X. Gilbert de la Porrée et Alain de Lille

En Gilbert de la Porrée, saint Bernard fit condamner, au concile de Reims en 1148, un autre théologien dont il considérait la dialectique comme également dangereuse pour la foi. Gilbert de la Porrée, né à Poitiers en 1076, est un chartrain de formation : chancelier à Chartres jusqu’à ce que, en 1141, il devînt maître à Paris, il fut de 1142 à 1154 évêque de Poitiers. Celle de ses thèses qui fut condamnée est la suivante : « Le Dieu unique en trois personnes est une déité ou divinité, une forme unique en Dieu, par laquelle il est Dieu. » Gilbert appliquait à Dieu une distinction qu’il a longuement analysée dans son commentaire du De Trinitate de Boèce, la distinction entre l’être qui est (subsistens) et la forme par laquelle il est ce qu’il est (subsistentia) ; les subsistentae, ce sont des attributs tels que corporéité, sensibilité, rationalité ; le subsistens, c’est le corps qui possède le premier de ces attributs, l’animal qui en possède deux, l’homme qui possède les trois à la fois. Par ce même principe, l’on distinguait le subsistens, Deus, et la subsistentia, Deitas.

La question de savoir si cette manière d’envisager la structure d’un être est aussi applicable à Dieu rentre dans une question d’ordre plus général, que Gilbert essaye de résoudre dans ce Commentaire : Quelles sont les règles qui sont communes à la théologie et à la science des choses naturelles ? Quelles sont celles qui sont particulières à l’une et à l’autre ? La solution de cette question devait être le préliminaire méthodique de ce qui restait le but unique de tous les penseurs : fides quaerens intellectum. Gilbert généralise ainsi quelque peu la question posée par Boèce au De Trinitate : Boèce se demandait si les dix catégories d’Aristote pouvaient se dire de Dieu. Gilbert, qui connaît et a médité les Seconds Analytiques d’Aristote, cette logica nova ou logique de la démonstration, sait que chaque science comporte deux sortes de principes, des principes communs et des principes propres, dépendant de la nature de son objet, et il essaye, en ce qui concerne la physique et la théologie, de faire la distinction. Mais encore quel est le fondement de cette distinction ? Gilbert connaît la vieille et habituelle division aristotélicienne des sciences spéculatives : la physique qui s’occupe des formes engagées dans la matière et dans l’état où elles sont engagées ; la mathématique qui s’occupe de ces mêmes formes, mais en les séparant, par la pensée, de la matière ; la théologie qui a pour objet les formes séparées et Dieu. Le procédé de chacune de ces sciences est différent : la physique procède rationnellement (rationabiliter), c’est-à-dire qu’elle emploie le raisonnement pour chercher comment sont unies dans un être concret la subsistenda ou quo est et le subsistens ou quod est ; les mathématiques, doctrinalement (disciplinabiliter) ; la théologie, intellectuellement (intellectualiter0. Mais à cette donnée d’Aristote, Gilbert joint des considérations issues du néoplatonisme : c’est la notion de forme qui fait l’unité des trois groupes de sciences ; or le nom de forme, dont celui d’essence est l’équivalent, ne s’applique proprement et rigoureusement qu’à l’être même (ipsum esse), « qui ne reçoit pas d’autre chose cet attribut esse, mais qui le communique aux autres par une participation extrinsèque ; la forme créée est appelée forme plutôt qu’elle ne l’est véritablement ; ce qui fait qu’elle mérite ce nom, c’est que c’est elle qui, en se liant à un sujet (subsistens), fait de ce sujet ce qu’il est ». Par conséquent, qu’il s’agisse de Dieu ou de la créature, l’être vient toujours de la forme : c’est là une règle commune aux naturalia et aux theologica  0. Seulement en Dieu la subsistentia par laquelle Dieu est (quo est) est identique au subsistens qu’il est, quoi est ; l’être ne lui vient pas d’ailleurs que de lui-même : « Deus est ipsa essentia » 0. Au contraire, au sujet créé sont transférés d’abord l’être, puis la série des formes qui le définissent, par exemple la corporéité, l’animation, la rationalité, puis ses propres, comme la risibilité ; elles sont d’ailleurs hiérarchisées de telle façon que la présence de chacune entraîne la présence de toutes celles qui la précèdent, comme rationalité entraîne animalité, corporéité et être,

Il faut ajouter que ces formes inhérentes à la matière sont individuelles comme les sujets auxquels elles appartiennent ; Gilbert admet la dernière des thèses de Guillaume de Champeaux : l’humanité de Socrate, avec toutes les formes qu’elle implique, est différente de celle de Platon ; il n’est pas réaliste comme saint Anselme ; il ne croit pas que la même forme spécifique soit tout entière à la fois en chaque individu de l’espèce ; si, de ces trois propositions : Platon est homme, Cicéron est homme, Caton est homme, on peut tirer celle-ci : Platon, Cicéron et Caton sont trois hommes, c’est « à cause de la diversité des formes, qui sont dénommées d’un seul nom, si bien que, chacun étant nommé homme d’après sa propre forme (subsistentia) qui n’est pas celle d’un autre, pris ensemble, on dit qu’ils sont trois hommes », L’erreur du trithéisme vient de ce qu’on applique aux trois personnes divines une règle qui doit se borner aux créatures : le Père, le Fils et l’Esprit sont non pas trois dieux, mais un seul Dieu, parce qu’ils ont même essence ou subsistentia. On pourrait dire que le réalisme est l’inverse du trithéisme, introduisant, entre les individus d’une espèce, une identité d’essence qui n’est qu’entre les trois personnes 0. Dans les naturalia, chaque personne (par exemple Platon ou Socrate) est une par elle-même, parce qu’elle est, par essence, différente des autres : il n’en est pas du tout ainsi des personnes divines 0.

Gilbert de Poitiers est avant tout un logicien : il a écrit, sur les six dernières catégories, qu’Aristote avait presque entièrement négligées dans les Catégories, un traité (De sex principiis) qui est devenu bientôt classique et que l’on expliquait avec les œuvres logiques d’Aristote et de Porphyre. Sa préoccupation a donc été surtout de formuler des règles et de déterminer le domaine de leur application. Au total, ce dialecticien a surtout montré les limites de l’application de la dialectique en théologie, mais il a suggéré que la théologie avait pourtant, elle aussi, des règles sur lesquelles pouvait se construire une science. Ainsi se dégageait peu à peu, de la dialectique mélangée à la métaphysique, l’idée d’une dialectique purement formelle, attendant de son objet (les naturalia ou les theologica) les règles spécifiques d’où tirer des prémisses. La dialectique s’introduisait donc à titre de moyen de discuter et non de moyen de connaître. De cette discussion, Gilbert donne des règles qui seront celles de tout le XIIIe siècle : la discussion commence par une question. Il y a question lorsque, de deux propositions contradictoires, l’une et l’autre paraît être vraie ; cela peut provenir soit d’un sophisme, soit d’un tour figuré que l’on prend au sens propre, soit de ce que l’on applique dans un domaine des règles qui conviennent à un autre 0. L’objet propre du dialecticien n’est donc pas de prouver une proposition, mais de sauvegarder le principe qui veut que, de deux propositions contradictoires, l’une soit vraie et l’autre fausse.

Le temps est donc bien passé où l’on considérait la théologie comme solidaire de la réalité des universaux. Sur la théorie des universaux, Abélard a eu une influence décisive : plusieurs traités ou fragments anonymes du XIIe siècle nous sont conservés qui trahissent cette influence. On a à cœur de montrer en général que la pensée (intellectus) d’un universel, pour ne pas représenter la chose telle qu’elle est, n’est pas pour cela inutile et vaine (cassus et vanus0, ce qui est montrer la valeur de l’abstraction. D’après un de ces fragments, Guillaume de Champeaux avait fait l’objection suivante au nominalisme : la proposition, Socrate est homme, si homme ne désigne aucune autre réalité que l’individu Socrate, est une proposition identique et vide. La vérité, c’est en effet que « la chose singulière et la chose universelle sont la même chose, mais considérée sous des modes différents ». Si l’on fait attention à Socrate, comme tel, on trouvera qu’il ne coïncide avec rien autre ; mais, en tant qu’animal raisonnable, il n’est pas différent de Platon et d’autres. On répond que l’homme est toujours tel ou tel homme ; mais cela n’implique pas que je le conçois tel ou tel. Les diverses opinions sur les universaux mentionnées par Jean de Salisbury dans le Metalogicus (II, 18) se rapprochent presque sans exception de cette doctrine, qu’on pourrait appeler celle de l’abstraction légitime. C’est Gauthier de Mortagne qui écrit : « Platon, en tant qu’il est Platon, est individu ; en tant qu’il est animal, un genre subalterne ; en tant qu’il est substance, un genre suprême » ; c’est Ghislain de Soissons qui, faisant intervenir l’idée de collection, « attribue l’universalité à la collection des individus, en la refusant à chacun pris à part » ; ce sont ceux qui disent, avec Abélard, que les universaux sont des manières d’être des choses (status rerum). Les formules attribuées par Jean de Salisbury aux disciples de Gilbert de la Porrée réunissent bien tous ces aspects : l’universel est, dans les choses, une forma nativa, c’est-à-dire une forme qui naît avec elle et leur est naturelle ; elle se rapporte à l’Idée, qui est dans l’intelligence divine, comme une imitation à un modèle : « Sensible dans la chose sensible, elle est conçue non sensible par l’esprit ; elle est singulière dans les choses singulières, et universelle dans les choses prises toutes ensemble. »

Alain de Lille, né en 1125, qui enseigna à Paris et à Montpellier et qui mourut en 1203 à Cîteaux, s’efforça de réaliser d’une façon complète le projet de Gilbert de la Porrée, de déterminer les règles particulières à la théologie, en partant du principe tiré des Seconds Analytiques : « Toute science s’appuie sur des règles propres 0 ». Ses Regulae fidei contiennent cent vingt-cinq règles qui sont en théologie comme sont en grammaire, en dialectique, en rhétorique, en morale, les règles particulières à chacun de ces arts. Mais, tandis que les règles de la grammaire sont conventionnelles et que les règles de la nature se réfèrent au cours ordinaire des choses, les règles de la théologie ont une nécessité absolue, qui tient au caractère immuable de leur objet. Il faut, pour les comprendre, quitter le monde des sens et « considérer ces secrets avec le regard plus pur de la philosophie ».

Alain de Lille a pris le modèle de son exposé, dans le Liber de Causis, identique aux Éléments de théologie, de Proclus, qu’il est, parmi les Occidentaux, un des premiers à connaître ; comme chez Proclus, chaque règle y est en effet suivie d’une démonstration de forme euclidienne. Un très grand nombre de règles (8 à 53) sont consacrées à la question importante de l’époque, celle du rapport des règles de la théologie avec celles de la dialectique et de la grammaire : le théologien énonce, au sujet de Dieu, des propositions et y emploie des formes verbales ; la dialectique est l’étude des propositions, et la grammaire, celle des mots ; les règles du dialecticien et du grammairien s’appliquent-elles en théologie ? Nullement : tous les prédicats qui, dans les propositions ordinaires, signifient une qualité (pieux) ou une quantité (grand), appliqués à Dieu, désignent sa substance ; tous ceux qui, d’ordinaire, signifient non une propriété inhérente et substantielle, mais un accident, ne peuvent chez Dieu désigner qu’une propriété substantielle ; et ainsi est supprimée tour à tour la possibilité de propositions qui sembleraient énoncer de Dieu un accident, un universel, une diversité, une partie du sujet, un attribut différent du sujet lui-même (règle 11) ; bien plus, les conditions auxquelles on peut construire une proposition quelconque ne se rencontrent pas chez Dieu : car, il y faut un attribut distinct d’un sujet et un attribut qui informe ou détermine le sujet, deux conditions qui ne sont pas remplies en Dieu (règles 12 à 18). Le théologien semble réduit par là au silence de l’Aréopagite dans sa théologie négative : il n’en est pas moins vrai qu’il énonce des propositions et même que leurs attributs peuvent se classer selon les dix catégories ; il faut seulement qu’il sache que ceux qui se placent sous les trois premières catégories, la substance, la qualité et la quantité (tels que être, sage, grand) ne désignent que l’essence, et ceux qui se groupent dans les six autres (tels que créateur) signifient une relation des choses à Dieu, et la diversité des effets de Dieu en nous plus que la diversité d’essence en Dieu (règles 21 à 26).

La théologie apprend donc à parler comme il faut de Dieu, tout en employant à son égard le langage vulgaire : si bien qu’Alain est amené à donner une sorte de lexique théologique dans lequel il indique l’acception des mots de la langue vulgaire, lorsqu’on les applique à Dieu (règles 24 à 53).

C’est la nécessité de formuler la foi dans la langue commune qui force le théologien à énoncer ces règles. Et, d’autre part, la nécessité de défendre la croyance contre des hérétiques qui n’acceptent pas les autorités force à chercher des preuves des articles de foi par des arguments dialectiques : c’est ce que fait Nicolas d’Amiens dans le De Arte seu Articulis catholicae fidei. Ce traité est conçu à la manière de la Géométrie d’Euclide, avec des définitions, des notions communes et des postulats (petitiones) ; dans ses cinq livres, il essaie de montrer l’enchaînement logique des vérités de la foi depuis l’existence de Dieu (Ier livre) jusqu’à la résurrection des morts (Ve livre) en passant par la création des anges et de l’homme (IIe livre), la chute et la rédemption (IIIe livre), l’Église et ses sacrements (IVe livre). C’est tout le contenu du livre des Sentences, où les autorités sont remplacées par des preuves rationnelles. Toutefois, il faut remarquer que Nicolas, pas plus qu’aucun des théologiens qui l’ont précédé, ne se fait illusion sur la valeur de ces preuves : la dialectique est faite de raisonnements probables et non de démonstrations, alors que la foi, elle, est tout à fait indubitable, bien que « ses raisons certaines ne suffisent pas à la science (I, 17) ».

Ce n’est plus l’attitude de saint Anselme, chez qui l’emploi de la dialectique suppose d’abord la foi et devient une méditation des vérités de la foi entre croyants ; c’est plutôt l’arsenal des moyens dont le croyant pourra user dans sa lutte avec l’incroyant, moyens de dispute et non pas de démonstration : il s’agit moins de méditer que de surpasser l’hérétique ; le croyant n’a pas à se convaincre lui-même, mais il a le devoir d’extirper l’hérésie.

Il n’y a donc aucune science de Dieu, pour Alain de Lille, pas même de son existence : cette existence se démontre à condition qu’on admette comme postulat indémontable la nécessité de s’arrêter dans la série des causes à une cause première ; cette cause, étant première, est créatrice ; c’est, on le voit, la preuve aristotélicienne (I, 9). La Trinité est moins démontrée qu’elle n’est imaginée par un de ces rapprochements qu’avait introduits Abélard. Dans chaque être concret, Aristote avait distingué trois termes, la matière, la forme et le composé des deux ; c’est par là que « l’on convainc qu’il y a une Trinité dans le Créateur » : à la matière, comme fondement, répond le Père ; la forme qui naît dans la matière (innascitur) répond au Fils ; le composé des deux « qui contient en lui non pas seulement l’union des extrêmes, mais encore leur ordre » convient à l’Esprit (I, 25-26) ; si le Fils seul est envoyé pour racheter les hommes, c’est qu’il est naturel que la forme première (auctor formae) se charge de « reformer l’homme déformé par le péché ». Ainsi la métaphore alterne avec la preuve et, souvent, la remplace. Au reste, Alain appuie souvent sur le caractère contingent, et par conséquent indémontrable, des faits qui doivent être crus par le chrétien : « fuit convenientius, decuit », tels sont les expressions qui reviennent continuellement : par exemple, à propos de la rédemption par le Christ, il écrit que « Dieu aurait pu racheter efficacement le genre humain d’une autre manière » (III, 15) ; l’incarnation du Fils, sa génération par une Vierge ont des raisons de convenance et ne sont pas nécessaires.

Le raisonnement, en théologie, n’est donc possible, pour celui qui le fait, que s’il est appuyé sur la foi : la foi seule est le motif qui pousse au raisonnement ; « credit ut sciat », dit Alain du théologien 0. Au-dessous de la théologie, Alain conçoit une science de la nature, mais fort différente, semble-t-il, de celle de Guillaume de Conches ; elle se rapporte à la théologie comme la nature se rapporte à Dieu ; or la Nature dit d’elle-même, en se comparant à Dieu dans son De Planctu naturae : « Son opération est simple, et la mienne est multiple ; ... il crée, je suis créée ; ... il produit de rien, et je mendie une matière pour mon œuvre » ; de là un rapport différent de l’homme à Dieu et à la nature : « L’homme est procréé par moi pour mourir, il est recréé par lui pour vivre ». La science de la nature est, pour Alain, ce vaste symbolisme, qu’ont transmis au Moyen Age les néoplatoniciens, les hermétistes et les alchimistes qui trouvent de mystérieuses correspondances entre les choses, des pierres qui symbolisent des planètes, et surtout l’homme, qui, étant microcosme, contient en lui des parties correspondantes à toutes les parties du monde : il est fait de quatre humeurs qui correspondent aux quatre éléments ; comme dit le Timée, le mouvement de sa raison correspond au mouvement diurne du ciel des fixes, d’Occident en Orient, et celui de la sensibilité au mouvement oblique des planètes d’Orient en Occident ; des trois facultés que distingue Platon, la prudence, qui est en la tête, correspond à Dieu ; le courage, qui est dans le cœur, aux Anges ; la partie sujette, qui est dans les reins, à l’homme 0. De ce type de philosophie de la nature, qui prête à chaque être les pouvoirs qui dépendent de ses affinités symboliques avec d’autres êtres, on rencontre aussi des traces chez Abélard, quand il écrit en son Éthique : « Il y a, dans les herbes ou dans les graines, dans les natures tant des végétaux que des pierres, des pouvoirs capables d’émouvoir et d’apaiser nos âmes ; celui qui les étudierait avec soin arriverait facilement à le faire 0. » La science de la nature est une science opérative, reposant sur la connaissance de sympathies qui permettent en particulier de comprendre et d’éviter les maléfices des démons. Telle est la manière dont Alain entend les lois naturelles : des pouvoirs émanant du tout en chaque chose : mais, comme il le dit dans les Regulae fidei (reg. 59), ces pouvoirs naturels ne sont pas du tout une limite pour la toute-puissance de Dieu : « Tout ce qui est possible selon la cause inférieure est possible selon la cause supérieure, mais l’inverse n’est pas vrai » (reg. 57). Le pouvoir de Dieu n’est limité que par le principe de contradiction (Dieu ne peut faire qu’une chose ne soit pas ce qu’elle est), mais non par la Nature.

L’usage de la philosophie, chez Alain, se manifeste dans son traité Contra Haereticos  0, en quatre livres, dirigés le premier contre les Albigeois, qui ne sont pas nommés, le second contre les Vaudois, le troisième contre les Juifs, le quatrième contre les Arabes. La discussion est un mélange de discussion philosophique et de recours aux autorités, dans la mesure où les adversaires les admettent. Une hérésie, telle que celle des Albigeois, par exemple, était fondée sur une interprétation de la Bible : comme les gnostiques et les manichéens, dont la doctrine s’était répandue jusqu’en France à travers l’Europe centrale, ils voyaient, dans la création et dans la loi mosaïque, l’œuvre du principe du mal 0, tandis que le Dieu de l’Évangile représente le principe du bien qui vient sauver les âmes impures, prisonnières du monde du mauvais démiurge. L’hérétique albigeois s’appuie donc sur l’Écriture, comme le chrétien. De plus, il emploie l’argumentation philosophique : que le monde soit l’œuvre d’un principe mauvais, il le prouve par ce principe qu’un effet muable et imparfait implique une cause également muable et imparfaite 0. Alain répond par deux arguments philosophiques : l’un tiré du livre VIII de la Physique d’Aristote, qui montre que le mouvement et le changement supposent un moteur immobile, l’autre fondé sur la distinction entre la cause efficiente et la cause formelle : de la cause formelle, il est vrai que, suivant qu’elle est immuable ou muable, son effet a pareilles propriétés ; la cause efficiente, comme l’artisan ou Dieu, peut produire des effets qui changent et se corrompent, tout en restant, elle, sans changement. De même, à la possibilité de la présence réelle dans l’Eucharistie, les Albigeois opposaient que les accidents du pain et du vin seraient alors privés de tout sujet ; Alain, poussant aussi loin que possible l’explication physique, admettait, entre les deux formes de changement indiquées dans la Physique (l’altération qui, changeant les accidents, laisse intactes la forme substantielle et la matière, la corruption-génération qui, changeant accidents et forme, ne touche pas à la matière), une troisième, la transsubstantiation, où, les accidents restant, changent seules la forme et la matière ; il avoue d’ailleurs qu’on ne peut expliquer comment les accidents du pain sont inhérents à une autre substance que celle du pain ; mais il a recours alors à ses Regulae theologicae, qui montrent que le possible n’est pas mesuré par la nature.

Les Albigeois niaient l’immortalité de l’âme de l’homme, qui, comme celle des bêtes, périssait avec le corps. Comme Alain s’appuie sur Aristote dans les sujets qui touchent la physique, il a ici recours au platonisme, aux livres hermétiques, au paragraphe 2 du Liber de Causis qu’il cite sous le nom de Aphorismi de essentia summae bonitatis, à Virgile, à la Rhétorique de Cicéron, au Timée (il connaît même le titre et le sujet du Phédon) ; ce sont d’ailleurs, pour la plupart, des autorités philosophiques empruntées à Claudien Mamert : comme celui-ci, il déduit l’incorruptibilité de l’âme de son incorporéité, et il prouve cette incorporéité par huit arguments 0, dont il faut retenir surtout le dernier : « On peut avoir la notion de (intelligere) ce qui fait vivre le corps, sans avoir la notion de la corporéité ; donc ce principe de vie n’est pas un corps » : il rappelle, dans sa forme, un célèbre argument par lequel Descartes montre que la substance de l’âme consiste en la pensée seule. Ajoutons qu’en lisant, dans la traduction de Boèce, le livre III des Topiques qui porte « sur le choix entre deux thèses proposées », Alain a eu l’idée d’un autre argument, « dont, dit-il, certain religieux a usé contre le philosophe ». « Ou l’âme est mortelle, ou elle est immortelle ; si l’âme est mortelle et si vous la croyez immortelle, il ne s’ensuit pour vous nul désavantage ; mais si elle est immortelle, et si vous la croyez mortelle, il peut s’ensuivre pour vous quelque désavantage. » Nous avons ici le principe du pari de Pascal ; on choisit, entre deux propositions, également douteuses pour l’intelligence, selon la ligne de l’intérêt que nous avons à croire l’une ou l’autre.

Si l’on considère dans son ensemble et dans son esprit l’œuvre d’Alain de Lille, on verra bien la place que pouvait avoir la philosophie dans la pensée du XIIe siècle. Dans le Moyen Age chrétien, on ne spécule pas par goût pur de la recherche et pour aligner des vérités nouvelles ; on ne fait pas de philosophie de gaieté de cœur, mais parce que l’on y est forcé ; la philosophie est un élément nécessaire de la chrétienté. La raison profonde pour laquelle elle est nécessaire aux yeux du clerc qui, seul, philosophe, c’est l’état présent de l’Église : l’homme est actuellement in via, dans la voie qui conduit au salut ; il a des gages de salut dans la foi ; mais cette foi est un état passager qui ne doit aboutir que dans l’au-delà, à la vision heureuse des élus ; la foi est universelle et l’Église chrétienne est catholique ; mais elle est sans cesse menacée par les hérétiques et les infidèles. Deux motifs impérieux de philosopher pour l’homme qui a reçu la raison en partage : d’une part la méditation des vérités de foi, qui, arrivant à jeter sur elles la lumière de l’intelligence, oriente le voyageur vers son état final ; car « cette foi qui recherche l’intelligence » ne cherche pas ainsi à se confirmer, mais à s’élancer ; la philosophie est comme un degré dans la voie qui nous mène au salut ; d’autre part, la lutte pour la foi par la raison contre des adversaires qui n’acceptent d’autre juge qu’elle. Dans les deux cas, c’est un motif pratique et religieux qui pousse le clerc à philosopher : la philosophie n’est jamais qu’un moyen d’ascension ou de lutte. Mais, par suite, elle est essentiellement et foncièrement dialectique, puisque les vérités qu’elle a à éclairer ou à prouver, elle les emprunte d’ailleurs et ne peut ni leur conférer ni leur ajouter aucune certitude ; la dialectique est une arme défensive, non une méthode créatrice ; l’important est de vaincre par elle dans la dispute et non pas proprement de prouver : la plupart des auteurs se rendent compte que, en ces matières, la dialectique en reste toujours au probable, peu leur importe ; ce n’est pas à la certitude, dont ils sont comblés par ailleurs, mais à la victoire qu’ils songent. Mais c’est là un idéal : une foi assurée qui a la dialectique à son service. En vérité, on trouve parfois, dans cette dialectique qu’on emploie comme une arme, des exigences qui sont difficilement compatibles avec le rôle qu’elle a à remplir : la dialectique, telle qu’on la trouve chez Boèce, suppose en effet une structure du réel qui est loin de celle de la réalité suprême, de la réalité divine. D’où, à l’intérieur même de l’Église, un conflit continuel sur l’opportunité et les conditions d’emploi de la dialectique, à laquelle l’objet même qu’on prétend penser semble devoir échapper : de là une tension nouvelle qui s’exprime au XIIe siècle par la lutte entre les écoles et le mysticisme monastique.

On voit à quels intérêts puissants répondait la philosophie. Ajoutons que les débats que dirigeait la dialectique gardaient rarement un intérêt théorique ; il est très rare en effet qu’une hérésie sur un point de dogme n’entraîne pas avec elle un bouleversement plus ou moins complet de tout le système des sacrements et de la discipline de l’Église : c’est ainsi que les hérésies sur la Trinité signalées par Abélard se complètent par la négation de règles disciplinaires telles que le célibat des moines ou par des protestations contre des pratiques abusives, comme la mise à prix de la remise des péchés. Le manichéisme des Albigeois aurait certainement été considéré comme moins dangereux, s’il ne s’était accompagné de la négation de la valeur de tous les sacrements, sauf le baptême pour les adultes, et du refus de considérer les églises comme des lieux sacrés ; ils niaient notamment la valeur de la pénitence et n’admettaient que la confession intérieure. Les Vaudois, qu’Alain attaque au second livre, niaient toute autorité, et ils attaquaient particulièrement l’absolution des péchés et les indulgences. Quant à la négation de la Trinité en Dieu chez les Juifs et les Musulmans, elle prend, bien entendu, toute son importance, de ce qu’elle entraîne avec elle l’impossibilité de l’incarnation du Fils et de tout le système chrétien. Enfin la doctrine musulmane du prophète, faisant de l’inspiration du prophète une sorte d’intermédiaire entre Dieu et les créatures, rend inutile l’intercession du Christ. C’est cette liaison du dogme à la vie entière de l’Église qui donne aux discussions philosophiques un tel mouvement et une telle âpreté ; c’est que la philosophie doit se faire le soutien d’un dogme qui est lié à l’ensemble de la vie religieuse et politique de la chrétienté.

Share on Twitter Share on Facebook