21 La petite colline

C’est un sage, celui qui a dit que le plus grand courage est de pouvoir se tenir tranquille. J’avais éprouvé ce sentiment pendant que nous étions arrosés dans les tranchées de réserve en face de Vermelles. Je le ressentis aussi avant de franchir les parapets de Loos, mais jamais je ne l’ai senti d’une façon aussi intense que pendant les deux dernières journées passées dans cette cave. Je dus faire un grand effort pour me ressaisir. Peter était parti chargé d’une mission insensée, que je n’espérais pas voir réussir. Sandy ne donnait plus signe de vie, car il était tout occupé à livrer ses propres batailles à une centaine de mètres de nous, et j’étais tourmenté par la pensée qu’il pouvait tout perdre en redevenant la proie de ses nerfs. Un compagnon inconnu nous apporta nos repas. Il ne parlait que le turc, et ne put rien nous dire. Si seulement j’avais pu aider d’une manière quelconque à notre entreprise, je serais arrivé à calmer mon inquiétude. Mais il n’y avait rien à faire ; il nous fallait attendre et réfléchir. Je puis vous assurer que je commençais à éprouver de la sympathie pour le général qui, à l’arrière, trace le plan que d’autres exécuteront. Il est bien moins énervant de mener la charge que d’attendre des nouvelles assis dans un fauteuil.

Il faisait un froid intense et nous passâmes la plus grande partie de nos journées enveloppés dans nos pardessus et enfoncés dans la paille. Blenkiron fut surprenant. Il ne put faire de réussites, faute de lumière ; et pourtant, il ne se plaignit pas. Il passa une grande partie du temps à dormir, et lorsqu’il s’éveillait, il bavardait aussi gaiement que s’il était à la veille de partir en vacances. Il éprouvait une grande joie. Sa dyspepsie avait disparu et il adressait sans cesse des hymnes et des louanges à la Providence qui avait réglé son duodénum.

Ma seule occupation était d’écouter les canons. Le lendemain du départ de Peter, ils furent très silencieux, mais tard dans la soirée, ils se remirent à faire un vacarme effroyable. Le lendemain, ils ne se turent point de l’aube au crépuscule, et cela me rappela les deux jours d’effroyable canonnade qui précédèrent la bataille de Loos. J’essayai, mais en vain, de m’assurer que ce redoublement d’intensité prouvait que Peter avait réussi à accomplir sa mission. J’avais plutôt l’impression contraire, car cette canonnade acharnée devait signifier que les Russes se livraient de nouveau à un assaut sur tout le front.

Je grimpai deux ou trois fois sur le toit pour respirer un peu d’air pur. Il faisait brumeux et humide, et je distinguai mal la campagne. Des transports descendaient toujours, cahin-caha, la route menant à Palantuken, d’où revenaient lentement des charretées de blessés. Je remarquai pourtant un va-et-vient continuel entre la maison et la ville. De nombreuses autos passaient, et des courriers à cheval arrivaient et repartaient constamment. J’en déduisis que Hilda von Einem se préparait à jouer son rôle dans la défense d’Erzurum.

Mes ascensions sur le toit eurent lieu le lendemain du départ de Peter. Mais lorsque, le deuxième jour, j’essayai la trappe, je la trouvai fermée et consolidée d’un poids très lourd. C’était sans doute une sage précaution prise par nos amis, puisque la maison principale était si fréquentée. Il me fallait renoncer à mes expéditions sur le toit.

Hussin apparut très tard au cours de la deuxième soirée. Nous avions soupé ; Blenkiron venait de s’endormir paisiblement et je commençais à compter les heures qui nous séparaient de l’aube, car je ne fermais plus l’œil de la journée et encore moins de la nuit.

Hussin n’alluma pas la lanterne. J’entendis la clef tourner dans la serrure et puis son pas qui s’approchait de nous.

– Dormez-vous ? dit-il.

Et lorsque je lui répondis, il s’assit à mes côtés.

– J’ai trouvé des chevaux, ajouta-t-il, et le maître me charge de vous dire que nous partirons demain matin, trois heures avant l’aube.

J’accueillis cette nouvelle avec joie.

– Dites-moi ce qui se passe, lui demandai-je. Voici trois jours que nous sommes couchés dans cette tombe, nous ne savons rien.

– Les canons sont occupés. Des Allemands arrivent ici toutes les heures, je ne saurais dire pourquoi. Et puis on vous a cherchés partout. Vos ennemis sont venus jusqu’ici, mais on les a renvoyés les mains vides. Dormez, seigneur, car de rudes épreuves nous attendent.

Mais je ne dormis guère, tant la préoccupation de l’attente était énervante. J’enviais le sommeil de Blenkiron. Je réussis pourtant à somnoler une heure ou deux ; je fus aussitôt saisi par mon cauchemar familier. Il me semblait être de nouveau à l’entrée d’un défilé, poursuivi de très près, faisant de grands efforts pour parvenir au sanctuaire qu’il me fallait atteindre. Mais je n’étais plus seul. D’autres m’accompagnaient, je ne saurais dire combien ils étaient, car dès que j’essayais de distinguer leurs visages, ils se dissipaient dans la brume. Nous foulions aux pieds une couche de neige profonde ; au-dessus de nous, un ciel gris et des pics noirs se dressaient de tous côtés. Pourtant, devant nous, au milieu du défilé, j’aperçus ce curieux castrol que j’avais vu pour la première fois dans mon rêve, sur la route d’Erzurum.

Chaque détail du castrol m’apparaissait très distinctement. La colline se dressait à droite de la route traversant le défilé, au-dessus d’un creux où de grands rocs se détachaient contre la neige. Les flancs en étaient très escarpés, de sorte que la neige s’était détachée par endroits, laissant à nu de longues étendues de schiste noires et brillantes.

Le sommet du kranz, qui au lieu de se dresser en pic dessinait une pente douce, était creusé en forme de coupe par les intempéries. Les castrols sud-africains présentent souvent cette particularité. Je devinai que c’était le cas de celui-ci. Nous faisions de grands efforts pour l’atteindre, mais la neige nous empêtrait et nos ennemis nous serraient de près.

Tout à coup, on m’éveilla, et je vis une silhouette debout à mes côtés.

– Préparez-vous, seigneur, me dit une voix. Il est l’heure de partir.

Nous sortîmes tels des somnambules dans l’air piquant. Hussin nous fit franchir une ancienne poterne, et nous traversâmes ensuite une espèce de verger, nous dirigeant vers quelques chênes verts, à l’abri desquels nos chevaux mangeaient tranquillement dans leurs musettes.

– C’est bon, me dis-je. On leur donne une ration d’avoine avant de leur demander un grand effort.

Il y avait neuf montures pour neuf cavaliers. Nous les enfourchâmes sans mot dire et marchâmes en file indienne à travers un bosquet vers une palissade démolie qui marquait le commencement du terrain labouré. Hussin nous guida alors pendant environ vingt minutes à travers la neige profonde. Il voulait éviter tout bruit tant que nous ne serions pas hors de portée de la maison. Nous prîmes bientôt un chemin de traverse qui tomba sur une grande route se dirigeant du sud-ouest à l’ouest.

J’avais retrouvé tout mon entrain. J’étais comme enivré par le mouvement ; j’aurais voulu chanter et rire tout haut. Les périls s’oublient ou se ravivent vite sous le dais noir de la nuit. J’oubliais les miens. L’obscurité à travers laquelle je galopais ne me conduisait-elle pas vers la liberté et vers mes amis ?

Oui, et aussi vers le succès, auquel je n’avais pas osé songer, que je n’osais même imaginer.

Hussin chevauchait le premier à mes côtés. Je me retournai et j’aperçus Blenkiron qui paraissait fort malheureux sur sa monture et ennuyé de l’allure à laquelle nous chevauchions. Il se plaisait à dire que l’équitation est un excellent exercice pour le foie, mais il préférait aller à l’amble ou faire un petit temps de galop. Une course éperdue comme celle-ci ne lui convenait guère.

Nous dépassâmes tout à coup un feu de camp dans une vallée. C’était le bivouac de quelque unité turque et les chevaux firent aussitôt un écart. J’entendis Blenkiron jurer et je pariai qu’il avait perdu ses étriers et chevauchait sur l’encolure de sa bête.

À ses côtés galopait une haute silhouette emmitouflée et qui portait autour du cou une espèce de châle dont les pans flottaient par derrière dans le vent. Sandy ne possédait naturellement pas de pardessus européen, car depuis des mois il ne portait plus de vêtements possibles. Je voulais lui parler et pourtant, je n’osais. Son immobilité me le défendait. C’était un cavalier merveilleux, fort heureusement pour lui, car il ne surveillait nullement sa bête, l’esprit rempli de pensées inquiètes.

L’air devint tout à coup âcre et froid et je vis qu’un brouillard montait des vallées.

– En voilà une déveine ! criai-je à Hussin. Pourrez-vous nous guider dans le brouillard ?

– Je ne sais, dit-il en hochant la tête. Je me fiais à la forme des collines.

– En tout cas, nous possédons une carte et une boussole. Mais cela va nous retarder. Dieu fasse que le brouillard se lève !

La brume noire s’éclaircit bientôt, devint une vapeur grisâtre et l’aube pointa, ne nous apportant guère de réconfort. Le brouillard déferlait en vagues jusqu’aux oreilles des chevaux, et comme je chevauchais en tête de notre compagnie, je distinguai difficilement le deuxième rang.

– Il est temps de quitter la route, dit Hussin. Nous risquerions d’y rencontrer des curieux.

Nous prîmes à gauche, à travers ce qui ressemblait absolument à une lande écossaise. La pluie y avait creusé des flaques et on y voyait des masses confuses de genièvres chargés de neige, et de longs récifs d’ardoise mouillée. Nous avancions avec difficulté, car le brouillard nous empêchait de nous diriger. Aidé de la carte et de la boussole, j’essayai de faire en sorte que notre chemin côtoyât le flanc d’un des éperons qui nous séparait de la vallée à atteindre.

– Il y a une rivière devant nous, dis-je à Hussin. Est-elle guéable ?

– Ce n’est qu’un filet d’eau, répondit-il en toussant. Ce diable de brouillard nous vient d’Eblis.

Mais bien avant d’y être parvenu, je devinai qu’il ne s’agissait pas d’un ruisseau mais d’un torrent des montagnes, qui descendait par un profond ravin. Nous nous trouvâmes bientôt au bord ; ce n’était qu’un tourbillon de chutes pâteuses et de rapides boueux. Il nous serait aussi facile de faire franchir cette cataracte à nos chevaux que de leur faire escalader les cimes des monts Palantuken !

Hussin considéra le tourbillon d’un air consterné.

– Qu’Allah me pardonne ma folie, j’aurais dû prévoir ceci ! Il nous faut rejoindre la route et trouver un pont. Quel chagrin j’éprouve d’avoir si mal guidé mes seigneurs !

Nous rebroussâmes chemin à travers la lande ; j’étais fort découragé. Nous n’avions pas une trop grande avance et Hilda von Einem déchaînerait certainement terre et ciel pour nous rejoindre. Hussin forçait l’allure de sa monture, car son inquiétude était aussi vive que la mienne.

Avant de parvenir à la route, la brume se dissipa et révéla une bande de campagne au-delà des collines. Nous en avions une vue très claire : chaque objet se détachait nettement dans la lumière du matin. Nous vîmes le pont devant lequel des cavaliers étaient alignés et des piquets de cavalerie qui descendaient la route.

Ceux-ci nous aperçurent au même instant. Un mot d’ordre courut le long de la route, un coup de sifflet strident retentit, les piquets tournèrent leurs chevaux vers la berge et partirent à travers la lande.

– Je disais bien que ce brouillard venait d’Eblis, ronchonna Hussin, tandis que faisant demi-tour, nous retournions sur nos pas au grand galop. Ces maudits Zaptiehs nous ont vus et nous ont coupé la route.

Mon opinion était qu’il fallait à tout prix essayer de franchir la rivière, mais Hussin me fit remarquer que cela ne nous servirait à rien, car la cavalerie campée au-delà du pont remontait déjà l’autre rive.

– Je connais un sentier parmi les collines, dit-il, mais il faudra le gravir à pied. Nous avons encore une chance de leur échapper si nous pouvons prendre quelque avance et si le brouillard nous masque.

Nous parvînmes au bas des collines. Les cavaliers nous poursuivaient toujours et accentuaient chaque difficulté. Nous dûmes contourner de gros rochers, et les chevaux s’embourbèrent jusqu’aux sangles dans des marais. Heureusement, le brouillard était retombé de nouveau et, tout en entravant la poursuite, cela diminuait aussi les chances de Hussin de trouver le sentier.

Il le découvrit, pourtant. Nous aperçûmes enfin le ravin et le raidillon qui remontait la colline. Mais il était obstrué par un éboulement récent. Un grand lopin de terre s’était détaché du versant du coteau et, recouvert de neige, il ressemblait à une tranche de gâteau au chocolat glacé.

Pendant un instant, nous considérâmes ce spectacle sans mot dire ; puis nous reconnûmes l’inutilité d’essayer de suivre ce chemin-là.

– Moi, je suis pour tenter les crêtes, dis-je. Là où il y a eu un chemin, on en trouvera bien un autre.

– Pour servir de cible à ces tirailleurs ? répliqua Hussin sèchement. Tenez, regardez.

Le brouillard s’était de nouveau levé, et un regard en arrière suffit à me convaincre que les cavaliers nous serraient de près. Ils étaient à moins de 300 mètres de nous. Nous tournâmes bride et nous nous dirigeâmes vers l’est, vers les assises des falaises.

Alors, Sandy parla pour la première fois.

– Je ne sais quel est votre sentiment, à vous autres. Moi, je suis résolu à ne pas me laisser prendre vivant. Il n’y a qu’une chose à faire : il faut trouver un bon endroit et opposer une résistance acharnée. Nous vendrons cher nos vies.

– C’est la seule solution possible, répondit Blenkiron avec sérénité.

La chevauchée lui avait valu de tels tourments qu’il accueillait avec joie l’idée d’un combat stationnaire.

– Distribuez les armes, dit Sandy.

Les Compagnons portaient tous des fusils en bandoulière. Du fond d’une grande sacoche, Hussin sortit des fusils et des cartouchières qu’il nous remit. En posant le mien sur mon arçon, je remarquai que c’était un Mauser, dernier modèle.

– Il nous faut à tout prix trouver l’endroit où opposer notre résistance, dit Sandy. Cette fois, les chances sont contre nous.

Le brouillard nous engloutit de nouveau et nous nous engageâmes bientôt sur une longue pente égale. Puis vint une montée, au haut de laquelle j’aperçus le soleil. Nous plongeâmes bientôt dans le grand jour et dominâmes une large vallée d’où une route montait en serpentant vers un défilé de montagnes.

C’était ce que j’attendais. Cette route était une des voies menant vers le défilé des monts Palantuken, à quelques kilomètres au sud d’Erzurum.

Alors, tournant mes regards vers le sud, j’aperçus ce que je cherchais depuis déjà plusieurs journées. La vallée était coupée par une petite colline dominée par un kranz de rochers. C’était bien le castrol de mon cauchemar.

En l’apercevant, je pris aussitôt la direction de notre compagnie.

– Voilà notre fort, criai-je. Une fois là, nous pourrons résister une semaine. Allons ! Encore un peu de courage.

Nous descendîmes le coteau ventre à terre, comme des possédés, et Blenkiron lui-même se cramponnait bravement à son cheval à tous les tournants. Nous atteignîmes bientôt la route et croisâmes au grand galop une compagnie d’infanterie en marche, des pièces d’artillerie et des camions vides. Je remarquai que tous semblaient descendre des montagnes ; ceux qui les remontaient étaient peu nombreux.

Hussin hurla quelques mots en turc qui nous obtinrent droit de passage, mais ils demeurèrent bouche bée devant notre allure folle. Je vis du coin de l’œil que Sandy avait rejeté ses manteaux et apparaissait dans un flamboiement de couleurs éblouissantes. Mais à ce moment, je n’avais de pensées que pour la petite colline qui nous faisait presque face du côté opposé du vallon.

Il était impossible que les chevaux gravissent cette montée. Nous les poussâmes jusqu’à la vallée et, sautant hâtivement à terre, nous chargeâmes les fardeaux sur nos dos et commençâmes à escalader le flanc du castrol. La pente était toute parsemée d’immenses rochers qui nous permirent fort heureusement de nous tenir à couvert. Nous en eûmes bientôt besoin, car, jetant un regard par-dessus mon épaule, je vis que ceux qui nous poursuivaient étaient parvenus à la route qui nous surplombait et se préparaient à faire feu.

En temps normal, nous aurions été des cibles faciles, mais fort heureusement, des lambeaux de brouillard s’accrochaient encore à ce vallon. Les autres pouvaient se défendre ; je demeurai donc aux côtés de Blenkiron et le hissai, essoufflé, par le chemin le moins exposé. De temps à autre, des balles venaient s’aplatir sur les rochers et l’une d’elles siffla très près de ma tête. Nous franchîmes de cette façon à peu près les trois quarts de la distance. Il nous restait encore à parcourir environ une douzaine de mètres pour parvenir à l’endroit où le glacis montait plus doucement jusqu’au bord du kranz.

Blenkiron reçut une balle dans la jambe ; ce fut notre seul accident. Il n’y avait rien à faire qu’à le porter. Je le hissai donc sur mes épaules et franchis ces quelques mètres, le cœur gonflé à éclater. Les balles pleuvaient autour de nous. Nous parvînmes cependant au kranz, sains et saufs.

Ayant escaladé sans peine le rebord, je posai Blenkiron à l’intérieur du castrol et je me hâtai de préparer notre défense.

Nous n’avions pas de temps à perdre. Des silhouettes s’avançaient dans le mince brouillard, se glissant à couvert. Nous nous trouvions dans une redoute naturelle dépourvue de meurtrières et de sacs de sable. Pour tirer, il nous fallait passer la tête au-dessus du rebord, mais ce danger était amoindri par le superbe champ de tir que formait le glacis. Je postai nos hommes et j’attendis. Blenkiron, le visage blême, annonça qu’autrefois, il maniait habilement le fusil, et il insista pour participer à la défense.

Je donnai l’ordre que personne ne devait tirer avant que l’ennemi eût quitté l’abri des rochers et ne fût parvenu au glacis qui entourait le castrol. Nous fûmes donc obligés d’être sur le qui-vive de tous les côtés à la fois pour empêcher qu’on ne nous surprît de flanc. Le fusil de Hussin retentit bientôt derrière moi et me prouva que mes précautions n’avaient pas été inutiles.

Nous étions tous trois d’assez bons tireurs, mais nous n’arrivions pas à la cheville de Peter. Les Compagnons se montrèrent aussi assez adroits. Comme le fusil Mauser était précisément l’arme que je connaissais le mieux, je ne ratais guère de coups. Nos assaillants n’eurent aucune chance, car leur seul espoir était de nous écraser par la supériorité du nombre. Mais comme ils n’étaient que vingt-quatre, ils étaient beaucoup trop peu nombreux pour réussir ce coup. Je crois que nous en tuâmes au moins trois, car leurs cadavres furent abandonnés sur le glacis ; nous en blessâmes environ six, et les autres se retirèrent vers la route. Un quart d’heure plus tard, tout était fini.

– Ce sont des chiens de Kurdes ! s’écria Hussin d’une voix farouche. Seul un ghiaour kurde oserait tirer sur la livrée du Kaaba.

Ce fut alors que je regardai Sandy. Il avait rejeté tous ses châles et se dressait dans un très étrange costume de bataille. Il s’était procuré, je ne sais comment, des bottes de campagne et une vieille paire de culottes, par-dessus lesquelles retombait une magnifique jibbah ou éphode d’une merveilleuse soie vert émeraude. Je dis de la soie, mais cela ne ressemblait à aucune soie que j’ai jamais vue, tant la trame en était exquise et chatoyante. Il portait sur la poitrine un étrange symbole que je distinguai mal dans la faible lumière. Mais je gage que jamais vêtement plus rare et plus coûteux ne fut exposé aux balles sur une âpre colline d’hiver.

Sandy paraissait inconscient de son accoutrement. Ses regards fouillaient le vallon.

– Ce n’était là que l’ouverture, s’écria-t-il. L’opéra commencera bientôt. Il nous faut élever des parapets pour combler ces brèches ; autrement, ils nous atteindront de plus de 1000 mètres d’ici.

Pendant ce temps, j’avais pansé très sommairement la blessure de Blenkiron avec un morceau de toile que Hussin me fournit. Une balle, par ricochet, lui avait éraflé le tibia gauche. J’aidais ensuite les autres à élever des remblais pour compléter la défense. Ce ne fut guère facile, car pour tout instrument nous n’avions que nos couteaux et nous devions creuser profondément le gravier couvert de neige. Tout en travaillant, j’examinai notre refuge.

Le castrol avait à peu près 10 mètres de diamètre, l’intérieur était rempli de rochers et de pierres détachées, et le parapet avait environ 120 mètres de haut. Le brouillard s’étant en grande partie dissipé, je pus voir les alentours immédiats. À l’ouest, au-delà du vallon, se déroulait la route que nous venions de suivre, et sur laquelle nos poursuivants s’étaient retranchés. Au nord, la colline descendait à pic jusqu’au bas de la vallée, mais au sud, au-delà d’une pente, une crête barrait la vue. À l’est, je découvris un autre bras de rivière suivi de la grand-route menant au défilé, tout encombrée de convois. Les deux routes semblaient converger l’une vers l’autre à un point plus au sud qui m’était invisible.

Je devinai que nous n’étions pas très éloignés du front, car le grondement de l’artillerie paraissait tout proche – détonations brusques de pièces de campagne et celles plus profondes des howitzers. Et les crépitements des mitrailleuses retentissaient comme le bavardage d’une pie au milieu des aboiements d’une meute formidable. Je vis même l’éclatement des marmites russes qui cherchaient évidemment à atteindre la grand-route.

Un obus éclata à moins de 10 mètres d’un convoi sur notre gauche, et un autre tomba dans le vallon que nous venions de quitter. Il s’agissait évidemment de tirs à longue portée, et je me demandai si les Russes avaient posté des observateurs sur les hauteurs pour repérer. Dans ce cas, ils essayeraient peut-être bientôt un tir de barrage, et ce serait vraiment une ironie du sort si nous devenions la cible d’obus amis.

– Seigneur, s’écria Sandy, si seulement nous avions deux mitrailleuses, nous pourrions résister à une division.

– Oui, mais en attendant, ils nous auront vite fait sauter s’ils s’avisent d’installer un canon, répliquai-je.

– Dieu veuille que les Russes leur donnent trop à faire pour leur permettre cela ! répondit-il.

Je surveillais nos ennemis sur la route, avec inquiétude. Ils paraissaient plus nombreux. Ils faisaient des signaux, car je vis un drapeau blanc s’agiter. Puis le brouillard nous engloutit encore une fois, et 10 mètres de vapeur limitèrent de nouveau notre horizon.

– Attention, criai-je, ils peuvent à tout moment essayer de nous prendre par surprise. Surveillez le bord du brouillard et tirez au premier signe.

Nous attendîmes pendant près d’une demi-heure dans cet étrange monde blanc ; les yeux nous piquaient à force de regarder fixement devant nous. Le bruit des canons s’était tu et tout était d’une tranquillité mortelle. Et le cri de Blenkiron, lorsqu’il heurta sa jambe blessée contre un rocher, nous fit tressaillir.

Alors, une voix perça le brouillard. C’était une voix de femme, claire, pénétrante, mais douce. Elle parlait une langue qui m’était inconnue, mais Sandy la comprit. Il fit un mouvement brusque comme pour parer un coup.

La femme apparut sur le glacis, à quelques mètres de nous. Le premier visage qu’elle aperçut fut le mien.

– Je viens vous proposer des conditions, dit-elle en anglais. Me permettez-vous d’entrer ?

Je soulevai ma casquette en murmurant :

– Oui, madame.

Que pouvais-je faire d’autre ?

Accolé au parapet, Blenkiron se mit à jurer furieusement à voix basse.

Elle escalada le kranz et franchit le rebord, légère comme une biche. Elle portait des vêtements bizarres : des bottes éperonnées, et des culottes sur lesquelles retombait une courte jupe verte. Elle était coiffée d’une toque ornée d’un bijou et une mante d’une grosse étoffe campagnarde était rejetée sur ses épaules. Elle portait des gantelets et tenait une cravache. Les cristaux du brouillard scintillaient dans ses cheveux et une couche de brume argentée recouvrait ses vêtements.

Jusqu’ici, je ne l’avais jamais trouvée belle. Étrange, bizarre, surprenante, si vous voulez, mais belle, non ; elle n’était pas assez humaine pour cela. Pourtant, debout devant nous, le teint avivé, les yeux brillants comme des étoiles, posée comme un oiseau sauvage, je dois avouer qu’elle possédait une beauté particulière. Elle était peut-être diabolique, mais ce n’en était pas moins une reine. Je me dis qu’il y aurait peut-être de la gloire à entrer à ses côtés à Jérusalem !

Sandy demeurait rigide, le visage grave et tendu. Elle lui tendit les deux mains, lui parlant très doucement en turc. Je remarquai que les six Compagnons s’étaient éclipsés et s’étaient cachés du côté le plus éloigné du castrol.

Je ne sais ce qu’elle lui dit, mais d’après son ton, et surtout d’après ses yeux, je compris qu’elle l’implorait de revenir, qu’elle le suppliait de s’associer à elle pour une grande aventure. Elle implorait peut-être son amour, que sais-je ?

L’expression de Sandy était pareille à celle d’un masque mortuaire, les sourcils froncés et la mâchoire rigide.

– Madame, lui répondit-il, je vous prie de nous dire au plus vite ce qui vous amène, et de le dire en anglais. Il faut que mes amis vous entendent aussi bien que moi.

– Vos amis ! s’écria-t-elle. Un prince a-t-il rien de commun avec de pareils mercenaires ? Ce sont vos esclaves, peut-être. Ce ne sont pas vos amis.

– Mes amis, répéta Sandy fermement. Vous devez savoir, madame, que je suis un officier de l’armée anglaise.

Ces mots lui portèrent sans aucun doute un coup direct. Dieu sait quelle origine elle prêtait à Sandy, mais elle n’avait certainement jamais envisagé pareille possibilité. Ses yeux se dilatèrent et devinrent plus brillants, ses lèvres s’ouvrirent comme pour parler, mais la voix lui manqua. Elle se ressaisit par un effort, et toute l’ardeur et la vie s’éteignirent dans ce visage étrange qui ressembla de nouveau au masque redoutable que j’avais d’abord connu.

– Et ces autres, qui sont-ils ? demanda-t-elle d’une voix monotone.

– L’un est un de mes frères d’armes ; nous sommes tous deux officiers dans le même régiment. L’autre est un ami américain. Mais nous poursuivons tous trois la même mission. Nous sommes venus en Orient afin d’anéantir Manteau-Vert et votre ambition maudite. Vous avez vous-même détruit les Prophètes. À votre tour de disparaître. Ne vous y trompez pas, madame, cette folie est terminée. Je vais déchirer ce vêtement sacré en mille lambeaux que je jetterai au vent. Le peuple attend aujourd’hui même la révélation qui ne viendra pas. Tuez-nous si vous le pouvez, nous aurons du moins anéanti un mensonge et servi notre pays.

Je n’aurais pas détourné mon regard du visage de Hilda von Einem pour une rançon de roi. J’ai déjà dit que c’était une reine, il n’y a aucun doute à ce sujet. Elle avait l’âme d’un conquérant, car elle ne trahit aucun signe de faiblesse ni de déception. L’orgueil et la plus digne résolution brillaient dans ses yeux.

– J’ai dit que je venais vous offrir des conditions. Je vous les offre encore, bien qu’elles soient autres que je ne croyais. Écoutez : je renverrai le gros Américain sain et sauf dans son pays. Je ne fais pas la guerre à des êtres comme lui. Il est l’ennemi de l’Allemagne et non le mien. Mais vous, ajouta-t-elle en se tournant farouchement vers moi, vous, vous serez pendu avant le crépuscule.

Je n’ai jamais de ma vie éprouvé pareille satisfaction. Je tenais enfin ma revanche. Cette femme m’avait choisi parmi tous les autres pour être l’objet de sa haine et je l’aimais presque pour cela. Elle se tourna ensuite vers Sandy, et toute la férocité de son visage s’éteignit.

– Vous cherchez la vérité, lui dit-elle. Moi aussi. Et si nous nous servons d’un mensonge, ce n’est qu’afin de renverser un mensonge encore plus grand. Vous appartenez à ma demeure par l’esprit, et vous seul, de tous les hommes que j’ai vus, êtes digne de m’accompagner dans ma mission. L’Allemagne faillira peut-être, mais moi, je ne faillirai pas. Je vous offre la carrière la plus belle qu’aucun mortel ait jamais connue. Je vous offre une tâche qui exige tout votre cerveau, toute votre force et tout votre courage. Refusez-vous cette destinée ?

Je ne sais quel effet ces paroles eussent produit dans des salles surchauffées et parfumées ou dans la langueur d’un riche jardin. Mais, prononcées sur cette colline glacée, elles parurent aussi irréelles que le brouillard qui nous entourait. Elles ne faisaient aucune impression, elles étaient tout simplement déraisonnables.

– Je resterai avec mes amis, répondit Sandy.

– Alors, je vous offre encore davantage. Je sauverai vos amis. Ils partageront mon triomphe.

Blenkiron ne put en entendre davantage. Il se dressa pour formuler la protestation que ces paroles faisaient jaillir de son âme, mais il oublia sa blessure et retomba à terre avec un gémissement.

Elle parut implorer Sandy une dernière fois. Elle lui parla en turc, et je n’ai aucune idée de ce qu’elle lui dit. Mais je devinai que c’était la requête d’une femme à son amant. Elle était redevenue la fière beauté, mais son orgueil contenait comme un gémissement – j’allais presque écrire une tendresse. J’eus l’impression de commettre la plus odieuse indiscrétion en l’écoutant ainsi. Il me semblait que nous surprenions quelque chose de pitoyable. Je me sentis rougir, et Blenkiron détourna la tête.

Sandy ne broncha pas. Il lui répondit en anglais.

– Vous ne pouvez rien m’offrir que je désire. Je suis le serviteur de mon pays, ses ennemis sont les miens. Je ne puis rien avoir de commun avec vous. Voilà ma réponse, madame von Einem.

Alors, elle perdit tout son empire sur elle-même. On eût dit une digue se brisant sous la pression d’une masse d’eau glacée. Arrachant un de ses gantelets, elle le lui lança en plein visage. Et ses yeux exprimaient une haine implacable.

– Je n’ai plus que faire de vous ! s’écria-t-elle. Vous me méprisez, mais sachez que ce mépris creuse votre propre tombe.

Elle bondit sur le parapet, et l’instant d’après, elle atteignit le glacis. Le brouillard s’était une fois de plus dissipé, et de l’autre côté du vallon, je remarquais une batterie et des artilleurs qui n’étaient pas turcs. Elle leur fit un signe de la main et descendit le coteau en courant. À ce moment, je perçus le sifflement d’un obus russe à longue portée. Le choc sourd d’un éclatement se répercuta parmi les rochers et une gerbe de terre rouge s’épanouit en l’air. Cela se passa en un instant. Je vis les artilleurs sur la route nous montrer du doigt et je les entendis crier ; j’entendis également une espèce de sanglot de Blenkiron avant de me rendre compte de ce qui était arrivé. Puis j’aperçus Sandy qui était déjà au-delà du glacis et qui dévalait la pente par grands bonds. Les Turcs tiraient sur lui, mais il ne s’en préoccupait pas. Je le perdis de vue l’espace d’une seconde et sa direction fut marquée par une grêle de balles.

Il revint ensuite, remontant lentement la pente ; il portait quelque chose dans ses bras. L’ennemi ne tirait plus, comprenant ce qui s’était passé.

Sandy déposa son fardeau doucement dans un coin du castrol. La toque était tombée et les cheveux de Hilda von Einem se déroulaient autour de son visage très blanc, mais qui ne portait nulle trace de blessure ni de meurtrissure. J’entendis Sandy me dire :

– Elle a été tuée sur le coup, le dos brisé par un éclat d’obus. Il nous faut l’enterrer ici. Dick, vous comprenez… Je crois qu’elle m’aimait à sa manière. C’est tout ce que je puis faire pour elle.

Nous dîmes aux Compagnons de monter la garde. Puis nous creusâmes une tombe peu profonde, avec une lenteur infinie, nous servant de nos couteaux et de nos doigts. Lorsqu’elle fut prête, nous recouvrîmes le visage de la morte du manteau de toile que Sandy avait porté dans la matinée, puis il souleva le corps et le posa doucement dans la tombe.

– Je ne savais pas que rien puisse être aussi léger, dit-il.

Je n’avais pas à être témoin d’une scène pareille. Muni des jumelles de Blenkiron, je m’accoudai au parapet et j’observai nos amis sur la route. Il ne se trouvait aucun Turc parmi eux, et j’en devinai la raison ; il ne serait guère facile de faire marcher des hommes de l’Islam contre le porteur de l’éphode vert. Nos ennemis étaient allemands ou autrichiens, et ils possédaient une pièce de campagne, qui semblait braquée sur notre fort. Ils paraissaient attendre. Tout à coup, je crus reconnaître une silhouette massive. Stumm était venu assister à l’anéantissement de ses ennemis.

Je remarquai vers l’est un autre canon dans les champs au-dessous de la grand-route. Ils nous tenaient de flanc ; il n’y avait pas moyen de leur échapper. Hilda von Einem allait avoir un noble bûcher et une bonne escorte pour l’accompagner dans son sombre voyage !

Le crépuscule tombait, un crépuscule clair et brillant piqué d’étoiles au chatoiement d’émeraudes. Tout autour de l’horizon, l’artillerie tonnait, et j’aperçus la fumée et la poussière d’un bombardement furieux du côté du fort Palantuken. On eût dit que les canons des autres forts s’étaient rapprochés. Deve Boyun était caché par une colline, mais là-bas, vers le nord, des nuages blancs pareils aux étendards de la nuit se tenaient suspendus au-dessus de la vallée de l’Euphrate. Tout le firmament bourdonnait et résonnait comme une corde tendue qu’on vient de frapper…

Et, comme je regardais, le canon de Stumm fit feu. La marmite éclata à 10 mètres sur notre droite. Un instant plus tard, un deuxième obus tomba un peu au-delà du castrol.

Blenkiron s’était traîné jusqu’au parapet. Il n’avait jamais été bombardé auparavant, mais son visage révélait plutôt de la curiosité que de la crainte.

– Mauvais tir, déclara-t-il.

– Au contraire, ils savent ce qu’ils font.

À peine avais-je prononcé ces paroles qu’un obus tomba en plein sur nous. Il atteignit le rebord du castrol et brisa le rocher, mais éclata presque entièrement dehors. Nous fîmes tous un plongeon et personne ne s’en trouva plus mal, à part quelques égratignures sans importance. La tombe de Hilda von Einem fut couverte de débris.

Je hissai Blenkiron par-dessus le parapet ; je criai aux autres de nous suivre, ayant l’intention de nous mettre à couvert du côté de la colline. Mais dès que nous nous montrâmes, des balles sifflèrent, venant de plusieurs centaines de mètres devant nous. Il fut facile de comprendre ce qui se passait. On avait envoyé des tirailleurs nous attaquer par derrière. Tant que nous resterions dans le castrol, ils ne nous attaqueraient pas, mais ils nous empêcheraient coûte que coûte d’en sortir pour trouver un autre refuge.

Stumm et son canon nous avaient à leur merci.

Nous nous accroupîmes de nouveau sous le parapet.

– Autant jouer à pile ou face, dis-je. Il n’y a que deux partis à prendre : ou rester ici et être bombardé, ou essayer de franchir la ligne de ces tirailleurs. Les risques sont égaux.

Mais je savais qu’il n’y avait nul choix, car Blenkiron était blessé, et nous ne pouvions quitter le castrol.

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