Le XIe et le XIIe siècle sont dominés, en Occident, au point de vue intellectuel comme au point de vue politique, par un effort pour établir l’unité de la chrétienté ; il s’affirme dans la lutte de Grégoire VII contre l’empereur et le roi de France, et, à l’entrée du XIIIe siècle, dans le pontificat d’Innocent III ; il se manifeste aussi bien par les Croisades que par la formation des royaumes chrétiens d’Espagne contre les Musulmans au XIIe siècle et, au XIe siècle, la reprise par les Normands de l’Italie méridionale et de la Sicile sur les Arabes : ainsi se consolident, au Sud et à l’Orient, les frontières de la chrétienté, tandis que, vers la Russie, les missionnaires chrétiens arrêtent, par la conversion des Russes, l’expansion de l’Islam.
L’unité de la chrétienté consiste avant tout dans la conviction commune, exprimée avec une force égale, par les partisans du pape et par ceux de l’empereur, que tout pouvoir, celui du pape comme celui du roi, est de nature spirituelle et d’origine divine ; le roi est un oint du Seigneur, dont la tâche unique est de veiller au salut éternel de ses sujets : il ne doit pas compter parmi les laïques : « il est justement séparé d’eux, dit l’un des polémistes d’alors ; car l’onction de l’huile sainte l’a fait participer au ministère sacerdotal 0 ». Il n’est pas question de droit au sens moderne du mot ; la justice (mot qui revient souvent sous la plume de Grégoire VII) est une justice surnaturelle, la justification de l’homme auprès de Dieu par la grâce et la charité, justification qui n’est obtenue que dans l’Église 0, la justice telle que l’a comprise, avant saint Augustin, saint Paul. L’Église, elle, n’est pas une société à part, en face d’une puissance séculière distincte ; pour Pierre Damien, comme pour beaucoup d’autres, la puissance séculière est partie intégrante de l’Église, « comme un de ses nombreux services, destinés à collaborer au salut des âmes 0 ».
L’unité spirituelle de la chrétienté se manifeste, depuis la fin du XIe siècle, par la croisade ; l’idée de la croisade ne prit tout son sens et son développement qu’avec saint Bernard, abbé de Clairvaux, lorsque, en 1146, il prêcha la deuxième croisade ; elle devait, dans sa pensée, être la lutte contre les païens sur toutes les frontières de la catholicité, aussi bien vers l’Espagne et vers les bords de l’Elbe que vers la Syrie 0.
De même que l’on voit ainsi se développer aux XIe et XIIe siècles un « augustinisme politique » qui voudrait absorber dans l’Église la société tout entière, de même on trouve un « augustinisme intellectuel », qui tend à régler tout savoir sur le savoir des choses divines ; et comme, en politique, l’augustinisme entre en conflit avec des forces sociales qui lui sont étrangères, dans les choses de la pensée, les éléments intellectuels qu’il voudrait absorber commencent à prendre une sorte d’indépendance et à manifester des exigences propres.