Il n’est pas douteux que, dans l’aristotélisme arabe, la théorie de l’intellect humain était l’intermédiaire grâce auquel il pouvait y avoir communication entre la philosophie et la théologie, et saint Anselme, d’autre part, avait déclaré la réalité des concepts indispensable à l’interprétation philosophique de la foi. Par son nominalisme, Guillaume d’Occam ruine du même coup la théorie thomistico-arabe de l’intellect et le réalisme ; mais en débarrassant la connaissance humaine de toute superstructure métaphysique, il la laisse dans le pur donné intuitivement connu, et il la prive de toute relation avec la foi.
Sa critique du réalisme est radicale : « Il n’y a en dehors de l’âme nulle réalité universelle ni par elle-même, ni par quelque élément surajouté (qu’il soit un être réel ou un être de raison) ni de quelque façon qu’on le considère ou l’entende ; l’existence de l’universel est aussi impossible qu’il est impossible que l’homme soit un âne 0. » Guillaume conclut ainsi après avoir examiné toutes les formes du réalisme : celui qui veut que l’universel, réellement distinct de l’individu, existe, un et immuable, bien que distribué entre plusieurs individus : ce serait attribuer, selon Guillaume, retournant curieusement un argument de saint Anselme, une propriété qui n’appartient qu’à l’essence divine se divisant, sans se multiplier, entre les trois personnes de la Trinité. L’universel, selon d’autres, pourrait se multiplier avec les individus ; mais alors, il faut dire que l’humanité de Socrate a une marque particulière qui la distingue de celle de Platon ; l’universel, comme réalité, disparaît. Reste à dire, et c’est ce qu’a fait Duns Scot, que la distinction entre l’universel et les individus n’est pas réelle mais formelle : mais il n’y a pas, selon Guillaume, de distinction formelle qui ne soit réelle : si la nature commune et l’hæccéité qui s’y ajoute ne sont pas identiques, on peut affirmer de l’une ce qu’on nie de l’autre, et ce sont alors deux choses diverses.
D’autres philosophes, tout en admettant que l’universel n’est pas réellement différent des individus, croient pourtant qu’il a sa réalité en eux. Par exemple, un condisciple de Guillaume, Walter Burleigh, soutenait que, réellement identique aux individus, l’universel s’en distingue pourtant « selon la raison et par la considération de l’entendement » ; il y a, dans les créatures, une forme qui, en réalité, « n’a aucune unité en soi et se divise, mais qui a une unité de raison ». Guillaume critique aussi ces réalistes ; il somme Burleigh de choisir entre une distinction réelle, qui ramène aux doctrines déjà réfutées et une pure distinction de raison, c’est-à-dire une simple différence entre deux manières de concevoir une même chose. Il réfute Gille de Rome, qui pensait sauver l’universel, en disant qu’une seule et même chose, considérée selon son être effectif, est singulière, et selon son être dans l’entendement, universelle ; il conteste en effet qu’il soit inhérent à l’entendement de rendre universelles les choses qu’il pense, par exemple l’essence divine. Il désapprouve encore la thèse d’Henri de Harclay, selon qui l’universel ne serait qu’un concept confus par lequel l’esprit est encore incapable de distinguer un individu d’un autre ; même sous cette forme, pourtant modeste, où s’annonce la fameuse théorie de Spinoza sur les universaux, Guillaume rejette une doctrine qui aboutit à dire, par exemple, que Socrate n’est que Platon confusément conçu.
Le véritable et profond motif de l’aversion de Guillaume d’Occam pour les universaux, c’est que, contrairement à toutes les doctrines nées de l’aristotélisme, il voit le type de la connaissance dans la connaissance intuitive qui est celle d’une existence et d’une existence contingente, et non plus dans la connaissance des essences nécessaires. « La connaissance intuitive d’une chose est la connaissance en vertu de laquelle il peut être su si la chose existe ou non... D’une manière générale, c’est toute connaissance incomplexe d’un ou plusieurs termes, d’une ou plusieurs choses, grâce à laquelle peut être connue avec évidence une vérité contingente, en particulier relative au présent 0. » La connaissance abstraite (notitia abstractiva) est toute connaissance qui ne répond pas à ces conditions, en particulier les « complexes », comme les jugements et les raisonnements, et l’acte par lequel on leur donne son assentiment.
Ce qui a dissimulé la supériorité de la connaissance intuitive, c’est qu’elle a pour objet l’individuel, et que l’on n’admet en général d’autre moyen d’atteindre l’individuel que la connaissance sensible qui est au plus bas degré. L’intelligence n’atteint que l’universel qu’elle sépare par abstraction de l’individu donné au sens. Rien n’est plus faux pour Occam : l’entendement a des connaissances intuitives ; il connaît les choses sensibles ; sans quoi, il ne pourrait jamais former les jugements contingents dont les termes sont des choses sensibles ; comment réunirait-il des termes qui en eux-mêmes lui échapperaient ? De plus, il a une connaissance intuitive de lui-même et de ses propres actes.
La connaissance intuitive est, pour Guillaume, une connaissance évidente ; elle n’est pas, pour cela, une connaissance certaine 0 ; supposons que Dieu, par miracle, détruise l’objet d’une vision sans détruire la vision qu’en a l’esprit humain ; nous aurions alors la connaissance intuitive d’une chose qui n’existe pas, nous en connaîtrions l’existence avec évidence. Mais, bien qu’elle ne soit pas liée nécessairement à la certitude, la connaissance intuitive est immédiate ; elle porte sur l’objet lui-même. Occam abolit complètement les « espèces », ces intermédiaires que le thomisme plaçait entre les choses et l’esprit ; s’il y avait besoin d’un tel intermédiaire, n’en faudrait-il pas un autre entre l’esprit et l’espèce, et ainsi à l’infini ?
Partant de cette connaissance intuitive, Occam construit à son tour une théorie de l’universel, mais bien différente de celle des réalistes. Un terme est universel, en tant que prédicat commun d’un ensemble de sujets ; « il est donc universel par la prédication, non pour lui-même, mais pour les choses qu’il signifie 0 » ; mais ce terme n’est pas une fiction, ni une qualité intérieure à l’âme, distincte de l’acte par lequel on la comprend ; elle est l’acte d’intellection lui-même ; le terme homme est universel en ce qu’il peut être vrai indifféremment de tel ou tel individu ; il est universel par sa signification, ou en tant que signe ; mais c’est non pas un signe arbitraire et d’institution, mais un signe naturel indépendant du terme linguistique qui l’exprime. Occam arrive donc à cette conclusion positive que l’universel est non pas un objet, mais une fonction. C’est cette fonction qu’il appelle signe ou symbole. Et au lieu de composer la science d’idées, il la compose de signes ; il donne grande importance à l’expérience et à l’induction qui dérive d’une ou plusieurs connaissances intuitives, grâce à ce principe que « les causes de même sorte ont des effets de même sorte 0 ».
IV. Logique et théorie de la connaissance
Sur cette idée du signe ou symbole, Occam construit toute sa théorie de la connaissance et toute la logique 0. La logique est une science purement pratique, non pas au sens de la morale qui dit ce qu’il faut vouloir, mais au sens de la mécanique, qui indique les opérations à faire pour atteindre le but que l’on s’est assigné. L’objet premier de la logique, ce sont les termes, éléments des propositions dont se forment les syllogismes. Mais les termes sont toujours considérés par Occam dans leur référence aux choses qu’ils désignent ; ce sont des signes ou des « intentions » : intentions premières ou espèces, lorsqu’ils se réfèrent aux choses réelles intuitivement connues, intentions secondes ou genres, lorsqu’ils se réfèrent aux intentions premières : ces intentions naissent d’un processus naturel et non d’une construction intellectuelle ou volontaire ; le rapprochement se fait de lui-même entre les semblables. Dans la logique occamiste, les termes sont donc considérés uniquement en extension, et ils sont une production spontanée de l’esprit.
La logique commence traditionnellement par l’étude des catégories, qui sont, pour Occam, des intentions secondes. Il admet les dix catégories d’Aristote, mais avec cette réserve que la distinction entre les catégories n’implique pas une distinction entre autant de choses réelles. Le quantum ou le quale désignent la même chose que la substance ; le quando et l’ubi n’en sont que des déterminations adverbiales qui n’ajoutent rien de réel aux choses. Enfin, et c’est là un des points les plus importants de l’occamisme, la relation n’a aucune réalité, sauf celle des termes rapportés l’un à l’autre : Occam ne se dissimule pas les paradoxes qui doivent résulter de cette irréalité des relations : un composé ne sera rien de différent de ce qu’étaient ses termes avant leur union ; l’ordre de l’univers n’existera pas dans les choses, mais dans notre esprit.
Aussi accumule-t-il les arguments contre la réalité des relations : il emploie notamment contre elle un procédé qui lui est favori, celui du progrès à l’infini : si une relation comme la diversité diffère des choses diverses, ce sera en raison d’un rapport de diversité entre elle et les choses ; si ce rapport est réel, il faudra poser un nouveau rapport de diversité entre lui et la première relation, et ainsi à l’infini. Ou encore : si A est semblable à B, la relation de A à B sera semblable à celle de B à A ; cette relation est un nouvel être C, à son tour semblable à A et à B, et ainsi à l’infini. Ou encore : je ne puis remuer le doigt sans créer une infinité d’êtres nouveaux, puisque, par ce mouvement, changent toutes les relations de position de mon doigt aux autres objets.
Parmi les relations dont la négation est la plus paradoxale se trouve celle de cause à effet : Occam montre qu’elle ne peut être ni antérieure à l’effet, puisque la relation suppose l’existence des deux termes ; ni simultané, puisque l’effet en est la conséquence ; ni postérieure, puisqu’il faudrait dire alors qu’elle se produit elle-même.
Un terme doit pouvoir toujours être remplacé par une chose réelle et intuitivement perçue, tel est le grand principe d’Occam, pour lequel il trouvait un appui dans une notion introduite par un logicien fort lu à ce moment, Pierre d’Espagne, celle de suppositio : « supposition, c’est-à-dire position à la place d’autres choses », ainsi la définit Occam. Le terme peut d’ailleurs être mis soit pour choses singulières dont il est le prédicat (« l’homme est un être vivant » où l’homme est mis pour tous les hommes), soit pris pour un simple symbole (« l’homme est une espèce », où il s’agit de l’homme en tant que signe, non de ce qu’il signifie) ; autrement dit, la supposition peut être « personnelle » ou « simple ». La supposition personnelle à son tour peut être « discrète » (dans les jugements singuliers) ou « commune » (dans les jugements particuliers ou universels), et la supposition commune peut être déterminée ou confuse, selon que le jugement général nous permet ou non de passer à des jugements singuliers relatifs à tel ou tel individu. Jamais dans ce classement, qui est emprunté à Raymond Lulle 0, le sujet n’est considéré autrement que comme un substitut.
Mais l’origine première de cette constante référence à l’intuition du singulier est certainement la logique stoïcienne, la logique sans concept. A l’inspiration stoïcienne se rattache aussi toute la thèse occamiste sur la participation de la volonté dans le jugement : « A l’acte par lequel est appréhendé un complexe, écrit-il, concourt l’action de la volonté » ; les notions des termes, par elles-mêmes, ne nous inclinent pas plus à former une proposition vraie qu’une fausse ; c’est la volonté qui la forme 0. Il faut donc distinguer entièrement la connaissance intuitive, qui porte toujours sur une chose simple, du jugement qui est un complexe ; il arrive qu’il y ait des jugements qui ne fassent rien de plus que de reconnaître l’existence de la chose dont ils sont les symboles (par exemple l’homme existe) ; mais tout jugement se rapporte à la réalité existante ; cela est vrai même des définitions ; toujours suivant les Stoïciens, Occam affirme que la définition de l’homme est une proposition vraie ou fausse selon qu’il y a des hommes ou qu’il n’y en a pas ; la formule complète d’une définition vraie est par exemple : « si l’homme existe, il est un animal raisonnable » 0 ; c’est en ce sens que toute proposition est, selon Occam, une proposition contingente.
Cette logique, reposant uniquement sur la correspondance des termes à la réalité, fait évanouir la question de la distinction de l’essence et de l’existence : l’existence ne signifie rien de distinct de la chose même ; elle ne peut être en effet un accident de la chose, car elle tomberait sous quelqu’une des catégories (qualité, quantité, etc.) ; elle ne peut être substance, car elle serait alors forme, matière ou composé des deux ; enfin, si elle était réellement distincte de l’essence, Dieu pourrait détruire l’essence sans détruire l’existence, ce qui est absurde 0.
Grâce à sa méthode, Occam a donc prétendu supprimer une foule de distinctions artificielles : le principe de cette méthode est le fameux « rasoir d’Occam », qu’il énonçait non pas sous la forme traditionnelle connue, mais de la manière suivante 0 : « Pluralitas non est ponenda sine necessitate », et « Frustra fit per plura quod potest fieri per pauciora ». Son empirisme lui permet de sacrifier toute la superstructure compliquée des intellects ; il fait jouer au symbole, au « terme », le rôle réservé jusqu’ici au concept.
V. La métaphysique
Les notions aristotéliciennes fondamentales, substance et accident, cause et effet, matière et forme, cause finale, avaient pour essentielle destination chez leur auteur de boucler en quelque manière l’expérience en introduisant dans l’univers mouvement, unité et continuité. Mais, passées à l’épreuve de l’expérience, elles sont critiquées et transformées par Occam de manière à devenir incapables de jouer ce rôle. La substance, d’abord (et la remarque avait été faite par Plotin), n’est connue que par des caractères généraux ; elle est ce qui subsiste en soi, ce qui n’est pas en autre chose, ce qui est sujet des accidents ; autant de caractères qui laissent ignorer ce qu’elle est en soi : la seule donnée de l’expérience, ce sont les qualités ou propriétés ; ce que nous connaissons du feu, c’est la chaleur. Il y a, dit-on, entre la substance et sa propriété un lien de cause à effet, si bien que l’on pourrait conclure de l’une à l’autre. Ce lien consiste évidemment en ce que, « si la chose absolue (cause) est posée, l’effet est posé, et si elle n’est pas posée, l’effet n’est pas posé non plus » : cause et effet sont donc deux choses différentes : or « jamais la connaissance d’une chose simple n’est la cause suffisante de celle d’une autre chose simple » ; car la connaissance d’une chose ne peut venir, médiatement ou immédiatement, que de cette chose même et non d’une autre ; entre la notion de la cause et celle de l’effet, il n’y a aucun autre lien que celui que l’expérience a établi ; l’expérience nous révèle que la chaleur a la puissance d’échauffer ; mais nous ne connaissons rien dans la chaleur qui exige cet effet. Occam ne nie pas le principe de causalité et sa valeur ; mais il nie que nous puissions connaître en un être une puissance active, c’est-à-dire quelque chose qui, en lui, se réfère à un être autre que lui ; la connaissance d’un être se termine à lui-même 0.
C’est ce principe même qui amène Occam à transformer très profondément la notion de matière et de forme. Pour Aristote, on le sait, tout devenir a lieu, dans la matière, de la privation à la forme ; sous le nom de privation, il introduit une réalité qui se réfère à ce qui n’existe pas encore, à la forme ; Occam, au contraire, ramène la privation à la matière ; la privation n’est qu’une expression métaphorique pour désigner la matière. Restent donc purement et simplement la matière et la forme. Mais la matière, chez Aristote, est essentiellement être en puissance ; rien de pareil chez Occam, pour qui l’être en puissance ou être indéterminé ne peut pas du tout exister ; la matière existe en acte, comme tout être de la nature ; mais par là, Occam prive la matière de la fonction qu’elle avait chez Aristote ; car, en tant qu’être en puissance, elle aspire à la forme et devient ainsi, dans l’univers, un principe de continuité et d’union ; si elle est un être en acte, il n’y a rien en elle qui exige la forme ; indépendante de celle-ci, elle ne change nullement en s’unissant à elle : que la matière soit inséparable de la forme, c’est un fait universel ; en fait, l’expérience ne donne jamais que des composés concrets où forme et matière, indissolublement unies, ne peuvent être séparées que par analyse ; mais cette union n’a en soi rien d’intelligible 0.
Aristote avait été conduit, par ses principes, à la notion d’une matière première, entièrement indéterminée, et dénuée même de quantité ou d’étendue ; la quantité n’est qu’un accident qui vient s’ajouter à la matière : Occam ne peut du tout accepter cette matière indéterminée ; il en résulterait que ce que l’on tient pour un accident, la quantité, serait le principe de distinction des êtres ; ou alors, il faudrait supposer que, la quantité supprimée, les êtres restent distincts, ce qui revient à dire qu’ils sont situés, dans l’étendue, les uns par rapport aux autres, et, donc, que la quantité n’a pas été effectivement abolie. « L’étendue ou quantité ne désigne donc pas une réalité absolue ou relative, en dehors de la substance et de la qualité, mais elle est une voix ou concept qui désigne principalement la substance, et qui connote plusieurs autres choses, parmi lesquelles peut être le mouvement local 0. »
Avec la critique de la cause finale, Occam s’attaque au point central de la métaphysique aristotélicienne. « On est en doute, écrit-il, sur la causalité de la cause finale ; on dit communément que cette causalité est capable de mouvoir un agent ; mais mouvoir, pour elle, veut dire seulement que la fin est aimée par l’agent ; d’où suit que ce mouvement n’est pas réel, mais métaphorique. » D’autre part, l’uniformité d’action que l’on constate dans les êtres de la nature ne permet pas 0 de prouver en eux l’action d’une cause finale. Ainsi achèvent de s’effriter, grâce à l’empirisme d’Occam, toutes les notions qui faisaient l’armature de l’univers d’Aristote.