III. L’avenir chrétien

Mise au pouvoir de l’Église, la science lui assurerait la place qu’elle doit avoir : une théocratie appuyée sur la science expérimentale, tel est le cadre de la société. Bacon voit d’un très mauvais œil l’importance et l’autonomie que prend alors le droit civil, enseigné surtout à l’Université de Bologne et issu du droit romain ; tandis que, pour saint Thomas, la société civile, issue du droit naturel, a une autonomie pareille à celle que Dieu a donnée à la nature, pour Bacon, le droit civil, autant qu’il existe, doit se réduire à une simple routine qui dépend du droit canon, lui-même inspiré de l’Écriture ; conseillés par les clercs, les chefs de la Cité doivent s’occuper de l’organisation rationnelle de leur ville, organisation qui rappelle la République de Platon avec sa hiérarchie en quatre classes : clercs, savants, soldats et artisans, avec ses lois d’eugénique, mais qui institue en outre des écoles techniques pour les ingénieurs, des caisses d’assurance contre la maladie et la vieillesse et le plébiscite comme source de l’autorité 0. Ces institutions ne concernent que les conditions matérielles de la vie humaine. Au-dessus d’elles, l’Église, qui les a ordonnées, doit avoir une puissance qui sera toute fondée sur la science ; les grands desseins des papes du Moyen Age, réunion de l’Église grecque, conversion des Tartares, destruction des Sarrasins, s’exécuteront alors par des moyens pacifiques et guerriers ; la mission apostolique sera rendue possible par le progrès des connaissances géographiques, lorsque l’on pourra gagner les Indes par l’Occident ; et c’est par la science et par l’étude de langues que la vérité de l’Évangile sera démontrée 0.

Ainsi se mêlent, dans ses visions d’organisation chrétienne de la terre, pratique et religion, science et mystique. Roger Bacon est un des premiers qui aient eu le sentiment vif du rôle de l’Occident dans le monde ; ce rôle, il l’a exprimé, comme il le devait en son siècle, dans la conception qu’il se fait du christianisme ; le christianisme tendait presque à apparaître dans les Universités et les couvents soit comme un ensemble de dogmes, soit comme une technique du salut personnel ; il est effectivement et dans l’histoire une puissance d’expansion au service de la vérité : c’est ainsi que l’a vu Roger Bacon, et c’est pourquoi il n’a pas séparé la science de la puissance. On lui reproche parfois de soutenir des thèses surannées 0, et en effet il allait contre les tendances d’une époque prudente et organisatrice qui voulait séparer, tout en les hiérarchisant, nature et surnature, raison et autorité, science et foi ; aussi bien était-il considéré comme un ennemi, et, dès que son protecteur, le pape Clément, mourut, il fut de nouveau persécuté ; mais cette prudence organisatrice devait aboutir, au XIVe siècle, à la dissolution de la scolastique, tandis que l’esprit baconien devait persister dans l’idée vivante et active de la mission de l’Europe.

IV. Raymond Lulle

L’exemple de Raymond Lulle montre à quel point, vers la fin du XIIIe siècle, la philosophie pouvait être considérée non pas comme un hors-d’œuvre, mais comme une exigence impérative de la vie chrétienne. Raymond Lulle appartenait par sa naissance (il est né à Majorque en 1235) à cette partie du monde méditerranéen qui était en perpétuel contact avec le monde arabe ; il écrit en langue vulgaire des livres par centaines, et il est l’auteur de poèmes et d’ouvrages mystiques non moins que de l’Ars generalis. A partir de 1265, année où il eut une vision, le but unique de sa vie et de ses œuvres fut la conversion des infidèles. S’il entreprit ce vaste travail logique, connu sous le nom d’Ars generalis, s’il essaya de le répandre, de le rendre populaire, d’en faciliter le maniement au point de le réduire à un mécanisme, c’est que, comme autrefois les hommes du XIIe siècle, il utilisait le raisonnement à la défense de la foi. C’est pourquoi aussi, comme autrefois saint Anselme, il donne grande place à la raison, et « il entend prouver les articles de foi par des raisons nécessaires », soumettant d’ailleurs entièrement la philosophie aux buts de la théologie. C’est donc un pur dialecticien, et, bien qu’il ait les mêmes ambitions que Roger Bacon, il est tout à fait en dehors du courant des sciences de la nature. En revanche, comme lui, il insiste sur la nécessité, pour les missionnaires, d’apprendre les langues orientales ; possédant lui-même la connaissance de la langue arabe, il réussit au Concile de Vienne, en 1311, à faire adopter la décision d’enseigner l’arabe et l’hébreu à la curie romaine et dans les grandes universités. Lui-même, il passe ses années à parcourir la chrétienté pour répandre ses idées ; en 1288, il enseigne à Paris son Ars generalis ; plus tard, en 1294, il soumet un plan de croisade au pape Célestin V, puis à Boniface VIII en 1295, à Philippe le Bel en 1298, à Clément V en 1302. En 1298 et en 1310, il séjourne à Paris pour combattre l’influence qu’y avait l’averroïsme. Plusieurs fois, il va en pays mahométan, en 1296 à Tunis, en 1306 à Bougie, où il retourna et où il est assassiné en 1315.

Dans ces conditions, on comprend le caractère pratique qu’il prétendit donner à son Ars generalis. Le problème qu’il veut résoudre est né d’Aristote. Celui-ci distingue les principes communs à toute science et les principes propres à chacune. Il s’agit de trouver « une science générale pour toutes les sciences, et telle que, dans ses principes généraux, soient contenus les principes de toutes les sciences particulières, comme le particulier dans l’universel ». Le Grand Art est donc la science suprême, d’où dépendent toutes les autres. Ce qui le distingue entièrement de la logique, c’est qu’il est un art d’invention et de découverte. Chez Aristote (chapitre final des Analytiques), les principes n’étaient pas fondés en démonstration, mais ils reposaient sur l’expérience et l’induction. D’autre part, toute démonstration suppose que l’on a découvert le moyen terme, et il faut reconnaître que les préceptes donnés par Aristote pour cette découverte 0 restent assez vagues. Raymond Lulle se vante de résoudre du même coup ces deux problèmes. Il part de cette idée que toute proposition se réduit à des termes, et que tous les termes complexes sont composés de termes simples. Si l’on suppose que l’on a dressé la liste de tous les termes simples ou principes, on obtiendra, en les combinant de toutes les manières possibles, toutes les vérités possibles. Ce principe de la combinaison, ébauchée par Aristote, est l’idée originale et essentielle apportée par Lulle. Les difficultés étaient de deux sortes : découvrir les termes simples et trouver une règle pour en déterminer les combinaisons. Lulle a bien vu que ces termes devaient comprendre, outre des termes absolus, tels que bonté, sagesse, etc., des relations (telles que différence, contrariété) qui fussent comme les cadres des combinaisons, des questions qui sont comme les cadres de l’invention du moyen terme, des sujets desquels peuvent se dire les autres termes ; mais il y a beaucoup d’arbitraire dans le choix des neuf prédicats absolus, qui sont neuf attributs de Dieu, des neuf relations, des neuf questions, des neuf sujets, à quoi s’ajoutent neuf vertus et neuf vices. Sur le second point, il manque à Lulle le calcul des combinaisons, dont Leibniz devait se servir dans son De Arte combinatoria, pour résoudre le même problème.

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