4 Les aventures des deux Bœrs

Les Allemands sont un peuple prudent, comme disait Peter. Nous rencontrâmes un homme sur le quai de Rotterdam. Je craignais qu’on ait appris quelque chose contre nous à Lisbonne, et que notre petit ami ait averti ses copains par télégramme. Mais tout allait bien, évidemment.

Pendant le voyage, nous avions tracé nos plans avec soin. Nous nous étions efforcés à ne parler que le hollandais et à jouer nos rôles de partisans de Maritz, même entre nous, afin d’entrer dans la peau de nos personnages. Et ma foi ! lorsque nous débarquâmes en Hollande, je n’étais plus très certain de ce qu’avait été mon passé. Il était même à craindre que l’autre côté de mon esprit, qui aurait dû être tout occupé par le grand problème, ne s’atrophiât, et que je ne me trouvasse sous peu au niveau intellectuel du desperado ordinaire de l’arrière-veldt. Nous avions décidé qu’il valait mieux nous diriger directement vers l’Allemagne, et lorsque l’agent boche que nous rencontrâmes sur le quai nous apprît qu’un train partait à midi, nous décidâmes de le prendre.

J’eus encore un accès de cafard au moment de franchir la frontière. Je reconnus à la gare un messager du Roi que j’avais vu en France, et un correspondant de guerre qui s’était amusé à se balader dans notre secteur près de Loos, puis j’entendis une femme parler anglais. Ce fut comme le chant d’une alouette au milieu des sonorités rauques des voix hollandaises. Dans le kiosque, on vendait des journaux anglais. J’éprouvais une réelle angoisse et je me demandais si jamais je reverrais tout cela.

Mais cette humeur disparut dès que le train s’ébranla. Il faisait une journée très claire, très venteuse, et pendant que nous traversions lentement les longs pâturages hollandais, je m’efforçais de répondre aux questions de Peter. C’était la première fois qu’il visitait l’Europe, il était émerveillé de la culture du sol. Nous étions tout absorbés par notre conversation lorsque le train parvint à la station frontière, traversa lourdement le pont du canal et s’arrêta en Allemagne.

Je m’attendais à voir une grande palissade toute hérissée de fils de fer et de tranchées. Mais je ne vis rien, du côté allemand, qu’une demi-douzaine de sentinelles en tenue de campagne, telles que je les avais vues à Loos. Un sous-officier, orné du bouton noir et or du Landsturm, fit descendre les voyageurs du train. Nous fûmes tous escortés jusqu’à une grande salle d’attente, où un poêle ronflait. On nous mena ensuite, deux par deux, dans une petite pièce où on nous interrogea, sans oublier de nous fouiller. J’avais prévenu Peter de cette formalité, mais je dus le tancer assez vertement pour le forcer à se tenir tranquille, car on nous obligea à nous mettre nus comme des vers. Les hommes chargés de cette besogne se montrèrent relativement polis, mais excessivement minutieux. Ils firent une liste de tous les objets que nous avions dans nos poches et dans nos valises ; ils notèrent tous les détails inscrits sur les passeports que nous avait remis l’agent de Rotterdam.

Nous étions en train de nous rhabiller lorsqu’un lieutenant entra tout à coup, tenant un papier à la main. C’était un jeune homme d’environ 20 ans, portant des lunettes.

– Herr Brandt ! appela-t-il.

Je fis un signe de tête.

– Et voici Herr Pienaar ? demanda-t-il en hollandais.

Il nous fit le salut militaire.

– Je vous dois mille excuses, messieurs. La lenteur de l’auto du Herr commandant est cause de mon retard. Si j’étais arrivé à temps, vous n’auriez pas eu à vous conformer à cette cérémonie. On nous a avisé de votre arrivée et j’ai reçu l’ordre de vous accompagner pendant votre voyage. Le train pour Berlin ne part que dans une demi-heure. Faites-moi, je vous prie, l’honneur de prendre un bock avec moi.

Ce fut avec un petit sentiment de supériorité que nous nous séparâmes de la foule des voyageurs ordinaires et suivîmes le lieutenant jusqu’au buffet. Il se lança tout de suite dans une conversation, parlant le véritable hollandais, et Peter avait quelque peine à le suivre. Il nous apprit qu’il était inapte au service armé, à cause d’une faiblesse visuelle et d’une maladie de cœur, ce qui ne l’empêchait pas de prêcher sang et feu dans ce buffet étouffant. À l’entendre, l’Allemagne dévorerait la France et la Russie quand elle voudrait, mais elle visait d’abord à s’emparer de toute l’Asie centrale, afin de sortir conquérante de la lutte, ayant pratiquement le contrôle de la moitié du monde.

– Vos amis les Anglais écoperont les derniers, dit-il avec un ricanement. Lorsque nous les aurons affamés, lorsque nos sous-marins auront anéanti leur commerce, nous leur montrerons un peu la force de notre flotte. Depuis un an, ils ont perdu du temps à parler et à faire de la politique, mais nous, nous avons construit un grand nombre de navires énormes. Mon cousin qui est à Kiel…

Nous n’en entendîmes pas davantage. À ce moment, un petit homme très hâlé entra dans le buffet : notre lieutenant se leva d’un bond, et le salua tout enjoignant brusquement les talons.

– Voilà les deux Sud-Africains en question, Herr capitaine, dit-il.

Le nouveau venu nous considéra avec des yeux vifs et intelligents, et commença à interroger Peter en taal. Nous avions eu raison de combiner notre histoire avec soin, car cet homme avait passé des années en Afrique occidentale allemande et connaissait toutes les frontières. Il s’appelait Zorn, et Peter et moi eûmes l’impression d’avoir déjà entendu parler de lui.

Je suis heureux de dire que nous nous en tirâmes tous deux avec honneur. Peter raconta son histoire à la perfection, sans exagération, se tournant de temps à autre vers moi pour me demander un nom ou pour vérifier un détail quelconque. Le capitaine Zorn parut satisfait.

– Vous m’avez l’air bien trempés, me dit-il. Mais rappelez-vous que dans ce pays, nous ne comprenons rien à la ruse. Si vous êtes honnêtes, on vous récompensera, mais si vous osez jouer un double jeu, nous vous abattrons comme des chiens. Votre race a produit trop de traîtres pour mon goût.

– Je ne souhaite aucune récompense, dis-je rudement. Nous ne sommes ni Allemands, ni esclaves de l’Allemagne. Mais nous combattrons pour elle tant qu’elle luttera contre l’Angleterre.

– Voilà des paroles hardies, dit-il, mais il faut d’abord vous soumettre à la discipline. La discipline a toujours été un point faible chez vous autres, Bœrs. Vous en avez souffert du reste. En Allemagne, la discipline prime tout. Voilà pourquoi nous allons conquérir le monde. Allez, filez. Votre train part dans trois minutes. Nous verrons ce que von Stumm fera de vous.

Le trajet jusqu’à Berlin me frappa surtout par sa banalité. Le lieutenant aux lunettes s’endormit et nous eûmes le wagon à nous pendant la plus grande partie du trajet. De temps à autre, des permissionnaires s’y faufilaient. C’était en général des hommes à l’air très las, aux yeux fatigués, pauvres diables revenant de l’Yser ou du saillant d’Ypres. J’aurais bien voulu leur parler, mais officiellement, je ne connaissais pas l’allemand, et les conversations que je surpris ne m’apprirent pas grand-chose. Ils s’entretenaient surtout de détails concernant leurs régiments. L’un d’eux, qui paraissait avoir un meilleur moral, observa que c’était leur dernier Noël de misères, et que l’année prochaine, il passerait les fêtes chez lui, les poches bien garnies. Les camarades acquiescèrent, mais sans grande conviction.

La journée d’hiver était courte et la plus grande partie de notre voyage se passa dans l’obscurité. Je voyais de ma portière les lumières clignotantes de petits villages et, de temps à autre, le flamboiement d’aciéries et de forges. Nous nous arrêtâmes pour dîner dans une gare, dont le quai était bondé de détachements qui se portaient vers le front. Nous ne remarquâmes pas la rareté des vivres dont on parlait si volontiers dans les journaux anglais. Nous fîmes un excellent repas au buffet de la gare, lequel nous coûta 3 schillings par tête, y compris une bouteille de vin blanc. Il est vrai que le pain n’était pas fameux. Mais je m’en passe facilement, lorsqu’on me sert un filet de bœuf succulent avec des légumes tels qu’on nous en donne au Savoy Hôtel de Londres.

Je craignais de dormir. Ne me trahirai-je pas dans le sommeil ? Mais cette crainte fut toute gratuite, car notre escorte ronfla comme un porc la bouche grande ouverte pendant tout le trajet. Et comme nous roulions à toute allure à travers la nuit, je me pinçais furtivement afin de m’assurer que j’étais bien en pays ennemi pour une mission insensée.

La pluie se mit à tomber et nous traversâmes des villes ruisselantes, où les lumières se reflétaient sur les pavés mouillés. À mesure que nous avancions vers l’est, l’éclairage devenait plus abondant. Après l’obscurité de Londres, ce m’était une impression bizarre de glisser à travers des gares rutilantes de lumière et de voir de longues rangées de réverbères se prolongeant jusqu’à l’horizon. Peter s’endormit de bonne heure, mais je demeurai éveillé jusqu’à minuit, essayant de concentrer mes pensées vagabondes. Puis je sommeillai, à mon tour. Je me réveillai vers 5 heures du matin ; nous entrions dans une gare aussi animée qu’en plein midi. En somme, le voyage le plus facile et le plus banal que j’eusse fait de ma vie !

Le lieutenant s’étira et répara le désordre de sa tenue. Nous portâmes nos légers bagages jusqu’à un droschke, car il n’y avait pas de porteurs. Notre escorte jeta au cocher l’adresse d’un hôtel quelconque et nous roulâmes à travers des rues vides, mais excessivement éclairées.

– C’est une dorp, – une ville puissante, remarqua Peter. En vérité, l’Allemagne est une grande nation !

Le lieutenant fit un signe de tête convaincu.

– C’est le plus grand peuple de la terre, dit-il, et ses ennemis devront bientôt le reconnaître.

J’aurais donné beaucoup pour pouvoir prendre un bain, mais je pensai que cela s’accorderait peu avec mon rôle. Et puis Peter n’était pas très partisan de fréquentes ablutions. Mais nous fîmes un excellent déjeuner d’œufs et de café au lait, après lequel le lieutenant téléphona. Il fut d’abord dictatorial. Puis on le mit sans doute en rapport avec les autorités voulues, car il se montra plus poli, et à la fin de sa communication, son ton était d’une obséquiosité servile.

Il nous annonça que dans l’après-midi, il nous conduirait voir un personnage dont il ne pouvait traduire le titre en hollandais. En parlant de lui, la voix du lieutenant était empreinte d’une nuance de vénération. J’en conclus qu’il s’agissait d’un gros bonnet.

Lorsque Peter et moi eûmes fait notre toilette, le lieutenant nous mena promener. Nous avions l’air le plus bizarre du monde, mais nous étions aussi sud-africains que si nous sortions du veldt. Nous portions tous deux des complets en tweed, des chemises de flanelle et des chapeaux mous à larges rebords, tels qu’on n’en voit pas en Europe. J’avais de lourds souliers ferrés et Peter portait une paire de ces abominables brodequins couleur moutarde que les Portugais affectionnent, et qui le faisaient marcher clopin-clopant comme une Chinoise. Il arborait de plus une cravate de satin écarlate qui devait se voir de 1 kilomètre à la ronde. Ma barbe avait poussé et je la taillai comme celle du général Smuts. La barbe de Peter était longue et molle ; pareille à celle d’un taakhaar, il la peignait la semaine des quatre jeudis. Je dois le reconnaître, nous formions une paire de lurons.

Le temps s’était remis au beau ; nous nous promenâmes pendant deux heures. Les rues étaient pleines de monde, et les devantures des boutiques étaient très attrayantes, avec leurs étalages de Noël. J’achetai un couteau de poche dans un grand magasin qui était littéralement bondé d’acheteurs. On voyait peu de jeunes gens, et la plupart des femmes étaient en deuil. Les uniformes abondaient, mais ceux qui les portaient ressemblaient plutôt à des récupérés ou à des ronds de cuir qu’à des guerriers. En apercevant le grand édifice qui abritait le GQG nous nous découvrîmes respectueusement. Puis nous considérâmes le Marinamt, et je me demandai quels complots couvaient derrière les favoris du vieux Tirpitz. Berlin m’apparut morne et me produisit une impression de propreté fort laide. Et pourtant, j’éprouvai une sensation de dépression beaucoup plus grande qu’à Londres. Je ne sais comment l’exprimer ; on eût dit qu’il n’y avait pas d’âme dans toute la capitale, qui rappelait plutôt une grande fabrique qu’une ville. Et vous n’arriverez jamais à faire qu’une fabrique ressemble à une maison, même si vous en décorez le fronton et si vous l’entourez de rosiers. Berlin me déprima tout en me réconfortant. Le peuple allemand me parut amoindri.

À 3 heures, le lieutenant nous mena à un grand bâtiment blanc, dont l’entrée était gardée par des sentinelles. Un jeune officier d’état-major vint à notre rencontre et nous pria d’attendre cinq minutes dans une antichambre. On nous fit ensuite entrer dans une grande salle où flambait un feu de bois, et dont le parquet était si bien ciré que Peter faillit s’asseoir par terre. Un petit homme portant des lunettes, les cheveux rejetés en arrière, était assis devant une table. C’était évidemment un haut personnage, car le lieutenant lui fit le salut militaire et annonça nos noms. Puis il disparut, et l’homme aux lunettes nous fit signe de nous asseoir vis-à-vis de lui.

– Vous êtes bien Herr Brandt et Herr Pienaar ? nous demanda-t-il en nous considérant par-dessus ses lunettes.

Cependant, toute mon attention était attirée par l’autre occupant de la pièce. Il se tenait accoudé à la cheminée, le dos au feu. C’était un véritable colosse de près de 2 mètres, avec des épaules larges comme le poitrail d’un bœuf. Il était en uniforme et le ruban de la Croix de Fer décorait sa boutonnière. Sa tunique était tendue et plissée comme si elle contenait avec peine sa vaste poitrine, et ses mains gigantesques étaient croisées devant lui. Ses bras étaient aussi longs que ceux d’un gorille. Il avait un grand visage paresseux et souriant, un menton carré à fossette, très proéminent ; un front fuyant et un cou qui débordait de son col. Sa tête était piriforme.

Il me regarda fixement avec de petits yeux brillants ; je le regardai également. Je sentais que j’étais tombé sur un spécimen que je cherchais depuis longtemps sans jamais le rencontrer. C’était le Boche des caricatures… le vrai Boche, celui que nous voulions abattre. Il était hideux comme un hippopotame, mais très capable.

L’homme assis à la table se mit à parler. Je le pris pour un haut fonctionnaire ; c’était peut-être un sous-secrétaire d’État. Il parlait le hollandais avec lenteur, mais très correctement… trop correctement pour Peter. Il tenait une feuille de papier sur laquelle étaient inscrites quelques questions qu’il nous posait. C’était en somme une répétition de l’interrogatoire de Zorn. Je lui répondis sans hésitation, car je savais tous nos mensonges par cœur.

Alors, l’homme debout près de la cheminée prit part à la conversation.

– Je vais leur parler, Votre Excellence, dit-il en allemand. Vous êtes trop académique pour ces porcs d’outre-mer !

Et il se mit à nous parler en taal, avec l’accent épais et guttural de l’Afrique occidentale allemande.

– Vous avez entendu parler de moi, dit-il. Je suis le colonel von Stumm qui vainquit les Hereros.

Peter releva vivement la tête.

– Ja, Baas, vous avez tranché la tête du chef Bavaian, et l’avez exposée, conservée dans de l’alcool, dans tout le pays.

Von Stumm se mit à rire, et se tournant vers son ami, il lui dit :

– Vous voyez, on ne m’a pas oublié !

Puis il ajouta, nous regardant :

– L’Allemagne traitera ses ennemis comme je traite les miens. Et l’on vous traitera ainsi si vous nous manquez en quoi que ce soit.

Il éclata d’un rire bruyant. Il y avait quelque chose d’horrible dans sa joie turbulente. Peter le regardait, les yeux mi-clos, comme je l’ai souvent vu surveillant un éléphant sur le point de charger.

Von Stumm se jeta dans un fauteuil, appuya les coudes sur la table et projeta son visage en avant.

– Il y a un beau grabuge dans votre pays ! Si je tenais Maritz, je le ferais fouetter attaché à un wagon. Tas d’imbéciles et de chiens ! Ils tenaient la victoire et l’ont lâchée ! Nous aurions pu allumer une conflagration qui eût chassé les Anglais jusqu’à la mer… et ils l’ont laissée s’éteindre par manque de combustible ! Mais ils essayent ensuite de la rallumer quand les cendres ne sont pas refroidies.

Il roula une boulette de papier entre ses doigts et d’une chiquenaude l’envoya en l’air.

– Voilà ce que je pense de votre idiot de général et de vous tous, dit-il. Vous êtes lents comme une grosse vrow et gourmands comme une assvogel .

Nous prîmes un air boudeur et renfrogné.

– Vous êtes une paire de chiens muets ! cria-t-il. Bah ! Mille de nos Brandebourgeois eussent gagné la guerre en quinze jours. Seitz ne disposait que de fermiers, d’employés et de demi-sang, et pourtant, il fallut Botha, Smuts et une douzaine de généraux pour le réduire ? Mais Maritz !

Son mépris nous cingla comme une bouffée de vent.

– Maritz lutta tant qu’il put ! déclara Peter d’un ton maussade. En tout cas, il n’a pas eu la frousse comme vos hommes, en voyant le kaki !

– Peut-être pas, répondit le géant d’une voix doucereuse, mais sans doute avait-il de bonnes raisons pour cela ! Vous autres, Bœrs, vous retombez toujours sur vos pattes. Il vous est toujours facile de trahir ! N’oubliez pas que Maritz s’appelle aujourd’hui Robinson et qu’il reçoit une pension de son ami Botha.

– Ça, c’est un sacré mensonge ! affirma Peter catégoriquement.

– Je voulais tout simplement me renseigner, répliqua von Stumm, avec une soudaine politesse. Mais tout ça, c’est de l’histoire ancienne. Maritz n’a guère plus d’importance que vos Cronje et vos Krüger. Vous cherchez la sécurité et peut-être un nouveau maître. Mais qu’avez-vous à nous proposer ?… Que pouvez-vous nous apporter ?… Vous autres, Bœrs, vous êtes affalés dans la poussière… le joug au cou. Les avocats de Pretoria vous ont tourné la tête ! Tenez, voyez-vous cette carte ? dit-il en désignant le mur. L’Afrique du Sud y est teinte en vert. Les conquêtes anglaises y font une tache rouge ; les conquêtes allemandes, une tache jaune. Un jour viendra où la tache entière sera jaune. Ce qui reste pourtant demeurera vert encore quelque temps… Couleur des neutres, des propres à rien, des jeunes gens et des petites demoiselles.

Je me demandais où il voulait en venir.

Il fixa les yeux sur Peter.

– Pourquoi venez-vous ici ? La partie est manquée chez vous. Que pouvez-vous nous offrir, à nous autres, Allemands ? Vous ne pourriez rien faire, en admettant que nous vous donnions 10 millions de marks et que nous vous renvoyions chez vous. Tout au plus réussiriez-vous à soulever quelques villages et à tuer un policeman. Botha est malin. Il a su vaincre vos rebelles. Le niez-vous ?

Peter ne le pouvait. Il avait certains scrupules et c’étaient là ses opinions.

– Non, dit-il, ça, c’est vrai, Baas.

– Alors, nom de Dieu, que pourriez-vous faire ? hurla von Stumm.

Peter se mit à marmotter quelques bêtises à propos de l’Angola, où l’on pourrait fomenter une révolution parmi les indigènes. Stumm leva les bras au ciel et se mit à jurer ; le sous-secrétaire d’État éclata de rire.

Il était grand temps que j’intervienne. Je commençais à comprendre le genre d’homme qu’était von Stumm. Pendant qu’il parlait, j’avais songé à ma mission, qui s’était un peu effacée derrière mon passé bœr. Je me dis que Stumm me serait peut-être utile.

– Laissez-moi parler, dis-je. Mon ami est un grand chasseur, mais il se bat mieux qu’il ne parle. Ce n’est pas un politicien. Vous dites vrai. Pour l’instant, l’Afrique du Sud est une porte fermée dont la clef se trouve ailleurs… Ici en Europe, en Orient, et dans les autres parties de l’Afrique. Nous sommes venus vous aider à trouver cette clef.

Stumm m’écoutait.

– Continuez, mon petit Bœr, dit-il. Ce sera nouveau d’entendre un taakhaar discourir sur la politique mondiale.

– Vous combattez dans l’Est africain, repris-je avec assurance, et vous vous battrez peut-être bientôt en Égypte. Votre champ de bataille sera toute la côte occidentale du Zambèze du Nord. Les Anglais parcourent le monde entier à la tête de petites expéditions. Je ne sais pas exactement où, mais j’ai lu cela dans les journaux ; je connais mon Afrique. Vous voulez les battre ici en Europe et sur mer ; donc, vous vous efforcez sagement de les diviser et de les éparpiller à travers le globe, tandis que vous restez chez vous. C’est bien là votre plan ?

– Vous êtes un deuxième Falkenhayn, répliqua Stumm en riant.

– Eh bien ! l’Angleterre ne lâchera pas l’Est africain. Elle craint pour l’Égypte et aussi pour les Indes. Si vous la pressez, elle enverra armées sur armées jusqu’à ce qu’elle soit si faible en Europe qu’un enfant pourra l’écraser. C’est sa manière. Elle se soucie plus de son empire que de ce qui peut advenir de ses alliés. Je vous dis donc d’exercer toujours une plus forte pression là-bas ; détruisez la voie ferrée des lacs, brûlez la capitale et internez tous les Anglais dans l’île de Mombaza. En ce moment, cela vaut plus pour vous que mille Damaralands.

Stumm était vraiment intéressé et le sous-secrétaire d’État dressait l’oreille.

– Nous pouvons garder notre territoire, dit le premier. Mais comment diable voulez-vous que nous exercions une plus forte pression ? Ces maudits Anglais tiennent les mers. Nous ne pouvons y envoyer ni hommes, ni munitions. Au sud, il y a les Portugais, et à l’ouest, les Belges. On ne peut bouger une masse sans levier.

– Mais le levier est tout prêt, il vous attend, dis-je.

– Alors, montrez-le-moi, pour l’amour de Dieu !

Je jetai un coup d’œil vers la porte pour m’assurer qu’elle était bien fermée, comme si ce que j’allais dire était confidentiel.

– Vous avez besoin d’hommes, et les hommes sont là qui attendent. Ce sont des Noirs, mais de vrais guerriers. Tout autour de vos frontières, vous trouverez les restes des grandes tribus guerrières : les Angoni, les Masai, les Manyumwezi, et surtout les Somalis du Nord et les habitants du Nil supérieur. C’est là que les Anglais recrutent leurs régiments nègres, et vous aussi. Mais il ne suffit pas d’obtenir des recrues. Il vous faut déclencher des nations entières, comme lorsque les Zoulous, sous la conduite de Tchaka, ont débordé sur toute l’Afrique du Sud.

– C’est impossible, déclara le sous-secrétaire d’État.

– C’est très possible, au contraire, affirmai-je résolument. Mon ami et moi sommes tout prêts à le faire.

Il m’était très difficile de continuer cette conversation, surtout à cause des fréquents apartés de Stumm en allemand au sous-secrétaire d’État. Il me fallait surtout établir d’une façon indiscutable que j’ignorais l’allemand, et lorsque l’on connaît bien une langue et qu’on est interrompu à tout moment, il n’est pas facile de ne pas montrer qu’on la comprend, soit par une réponse directe, soit en faisant quelque allusion à l’interruption, dans la phrase suivante.

Je devais être continuellement sur mes gardes et cependant déployer une persuasion infinie, afin de les convaincre que je pourrais leur être utile ; car il me fallait à tout prix gagner leur confiance.

– J’ai parcouru l’Afrique entière depuis des années, voyageant à travers l’Ouganda, le Congo et le Nil supérieur. Aucun Anglais ne connaît les Cafres mieux que moi. Nous autres, Afrikanders, nous lisons jusque dans le cœur des Noirs qui nous obéissent tout en nous haïssant. Vous autres, Allemands, vous êtes comme les Anglais : de trop gros bonnets pour comprendre les hommes ordinaires. Vous vous écriez : « Civilisons ! » Les Anglais proclament : « Instruisons ! » Et alors le Noir obéit et met de côté ses dieux… mais il ne cesse de les adorer dans son âme. Il nous faut donc mettre ses dieux de notre côté, et alors, il remuera ciel et terre. Il nous faut faire ce que Jean Laputa fit avec le collier de la reine de Saba.

– Tout ça, ce sont des sornettes, déclara Stumm.

Mais il ne riait plus.

– C’est du bon sens, répliquai-je. Mais il faut commencer par le bon bout. Il faut d’abord découvrir la race qui craint ses prêtres : elle vous attend. Les musulmans de Somalie britannique, de la frontière d’Abyssinie et du Nil Bleu et Blanc prendraient feu comme des herbes desséchées si vous vous serviez de leur religion pour allumer l’incendie. Regardez ce que l’Angleterre a souffert de la part d’un mullah fou, qui ne régnait que sur une douzaine de villages. Allumez les flammes et elles consumeront tous les païens du sud et de l’ouest. Voilà l’Afrique : des milliers de guerriers de l’armée du Mahdi n’avaient jamais entendu parler du Prophète avant de voir les drapeaux noirs des émirs les conduire à la bataille !

Stumm souriait. Il se tourna vers le sous-secrétaire d’État et, une main placée devant sa bouche, il dit :

– Voilà l’homme pour Hilda.

L’autre répondit par une moue un peu effarouchée.

Stumm sonna ; le lieutenant entra et fit le salut militaire. Stumm désigna Peter.

– Emmenez cet individu. Nous avons terminé avec lui, l’autre suivra bientôt.

Peter sortit, l’air ahuri, et Stumm se tourna vers moi.

– Vous êtes un rêveur, Brandt, dit-il. Mais je ne refuserai pourtant pas votre concours. Les rêves se réalisent parfois, lorsqu’une armée suit le visionnaire. Mais qui allumera la flamme ?

– Vous, dis-je.

– Que diable voulez-vous dire ? demanda-t-il.

– Ça, c’est votre rôle. Vous êtes le peuple le plus ingénieux de la terre. Déjà, les pays musulmans sont plus qu’à moitié en votre pouvoir. À vous de nous montrer comment on déchaîne une guerre sainte, car il est clair que vous en détenez le secret. Nous croyons en Dieu, nous exécuterons vos ordres.

– Nous n’avons pas de secret, répliqua-t-il vivement en jetant un coup d’œil vers le sous-secrétaire d’État qui regardait par la fenêtre.

Je pris une expression consternée, comme si j’éprouvais une profonde déception.

– Je ne vous crois pas, déclarai-je. Vous vous moquez de moi. Je n’ai pas fait un voyage de 6 000 kilomètres pour qu’on se paie ma tête !

– De la discipline, nom de Dieu ! cria Stumm. Je ne suis pas un de vos « commandos » déguenillés.

En deux enjambées, il me rejoignit ; se dressant au-dessus de moi, il me souleva de mon siège. Les pouces passés sous mes aisselles, il me serrait les épaules. Il me semblait subir l’étreinte d’un orang-outang. Puis il me secoua très lentement et ma tête se mit à tourner ; j’avais l’impression que toutes mes dents se détachaient de mes gencives. Puis il me lâcha tout à coup, et je retombai mollement sur mon siège.

– Maintenant, allez ! Futsack ! Rappelez-vous que je suis votre maître, moi, Ulric von Stumm, qui vous possède comme un Cafre possède son chien bâtard. L’Allemagne trouvera peut-être à vous employer lorsque vous me craindrez comme vous n’avez jamais craint votre Dieu.

Et comme je m’éloignais en titubant, le géant souriait de son horrible sourire et le petit sous-secrétaire d’État souriait aussi tout en clignant les yeux. J’étais vraiment dans un pays étrange, si étrange que je n’avais pas eu le temps de me rendre compte que, pour la première fois de ma vie, on m’avait insulté sans que je rendisse coup pour coup. J’étouffais presque de rage en y songeant. Mais je remerciai Dieu d’avoir su refréner ma colère en me souvenant de ma mission. Le hasard m’avait fait faire d’utiles connaissances.

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