CHAPITRE XV Santa-Esperanza. – Un fazendero. – Récolte du café. – Un coup de tête de Bernard. – Angoisses. – Les Indiens Pouris. – Arrivée à Buena-Vista. – Explorations dans les bois. – Disparition mystérieuse du guide.

On arriva le lendemain à Santa-Esperanza, l’habitation du señor Corvisto.

Ce personnage passait pour être fort riche. On disait qu’il possédait au moins 600 nègres, ce qui est une manière d’évaluer la fortune dans ce pays. La valeur moyenne d’un esclave est de 12 à 1500 francs. Cela a beaucoup augmenté. Il est vrai que les femmes et les enfants valent moins cher.

Le pauvre Charlot était tout ahuri d’entendre ainsi parler de la vente des créatures humaines, exactement comme s’il s’était agi d’un bœuf ou d’un cheval. Il s’étonnait aussi de l’insouciance des esclaves qui chantent, qui rient, et n’ont vraiment pas l’air aussi malheureux qu’on le supposerait en Europe. L’intérêt de leur maître étant de les conserver en bonne santé, ils sont assez bien nourris. Ils ont aussi, durant leurs maladies, des soins qui manquent quelquefois aux pauvres gens de nos pays.

L’habitation du señor Corvisto ne répondait pas à sa fortune. Elle était grande, il est vrai, et entourée de vastes jardins, mais ces jardins étaient mal tenus. La maison n’était pas en meilleur état. Quatre ou cinq croisées seulement avaient des vitres. Les autres n’étaient que des ouvertures dénuées de tout châssis.

Le mobilier était aussi des plus simples, sauf quelques meubles d’une grande valeur qu’on avait fait venir évidemment de Rio-Janeiro et qui contrastaient singulièrement avec les autres. Autour de l’habitation ondulaient des collines dont les pentes peu rapides étaient couvertes de caféiers.

La hauteur moyenne du caféier, quand il a atteint toute sa croissance, est d’environ deux mètres. Ses fleurs blanches ressemblent un peu pour la forme à celles des jasmins d’Espagne. Le pistil de cette fleur devient un fruit oblong et pointu, d’abord vert, puis rouge, puis rouge brun, qui se compose de deux loges contenant chacune un grain qui n’est autre que le café.

Suivant la nature du terrain et la manière de procéder des fazenderos, la cueillette du café se fait tous les deux ou tous les trois ans. Comme le même arbrisseau porte à la fois des fleurs et des fruits, la récolte du café est pour ainsi dire continue.

Quoique rien n’annonçât chez lui une vigueur exceptionnelle, M. Villiers était une de ces natures énergiques qui résistent parfaitement à la fatigue. Dès le lendemain de son arrivée à la plantation de Santa-Esperanza, il se leva à la pointe du jour pour assister aux travaux des esclaves. Charlot, Bernard et maître Cadillac l’accompagnèrent.

Ils assistèrent au départ des noirs, que le surveillant compta un par un avant de les envoyer au travail.

La récolte du café n’est pas du reste une besogne très pénible : on le cueille comme on cueille les pois en Europe, puis on le transporte, pour le faire sécher au soleil, sur de grandes aires pareilles à celles qui servent chez nous au battage du blé. Elles sont entourées de petits murs d’un demi-mètre de haut, percés à leur partie inférieure d’échancrures destinées à laisser écouler l’eau de pluie.

Une fois que les coques sont sèches, on les verse dans des mortiers, où des pilons en bois, mus par un cours d’eau, les frappent de coups multipliés et les écossent en peu de temps.

Des mortiers, les grains de café passent à travers une sorte de crible, et de là sur une vaste surface plane en forme de table, autour de laquelle les nègres sont rangés. Ils achèvent alors de séparer les grains de la balle. Ce travail se fait avec une dextérité fort amusante à voir.

Une fois épluché, le grain est soumis à une chaleur modérée dans de grands chaudrons en cuivre ou sur des disques de même métal ayant de tout petits rebords.

C’est là qu’il prend la livrée grisâtre sous laquelle il nous arrive.

Malgré l’ardeur du soleil, les nègres travaillaient assez gaiement.

Tandis que M. Villiers examinait le tableau animé qu’il avait sous les yeux et prenait quelques notes, Bernard et Charlot s’amusaient à seconder les nègres et à cueillir les coques contenant le café. Bernard aperçut dans un coin un endroit où les caféiers étaient chargés de fruits, et qu’on semblait avoir oublié. Quand les noirs le virent se diriger de ce côté, ils lui firent signe de revenir sur ses pas. Le surveillant, qui était à l’autre extrémité du champ, le rappela aussi. Mais, suivant son habitude, Bernard n’en tint compte. On le perdit bientôt de vue. Un instant après, il poussa des cris de détresse. Charlot s’élançait bravement à son secours, lorsque le surveillant, qui venait d’arriver au galop de son cheval, le prit par le bras et le retint vigoureusement. Cet homme, qui était un mulâtre, abandonna sa monture et pénétra au milieu des caféiers.

Pendant ce temps, des esclaves racontaient à Charlot que, dans les plantations où y il avait beaucoup de serpents (et il en était ainsi pour Santa-Esperanza), on leur abandonnait un petit coin du champ. Comme les reptiles fuient généralement devant l’homme, ils finissaient par se retirer presque tous vers cet endroit à mesure que les travailleurs envahissaient le reste. À la fin de la cueillette, on réduisait de plus en plus leur retraite et l’on finissait par y mettre le feu.

Cela n’avait lieu, du reste, qu’en peu d’endroits, car sur la plupart des plantations, cette précaution n’était pas nécessaire.

Le mulâtre reparut bientôt, soutenant Bernard d’une main et portant de l’autre un serpent vert-bouteille dont la vue fit pousser de grands cris aux esclaves. Il appartenait, paraît-il, à une espèce très dangereuse.

Le reptile avait mordu Bernard à la cuisse. Le mousse l’avait assommé avec son bâton ferré, et le mulâtre l’avait achevé, car ces animaux ont la vie extrêmement dure.

Quoiqu’il ne fût point poltron, le pauvre Bernard éprouvait de cruelles angoisses.

« Croyez-vous que j’en mourrai, monsieur ? demandait-il au surveillant.

– J’espère que non, répondit gravement le mulâtre ; par bonheur pour vous, une partie du venin est restée sur votre pantalon. En cautérisant immédiatement, nous arrêterons probablement l’action de ce qui aura pénétré dans la plaie. »

Les consolations du mulâtre n’étaient pas, comme on voit, des plus rassurantes. Tout en parlant, néanmoins il agissait. Comme Bernard avait déjà ôté son pantalon pour qu’on pût visiter la blessure, le mulâtre tira un couteau affilé de sa poche et fit une incision en croix sur l’endroit mordu par le serpent. Il enleva même le morceau de chair que les dents de l’animal avaient touché. Il fit saigner la blessure en pressant les bords de la plaie et la cautérisa avec de l’acide nitrique dont M. Villiers avait toujours un flacon dans son portefeuille. Puis il mâcha quelques herbes qu’un vieux nègre s’était hâté de cueillir, et en fit une sorte de cataplasme qu’il mit sur la plaie et qu’il assujettit avec un mouchoir.

Effrayé du danger que courait son camarade, Charlot regardait d’un œil inquiet cette opération que Bernard supporta du reste avec beaucoup de courage.

« Voilà ce qu’on gagne à vouloir faire toujours à sa tête et à n’écouter les avis de personne, dit M. Villiers.

– Pauvre garçon ! murmura Charlot, s’il allait mourir.

– Tranquillise-toi, reprit l’inspecteur ; le mulâtre vient de me dire que la cautérisation ayant été faite immédiatement, Bernard ne courait aucun danger. »

Dès que le soleil disparut à l’horizon, les nègres suspendirent leurs travaux. Ils vinrent se mettre en rang devant l’habitation. On les compta comme le matin. Puis on dit à haute voix une prière après laquelle ils allèrent souper.

M. Villiers avait le projet de visiter aussi un établissement formé par un Allemand, M. Hofen, au milieu d’une épaisse forêt, pour l’exploitation de divers arbres précieux servant à la teinture et à l’ébénisterie. Cette propriété, nommée Buena-Vista, était située près d’une petite rivière, ce qui permettait d’envoyer les bois jusqu’à la mer sans trop de frais.

M. Corvisto conseilla à M. Villiers de prendre pour guides des Indiens qui venaient de passer la nuit sous un des hangars de la plantation.

Ces Indiens, dits Pouris, étaient à la recherche de deux nègres évadés. Ils les suivaient à la piste depuis trois jours, comme de véritables chiens de chasse, et prétendaient être certains de les retrouver.

Le teint des Pouris est cuivré ; leurs cheveux noirs et très épais ne sont pas crépus, mais ils ont, comme les nègres, le nez épaté, les lèvres épaisses et l’air abruti. Ils vivent dans la plus affreuse misère, ce qui tient surtout à leur indolence, car ils ne travaillent guère que pour ne pas mourir de faim.

M. Corvisto ayant garanti leur fidélité à l’inspecteur français, ce dernier se mit en route dès le lendemain matin en emmenant toute son escorte, sauf Bernard, pour la blessure duquel il redoutait la fatigue du voyage.

À quelque distance de Santa-Esperanza, les Pouris se séparèrent. Deux seulement restèrent avec M. Villiers ; les quatre autres s’enfoncèrent dans les bois pour suivre la piste des nègres fugitifs. Un mulâtre et un Brésilien les accompagnaient.

Les deux guides de M. Villiers s’acquittèrent fidèlement de leur mission et le conduisirent à bon port à la maison de M. Hofen.

Ce dernier se trouvait absent. Il était parti avec la moitié de ses hommes pour donner la chasse à une bande de nègres marrons qui lui avaient volé des bestiaux et des grains.

En l’attendant, M. Villiers commença ses explorations. Il emmena seulement avec lui son ami Charlot et maître Cadillac. Le chirurgien étudiait une autre partie de la forêt en compagnie de Norzec. Quant au lieutenant, il avait préféré rester à l’habitation.

Dès que M. Villiers avait trouvé quelque arbre précieux de teinture et d’ébénisterie, des arbustes, des plantes fournissant des épices ou des gommes, il en prenait des échantillons que Cadillac était chargé de porter sur ses robustes épaules.

Un des nègres de M. Hofen servait de guide à l’inspecteur.

Un jour que M. Villiers s’était enfoncé plus avant que d’habitude dans la forêt, le guide s’éloigna pour cueillir des fruits.

Quelques minutes après, un bruit de branches froissées ou brisées attira l’attention de Charlot. Il lui sembla aussi entendre un cri, mais il lui aurait été impossible de dire si c’était le cri d’un homme ou bien celui d’un animal.

Il s’avança vers l’endroit d’où venait ce bruit, mais rien ne se fit plus entendre.

Il revint auprès de M. Villiers.

Au bout de quelques minutes, l’inspecteur appela le guide. Personne ne répondit.

« Attendons, » dit M. Villiers.

Ils attendirent quelque temps, mais Sérouma (l’Indien) ne parut point.

M. Villiers et Charlot le hélèrent de nouveau, de toute la force de leurs poumons, puis ils se mirent à sa recherche.

Arrivés à deux ou trois cents pas, ils remarquèrent un endroit où des branches cassées et des feuilles éparses semblaient révéler une lutte.

« Venez voir, monsieur ! s’écria tout à coup le petit mousse.

– Qu’y a-t-il ? demanda M. Villiers.

– Du sang ! répondit Charlot en montrant des feuilles marquées de taches rouges.

– Et là encore, ajouta Cadillac un instant après.

– Il est arrivé quelque malheur à ce pauvre Sérouma, » dit M. Villiers avec anxiété.

Ils cherchèrent si les taches du sang allaient plus loin, mais ils n’en trouvèrent plus. De temps en temps ils élevaient la voix pour appeler le guide. Nul ne répondit à leurs cris. Le soleil s’inclinait déjà à l’horizon, et dans ces climats la nuit vient vite.

« Il faut retourner à Buena-Vista, dit M. Villiers. Pourvu que nous retrouvions notre chemin, » pensait-il en même temps.

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