on expose au feu.

La consommation de cette racine est considérable ; on la mange surtout en bouillie, on en fait des galettes, ou bien on la sert sur la table en farine, et chacun en prend ce qu’il lui plaît pour consommer avec la viande ou le poisson.

Le manioc et la carna secca (viande séchée), qui vient principalement de Buenos-Ayres, forment le fond de la nourriture des nègres.

Le fazendero (propriétaire agriculteur) invita les voyageurs à dîner. M. Villiers aurait désiré que Charlot pût manger à la même table que lui ; mais cela eût été contraire à la discipline du bord, et le capitaine lui avait fait comprendre, avant le départ, tous les inconvénients que cela pourrait offrir. Ne pouvant davantage, M. Villiers recommanda son protégé au fazendero.

Les campagnards brésiliens sont très hospitaliers, et les voyageurs furent traités avec une abondance qui prouvait au moins la bonne volonté de leur hôte. Le dessert surtout était splendide. Il s’y trouvait une quantité de fruits que Charlot ne connaissait ni de vue ni de nom. Il aurait fait volontiers connaissance avec la plupart d’entre eux, tant ils avaient de belles couleurs, mais le chirurgien l’engagea à s’observer sous ce rapport.

Le pauvre Cadillac et Jobic lui-même négligèrent de suivre le sage conseil du docteur, et mal leur en prit. Pendant deux jours, ils furent obligés de se livrer à une gymnastique fort ennuyeuse, car à peine grimpés sur leurs mulets il fallait en descendre, et cela se répétait vingt fois par jour.

Heureusement pour eux, la petite caravane rencontra sur la route une truppa qui revenait justement de la plantation de café que l’inspecteur allait visiter. Un vieux mulâtre, le chef de cette truppa (convoi d’une dizaine de mulets), indiqua aux deux matelots un remède dont l’usage les mit bientôt à même de rester tranquillement sur leur selle.

Comme M. Villiers parlait à cet homme du projet de pousser son excursion jusqu’à Buena-Vista, c’est-à-dire à une dizaine de leguas de la plantation du señor Corvisto, celui-ci parut inquiet.

« Qu’avez-vous donc ? » lui demanda l’inspecteur.

Le vieux mulâtre hésita et jeta un regard furtif autour de lui.

« Il y a beaucoup de nègres marrons de ce côté, dit-il.

– Sont-ils dangereux ?

– Pas d’habitude. Ils se tiennent dans le bois et n’en sortent guère.

– Eh bien, alors ?

– Eh bien, señor, il en est arrivé dernièrement de nouveaux qui sont très méchants, et… enfin je crois que la route est dangereuse. »

Comme deux nègres s’approchaient, l’esclave s’éloigna précipitamment.

M. Villiers consulta le guide, auquel il fit part des inquiétudes que lui suggéraient les récits du mulâtre. Le guide se mit à rire.

« C’est un vieux coquin qui a voulu obtenir une gratification de Votre Excellence, dit-il ; il est extrêmement rare de voir des nègres marrons attaquer un blanc, même isolé. Les pauvres diables ont trop peur de se montrer pour risquer rien de pareil. »

Quelque diligence qu’eussent faite les voyageurs, ils ne purent gagner avant le soir l’habitation du señor Corvisto. Il leur fallut coucher sous une sorte de hangar dont la toiture laissait fort à désirer.

Au milieu de la nuit, Charlot poussa un cri de détresse. Brusquement réveillé par une sensation de froid à la jambe, il y avait porté la main et avait rencontré un corps visqueux et glacé. C’était un serpent qui s’était glissé tout doucement sous la couverture du petit mousse.

Charlot bondit bien loin de sa couche. On accourut.

Jobic souleva bravement la couverture. On aperçut alors le serpent qui dormait du sommeil de l’innocence, blotti sous le tissu de laine.

Jobic et Cadillac levaient déjà leurs bâtons pour l’assommer, quand les deux nègres qui voyageaient avec les matelots retinrent leurs bras. L’un d’eux empoigna le serpent par le cou, tandis que l’autre, armé d’une pierre, en assénait un bon coup sur la tête du reptile.

« Li mort ; nous manger li ! dit le nègre en riant de façon à montrer les dents jusqu’aux oreilles.

– Vous mangerez le serpent ! s’écria Charlot ébahi.

– Oui, li bon ; puis, nous donner la peau au señor, » ajouta le nègre en désignant M. Villiers.

Ainsi qu’on l’apprit plus tard, leur cadeau n’avait pas une grande valeur ; mais ils comptaient sur une gratification du généreux étranger, et leur attente ne fut pas trompée. Quant au serpent, il était d’une espèce fort commune et sa morsure n’était pas venimeuse.

« Encore s’il était truffé ! » murmurait Cadillac en voyant les nègres préparer leur cuisine.

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