V. La position métaphysique de l’intellect humain

Les deux caractères essentiels de l’intelligence humaine sont les suivants : 1° elle ne peut fonctionner sans phantasmes ou images, et, par conséquent, elle n’opère que par une abstraction qui sépare des choses naturellement unies ; 2° elle est discursive, en ce double sens que nous ne comprenons les choses que les unes après les autres, et que nous ne parvenons que par raisonnement à la connaissance d’une conclusion. Ce double caractère est senti comme une imperfection et, plus ou moins explicitement, la connaissance humaine est décrite par rapport à une connaissance idéale qui atteindrait les intelligibles sans le détour des images et en dehors de tout discours. Saint Thomas, guidé par deux formules d’Aristote : « Dieu est pensée de la pensée » et, « dans l’intelligence, le terme connu est identique au sujet connaissant », démontre que cette connaissance est réalisée en Dieu : « Le sens ou l’intellect, écrit-il 0, n’est autre chose que le sensible et l’intelligible, que parce que l’un et l’autre sont en puissance » ; puisque Dieu est acte pur, l’objet de son intellect n’est pas différent de cet intellect lui-même, et sa pensée n’est rien que sa substance même. Il s’ensuit qu’il se comprend par lui-même sans le secours d’autre chose.

Il est vrai que, chez Aristote, cette thèse avait pour conséquence que Dieu ne connaissait rien autre chose que lui-même ; lui donner la connaissance des choses autres que lui, c’est introduire en lui la mutabilité, le discours et l’imperfection ; de sorte que, dans le pur aristotélisme, le rapport de l’intelligence divine à l’intelligence humaine nous échappe totalement. Dieu reste une fin extérieure à notre pensée. Aussi saint Thomas corrige-t-il l’aristotélisme par le néoplatonisme : il introduit en Dieu cette intelligence ou monde intelligible des néoplatoniciens, où toute la variété des choses existe dans l’unité, dans une parfaite transparence : selon leur inspiration, il admet que, plus est profonde et complète la connaissance de soi, plus est riche et profonde la connaissance des modèles de toute réalité 0. C’est en ce sens que, selon saint Thomas, Dieu connaît les autres choses ; « il les voit non en elles-mêmes, mais en lui-même, en tant que son essence contient la ressemblance des autres choses 0 ». Pas plus que Guillaume d’Auvergne, il n’admet le platonisme, tel qu’on le concevait alors, comme l’affirmation, sous le nom d’Idées, de substances immatérielles, modèles des choses sensibles et objets propre de notre entendement 0 ; mais, comme lui, il pose, sous le nom d’idée, « dans l’intelligence divine, la forme à la ressemblance de laquelle le monde a été fait 0 » ; idée qui est à la fois le modèle des choses et le principe de leur connaissance ; il y a, en Dieu, multiplicité d’idées ; sinon, comme chez Avicenne, Dieu ne pourrait créer qu’une seule chose et non un ordre multiple ; mais cette multiplicité ne lui paraît pas répugner à la simplicité divine, grâce à un principe qu’il emprunte à Denys l’Aréopagite : « Les choses inférieures sont dans les supérieures d’une manière plus éminente qu’en elles-mêmes 0 ». Il pouvait lire également dans le livre Des causes que « Dieu connaît indivisiblement les choses divisibles, intemporellement les choses temporelles, nécessairement les choses non nécessaires, immuablement les choses muables et, en général, toutes choses à un niveau supérieur au leur propre ». On conçoit alors comment toutes les créatures peuvent avoir leur modèle en Dieu : « il faut que, toutes, elles préexistent dans le Verbe de Dieu avant d’exister dans leur propre nature. Or ce qui est en une chose est en elle selon le mode de cette chose et non selon le sien propre : la maison existe en l’architecte intelligiblement et immatériellement ; donc il faut comprendre que les choses préexistent dans le Verbe selon le mode du Verbe ; or ce mode, c’est d’être un, simple, immatériel, et non seulement vivant, mais vie. Il faut donc que les choses faites par Dieu préexistent dans son Verbe de toute éternité, immatériellement et sans aucune composition 0 ». Dans ces conditions, la connaissance que Dieu a des autres choses ne saurait être discursive ; car « il voit toutes choses en une seule, qui est lui-même,... et il voit les effets en lui-même comme en leur cause 0 ».

Grâce à l’introduction du néoplatonisme, on peut donc concevoir l’intellect humain comme une image, très déficiente, il est vrai, de l’intellect divin ; en effet, Dieu peut connaître, d’une manière qui lui convient, la diversité des choses, même les non-êtres, les maux, les choses singulières et infinies, les futurs contingents 0, et même les énonciations qui, posant l’attribut après le sujet, paraissent caractéristiques de la science humaine ; c’est que, « comme il sait immatériellement les choses matérielles et simplement les choses composées, ainsi il sait les choses énonçables non pas selon leur mode qui comporte composition et division, mais il connaît chaque chose par simple intelligence, en comprenant l’essence de chaque chose. C’est comme si nous, en comprenant ce qu’est l’homme, nous comprenions tout ce qui peut être dit de l’homme 0 ».

Entre l’intellect de Dieu et l’intellect humain se trouve l’intellect angélique. L’ange saisit toujours en acte ce qu’il comprend, et il n’a donc pas besoin d’un intellect en puissance ; il saisit des formes séparées de la matière ; il n’a donc pas besoin de l’intellect agent, qui est destiné à séparer les formes de la matière. Il ne saisit, il est vrai, que par l’intermédiaire d’« espèces » ; mais ces espèces ne viennent pas des choses et ne sont pas acquises, mais sont « connaturelles » à l’ange 0. Il se connaît lui-même comme intellect en acte ; il connaît Dieu, en tant qu’il se connaît comme image de Dieu ; il connaît les choses matérielles, parce que Dieu a imprimé en lui les raisons de toutes choses 0 ; il les connaît donc dans leurs principes et non, comme nous, discursivement.

Dans la perspective de la hiérarchie des intelligences, on peut comprendre comment l’intelligence humaine, bien qu’elle ne procède que par abstraction du sensible, et bien que des formes abstraites des choses sensibles ne soient pas des êtres immatériels existant en eux-mêmes comme le voulait Platon, peut avoir « quelque connaissance » des choses immatérielles : c’est que, à l’intellect au niveau humain, pris dans l’état de la vie actuelle 0, tout est présent comme à tous les autres, mais sous le mode humain. Il faut se rappeler que « la lumière intellectuelle qui est en nous n’est rien qu’une ressemblance participée (quaedam participata similitudo) de la lumière incréée en laquelle sont contenues les raisons éternelles 0 ». On s’en apercevra en envisageant la hiérarchie entière des réalités ; pour commencer par les plus basses, la forme corporelle, qui est dans les choses matérielles, puis qui est dans la sensation, est aussi à sa façon dans l’intellect. « Les espèces des corps matériels et mobiles, l’intellect les reçoit immatériellement et sans mouvement, selon son mode ; car ce qui est reçu est en ce qui reçoit selon le mode de ce qui reçoit 0. » La connaissance intellectuelle des corps peut donc, à la manière néoplatonicienne, être considérée comme une phase du retour des formes vers leur origine. « Les êtres qui ne reçoivent les formes que matériellement ne sont pas du tout connaissants ; et l’on connaît d’autant plus parfaitement que l’on possède plus immatériellement les formes. Donc l’intellect qui abstrait l’espèce non seulement de la matière, mais des conditions matérielles individuantes, connaît plus parfaitement que le sens qui reçoit la forme sans la matière, mais avec des conditions matérielles ; et, parmi les sens, la vision connaît le plus, parce qu’elle est la moins matérielle 0. » On peut même dire, mais cela ne va pas sans quelque difficulté, que l’intellect connaît les choses singulières par « réflexion » ou par connaissance indirecte 0.

Comment, enfin, perçoit-il les choses immatérielles ? Saint Thomas, sur cette question, trouvait devant lui tous les augustiniens et les platoniciens qui prétendent que, au-dessus de la connaissance des natures corporelles, l’homme a une connaissance intellectuelle indépendante et directe des réalités spirituelles et en particulier de lui-même ; il cite, sur ce point, les textes connus de saint Augustin sur lesquels on s’appuyait 0 ; il cite l’opinion d’Avempace qui donne à l’homme une pareille connaissance, parce qu’il confond les quiddités abstraites du sensible avec des réalités spirituelles. Pour lui, il admet une connaissance de ces réalités, mais indirecte, secondaire, et dans la mesure où elle est liée à la fonction principale de l’intellect humain, qui est d’abstraire. On dirait que l’intellect humain, naturellement porté vers les choses sensibles, a bien indirectement quelque connaissance des choses spirituelles, qui sera une base naturelle suffisante pour la théologie, mais sur quoi, sans l’appel de la foi, rien ne pourrait s’édifier. La raison n’est pas spontanément orientée, comme le croient les augustiniens, vers les choses spirituelles.

Ainsi en est-il de la connaissance de soi. La parfaite connaissance de soi est liée à la connaissance de toutes choses, et elle n’existe qu’en Dieu. Rien de pareil chez l’homme : il est en quelque sorte séparé de lui-même : d’abord l’intellect n’est pas l’être même de l’âme, il n’en est qu’une puissance ; c’est en Dieu seul que l’être et l’acte de comprendre se recouvrent ; donc, la connaissance que l’intellect peut avoir de soi n’est pas une connaissance de soi 0 ; de plus l’intellect humain est un intellect en puissance ; il ne peut donc être connu directement ; car seul est objet de connaissance ce qui est en acte ; on ne connaît l’être en puissance, par exemple la matière, que relativement à l’être en acte ; donc, l’intellect ne peut se connaître que dans les moments où il passe à l’acte, non pas, comme le dit Platon, en participant à des réalités incorporelles (en ce cas, il se connaîtrait lui-même), mais bien grâce à la lumière de l’intellect agent éclairant les images : il ne se connaît donc que par son acte et d’une connaissance secondaire, qui accompagne seulement celle des choses matérielles qu’il est fait pour connaître.

On a vu comment l’ange, de la connaissance directe qu’il a de lui-même, passe à la connaissance de Dieu. Ceux qui attribuent à l’homme la connaissance de soi sont portés à dire de l’homme ce qui n’est vrai que de l’ange ; mais en vérité la seule connaissance de Dieu accessible à l’homme est encore une sorte d’annexé à celle des formes sensibles ; il connaît Dieu, « comme on connaît un objet dans un miroir », par la ressemblance de Dieu qui se reflète dans les choses sensibles 0. Cette connaissance « naturelle » de Dieu ne peut donc s’étendre au delà du point où ces choses peuvent la mener ; elles nous conduisent à Dieu comme à leur cause, mais à une cause qui les dépasse infiniment, à une cause première ; puis, recherchant par le raisonnement ce qui convient à une cause première comme telle, nous découvrons, par une pensée discursive, ses attributs, sa simplicité, sa perfection, sa bonté, son immutabilité, etc. 0. Il est donc faux, comme le croyait l’augustinien saint Anselme, que nous puissions, en partant de l’idée que nous avons de lui affirmer son existence. Selon le précepte d’Aristote, aux Seconds Analytiques, l’on pose d’abord son existence, et l’on ne passe qu’ensuite à la détermination de son idée. L’homme connaît les choses matérielles avant de connaître Dieu, et, par elles, il va jusqu’à l’existence de Dieu. Saint Augustin paraît penser autrement, qui dit que nous connaissons toute chose dans la lumière de la première vérité ; ceci est exact, à condition de comprendre que Dieu est, en soi, la première source d’où vient la lumière de notre intelligence, mais non en ce sens qu’il est son premier objet.

Voilà donc comment l’esprit humain a, par nature, quelque connaissance des choses spirituelles. Cette connaissance, discursive et inséparable de la connaissance des choses matérielles d’où elle est issue, ne fait nullement sortir l’homme de son plan naturel, et si, par sa direction, elle émane de la foi, par son contenu elle n’excède en rien les forces naturelles de la raison.

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