III. Le volontarisme

Il faudrait pourtant se garder de croire que Duns Scot lui-même ait rejeté une vue rationnelle de l’ordre des choses. Ce qu’on appelle son « volontarisme » ne renferme pas du tout les conséquences radicales qu’on lui attribue parfois. Dans l’âme humaine, la volonté est pour lui un appétit raisonnable, qui n’agit que par des motifs tirés de l’entendement 0 ; il insiste seulement, contre Henri de Gand, sur ce point (mais c’était déjà la thèse de saint Thomas) que la volonté n’est pas déterminée nécessairement, mais demeure libre dans son adhésion au motif. Seulement il reste dans la tradition franciscaine en déclarant que le bien, parce qu’il est capable de communiquer quelque chose de lui à l’être qui le désire (communicabile sui), est supérieur au vrai et que, par conséquent, la volonté dont l’objet est le bien est supérieure à l’entendement 0. La fin suprême de l’homme est dans l’amour, c’est-à-dire dans la volonté, cela contre Aristote qui la voyait dans la contemplation, mais avec saint Augustin et avec Denys l’Aréopagite, qui, dans la Hiérarchie céleste, place les anges aimants plus près de Dieu que les anges sages. De ce que la représentation d’un bien est la condition nécessaire du vouloir, il ne faut pas d’ailleurs conclure que l’intellect est sans action sur la volonté ; sans doute il y a une « pensée première » qui, venant de l’impression sensible, échappe à notre pouvoir ; mais il y a aussi beaucoup de pensées secondes, de ces pensées indistinctes et obscures, qui ne deviennent actuelles que grâce au concours que leur prête notre volonté, capable, selon qu’elle s’y applique ou qu’elle s’en détourne, de les renforcer ou de les affaiblir 0.

Mais, au sein de l’intelligence même, Duns Scot reconnaît une certaine activité à l’intelligence, et il refuse de souscrire à l’adage aristotélicien : intelligere est pati. Mais il est aussi défavorable à la thèse d’Henri de Gand, qui pense que, dans l’acte d’intelligence, toute l’activité appartient à l’âme, qu’à celle de Godefroid de Fontaines, pour qui l’unique cause active de l’intellection, c’est l’objet même en tant qu’il apparaît dans l’image, le phantasme éclairé par l’intellect agent. Si la thèse de Godefroid avilit la nature de l’âme, en la rendant toute dépendante de l’objet, celle d’Henri n’explique pas comment la connaissance n’est pas toujours en acte dans l’âme ; il faut dire plutôt que la cause totale de l’intellection est faite de deux causes partielles, l’objet et l’âme, « qui ne concourent pas comme deux causes égales, mais qui sont ordonnées comme le père et la mère dans la génération, la mère ayant une causalité indépendante quoique moins parfaite, et ajoutant quelque chose à la cause parfaite 0 ».

C’est cette notion mesurée de l’activité intellectuelle qui lui donne quelque méfiance contre le platonisme d’Henri de Gand, qui fait dépendre toute connaissance infaillible d’un exemplaire incréé : Duns Scot lui oppose des sources de certitude qui sont à la fois dans l’âme ou dans l’objet, la certitude des premiers principes, énoncés en des propositions à deux termes (tels que : le blanc n’est pas noir), dont l’identité ou la différence sont aperçues avec évidence ; la certitude par expérience qui permet de prévoir l’avenir d’après le passé, selon ce principe « sommeillant en l’âme » que tout ce qui arrive dans la plupart des cas par une cause qui n’est pas libre est l’effet naturel de cette cause ; enfin la certitude interne de nos actes, de nos sensations par exemple, qui persiste, même si nous nous trompons sur l’objet qui les a produites.

Il en est de même du « volontarisme » en Dieu qui, dans l’intention de Duns Scot, n’introduit nulle irrationalité dans l’action divine. En premier lieu, selon lui, Dieu crée les possibles : par là, Duns Scot veut éviter que l’on admette en dehors de Dieu, éternel comme lui et s’imposant à lui, une sorte de fatum d’après lequel se guideraient son intelligence et sa volonté ; il faut remarquer pourtant que ces possibles, pris en eux-mêmes, ne sont pas fort différents de ce qu’ils étaient chez saint Thomas ; chez celui-ci, ils sont les idées que conçoit l’intelligence de Dieu, quand il conçoit les diverses manières dont les créatures peuvent participer à son essence ; et chez Duns Scot aussi, ils sont comme les images et imitations diverses de son essence infinie 0. Il s’ensuit que cette formation ou création n’est pas du tout libre ; elle est le fait de l’intelligence, et la volonté n’y a aucune part ; « l’acte par lequel Dieu conçoit tous les principes premiers est naturel ; il les pense pour ainsi dire avant tout acte de volonté, car leur vérité ne dépend d’aucun acte volontaire et ils seraient encore connus, si, par impossible, Dieu n’avait pas de volonté 0. » Cette création des possibles est d’ailleurs limitée par le principe de contradiction, puisque Dieu est incapable de rendre possible ce qui est logiquement impossible, c’est-à-dire ce qui implique contradiction 0.

S’il s’agit maintenant non plus de l’intelligence, mais de la volonté par laquelle Dieu produit les êtres, il faut dire que toujours, selon Duns Scot, la volonté est libre, mais il ne faut pas faire de cette liberté le synonyme d’indétermination, et il faut distinguer avec soin les cas où cette volonté est déterminée et ceux où elle ne l’est pas. Quant à lui-même et à son essence, Dieu est absolument déterminé à s’aimer lui-même ; cette détermination de la volonté existe dès qu’il connaît cette essence. En revanche, quant au monde qu’il a créé, l’on doit dire que tout ce qu’il a effectivement créé s’accorde avec les lois de sa justice et de sa sagesse ; mais, « s’il avait fait autrement, l’ordre qu’il aurait pu choisir aurait été également juste et sage, par le seul fait qu’il l’aurait voulu, puisque sa volonté est toujours juste » ; « la justice de Dieu est aussi large que sa puissance » ; elle est donc égale, qu’elle tende à un possible ou à son opposé 0. Il en résulte que l’ordre prescrit et choisi par Dieu n’est jamais déterminé par des exigences dues à la nature même des créatures. Il s’ensuit que, dans l’ordre surnaturel, le lien qui unit en fait les œuvres bonnes accomplies par l’homme au bonheur éternel, qui en est la récompense, n’existe pas parce que ces œuvres méritent d’elles-mêmes la récompense, mais parce que Dieu l’a décrété ainsi ; « le mérite, considéré en soi, sans l’acceptation divine, n’aurait pas été, selon la stricte justice, digne d’une telle récompense d’après sa bonté intrinsèque 0 ». La prédestination est donc aussi tout à fait gratuite ; Dieu ayant voulu que la charité conduise à la béatitude, donne à l’âme prédestinée pour laquelle il veut le bonheur éternel la vertu de charité qui, d’après son décret, doit les y conduire,

IV. L’hæccéité

Le volontarisme de Duns Scot est donc bien loin de supprimer l’ordre ; il nie seulement qu’il y ait un ordre qui soit imposé à Dieu par la nature des choses. Disons aussi que sa fameuse théorie de l’individualité, selon laquelle, contrairement à l’aristotélisme thomiste, il voit le principe d’individuation non pas dans la matière mais dans une entité positive qu’il appelle l’hæccéité, n’a pas du tout pour conséquence de réduire la réalité à des individus isolés et juxtaposés ; bien au contraire, il est l’adversaire du nominalisme, et il admet la valeur des genres et des espèces, selon lesquels l’univers s’ordonne et peut être objet de savoir 0. Quel est donc le sens de sa théorie de l’hæccéité ? On sait que, en 1277, Tempier avait condamné les propositions suivantes : « Dieu ne peut connaître le particulier. Si le sens n’existait pas, l’intellect distinguerait l’homme de l’âne, mais non Socrate de Platon. » Malgré les efforts de saint Thomas, la théorie qui attribuait l’individuation à la matière et qui faisait ainsi d’elle quelque chose d’inintelligible paraissait avoir quelque affinité avec la thèse condamnée qui refusait à l’intelligence, même divine, la connaissance des choses singulières. On était, à vrai dire, néoplatonicien quand il s’agissait de Dieu (ou même de l’ange), admettant que, en lui, la connaissance des universaux contient celle des individus. Mais, à l’égard de l’intelligence humaine, l’on admettait (par exemple Godefroid de Fontaines) que l’espèce infime était indivisible et contenait tout ce qu’il y a d’être positif dans les individus qui sont au-dessous d’elle ; ils ne se distinguent entre eux que numériquement, par la place distincte (ou quantité) qu’ils occupent : mais pareille thèse, selon Duns Scot, non seulement en revient à poser les Idées de Platon, mais retourne au « maudit Averroès », puisqu’il faudrait admettre, en appliquant la thèse à l’espèce humaine, que la nature humaine est indivisible d’elle-même, et que les individus ne se distinguent entre eux que par la quantité, l’espèce étant comparable à une masse homogène d’eau qui se divise.

Sans doute, « il n’y a pas de science du singulier », et Duns Scot admet cet adage aristotélicien ; mais cela tient aux limites de notre intelligence et non à la réalité. C’est un principe général que l’unité implique toujours une entité correspondante ; dès que l’on admet l’unité de l’individu, sa répugnance à être divisée, il faut donc admettre une certaine entité ; cette entité ne peut être celle de la « nature » de l’individu, celle de l’humanité en Socrate, par exemple ; car cette « nature » a une unité propre différente de celle de l’individu, et elle suit donc d’une entité différente ; comme l’entité de l’espèce infime répugne à la division de l’espèce infime en espèces distinctes, l’entité de l’individu s’oppose à la division de l’individu en sujets divers.

Qu’est-ce que cette hæccéité ? L’aristotélisme distinguait dans un être la forme, la matière et le composé des deux ; l’hæccéité n’est aucun de ces trois éléments, mais plutôt quelque chose qui s’ajoute à chacun d’eux : en effet toute nature en général, par exemple l’humanité, comporte forme, matière et composé ; mais un homme singulier comporte une forme elle-même individuée et une matière qui l’est également : c’est telle ou telle matière avec telle ou telle forme, qui fait tel ou tel individu ; l’hæccéité s’ajoute donc à la matière, à la forme et au composé ; elle est comme la « réalité dernière » de la nature ; elle constitue, avec l’humanité, un individu humain qui est une unité par soi ; humanité et hæccéité ne sont pas précisément en lui deux réalités distinctes à la manière dont le sont le genre et la différence spécifique ; elles ont pourtant entre elles cette « distinction formelle » qu’ont des réalités qui appartiennent à la même chose. On voit donc que l’individualité n’est pas tout à fait un intelligible au sens où le sont les universaux ; les hæccéités sont des éléments discrets dont on ne voit pas du tout qu’ils forment un système. Si exagéré qu’il soit de dire que Duns Scot ait supprimé tout principe d’ordre et de synthèse, on voit donc que tous ces principes tendaient, qu’il le voulût ou non, à dissoudre cette organisation qui unissait la foi et la raison, le dogme et la philosophie 0.

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