5 Autres aventures des mêmes

Le lendemain, l’air était vif et piquant, et je me réveillai tout à la joie de vivre. J’oubliais ma situation précaire et le long trajet qu’il me restait à parcourir. Je descendis déjeuner, frais et dispos, et retrouvai Peter dont l’humeur généralement sereine paraissait très froissée. Il s’était souvenu de Stumm au milieu de la nuit, et ce souvenir lui avait été désagréable ; il me confia ceci au moment où nous nous bousculâmes à l’entrée de la salle à manger, car nous n’eûmes pas la chance de nous parler en particulier, le lieutenant ne nous quittant pas d’une semelle. On nous avait même enfermés à clef dans nos chambres pendant la nuit. Peter avait découvert ce détail en essayant d’aller à la recherche d’allumettes, car il avait la mauvaise habitude de fumer au lit.

Notre guide se mit à téléphoner. Il nous annonça bientôt qu’il allait nous faire visiter un camp de prisonniers. Il était déjà convenu que dans l’après-midi, j’accompagnerais Stumm.

– Vous allez voir, nous dit le lieutenant, comment un grand peuple sait se montrer miséricordieux. Vous verrez aussi en notre pouvoir quelques-uns de ces Anglais abhorrés. Cela vous réjouira. Ils annoncent le sort de leur nation.

Nous roulâmes en taxi par les faubourgs, nous dirigeant vers de petites collines boisées, à travers une longue étendue de cultures maraîchères. Une heure plus tard, nous franchissions la grille d’un édifice qui ressemblait à une grande maison de correction ou à un hôpital. Des sentinelles veillaient, et nous passâmes sous un arc formé de cercles massifs et concentriques de fils de fer barbelés que l’on abaissait la nuit comme un pont-levis.

Le lieutenant exhiba son permis de circulation et l’auto s’arrêta dans une cour pavée de briques. Nous nous rendîmes ensuite au bureau du commandant en passant devant de nombreuses sentinelles.

Le commandant était absent, mais son remplaçant, un jeune homme très pâle et presque chauve, nous reçut aussitôt. Puis eurent lieu les présentations d’usage que notre guide s’empressa de traduire en hollandais, et notre hôte nous adressa de longues phrases très fleuries où il déclarait que l’Allemagne était la première nation du monde, tant au point de vue des sentiments d’humanité qu’au point de vue militaire. Puis on nous offrit des sandwichs et de la bière, et nous partîmes ensuite en bande pour notre tournée d’inspection. Notre procession se composait de deux médecins, l’air doux derrière leurs lunettes, et de deux gardiens, sous-offs de type rude et robuste que je me rappelais bien. Ils représentaient le ciment qui unit les différentes parties de l’armée allemande, dont les hommes et les officiers n’ont guère de valeur, même dans les corps d’élite comme les Brandebourgeois. Mais cette armée paraît disposer d’une réserve inépuisable de sous-officiers durs et compétents.

Nous visitâmes les buanderies, le terrain de récréation, les cuisines, l’infirmerie, occupée seulement par un type souffrant de la grippe. Ce n’avait pas l’air mal tenu. Cette prison était uniquement réservée aux officiers. Sans doute était-ce un endroit de parade que l’on montrait aux visiteurs américains, car si la moitié des histoires que l’on racontait étaient vraies, il existait des camps de prisonniers bien lugubres dans le sud et l’est de l’Allemagne.

Toute cette cérémonie ne me plaisait guère. Être prisonnier m’a toujours semblé un sort affreux. La vue d’un prisonnier boche m’a toujours produit un sentiment étrange, douloureux, alors que je contemplais des cadavres ennemis avec une profonde satisfaction. Et puis ne courais-je pas la mauvaise chance d’être reconnu ? Je me dissimulais autant que possible lorsque nous croisions quelqu’un dans les corridors.

Les quelques prisonniers que nous rencontrâmes passèrent près de nous avec indifférence. Ils nous prenaient sans doute pour des Allemands se réjouissant de leur impuissance. Ils paraissaient en bonne santé, mais ils avaient les yeux bouffis d’hommes qui ne prennent pas assez d’exercice. Ils étaient maigres. Sans doute la nourriture laissait-elle à désirer, malgré les affirmations contraires du commandant. Dans une salle chauffée par un tout petit poêle, des prisonniers écrivaient des lettres ; dans une autre, un homme faisait une conférence à une douzaine d’auditeurs et traçait des chiffres sur un tableau noir. Quelques-uns des prisonniers portaient leur costume kaki, d’autres étaient vêtus de tous les vieux habits qu’ils avaient pu ramasser. La plupart se drapaient dans des manteaux, car le sang s’appauvrit, lorsqu’on n’a rien à faire qu’à espérer contre tout espoir, à songer à ses amis et au passé.

J’avançai, écoutant le bavardage du lieutenant ou les exclamations bruyantes du délégué du commandant, lorsque je faillis mettre une fin rapide à mon entreprise.

Nous traversions une salle de convalescents. C’était une pièce vaste et un peu mieux chauffée que le reste du bâtiment, mais sentant abominablement le renfermé. Il y avait environ une demi-douzaine de prisonniers, lisant ou jouant à des jeux divers. Ils nous considérèrent tous d’un air morne pendant quelques instants, tous, sauf un, qui faisait une réussite à une petite table à part, au moment où nous passions. J’étais très attristé de voir tous ces braves enfermés dans cette geôle, alors qu’ils auraient pu être au front en train de flanquer une pile aux Boches.

Le commandant marchait en tête avec Peter qui professait un intérêt profond pour tout ce qui concerne les prisons. Puis venaient notre lieutenant et un des médecins, suivis des deux gardiens. Je fermais la procession en compagnie du second médecin. À ce moment précis, j’étais un peu distrait et je marchais bon dernier.

Le faiseur de réussites leva soudainement la tête et j’aperçus son visage. C’était Dolly Riddell, qui avait commandé notre brigade de mitrailleuses à Loos. J’avais entendu dire que les Boches l’avaient pincé lorsqu’ils firent sauter une mine aux Carrières.

Je dus agir très vite, car il me considérait bouche bée et je vis qu’il allait parler. Le médecin me précédait d’environ un mètre.

Je trébuchai et renversai par terre toutes les cartes de Dolly. Je me baissai vivement pour les ramasser et je lui saisis le genou. Il baissa la tête et je lui glissai quelques mots à l’oreille.

– Je suis bien Hannay, mais pour l’amour de Dieu, taisez-vous ! Je suis ici en mission secrète.

Le médecin s’était retourné pour voir ce qui se passait. Je réussis à glisser encore quelques mots à Dolly.

– Bon courage, vieux ! Nous gagnons cartes sur table.

Puis je me mis à parler en hollandais avec véhémence, tout en finissant de ramasser les cartes. Dolly s’acquittait bien de son rôle, et souriait comme si mes gestes l’amusaient beaucoup. Les autres revenaient vers nous, et les yeux ternes du délégué-commandant jetaient des regards courroucés.

– Il est interdit de parler aux prisonniers, cria-t-il.

Je le regardai ahuri jusqu’à ce que notre lieutenant m’eût traduit ses paroles.

– En voilà un type, dit Dolly au médecin. Il interrompt ma partie de cartes et ensuite, il se met à me dire des sottises en hollandais !

Officiellement, j’étais censé connaître l’anglais, et ces remarques de Dolly me donnèrent la repartie. Je fis semblant d’être furieux contre ce sacré Anglais et je sortis de la salle, sur les talons du délégué-commandant, en grommelant entre les dents. Après cet incident, je crus plus prudent de jouer un peu la comédie. Nous visitâmes en dernier lieu la partie de la prison réservée aux prisonniers soumis au régime cellulaire, pour les punir d’avoir enfreint certaines règles. Les pauvres diables paraissaient fort déprimés. Pourtant, je feignis d’éprouver un grand plaisir à ce spectacle, et je le dis au lieutenant, qui traduisit mes paroles aux autres. Jamais je ne me suis senti un tel goujat !

Au retour, le lieutenant nous entretint des prisons et des camps de détention, car il avait été à Ruhleben. Peter, qui s’était fait fourrer au bloc plus d’une fois dans sa vie, était très intéressé et l’interrogeait sans cesse. Le lieutenant nous dit entre autres choses que les Allemands glissaient souvent de faux prisonniers parmi les autres comme espions. S’il se complotait une évasion, ces faux prisonniers l’encourageaient. Ils n’intervenaient jamais jusqu’au jour où la tentative avait lieu, et alors, ils pinçaient les coupables. Car le Boche est toujours heureux d’avoir un bon motif d’envoyer un pauvre bougre au régime cellulaire.

Je me séparai de Peter cet après-midi-là. Il demeura avec le lieutenant, tandis qu’un sergent de la Landsturm m’emmenait à la gare avec ma valise. Peter était fort grognon et je n’aimais guère la tournure que prenaient nos affaires. Mais je me rassérénai un peu en apprenant que j’allais accompagner Stumm. Il croyait donc que je pouvais lui être utile, puisqu’il désirait me revoir. Et s’il avait l’intention de se servir de moi, il devrait forcément me montrer son jeu. J’aimais Stumm à peu près autant qu’un chien aime un scorpion, et pourtant, je recherchais sa compagnie.

Je ne l’aperçus pas sur le quai de la gare, où la présence de mon compagnon de la Landsturm m’évita tout ennui. Je l’attendis. Une grande cohue de soldats passait devant moi et s’engouffrait dans les wagons à l’avant du train. Un officier m’ordonna rudement de m’éloigner et de me tenir derrière une barrière de bois. Je lui obéis et je vis tout à coup Stumm qui me considérait.

– Vous connaissez donc l’allemand ? demanda-t-il vivement.

– Oh ! à peine quelques mots, répondis-je nonchalamment. J’ai été à Windhuk, où j’ai appris à commander mon dîner. Peter, mon ami, le parle un peu aussi.

– So ! répondit-il. Eh bien, montez vite. Pas dans ce wagon-là, imbécile ! Dans celui-ci.

J’obéis. Il me suivit et on referma la porte à clef derrière nous, précaution bien inutile, car la vue du profil de Stumm, s’encadrant dans la fenêtre, eût suffi pour faire hésiter le plus téméraire. Je me demandais si j’avais éveillé ses soupçons. Il me fallait faire très attention à ne trahir aucune connaissance de l’allemand, s’il lui prenait tout à coup la fantaisie de m’interroger dans cette langue. Cela ne me serait guère facile, car je connaissais l’allemand aussi bien que le hollandais.

Nous traversâmes la campagne, mais je ne vis rien du paysage, car les vitres étaient couvertes de givre. Stumm était tout occupé à parcourir certains papiers et il me laissa la paix. Voyant une affiche qui interdisait aux voyageurs de fumer, je tirai immédiatement ma pipe afin de montrer que je ne connaissais pas l’allemand. Stumm leva la tête, surprit mon geste et me pria sèchement de remettre ma pipe dans ma poche, comme s’il était une vieille dame que l’odeur du tabac incommodait.

Au bout d’une demi-heure, je m’ennuyais royalement, car je n’avais rien à lire et ma pipe était verboten . De temps à autre, quelqu’un passait dans le couloir, mais personne n’entrait dans notre compartiment. Sans doute, l’uniforme de Stumm imposait le respect. Je me proposai d’aller dégourdir mes jambes lorsqu’on repoussa la porte, et un homme de forte taille obstrua la lumière.

L’étranger portait une houppelande. Il était coiffé d’un feutre vert. Il salua Stumm, qui releva la tête d’un air furieux, et il nous adressa à tous deux des sourires aimables.

– Pardon, messieurs, dit-il. Avez-vous une petite place à me céder ? Vos braves soldats m’ont tellement enfumé qu’ils m’ont chassé de mon compartiment. J’ai l’estomac délicat et…

Mais Stumm s’était levé, furibond, et je crus qu’il allait expulser l’intrus. Puis il parut se ressaisir au moment où un sourire amical détendait les traits de l’inconnu.

– Mais c’est le colonel Stumm ! s’écria-t-il. Que je suis heureux de vous revoir ! J’ai eu l’honneur de faire votre connaissance à notre ambassade. Je crois que M. Gérard n’a guère apprécié notre conversation d’hier soir.

Et le nouveau venu se laissa choir sur la banquette qui me faisait face.

Je m’attendais bien à rencontrer Blenkiron en Allemagne, mais je ne croyais pas le voir de sitôt. Il me regardait fixement de ses grands yeux vagues, débitant des platitudes à Stumm qui éclatait presque, tant il faisait d’efforts pour se montrer courtois. Quant à moi, je pris un air revêche et méfiant.

– Les choses traînent un peu à Salonique, dit M. Blenkiron pour engager la conversation.

Stumm indiqua une affiche qui prévenait les officiers d’éviter de discuter les opérations militaires en wagon avec le premier venu.

– Tous mes regrets, dit Blenkiron. Je ne sais pas lire votre langue monumentale. Mais je devine que cet avis aux intrus ne s’applique ni à vous ni à moi, car je présume que monsieur est votre ami.

Je pris un air menaçant en fixant sur l’Américain un regard chargé de méfiance.

– C’est un Hollandais, expliqua Stumm. C’est un Bœr ; il est malheureux, car il n’aime pas entendre parler anglais.

– Nous sommes d’accord sur ce point, déclara Blenkiron cordialement. Qui a dit que je parlais anglais ? Je parle l’américain le plus pur. Allons, courage ! mon ami. Je hais John Bull plus qu’un serpent venimeux. Le colonel peut vous le dire.

Je n’en doutais pas ! À ce moment, notre train ralentit en entrant dans une gare. Stumm se leva et se dirigea vers la porte.

– Au revoir, Herr Blenkiron, cria-t-il par-dessus son épaule. Ne parlez pas anglais en voyage si vous voulez éviter des désagréments.

Je le suivis précipitamment, mais Blenkiron me rappela.

– Eh, l’ami ! cria-t-il, vous oubliez votre valise.

Et il me tendit mon sac. Mais il ne parut pas me reconnaître, et je le vis qui s’installait dans un coin, la tête penchée sur la poitrine, comme s’il allait s’endormir. Il jouait bien son rôle !

Une automobile nous attendait, une grande auto militaire toute grise, et nous nous lançâmes à une allure vertigineuse sur de mauvaises routes forestières. Stumm avait remis ses papiers dans son portefeuille, et de temps à autre, il m’adressait quelques mots à propos de notre voyage.

– Je ne suis pas encore fixé à votre sujet, Brandt, me dit-il. Vous êtes ou un imbécile, ou un vaurien, ou un brave garçon. Si vous êtes un vaurien, nous vous fusillerons.

– Et si je suis un imbécile ? demandai-je.

– Nous vous enverrons soit sur l’Yser, soit sur la Dwina. Vous ferez de l’excellente chair à canon.

– Vous ne pouvez le faire sans mon consentement, déclarai-je.

– Ah ! vous croyez ! dit-il avec un méchant sourire. N’oubliez pas que vous êtes citoyen de nulle part. Techniquement, vous êtes un rebelle. Les Anglais vous pendront si vous tombez en leur pouvoir, en admettant qu’ils aient encore quelque bon sens. Vous êtes à notre merci, mon ami, et nous disposerons de vous comme il nous plaira.

Il se tut un instant. Puis il dit d’un ton méditatif :

– Mais je ne crois pas que vous soyez un imbécile. Vous êtes peut-être un vaurien. Or, certains vauriens sont fort utiles ; d’autres sont hissés au bout d’une corde. Nous saurons bientôt à quelle catégorie vous appartenez.

– Et si je suis un honnête homme ?

– Vous aurez la chance de servir l’Allemagne. C’est assurément le plus grand privilège qui soit donné à aucun être humain.

Et cet homme étrange prononça ces paroles avec une sincérité vibrante qui me fit une véritable impression.

L’auto quitta l’ombre des arbres et pénétra dans un parc. Dans le crépuscule, j’aperçus une maison qui ressemblait à un chalet suisse démesuré. Elle était pourvue d’une sorte de voûte, d’un faux pont-levis et d’une terrasse munie de créneaux en stuc. L’auto stoppa devant une porte gothique où nous attendait un homme maigre, d’un certain âge, vêtu d’un veston de chasse.

J’examinai notre hôte comme nous pénétrions dans le hall éclairé. Il était très basané et légèrement voûté, comme quelqu’un qui va beaucoup à cheval. Ses cheveux poivre et sel étaient rejetés en désordre, sa barbe était inculte et ses yeux bruns étaient très myopes.

– Soyez le bienvenu, colonel, dit-il. Vous amenez sans doute l’ami dont vous m’avez parlé ?

– Voici le Bœr, répondit Stumm. Il s’appelle Brandt. Brandt, vous voyez devant vous Herr Gaudian.

Je connaissais ce nom, naturellement. Peu de gens de ma profession l’ignorent. C’est celui d’un des plus grands ingénieurs du monde. Gaudian a construit les chemins de fer de Bagdad et de Syrie et les nouvelles voies dans l’Afrique orientale allemande. Il est une autorité en matière de construction tropicale. Il n’ignore rien de l’Asie et de l’Afrique, et je me rendis compte qu’on m’avait amené chez lui afin qu’il pût me tirer les vers du nez.

Une servante très blonde me mena dans une chambre, au parquet usé et aux fenêtres qui semblaient s’ouvrir par un système contraire à tous ceux que j’avais vus en Allemagne jusqu’à ce jour.

Lorsque je me fus débarbouillé, je descendis dans un hall tout orné de trophées de voyage : jibbahs derviches, boucliers masais et une ou deux belles têtes de buffles. Une cloche retentit bientôt et Stumm apparut avec son hôte. Nous allâmes souper.

J’avais grand-faim et j’aurais fait un fameux repas si je n’avais pas été constamment sur le qui-vive. Stumm et Gaudian parlaient allemand, et Stumm me traduisait les questions qu’on me posait. Il me fallait donc faire semblant de ne rien comprendre et m’amuser à regarder distraitement la chambre tandis qu’ils causaient. Mais je devais aussi faire attention à ne pas perdre une syllabe de leur conversation, car tout dépendait de ce que je pourrais surprendre. De plus, il me fallait toujours être prêt à répondre à des questions imprévues, en ayant soin de donner l’impression que je n’avais pas suivi la conversation. Mes répliques devaient être aussi intelligentes que possible afin de convaincre Stumm et Gaudian que je pouvais leur être utile. Tout cela exigeait beaucoup d’attention. Il me semblait être un témoin à la barre soumis à un interrogatoire des plus serrés, ou un joueur s’efforçant de jouer trois parties d’échecs en même temps !

J’entendis Stumm raconter à Gaudian la substance de mon projet. L’ingénieur fit un signe négatif de la tête.

– Trop tard ! dit-il. On aurait pu entreprendre cela au début. Mais nous avons négligé l’Afrique. Vous savez pourquoi.

Stumm se mit à rire.

– La von Einem ! Peut-être ! Pourtant, son charme travaille assez bien.

Gaudian me jeta un regard. J’étais tout occupé par une salade d’oranges.

– J’ai des choses à vous raconter à ce sujet, dit-il. Mais cela peut attendre. Votre ami a pourtant raison de dire que l’Ouganda est un point sensible chez les Anglais. Si nous leur y portions un coup imprévu, tout l’empire en tremblerait. Mais comment frapper ? Ils tiennent toujours la côte et nos renforts diminuent de jour en jour.

– Il nous est impossible d’envoyer des renforts. Mais avons-nous épuisé toutes les ressources locales ? répondit Stumm. Je ne puis arriver à m’en assurer. Zimmermann est affirmatif sur ce point, mais Tressler ne partage pas son avis. Voici ce garçon qui nous tombe du ciel et qui confirme mes doutes. Il me semble connaître son affaire. Interrogez-le un peu.

Gaudian se mit à me questionner d’une façon très serrée. J’étais juste assez renseigné pour lui répondre, et je crois que je m’en tirai à mon honneur. J’ai une mémoire prodigieuse et au cours de ma vie, j’ai rencontré de nombreux chasseurs et pionniers dont j’ai écouté les récits. Il me fut donc assez facile de prétendre que je connaissais tel ou tel endroit même lorsque je n’y avais jamais mis les pieds. D’ailleurs, à un moment donné, j’avais été sur le point d’entreprendre une affaire dans la région du lac Tanganyika et je m’étais assez bien documenté sur cette partie de l’Afrique.

– Vous dites qu’il vous est possible, avec notre aide, de fomenter des troubles contre l’Angleterre sur les trois frontières ? dit enfin Gaudian.

– Je puis propager l’incendie à condition que d’autres l’allument, répondis-je.

– Mais il existe des milliers de tribus sans aucune affinité entre elles, objecta-t-il.

– Ce sont tous des Africains, et vous admettrez avec moi que les peuplades africaines se ressemblent toutes sur ce point : elles perdent facilement la raison, et la folie de l’une affecte l’autre. Les Anglais le savent bien, du reste.

– Et où allumeriez-vous l’incendie ?

– Là où le combustible est le plus sec, vers le nord, parmi les peuplades mahométanes. Mais voilà où vous devez m’aider. J’ignore tout de l’Islam, mais j’imagine que vous en savez quelque chose.

– Pourquoi ? demanda-t-il.

– À cause de ce que vous avez déjà fait, répondis-je.

Stumm nous servait d’interprète, et jusque-là, il avait traduit le sens de mes paroles assez exactement. Mais avec ma dernière réponse, il prit certaines libertés. Il dit :

– Parce que le Bœr croit que nous détenons quelque gros atout dans nos relations avec le monde musulman.

Puis, baissant la voix et élevant les sourcils, il prononça un mot que je ne saisis pas très bien, mais qui ressemblait à Ühnmantel.

Gaudian me jeta vivement un regard d’appréhension.

– Nous ferons mieux de continuer notre conversation en tête à tête, Herr colonel, dit-il. Nous allons laisser Brandt se distraire un peu tout seul, s’il veut bien nous excuser.

Il poussa une boîte de cigares vers moi et ils quittèrent la salle.

Je tirai ma chaise vers le poêle et j’aurais bien aimé piquer un petit somme, car la tension de notre conversation m’avait beaucoup fatigué. Ces hommes m’acceptaient précisément pour ce que je me donnais. Stumm pouvait me soupçonner d’être une canaille, mais une canaille bœr. Tout de même, je jouais gros jeu. Il m’était impossible de m’abandonner tout à fait à mon rôle, car alors je n’apprendrais rien. Il me fallait avoir l’esprit constamment éveillé et combiner l’apparence et les manières d’un Bœr de l’arrière-veldt avec la mentalité d’un agent d’informations du gouvernement britannique. À tout moment les deux rôles risquaient de se heurter, et mes deux personnages seraient alors confrontés avec la méfiance la plus alerte et la plus profonde.

Il ne fallait m’attendre à aucune clémence de la part de Stumm. Ce géant commençait à me fasciner, bien que je le détestasse. Gaudian était évidemment un brave homme et un gentleman. J’aurais pu travailler avec lui. Mais Stumm incarnait tout ce qui rend l’Allemagne haïssable. Ce n’était pourtant pas l’Allemand commun, et je ne pouvais m’empêcher de l’admirer. Je remarquai qu’il n’avait ni bu ni fumé. Sa grossièreté ne tenait donc pas à des appétits charnels. J’avais entendu dire dans le Sud-Ouest africain que la cruauté était sa manie. Mais il y avait d’autres éléments en lui, par exemple, cette espèce de patriotisme farouche qui devient une religion. Je me demandai pourquoi il n’avait pas un haut commandement au front, car il avait la réputation d’être un bon soldat. Il était sans doute très calé dans sa partie, quelle qu’elle pût être. Le sous-secrétaire d’État s’était effacé devant lui, et il était clair que Gaudian, tout célèbre qu’il était, lui témoignait du respect. Sans doute, la bizarre tête piriforme de Stumm abritait-elle un puissant cerveau.

Assis près du poêle, je m’efforçai de voir si j’avais découvert le moindre filon se rapportant à ma véritable mission. Jusqu’à présent, je ne trouvais rien. Stumm avait parlé d’une femme, von Einem, qui appartenait à son service. C’était peut-être la même que cette Hilda à laquelle il avait fait allusion la veille chez le sous-secrétaire d’État. Cela ne signifiait pas grand-chose. C’était sans doute la femme de quelque ministre ou ambassadeur qui aimait à se mêler de grande politique. Si seulement j’avais pu saisir le mot que Stumm avait murmuré à Gaudian, le mot qui avait fait tressaillir ce dernier. Je n’avais perçu qu’un son ressemblant à Ühnmantel, ce qui ne me disait rien.

La chaleur me fit sommeiller et je commençais à me demander ce qu’étaient devenus mes amis. Où se rendait Blenkiron et que faisait-il à cet instant même ? Il était évidemment à tu et à toi avec les ambassadeurs et je me demandais s’il avait fait quelque découverte. Que faisait Peter ? J’espérais ardemment qu’il se conduisait bien, car je craignais qu’il ne se rendît pas compte de la délicatesse de notre mission. Et où était Sandy ? Sans doute roulait-il dans la cale de quelque chalutier grec sur la mer Égée. Je songeai ensuite à mon bataillon, campé quelque part sur le front entre Hulluch et La Bassée, tout occupé à taper sur le Boche, tandis que je me trouvais à environ 800 kilomètres au-delà de la frontière allemande.

C’était une pensée comique, si comique qu’elle me réveilla. Après avoir essayé en vain de ranimer le feu, car il faisait une nuit glaciale, je me levai et j’arpentai la pièce. Je vis les portraits de deux bons vieillards, sans doute les parents de Gaudian. Il y avait aussi des agrandissements de travaux d’ingénieurs et un bon portrait de Bismarck. Et tout près du poêle, j’aperçus un étui contenant des cartes montées sur des cylindres.

J’en tirai une au hasard. C’était une carte géologique de l’Allemagne ; je m’assurai, non sans quelque peine, de l’endroit où je me trouvai. J’étais extrêmement éloigné de mon but et nullement sur la route de l’Asie. Pour m’y rendre, il me fallait d’abord aller en Bavière, et de là, en Autriche. Je notai que le Danube coulait vers l’est et me souvins qu’il menait vers Constantinople. J’examinai ensuite une autre carte qui contenait toute l’Europe, depuis le Rhin jusqu’à la Perse. Cette carte était sans doute destinée à montrer le chemin de fer de Bagdad et les routes directes d’Allemagne en Mésopotamie. J’y relevai plusieurs marques. En regardant la carte plus attentivement, je vis qu’on y avait noté des dates au crayon bleu, comme pour marquer toutes les étapes d’un voyage. Ces dates commençaient en Europe et continuaient jusqu’en Asie Mineure, puis descendaient vers le sud jusqu’en Syrie.

Mon cœur battit très fort, car je crus que j’étais tombé par hasard sur l’indice que je cherchais. Je ne pus malheureusement pas examiner cette carte. Entendant un bruit de pas dans le corridor, je la laissai retomber et elle s’enroula doucement autour du cylindre. Je me détournai. Quand la porte s’ouvrit, j’étais penché au-dessus du poêle, essayant d’y allumer ma pipe.

Gaudian entra, me priant de le rejoindre, ainsi que Stumm, dans son bureau. Comme nous nous y dirigions, il me mit la main sur l’épaule d’un geste bienveillant. Je crois qu’il trouvait que Stumm me malmenait et qu’il désirait me faire comprendre qu’il était mon ami. Seulement, il ne savait s’exprimer autrement que par une tape sur l’épaule !

Nous trouvâmes le colonel accoudé à la cheminée, dans sa position habituelle. Sa mâchoire formidable était projetée en avant d’une façon particulièrement agressive.

– Écoutez, dit-il. Herr Gaudian et moi sommes disposés à nous servir de vous. Vous êtes peut-être un charlatan : dans ce cas, si vous vous trouvez dans un vilain embarras, ce sera uniquement de votre faute. Si vous êtes une canaille, nous veillerons à ce que vous ne puissiez utiliser votre talent. Si vous êtes un imbécile, vous seul en souffrirez. Mais si vous êtes un honnête homme, vous aurez une chance loyale. Nous ne vous oublierons pas, si vous réussissez. Je retourne demain chez moi. Vous m’accompagnerez afin de recevoir mes instructions.

J’eus de la peine à lui faire le salut militaire.

Gaudian se mit à me parler d’une voix aimable, comme s’il désirait atténuer la rudesse de Stumm.

– Voyez-vous, Herr Brandt, nous aimons notre patrie, dit-il. Vous n’appartenez pas à cette patrie ; mais pourtant vous détestez ses ennemis. Nous sommes donc alliés, et en tant qu’alliés, nous avons confiance l’un en l’autre. Notre victoire est ordonnée par Dieu et nous ne sommes que ses instruments.

Stumm me traduisit ceci d’une voix solennelle. Il leva la main droite en même temps que Gaudian, comme s’il prêtait serment ou faisait le geste d’un prêtre bénissant ses ouailles.

Alors, je me rendis compte de la puissance de l’Allemagne. Elle produit des hommes bons et mauvais, des goujats et des gentlemen, mais dans tous, elle sait infuser un peu de fanatisme.

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