Guillaume d’Occam trouva, au XIVe siècle, de nombreux partisans ; des franciscains comme Adam Wodham, maître de théologie à Oxford en 1340 ; des dominicains comme Robert Holkot, maître de théologie à Cambridge, mort en 1349 ; un ermite augustinien, Grégoire de Rimini, qui fut maître de théologie à Paris en 1345 ; le cistercien Jean de Mirecourt, qui enseigna à Paris jusqu’en 1345 ; Nicolas d’Autrecourt, maître à Paris en 1340 ; Jean Buridan, recteur de l’Université de Paris en 1327 et en 1348, et ses élèves Albert de Saxe, recteur en 1353 ; Nicolas d’Oresme, maître de théologie de Paris, qui mourut évêque de Lisieux en 1382 ; Marsile d’Inghen, qui enseigna à la Faculté des Arts en 1362 ; Henri de Hainbuch, maître de philosophie à Paris en 1363 ; Henri de Oyta, qui quitta Paris en 1372 pour enseigner à Prague.
Le scepticisme : Nicolas d’Autrecourt
L’idée centrale de cet immense mouvement qui est loin d’avoir une unité doctrinale, c’est la séparation radicale de la philosophie et de la théologie. Mais cette séparation ne peut naturellement laisser intactes les conceptions que l’on se faisait de Dieu et de la nature, alors qu’elles étaient unies. Si les deux disciplines se séparent, c’est que la structure de la nature, telle qu’on la conçoit maintenant, n’est pas ce qu’il faut pour nous orienter vers le Dieu de la théologie ; on tend, d’autre part, à faire ressortir en Dieu une puissance nue qui ne laisse aucune possibilité à notre raison de saisir, même par analogie, quelque chose de la nature et de l’essence divine. L’image de la nature comme la théologie se trouvent donc l’une et l’autre transformées par ce divorce. La théologie : en 1347, la faculté parisienne de théologie condamne quarante thèses de Jean de Mirecourt, qui nie en Dieu toute justice semblable à celle que l’homme peut concevoir : « Dieu est cause du péché comme péché ; le péché est plutôt un bien qu’un mal ; la haine du prochain ne fait démériter que parce que Dieu l’a temporairement défendue ; Dieu peut faire par lui seul que l’âme haïsse son prochain et Dieu lui-même sans démériter. » La nature : Nicolas d’Autrecourt développe, sur la causalité et la substance, des thèses d’ailleurs plus qu’en germe dans la doctrine d’Occam ; elles ne laissent plus aucune place à la nature, telle que la concevait Aristote. Il est impossible, en utilisant le seul fondement certain indiqué par Aristote, c’est-à-dire le principe de contradiction, d’inférer, de la connaissance de l’existence d’une chose, celle de l’existence d’une autre chose ; la physique d’Aristote prétendait déduire de l’essence d’une chose ses puissances et ses effets ; nous connaissons seulement des successions uniformes : « Lorsque j’ai approché la main du feu, j’ai eu chaud, c’est pourquoi j’estime probable que, si je l’approchais maintenant, j’aurais chaud. » Cette critique de l’idée de cause est liée à celle de substance ; car, si nous connaissions la substance, nous connaîtrions a priori ses effets ; mais Nicolas conteste que nous connaissions non seulement la nature des substances, mais même leur existence : en apparence, rien de plus simple que de le prouver : car tout accident suppose un sujet ; mais ce n’est là que la définition de l’accident ; et rien ne prouve qu’il existe autre chose que les objets de nos sens et que nos expériences ; on ne peut davantage conclure, et pour les mêmes raisons, de l’expérience intérieure de nos actes, tels que l’acte volontaire, à l’existence de facultés, telles que la volonté. Rien ne reste de la conception d’une nature faite d’essences fixes : ainsi Nicolas d’Autrecourt considère au moins comme possible, comme les premiers théologiens arabes, que Dieu soit la cause unique et qu’il n’ait laissé aucun pouvoir à des causes naturelles. Comme eux encore, il admet l’atomisme de Démocrite, d’où il déduit la négation de la finalité et, en général, des rapports hiérarchiques de perfection que l’on établit entre les choses.
Conception de la nature et théologie philosophique sont donc, au XIVe siècle, atteintes du même coup ; une tendance fort générale se montre à faire passer au rang de purs objets de foi des vérités que le XIIIe siècle avait considérées comme pouvant être prouvées par la raison ; d’où un changement d’équilibre qui atteint jusque dans ses fondements la pensée médiévale. Beaucoup croient décidément Aristote inutilisable pour le théologien : ainsi, vers le milieu du siècle, un moine augustin, Hugolin d’Orvieto, écrit qu’Aristote ne parle pas des mêmes choses que le théologien ; son Dieu n’est pas créateur ni tout-puissant ; son âme forme du corps, tout à fait indéterminée, est une sorte de matière première plutôt qu’un être immatériel ; sa morale n’a rien à voir avec l’économie de la grâce ; elle exalte la magnanimité aux dépens de l’utilité, et la justice selon la loi qu’elle cherche n’a rien à voir avec la justification par le Christ 0.
Les théologiens se replient et se retranchent ; d’après Jean de Jandun, comme la foi seule nous fait croire à la résurrection, seule aussi elle peut nous faire croire à la création ou à l’immortalité de l’âme. Ce sont les bases mêmes de la démonstration aristotélicienne qui sont ébranlées : Aristote part en effet de l’existence de substances sensibles extérieures à nous : or, l’on revient au scepticisme académique ; d’après Fitz Ralph, la certitude ne s’étend pas plus loin qu’aux notions communes, à notre existence et à celle de nos actes ; mais nous ne savons pas si des substances sensibles existent, pas même si notre corps existe 0. On collectionne, comme Pierre d’Auriole, des cas où il y a connaissance intuitive, sans qu’il y ait aucun objet réel : rêves, images consécutives, hallucinations ; c’est la collection d’exemples, pris des anciens sceptiques, qui passera à Montaigne et à Descartes ; et l’on fait appel à la puissance de Dieu, qui a toujours le pouvoir de produire dans l’âme les sensations sans les sensibles ; la connaissance sensible (et c’est là aussi l’opinion d’Hervé de Nédellec) n’atteint que « l’être objectif » des choses, c’est-à-dire un être qui n’est pas irréel, mais qui n’appartient à la chose qu’en tant qu’elle est connue, « Un être qui est dans l’intellect comme la chose connue dans un sujet connaissant 0 ». Ceux mêmes qui discutent Pierre d’Auriole se placent sur le même terrain que lui, et ne sont guère disposés à admettre une certitude absolue ; Guillaume d’Occam, ainsi que Grégoire de Rimini, pense que, surnaturellement du moins, Dieu peut faire que l’intuition de l’objet subsiste dans l’âme sans l’objet ; les plus hostiles, comme Chatton ou Jean de Marchia, admettent la même restriction ; Jean Baconthorp, comme les stoïciens critiques des sceptiques dans les Académiques de Cicéron, veut qu’il y ait une différence toujours appréciable entre les apparitions sur lesquelles s’appuie Auriole et les intuitions. Ce qui indispose le plus les occamistes contre Pierre d’Auriole, c’est que, sous le nom d’esse objectivum, il a admis entre la chose et l’esprit un intermédiaire analogue à la species, tant honnie par eux ; le rasoir d’Occam fonctionne contre lui ; Jean Rodington emploie l’argument du progrès à l’infini : si un intermédiaire est nécessaire entre l’objet et l’esprit, un autre sera indispensable entre lui et l’esprit, et ainsi à l’infini ; et Jean de Marchia (avec Occam) ne veut pas que l’on distingue l’être objectif de l’acte même de vision ou intention ; cette réduction de l’être objectif à l’intention fait songer à la manière dont Arnauld interprétait Descartes, dans sa critique de la théorie des idées de Malebranche.
Vers 1350, Nicolas d’Autrecourt reprend avec plus de fermeté les thèses de Pierre d’Auriole : la science certaine ne peut jamais dépasser le fait de conscience ; la connaissance n’est que la certitude de son propre être (certitudo sui esse) ; l’on peut donc toujours douter qu’une réalité corresponde à l’objet, et la certitude n’est entière que si l’objet ne diffère pas de l’acte de connaître. A la même époque, Jean de Mirecourt soutient la même thèse ; mais il établit en outre une gradation dans les chances d’erreur ; ces chances vont en augmentant à partir de notre affirmation de l’existence du monde extérieur jusqu’à la connaissance qui va de l’effet à la cause 0. Sur toutes ces doctrines plane l’idée que, dès que nous dépassons les données immédiates, un agent surnaturel peut nous tromper, de telle sorte que, par une espèce de cercle, on fait appel à une puissance infinie possible pour appuyer les thèses qui doivent nous défendre, en attaquant la certitude du monde sensible, d’employer les arguments aristotéliciens pour établir l’existence de cette puissance.
Mais non seulement la base même du raisonnement est enlevée ; l’on conteste encore les principes qui permettraient de passer du monde à la réalité spirituelle. Selon Gérard le Carmélite comme selon Occam, la preuve de Dieu comme premier moteur suppose à tort qu’aucun être n’est capable de se mouvoir lui-même et que la chaîne des causes et des effets doit avoir un terme, ce qui est mis en doute aussi par Swinshead, par l’abbé cistercien Jacques d’Eltville ; au reste, le premier moteur, s’il était prouvé, ne serait pas le Dieu unique et tout-puissant des Chrétiens 0. D’une manière générale, l’on ne voit aucune possibilité de passer du monde, qui est une réalité finie, à une réalité infinie ; à un effet fini, dit Brinkel, doit correspondre une cause finie. Gérard remarque que, si Dieu est tout-puissant, l’étendue pourrait et, peut-être même, devrait être infinie. Jean Rodington pense que l’explication du monde serait suffisamment assurée par une multiplicité de dieux façonnant une matière éternelle ; la réalité de la création se déduit de la toute-puissance divine, une fois posée, mais non pas du monde, tel qu’il est donné. Tout au plus accorde-t-on parfois, comme le franciscain André de Novo Castro, une valeur probable aux thèses de théodicée, un degré de certitude équivalent à celui d’une théorie physique qui sauve l’expérience ou à la certitude purement morale d’une thèse qui est simplement d’accord avec l’expérience, mais dont la négation aurait de funestes conséquences. Même le dominicain Robert Holkot, tenu par les règles de son ordre à enseigner le thomisme, considère que saint Thomas n’a pas eu l’intention d’enseigner la valeur absolue des preuves qu’il donne ; il aurait voulu dire seulement que, en soi, ces preuves sont possibles bien qu’elles soient sans portée, quant à nous 0.
La logique de Jean Buridan ne se distingue pas foncièrement de celle d’Occam ; il admet, lui aussi, que la connaissance est dans l’assentiment, bien que la science totale soit non pas une collection d’assentiments, mais comme un tissu de rapports logiques ; il modifie aussi la terminologie ; mais il garde la distinction essentielle entre les signes des choses, qu’il appelle concepts premiers, et les signes des signes, qui sont les concepts seconds. Il l’abandonne seulement dans la théorie des catégories ; tandis, que pour Occam, la quantité (étendue) est un terme connotatif de la substance, selon Buridan, elle désigne un terme absolu, tout comme la substance et la qualité. Il rétablit une autre des distinctions que le « rasoir d’Occam » avait supprimées : le mouvement désigne non pas le mobile mais « la disposition selon laquelle le mobile se comporte à chaque instant autrement 0 ».
Cette distinction entre le mouvement et le mobile n’est pourtant pas du tout un retour à Aristote ; elle est liée au contraire à des idées nouvelles en mécanique qui s’étaient fait jour dès le début du siècle et qui sont tout à fait indépendantes du nominalisme : en 1320, François de Marchia, dans son Commentaire des Sentences, avait rejeté, au moins partiellement, la thèse, si artificiellement construite, d’Aristote sur le mouvement des projectiles, et, revenant d’ailleurs à l’intuition, attribué la continuation du mouvement à une vertu motrice (virtus motiva) ; le résultat immédiat en est que le mouvement éternel des sphères peut s’expliquer, sans l’influence, à chaque instant renouvelée, d’une intelligence céleste, par une impulsion primitive qui conserve indéfiniment le mouvement. Le mouvement, dépendant non de la présence actuelle du moteur, mais de l’impulsion acquise, a donc comme une existence en lui-même. C’est cette force motrice que, par un mot qui fait image et qui a pris dans la physique postérieure un sens très abstrait, Buridan appelle l’élan (impetus).
Occam, avec son goût des réductions, ramène l’impetus au mouvement lui-même et, par conséquent, au mobile, exactement de la même manière qu’il identifiait l’âme avec ses facilités, selon une thèse condamnée par Tempier en 1277 ; conformément à la doctrine stoïcienne, Jean de Mirecourt et Nicolas d’Autrecourt, sous son influence, remplacent la notion aristotélicienne d’accident par celle de mode ou manière d’être (modus se habendi) ; le mode n’ajoute aucune réalité à la substance même 0. Buridan refuse de souscrire à cette théorie des modes ; il en donne une raison théologique : la présence réelle dans l’Eucharistie est incompatible avec elle, puisque le mode ne saurait se séparer, même surnaturellement, de la substance ; mais cette différence ne paraît pas avoir une grande influence sur l’emploi de la notion d’impetus.
Un des résultats de cet emploi fut le retour à de vieilles idées pythagoriciennes, qui n’avaient jamais disparu puisqu’on les trouve chez Jean Érigène, sur le mouvement de la terre. Dès, en effet, que le mouvement de rotation des sphères célestes était affranchi de la nécessité d’un moteur d’ordre intellectuel continuellement présent, ce mouvement, n’étant pas d’une autre dignité que celui d’un projectile quelconque, il n’y avait aucun inconvénient, tiré de la nature ou essence des choses, pour attribuer à la terre un mouvement, pourvu qu’il y eût par ailleurs quelque avantage ; comme il n’y a plus, de par la hiérarchie des choses, un mouvement privilégié, on doit accepter la relativité du mouvement, donc la possibilité du mouvement de la terre et du repos du ciel : or le mouvement de rotation diurne de la terre a, en outre, l’avantage de « sauver les apparences de la manière la plus simple » (salvare apparentia per pauciora) ; ce sont les raisons que donne Buridan en son commentaire du De Coelo pour prouver le mouvement de la terre. Buridan ne fut pas universellement suivi : Albert de Saxe et Richard de Clavasio, tout en admettant l’impetus, rejettent la rotation de la terre ; mais il reste pourtant évident que l’emploi du principe de la relativité du mouvement, qui rendait possible une telle thèse, est lié à la ruine de l’image aristotélicienne du ciel. Le cistercien Pierre Caffonds, qui énumère et qui réfute les raisons contre la rotation de la terre, croit du même coup que le mouvement du ciel s’explique soit par un moteur matériel, soit par une force motrice inhérente aux sphères. Nicolas d’Oresme, dans ses trois œuvres successives, le commentaire du De Sphaera, le commentaire latin, puis français, du De Coelo, se déclare de plus en plus convaincu du mouvement de la terre ; mais il se rend bien compte que le principe de relativité du mouvement, qui permet d’y croire, ne permet pas de l’affirmer dogmatiquement comme Aristote faisait du mouvement du ciel : « Cette question peut être l’objet non d’une démonstration mais d’une conviction, et elle donne matière à croyance. » En d’autres termes, la physique de ce temps renonce à déduire le mouvement de l’essence des mobiles : avec Occam et Buridan, l’idée d’une nature à multiples puissances auxquelles on peut rapporter ses effets cesse de s’imposer ; la théorie qui « sauve les phénomènes » remplace la théorie qui les explique.