20 Peter Pienaar s’en va-t-en guerre

Voici l’histoire des aventures de Peter d’après le récit qu’il nous fit plus tard, alors que nous attendions notre bateau, assis autour d’un poêle dans un hôtel de Bergen.

Il grimpa sur le toit et se laissa ensuite glisser le long des briques inégales des murs extérieurs. La maisonnette où nous étions logés donnait sur une route et se trouvait en dehors de la véritable enceinte de la propriété ! En temps ordinaire, je ne doute pas qu’il y eût des sentinelles, mais Sandy et Hussin étaient probablement parvenus à les éloigner. Toujours est-il que Peter n’aperçut personne. Il se lança à travers les champs couverts de neige, comprenant fort bien qu’il lui fallait accomplir sa mission durant les douze heures d’obscurité qui le séparaient du matin. Le front immédiat d’une bataille est vraiment un peu trop fréquenté pour qu’on puisse s’y dissimuler pendant la journée, surtout lorsqu’une couche épaisse de neige rend tout plus visible. Or, Peter refusait de se hâter dans pareille entreprise ; comme tous les Bœrs, il prisait la lenteur et la sécurité, bien qu’il pût se dépêcher tout comme un autre quand les circonstances l’exigeaient. Tout en avançant à travers champs, il récapitula les facteurs qui lui étaient favorables ; il n’en trouva qu’un seul : le mauvais temps. Un vent très fort soufflait par rafales, poussant de légers nuages de neige. Il ne gelait plus, et la neige était molle comme du beurre. Peter se dit que c’était mieux ainsi, car une nuit froide et claire eût été désastreuse pour son entreprise.

Sa première étape le mena à travers des terres labourées, toutes sillonnées de petits arroyos ; de temps à autre, il passait devant une maison et un bosquet d’arbres fruitiers, sans rencontrer personne. Les routes étaient encombrées, mais Peter n’avait que faire des routes. Je puis me l’imaginer avançant à grandes enjambées, le dos courbé, s’arrêtant de temps à autre pour flairer et pour écouter, à tout instant sur le qui-vive. Il lui arrivait de franchir le terrain comme une antilope.

Il parvint bientôt à une grande route tout obstruée de convois. C’était la voie menant d’Erzurum au défilé de Palantuken. Il attendit une occasion favorable et la franchit. Le terrain devint ensuite plus accidenté, couvert de rochers et d’épines qui lui offraient de magnifiques abris grâce auxquels il put avancer rapidement, sans inquiétude. Mais il fut tout à coup arrêté par une rivière, dont la carte lui avait bien signalé la présence, mais qu’il ne croyait pas être aussi importante.

C’était un torrent gonflé par la fonte des neiges et les pluies des collines, et qui atteignait une cinquantaine de mètres de largeur. Peter se dit qu’il pourrait bien le traverser à la nage, mais l’idée de se mouiller ne lui souriait pas.

– Un homme mouillé fait trop de bruit, dit-il.

Et puis peut-être ne pourrait-il lutter contre le courant. Il se décida donc à remonter la rivière à la recherche d’un pont.

Il en découvrit un dix minutes plus tard. C’était un pont tout neuf, construit sur des tréteaux, et suffisamment large pour permettre aux camions de passer. Le pont devait être gardé, car il perçut les pas réguliers d’une sentinelle, et comme il escaladait les rives, il remarqua deux longues huttes de bois, qui servaient évidemment à un corps de garde. Ces huttes se trouvaient sur la rive la plus proche du torrent, à environ 12 mètres du pont. Des lumières et un bruit de voix filtraient par la porte ouverte. Peter avait l’ouïe aussi fine qu’un animal sauvage, et il lui fut facile de distinguer, parmi le brouhaha confus, qu’on parlait allemand.

Tandis qu’il était étendu à terre à écouter, quelqu’un traversa le pont. C’était sans doute un officier, car la sentinelle se mit au garde à vous. L’officier s’engouffra dans une des huttes. Peter était tombé sur le cantonnement et l’atelier de réparation d’une escouade de sapeurs boches.

Un peu dépité, il allait rebrousser chemin et essayer de trouver un bon endroit où traverser la rivière à la nage, lorsqu’il se rappela que l’officier qui venait de le dépasser portait des vêtements à peu près semblables aux siens : sweater de laine grise et passe-montagne gris, car un officier allemand lui-même renonce à toute coquetterie par une nuit d’hiver, au cœur de l’Anatolie. Alors, Peter eut l’idée de traverser hardiment le pont, et de se fier à ce que la sentinelle ne remarquât pas la différence.

Se faufilant autour d’un angle de la hutte, il descendit la route. La sentinelle se trouvait fort heureusement à l’extrémité du pont la plus éloignée de Peter, car ainsi, en mettant les choses au pire, il lui serait facile de l’étrangler sans être entendu par les occupants de la hutte. Imitant de son mieux la raideur allemande, Peter le dépassa la tête baissée, comme s’il cherchait à se protéger du vent.

L’homme fit le salut militaire. Il fit mieux encore, car il essaya de lier conversation. L’officier était sans doute de disposition amène.

– La mauvaise nuit, capitaine ! dit la sentinelle en allemand. Les camions sont en retard. Dieu fasse qu’une marmite n’ait pas éclaté sur le convoi de Michael ! Ils commencent à en lancer de grosses.

Peter grogna bonsoir en allemand et le dépassa. Il allait quitter la route quand il entendit de grandes clameurs derrière lui.

Le véritable officier était sans doute ressorti sur ses talons, et les doutes de la sentinelle étaient éveillés. Un coup de sifflet retentit soudain et, tournant la tête, Peter aperçut des lanternes qui s’agitaient dans la rafale. Les hommes du poste partaient à la recherche du double du capitaine.

Peter demeura un instant immobile et remarqua que les lanternes se dirigeaient vers le sud de la route. Il était sur le point de s’élancer vers le nord, lorsqu’il se rendit brusquement compte d’une difficulté. De ce côté, un talus assez haut descendait jusqu’à un fossé et le remblai opposé bornait le torrent, dont il apercevait le terne ondoiement dans le vent.

Il serait vite pris s’il restait sur la route. Le fossé n’était sans doute pas une bonne cachette, car il aperçut une lanterne qui le remontait. Néanmoins, Peter s’y laissa glisser, résolu à se coller sous le côté le plus escarpé et le plus éloigné. Il serait invisible de la route et il n’était guère probable que le soldat examinant le fossé songeât à explorer les côtés opposés. Peter tenait pour maxime que la meilleure cachette est toujours la moins bonne, c’est-à-dire la moins présente à l’esprit de ceux qui vous cherchent.

Il attendit que les lumières se fussent rapprochées. Alors, il saisit de sa main gauche le rebord du fossé, là où quelques pierres lui donnaient prise, et enfonçant les pieds dans le sol humide, il s’accrocha comme un lépas. Il fallait une certaine force pour demeurer longtemps dans cette position, mais les muscles de Peter étaient à toute épreuve.

Le soldat occupé à fouiller le fossé se lassa vite de sa tâche, car la tranchée était très humide. Il rejoignit ses camarades sur la route. Ils arrivaient en courant, éclairant la tranchée de leurs lanternes et explorant tout le pays avoisinant.

Un bruit de roues et de chevaux retentit dans la direction opposée. Michael approchait avec les camions retardés. Ils arrivèrent au galop, menés à toute allure, et un instant, Peter crut qu’ils allaient verser dans le fossé à l’endroit précis où il se cachait. Les roues rasèrent presque ses doigts. Quelqu’un lança un ordre et le convoi fit halte à 1 mètre ou 2 plus loin. Les autres soldats s’approchèrent et se consultèrent.

Michael jura qu’il n’avait rencontré personne sur la route.

– Cet imbécile d’Hannus a vu un revenant, déclara l’officier avec humeur. Il fait trop froid pour s’amuser à de pareils enfantillages.

Hannus répéta son histoire, presque en larmes.

– L’homme m’a parlé en bon allemand, affirma-t-il.

– Eh bien ! qu’il soit esprit ou non, il est en bonnes mains sur cette route, répliqua l’officier. Ciel ! Voilà une grosse marmite.

Il s’arrêta et regarda un éclatement, car à l’est, le bombardement redoublait d’intensité.

Ils discutèrent le tir pendant quelques instants et s’éloignèrent enfin. Peter leur accorda deux minutes d’avance ; il regrimpa ensuite sur la route et partit au trot. La nuit obscure, le bruit du bombardement et du vent favorisaient sa fuite.

Il quitta la route à la première occasion, et fila par-dessus le sol accidenté qui montait en pente vers un des éperons du mont Palantuken, dont le flanc le plus éloigné était garni de tranchées turques. La nuit avait débuté par une obscurité telle qu’on ne distinguait même pas la fumée des éclatements qui sont pourtant souvent visibles la nuit. Mais des étoiles apparurent çà et là à mesure que le vent chassait les nuages de neige. Peter possédait une boussole, mais il ne s’en servit pas, car il savait instinctivement s’orienter, possédant ce sens spécial inné chez les sauvages et que les Blancs n’acquièrent qu’avec une longue expérience. Je crois qu’il flairait le nord. Il avait à peu près décidé qu’il allait essayer de franchir les lignes à l’endroit où les Russes étaient particulièrement rapprochés. Mais en avançant, il se dit qu’il serait plus facile de passer là où le bombardement était le plus intense. Cette idée ne lui souriait guère, mais elle lui paraissait inspirée par le plus pur bon sens.

Tout à coup, l’aspect bizarre du sol l’intrigua, et comme il n’avait jamais vu d’artillerie lourde de sa vie, il lui fallut quelques instants pour la reconnaître. Soudain, une des grosses pièces tira à ses côtés avec un rugissement pareil à celui du jugement dernier. C’étaient des howitzers autrichiens qui firent à Peter l’effet de véritables monstres. Pour la première fois aussi, il vit un grand trou d’obus tout récent, car les canons russes s’efforçaient de repérer la batterie turque. Peter était si intéressé par tout ce qu’il voyait qu’il fourra son nez là où il n’aurait pas dû être, et tomba en plein dans la fosse d’une batterie.

Les artilleurs se ressemblent dans le monde entier : ce sont des êtres timorés qui se cachent dans des trous où ils hivernent, et qui ont horreur d’être découverts.

– Wer da ? cria une voix rude, et une lourde main l’empoigna au cou.

Peter tenait sa petite histoire toute prête. Il faisait partie du convoi de camions de Michael, on l’avait laissé en arrière. Ne pourrait-on lui indiquer le chemin du camp des sapeurs ? Il fut très humble, presque obséquieux.

– C’est un de ces cochons de Prussiens qui gardent le pont de Marta, dit un des artilleurs. Bottez-lui le derrière pour lui donner un peu de bon sens. Allons, mon petit, prends ta droite, tu trouveras une route. Mais n’oublie pas d’ouvrir l’œil quand tu y seras parvenu, car les Russkos y tapent ferme.

Peter les remercia et partit vers la droite. Puis il ouvrit l’œil et, s’assurant qu’il s’était éloigné des howitzers, il poussa un soupir de soulagement. Il se trouvait maintenant sur les pentes de la colline. Ce genre de pays lui était familier, et il défiait Turcs ou Boches de le repérer parmi la brousse et les rochers. Il avançait sans encombre, quand tout à coup un bruit formidable éclata à ses oreilles, lui faisant l’effet d’être le fracas du destin.

L’artillerie de campagne s’était mise de la partie, et quand on ne s’y attend pas, le bruit d’une pièce de campagne toute proche n’est pas recommandée pour les nerfs. Peter se crut touché, et il demeura étendu pendant quelques instants à réfléchir. Puis il comprit de quoi il s’agissait, et il s’avança en rampant avec précaution.

Il aperçut bientôt sa première marmite russe qui éclata à environ 6 mètres de lui, sur la droite, creusant un grand trou dans la neige et projetant en l’air une masse de terre, de neige et de pierres brisées. Peter cracha la terre et prit une expression extrêmement grave. Il faut vous rappeler que c’était la première fois qu’il voyait les effets de projectiles de gros calibre, et il se trouvait, sans être prévenu, au beau milieu d’un bombardement d’une intensité particulière. Il m’avoua avoir eu froid au ventre et envie de s’enfuir, s’il avait su où s’enfuir. Mais il poursuivit néanmoins sa route vers la crête des montagnes au-dessus desquelles un grand flamboiement s’élargissait comme un lever de soleil. Il trébucha une fois contre un fil de fer, qu’il prit pour un piège quelconque, après quoi, il avança avec prudence. Glissant son visage entre deux rochers, il contempla bientôt le champ de bataille véritable.

Il m’affirma que la bataille ressemblait absolument à la description de l’enfer qu’un missionnaire lui avait faite un jour. Les tranchées turques se trouvaient à 50 mètres environ au bas de la pente. Elles se détachaient très noires sur la neige ; de temps à autre, une silhouette sombre y apparaissait comme un démon pour disparaître aussitôt. Les Turcs s’attendaient évidemment à une attaque d’infanterie, car ils envoyaient à tout moment des fusées éclairantes. Les Russes tapaient sur la ligne et arrosaient tout le pays de grands explosifs. Le paysage apparaissait par instants éclairé comme en plein jour, étouffé par un tourbillon de fumée, de neige et de débris ; l’instant suivant, une obscurité lugubre l’engloutissait de nouveau, lorsque le tonnerre des canons parlait de la bataille.

Peter se sentit très malade. Il n’avait pas cru qu’il pût y avoir autant de bruit dans le monde, et cela lui crevait le tympan. Or, pour un homme chez qui le courage est habituel, la vraie peur est une chose affreuse. Elle annihile toute sa virilité. Peter demeura étendu sur la crête à regarder les éclatements des marmites, persuadé qu’à tout moment, il ne serait plus qu’un débris fracassé. Il essaya de se raisonner, se traitant de tous les noms possibles, mais conscient que rien ne ferait fondre le morceau de glace qu’il semblait avoir sur le cœur.

À la fin, il ne put supporter ce supplice davantage. Il se leva et prit ses jambes à son cou. Mais il s’enfuit en avant !

Ce fut la plus folle des randonnées. Il franchit à toute allure le sol qui était copieusement arrosé de projectiles, dont aucun ne l’atteignit, grâce au ciel. Il fit d’effrayantes chutes dans les trous d’obus, mais il parvint à franchir une cinquantaine de mètres, en partie debout et en partie à quatre pattes, et culbuta enfin dans une tranchée turque où il tomba en plein sur un cadavre. Le contact de ce cadavre le ramena à son bon sens. Après le pandémonium fantastique qu’il venait de traverser, la pensée que des hommes pussent mourir lui parut réconfortante. L’instant d’après, une marmite arracha le parapet de la tranchée, à quelques mètres sur sa gauche, et il fut à moitié enterré par l’éboulement.

Il se dégagea, portant d’assez graves coupures à la tête. Il avait retrouvé tout son sang-froid et réfléchissait au prochain pas qu’il allait faire. À la lumière des fusées éclairantes, il se vit entouré d’hommes aux visages sombres et taciturnes. Ils défendaient les parapets et attendaient, l’air concentré, autre chose que le bombardement. Ils ne firent aucune attention à lui, car sans doute les unités des tranchées étaient embrouillées, et personne ne s’occupe de son voisin sous un bombardement aussi violent. Il fut donc libre de bouger à sa guise. Le sol de la tranchée était jonché de cartouchières vides et il y avait pas mal de cadavres.

Comme je l’ai déjà dit, la dernière marmite avait démoli le parapet. Profitant du premier moment d’obscurité, Peter se faufila à travers la brèche et s’engagea parmi des monticules couverts de neige. Il ne redoutait pas plus les obus qu’il ne craignait un orage sur le veldt. Mais il se demandait comment diable il parviendrait jusqu’aux Russes. Il avait laissé les Turcs derrière lui ; mais il faisait maintenant face à un plus grand danger.

Tout à coup, l’artillerie cessa de donner. Le silence fut si brusque que Peter s’imagina être devenu sourd ; il comprit avec peine le soulagement intense qu’il en ressentait. Le vent était tombé ou bien il se trouvait abrité par la colline. Il vit de nombreux morts, ce qui l’étonnait, car c’étaient des morts récemment tués. Les Turcs avaient-ils attaqué et avaient-ils été repoussés ? Lorsqu’il eut franchi environ 30 mètres, il s’arrêta pour se rendre compte de l’endroit où il se trouvait. À droite, il vit les ruines d’un grand édifice incendié par les obus, et autour duquel il distingua des bois et des murs délabrés. À gauche, une deuxième colline s’étendait vers l’est, il se trouvait dans une sorte de vallée entre les deux éperons. Devant lui s’élevait un petit bâtiment en ruines dont les poutres démolies laissaient voir le ciel, car une vague lueur se dégageait encore de la ruine fumant sur sa gauche. Il se demanda si la ligne de feu russe se trouvait dans cette direction.

Alors, il entendit des voix étouffées à environ un mètre de lui ; elles paraissaient venir de sous terre. Il comprit sur-le-champ ce que cela signifiait. Il se trouvait dans un boyau de communication. Bien que peu au courant de la guerre moderne, Peter en savait pourtant assez pour tirer des déductions exactes. Il n’avait traversé que les tranchées de renfort turques, et il lui restait encore à franchir la ligne de feu.

Il ne désespéra pas, car la réaction qui avait suivi sa panique l’avait rendu doublement courageux. Il avança en rampant, quelques centimètres à la fois, évitant tout risque, et il se trouva bientôt devant le remblai d’une tranchée. Il demeura immobile, réfléchissant au meilleur parti à prendre.

Le bombardement avait cessé. Il régnait cette espèce de paix bizarre qui tombe parfois sur deux armées séparées seulement par quelques centaines de mètres. Peter me dit qu’il n’entendait rien que le soupir lointain du vent. Il ne distingua aucun mouvement dans la tranchée en face de lui, qui traversait le bâtiment en ruines. La lueur de l’incendie s’éteignait et il pouvait tout juste distinguer le remblai de terre devant lui. Tout à coup, la faim le tenailla ; il sortit ses provisions et but un coup de cognac. Puis, réconforté, il se sentit de nouveau maître de son destin. Mais il ne savait quel parti prendre. Il lui fallait s’assurer de ce qui se trouvait de l’autre côté du remblai.

Tout à coup, il entendit un bruit bizarre, si faible qu’il ne crut pas tout d’abord à l’évidence de ses sens. Puis le vent s’abaissant, il l’entendit plus distinctement. On eût dit très exactement le bruit d’un bâton qui frappait contre un vieux morceau de métal creux, musical, et d’une étrange résonance.

Il en conclut que le vent envoyait taper une branche d’arbre contre quelque vieille chaudière dans la ruine. Seulement, il n’y avait pas, dans ce creux fort abrité, assez de vent pour admettre cette hypothèse. Il écouta et il entendit de nouveau le bruit. C’était sans doute une cloche tombée à terre, car la ruine avait été une chapelle. Il se souvint avoir remarqué sur la carte l’emplacement d’un grand monastère arménien, et il en conclut qu’il s’agissait de la ruine à sa droite.

La pensée d’une chapelle et d’une cloche lui fit prévoir quelque intermédiaire humain. Et tout à coup, cette impression se confirma en son esprit. Une branche d’arbre et le vent peuvent sans doute jouer des tours étranges, mais ils ne produisent tout de même pas les signes du code Morse. Ce fut alors que ses travaux accomplis pour le compte du Service de renseignements britannique pendant la guerre bœr lui furent utiles. Il connaissait le code Morse et savait le lire. Il n’arrivait pourtant pas à déchiffrer ces signes musicaux. Il s’agissait peut-être d’un code spécial ou bien s’exprimait-on dans un langage inconnu ?

Peter demeura étendu et réfléchit avec calme. Il y avait près de lui un homme, un soldat turc, qui était évidemment à la solde de l’ennemi. Que risquait-il alors à fraterniser avec cet homme, puisqu’ils étaient tous deux du même côté ? Mais comment s’approcher de lui sans risquer de se faire fusiller ? Et puis comment cet homme pouvait-il envoyer des messages, de la ligne de feu, sans être démasqué ? Peter se dit que l’étrange conformation du terrain expliquait sans doute ceci. Il n’avait rien entendu avant d’être à quelques mètres de la ruine. Ces bruits seraient donc imperceptibles pour les soldats postés dans les tranchées de deuxième ligne ou même dans les boyaux de communication. Il serait facile d’expliquer d’une façon très naturelle la cause de ces bruits si quelqu’un descendait à l’improviste de ces boyaux. Mais le vent porterait ces sons très loin dans la direction de l’ennemi. Restait donc le risque d’être entendu par ceux qui se trouvaient dans les tranchées de première ligne parallèles à la cloche ? Peter se dit que cette tranchée était sans doute très faiblement défendue, probablement par quelques observateurs, dont le plus proche était peut-être éloigné d’une douzaine de mètres. Il avait lu que c’était la tactique française au cas d’un grand bombardement.

Il lui fallait ensuite trouver le moyen de se faire connaître à cet allié. Peter décida qu’il devait le prendre par surprise. Il risquait une balle ; mais il se fiait à sa force et à son adresse en luttant contre un homme qui était très certainement fatigué. Les explications suivraient lorsqu’il le tiendrait à sa merci.

Peter s’amusait follement. Si ces diables de canons voulaient seulement se taire, il pourrait jouer la partie avec le calme et la dignité qui lui étaient particulièrement chers. Alors, il se mit à ramper en avant, très prudemment, dans la direction du bruit.

La nuit l’entourait maintenant, très sombre et très calme, sauf les soupirs du vent qui se mourait. La neige s’était amassée contre les murs en ruines et Peter avançait très lentement. Il craignait de déplacer une once de neige. Le tintement continuait, toujours plus sonore. Peter redoutait que ce bruit ne cessât avant qu’il pût rejoindre son homme.

Tout à coup, sa main qui tâtonnait accrocha le vide. Il se trouvait sur le rebord de la première tranchée. La cloche tintait à moins de 1 mètre, à sa droite, et il changea de position avec infiniment de soins. La cloche se trouvait maintenant au-dessous de lui et il tâta même la grande poutre de bois qui l’avait jadis soutenue. Il toucha autre chose aussi, un fil de fer fiché dans la terre et dont l’autre extrémité se balançait dans le vide ; c’était l’explication prévue par l’espion au cas où quelqu’un, percevant le bruit, chercherait à en élucider la cause. L’homme se trouvait là dans l’obscurité, à moins d’un mètre au-dessous de Peter. Peter demeura immobile à étudier la situation. Il devinait la présence du soldat, mais il ne pouvait le voir ; il essaya donc de se rendre compte de l’emplacement relatif de l’homme et de la cloche, et de la distance exacte qui les séparait de lui. Cette opération n’était pas aussi facile qu’on l’aurait cru. En admettant que Peter fît un bond dans la direction où il se figurait trouver le soldat, il risquait de manquer ce dernier et de recevoir une balle dans le ventre. Car il était probable qu’un homme jouant un jeu aussi dangereux maniait adroitement le fusil. Puis s’il touchait la cloche, il provoquerait un horrible tintamarre qui donnerait l’alarme à tout le front. La fatalité lui offrit tout à coup une occasion excellente.

Le soldat invisible se leva et, faisant un pas en avant, il s’adossa contre la paroi, effleurant le coude de Peter qui retint son souffle.

Les Cafres connaissent un truc que je ne saurais vous expliquer sans l’aide de plusieurs diagrammes. C’est en partie une étreinte du cou, et en partie une contorsion paralysante du bras droit qui, pratiquées par derrière, immobilisent votre homme aussi sûrement que s’il avait des menottes aux poings. Peter se ramassa lentement, les genoux rentrés sous lui, et étendit les mains pour saisir sa proie.

Il la saisit. Une tête apparut, tirée en arrière par-dessus le rebord de la tranchée, et il sentit dans l’air le battement d’un bras gauche qui tâtait faiblement sans pouvoir l’atteindre.

– Ne bougez pas, murmura Peter en allemand. Je ne vous veux pas de mal. Nous sommes amis, car nous poursuivons le même but. Parlez-vous allemand ?

– Nein ! répondit une voix assourdie.

– Anglais ?

– Oui.

– Dieu soit loué ! dit Peter. Dans ce cas, nous nous comprendrons. J’ai surveillé votre idée de signaux, et elle est excellente. Or, il me faut à tout prix franchir les lignes russes avant l’aube et je veux que vous m’y aidiez. Je suis anglais, ou du moins une espèce d’Anglais. Nous sommes donc alliés. Me promettez-vous d’être sage et de parler raisonnablement si je vous lâche le cou ?

La voix répondit affirmativement. Peter lâcha prise et, au même instant, glissa vivement de côté. L’homme fit volte-face, étendant un bras, mais il ne saisit que le vide.

– Du calme, l’ami, dit Peter. N’essayez pas de me jouer des tours, sans quoi je me fâcherai.

– Qui êtes-vous ? Qui vous a envoyé ? demanda la voix intriguée.

Peter eut une inspiration.

– Les Compagnons des Heures Roses, répondit-il.

– Alors, nous sommes frères, en effet, déclara la voix. Sortez de l’obscurité, ami, je ne vous ferai point de mal. Je suis un bon Turc, j’ai combattu aux côtés des Anglais au Kordofan, et j’y ai appris leur langage. Je ne vis que dans l’espoir de voir la chute d’Enver qui a ruiné ma famille et assassiné mon frère jumeau. Voilà pourquoi je sers les ghiaours moscovites.

– Si vous voulez parler des Russes, je suis des vôtres, dit Peter. Enver serait jaune de fureur s’il savait les nouvelles que je leur apporte. Seulement, voilà : comment parvenir jusqu’à eux ? C’est là que vous allez pouvoir m’aider, mon ami.

– Comment cela ?

– En rejouant encore une fois votre petit air. Dites-leur de s’attendre à recevoir d’ici une demi-heure un déserteur porteur d’un message important. Dites-leur, pour l’amour de Dieu, de ne tirer sur personne avant de s’être assuré que ce n’est pas moi.

L’homme prit le côté épointé de sa baïonnette et s’accroupit à côté de la cloche. Il frappa un premier coup, et une longue note claire et pénétrante fusa lentement dans l’air et descendit la vallée. Il frappa ensuite trois notes à des intervalles assez longs. Peter me dit qu’il ressemblait à un télégraphiste appelant le Central.

– Envoyez le message en anglais, dit Peter.

– Peut-être ne le comprendraient-ils pas.

– Alors, envoyez-le comme vous voulez. Je me fie à vous, car nous sommes frères.

Dix minutes plus tard, l’homme cessa ses signaux et écouta attentivement. Dans le lointain, le son d’un gong de tranchée retentit soudain, un de ces gongs dont on se sert sur le front occidental pour sonner l’alarme en cas de gaz asphyxiants.

– Ils disent qu’ils seront prêts, dit-il. Je ne puis noter les messages dans l’obscurité, mais ils m’ont envoyé le signal qui veut dire : consentons.

– Allons, ça va bien, dit Peter. Et maintenant, il faut que je file. Je vous donne un conseil. Lorsque vous entendrez un bombardement intense vers le nord, préparez-vous à battre rapidement en retraite, car votre ville sera perdue. Et dites à vos amis qu’ils commettent une grave erreur en permettant à ces imbéciles d’Allemands de gouverner leur pays. Conseillez-leur de pendre Enver et ses petits amis et ensuite, nous serons très heureux de nouveau.

– Que Satan prenne son âme ! répondit le Turc. Il y a des fils de fer barbelés devant nous, mais je m’en vais vous montrer un passage, car les marmites y ont pratiqué pas mal de déchirures, ce soir. Dépêchez-vous, car à tout moment, une équipe peut paraître pour raccommoder les brèches. Rappelez-vous qu’il y en a beaucoup aussi devant les tranchées russes.

Peter n’éprouva aucune difficulté à sortir de l’enchevêtrement des fils de fer barbelés. Il est vrai qu’il y laissa un morceau de la peau du dos. Mais il parvint bientôt aux derniers postes d’écoute et se trouva dans le no man’s land. Ce n’était, me dit-il, qu’un vaste charnier de cadavres qui puaient atrocement. Il se faufila parmi eux sans s’attarder, car il lui sembla entendre derrière lui le bruit de l’équipe turque ; il redoutait qu’une fusée ne révélât sa présence et qu’une salve ne vînt interrompre sa retraite.

Il se fraya un chemin, se glissant d’un trou d’obus à l’autre, et il parvint enfin à un boyau de communication tout démoli, mais qui menait dans la bonne direction. Les Turcs avaient dû être refoulés pendant la semaine précédente, et les Russes occupaient maintenant les tranchées évacuées. Le boyau était à demi rempli d’eau, mais Peter éprouva cependant un sentiment de sécurité, car il pouvait au moins avoir la tête au-dessous du niveau du sol. Puis le boyau cessa tout à coup, et il se trouva devant une forêt de fils de fer barbelés.

Dans son message, le Turc avait stipulé une demi-heure. Peter crut passer au moins deux heures dans cet enchevêtrement. Les marmites avaient épargné ces derniers fils de fer. Les poteaux étaient toujours debout et les fils semblaient toucher terre. Il faut vous rappeler que Peter n’avait pas de cisailles et qu’il dut se tirer d’affaire avec ses mains. De nouveau, la crainte l’étreignit. Il se sentit pris dans un réseau, au-dessus duquel de nombreux vautours semblaient attendre le moment propice pour s’abattre sur lui. À tout instant, une fusée pouvait partir et une douzaine de fusils trouveraient en lui une cible facile. Il avait complètement oublié la communication qu’on avait envoyé, car nulle communication ne pouvait repousser la mort, toujours présente, qu’il sentait rôder autour de lui. C’était, me dit-il, comme s’il traquait un vieux lion dans la brousse par une voie d’accès étroite et dépourvue de sortie.

L’artillerie recommença à tonner, l’artillerie turque dissimulée derrière la crête, et un obus arracha un grand morceau de fil de fer à peu de distance de Peter. Il avança de quelques mètres sous le couvert de l’éclatement, laissant de bonnes portions de ses vêtements accrochées aux barbes. Puis, tout à coup, alors qu’il avait perdu tout espoir, il sentit le sol s’élever en pente rapide. Il demeura immobile, car une fusée éclairante partit des tranchées turques et illumina le paysage. En face de lui, il aperçut un rempart tout hérissé de baïonnettes. C’était l’heure où les Russes montaient la garde.

Il se leva tout engourdi et cria :

– Ami ! Anglais !

Il aperçut un homme qui le contempla un instant, puis l’obscurité descendit de nouveau.

– Ami ! cria-t-il d’une voix rauque. Anglais !

Il entendit les Russes parler derrière le parapet. Une torche électrique l’éclaira un instant. Puis une voix lui adressa la parole, une voix amicale qui semblait lui dire d’avancer.

Il était debout, et, lorsqu’il toucha le parapet des mains, les baïonnettes semblèrent l’enserrer de très près. Mais la voix qui lui parlait était très bienveillante, alors, il se hissa sur le bord et se laissa rouler dans la tranchée. La torche électrique fusa de nouveau, et révéla aux yeux des assistants un homme d’âge mûr, très maigre, d’une saleté indescriptible, la tête ensanglantée, et demi-nu. Cet homme, se voyant entouré de visages amis, eut un sourire large et joyeux.

– Le rude trek, amis ! dit-il. Je veux voir le général sans tarder, car je lui apporte un cadeau.

On le mena à une cagna où se trouvait un officier qui lui parla en français, langue qu’il ne comprenait pas. Mais la vue de la carte de Stumm accomplit des miracles. On le dépêcha, à travers des boyaux de communication et par-dessus des champs marécageux, vers une ferme au milieu d’un bosquet d’arbres. Là, il rencontra plusieurs officiers d’état-major qui examinèrent la carte avec attention. Puis ils lui donnèrent un cheval et le firent galoper vers l’est. Il parvint enfin à une grande maison en ruines, et on le fit entrer dans une pièce qui lui semblait toute remplie de cartes d’état-major et de généraux. Je termine le récit par les paroles mêmes de Peter.

« Devant une table était assis un homme très grand qui buvait du café. Lorsque je l’aperçus, le cœur me sauta dans la gorge, car c’était l’homme avec qui j’avais chassé sur le Pungwe en 98, celui que les Cafres avaient surnommé Corne de Bouc à cause de ses longues moustaches frisées. Même alors, c’était un prince, et maintenant, c’est un très grand général. Lorsque je l’aperçus, je courus à lui et, lui saisissant la main, je criai :

« – Hœ gat het, Mynheer ?

« Alors, il me reconnut et cria en hollandais :

« – Gottferdom  ! si ce n’est pas ce vieux Peter Pienaar.

« Il me fit prendre du café, du jambon et du pain excellents tout en regardant ma carte.

« – Qu’est-ce que ceci ? s’écria-t-il en devenant très rouge.

« – C’est la carte d’état-major d’un nommé Stumm, un skellum boche qui commande à Erzurum, dis-je.

« Il l’examina de près, et lut les annotations et l’autre papier que vous m’aviez donné, Dick. Puis il jeta les bras en l’air et se mit à rire, mais à rire ! Il saisit un pain et l’envoya tomber sur la tête d’un autre général. Il leur parla en russe et ils se mirent tous à rire à leur tour. Deux d’entre eux sortirent précipitamment, chargés d’une mission. Jamais je n’ai vu pareille joie. C’étaient des hommes intelligents et ils savaient la valeur de ce que vous m’aviez donné.

« Puis le général se leva tout à coup et, me saisissant dans ses bras, tout sale que j’étais, il m’embrassa sur les deux joues.

« – Devant Dieu, Peter, vous êtes le plus grand chasseur qu’il y ait eu depuis Nemrod ! dit-il. Vous m’avez souvent déniché du gibier, mais jamais une aussi belle pièce qu’aujourd’hui. »

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