Ce n’est qu’aux VIIIe et IXe siècles que s’opéra d’une manière nette le regroupement des forces intellectuelles qui s’estompait déjà au VIe siècle : c’est l’époque des trois empires : l’empire arabe en Orient et en Méditerranée méridionale, l’empire byzantin, l’empire carolingien en Occident ; chacun d’eux permit une sorte de renaissance intellectuelle, quoique dans des conditions bien différentes : l’empire arabe avec ses grandes villes cosmopolites et la bigarrure de ses croyances, l’empire byzantin avec le triomphe de l’hellénisme qui suivit la fin du mouvement iconoclaste, l’empire carolingien avec cette mobilisation des forces spirituelles de la chrétienté que favorisa Charlemagne.
Modoin, évêque d’Auxerre sous Charlemagne, voyait en son siècle une renaissance du siècle d’Auguste : Rursus in antiquos mutataque saecula mores : Aurea Roma iterum renovato nascitur orbe.
La culture intellectuelle est une pièce intégrante de la notion de l’empire, tel que l’a conçu Charlemagne. Cet empire est une théocratie ; son but est de « défendre par les armes partout à l’extérieur la sainte Église du Christ contre les incursions des païens et les dévastations des infidèles, et de la fortifier à l’intérieur dans la connaissance de la foi catholique 0 ». L’idée impérialiste n’a pas sa valeur en elle-même, comme dans la monarchie franque ; elle est tout entière subordonnée à l’idéal religieux. « Plût au Dieu tout-puissant, écrit Agobard, que, sous un seul roi très pieux, tous les hommes fussent gouvernés par une seule loi : cela profiterait grandement à la concorde de la cité de Dieu et à l’équité parmi les peuples 0. »
Dans ces conditions, la rénovation de la culture intellectuelle devait être déterminée par le rôle et la place qu’elle allait avoir dans cet immense plan d’organisation delà chrétienté qui n’aboutit pas moins aux massacres des Saxons qu’aux écoles d’Alcuin : « C’est comme chef religieux de l’État franc que Charles prend en mains la cause de la réforme intellectuelle, parce qu’il y voit la condition de la réforme du clergé 0. » Si une place d’honneur est donnée à l’enseignement des lettres, des sciences et de la philosophie, c’est seulement en raison de l’intérêt que ces disciplines peuvent avoir pour la connaissance des choses divines. Ce n’est pas de la Gaule ignorante, où l’on avait perdu même la connaissance du latin, que pouvait venir l’initiative d’une pareille réforme. Le seul pays où s’était maintenue la culture depuis le VIe siècle, c’était, comme on l’a vu, l’Irlande et l’Angleterre ; et c’est aux Anglo-Saxons que Charles fit appel, quand il manifesta, dès 769, la volonté d’organiser dans son royaume les études préliminaires indispensables à la connaissance des Écritures. En 785, il s’attache Alcuin 0, maître de l’église épiscopale d’York, qui, avec plusieurs de ses élèves, vint en France organiser l’enseignement, tant l’enseignement élémentaire auprès des paroisses que l’enseignement à l’usage des clercs. Cet enseignement reste augustinien d’esprit ; pour Alcuin comme pour tous les hommes de ce temps, il n’aurait point d’excuse et serait une curiosité vaine, si l’on ne pouvait prouver qu’il conduit indirectement au salut ; il s’agit d’ailleurs non pas d’inventer, mais d’apprendre ce qui a été découvert auparavant par les hommes sages ; et les sages ne sont pas les créateurs des arts qu’ils ont transmis ; il les ont trouvés, créés par Dieu, dans les choses mêmes (in naturis rerum). Il y a, dans les sept arts libéraux, dont les traits sont fixés par une tradition déjà longue, une impersonnalité qui ne laisse aucune place à l’intrusion d’un progrès individuel ; l’œuvre personnelle ne peut être qu’une œuvre d’organisation et de transmission.
La culture celtique et anglo-saxonne, dont profita ainsi le continent, était fort menacée dans son pays d’origine ; elle y fut détruite au cours du IXe siècle par l’invasion des Vikings venus de Norvège, d’abord en Irlande dès 832, puis en Angleterre de 835 à 867. Il en résulte que, sous les successeurs de Charlemagne, beaucoup de moines « scots » passent en France ; avec eux, s’introduit un esprit nouveau qui se marque par des œuvres originales et des discussions dogmatiques ; par eux, surtout par ceux d’entre eux qui savaient lire le grec, s’introduit, à côté de l’augustinisme, l’influence tout à fait nouvelle d’une œuvre d’un chrétien néoplatonicien d’Orient, celle de Denys l’Aréopagite ; nous trouvons en Jean Scot Érigène, le traducteur de Denys, une inspiration d’origine néoplatonicienne ; et il était tout à fait nouveau, en Occident, de voir une œuvre de construction métaphysique, telle que son De divisione naturae.
Les efforts conjugués de Charlemagne et des moines anglais et irlandais eurent pour effet d’assurer, pendant cette période anarchique et troublée qui s’étend de 850 à 950, la continuation de la culture intellectuelle dans ces grandes abbayes, Saint-Gall, Fulda, Reichenau, Corbie, qui furent en même temps les seuls centres prospères d’activité économique : avec leurs immenses domaines et leur population nombreuse, ces abbayes prirent le rôle qu’avaient autrefois les villes elles ne sont capables pourtant d’aucun autre effort que de maintenir et de transmettre. Ailleurs, toute vie intellectuelle a cessé : Rome, qui comptait encore, jusqu’à la mort de Jean VIII (832), quelques auteurs qui gardaient la tradition classique, mérite, à la fin du IXe siècle, cette apostrophe d’un poète italien réfugié dans les villes méridionales, Naples, Amalfi ou Salerne, qui gardaient quelques traces de la culture classique :
Nobilibus quondam fueris constructa patronis :
Subdita nunc servis heu male, Roma, ruis 0.
Cette interruption eut pour effet de supprimer, pour l’Italie, l’attraction de Byzance. L’Europe occidentale prend alors conscience d’elle-même, de son unité intellectuelle et politique.
A cette époque, les Latins voient dans la philosophie à la fois une séduction et une nécessité : une séduction qui, selon les paroles de saint Paul 0, pourrait entraîner à l’erreur, mais une nécessité pour l’éducation des clercs. Mais jamais l’idée ne leur serait venue que l’homme peut constituer cette philosophie en dehors d’une « doctrine », d’un enseignement que l’on peut trouver dans les livres ; la philosophie leur apparaît comme une chose déjà faite, avec ses principes définis, qu’il n’y a qu’à restituer dans sa pureté par des interprétations et des méditations.