16 Le caravansérail en ruines

Deux jours plus tard, au crépuscule tombant, nous arrivâmes à Angora, première étape de notre odyssée.

On nous avait remis les passeports promis par Frau von Einem, ainsi qu’un plan de notre voyage. On avait aussi désigné pour nous accompagner un des Compagnons qui parlait un peu d’anglais, sage précaution, puisque aucun de nous ne connaissait un mot de turc. Là se bornaient nos instructions. Je n’entendis plus parler ni de Sandy, ni de Manteau-Vert, ni de Hilda von Einem. Nous devions évidemment voyager à part.

Le chemin de fer nous mena jusqu’à Angora ; nous voyageâmes dans un schlafwagen fort confortable, rattaché à un train militaire. Nous ne vîmes presque rien du paysage, car peu après avoir quitté le Bosphore, nous entrâmes dans des tourbillons de neige et je me rendis simplement compte que nous paraissions gravir les pentes d’un grand plateau. Il est surprenant que nous n’ayons pas eu plus de retard, car la ligne était extrêmement encombrée. Le pays regorgeait de troupes venant de Gallipoli, et des convois de munitions obstruaient toutes les voies de garage. Chaque fois que nous nous arrêtions, et cela nous arrivait en moyenne une fois par heure, on discernait de vastes camps de chaque côté de la voie. Nous croisions souvent des régiments en marche, le long des rails. C’étaient de beaux gaillards, bien plantés, mais parfois déplorablement déguenillés, et leurs godillots me firent le plus mauvais effet. Je me demandais comment ils franchiraient les 800 kilomètres qui les séparaient d’Erzurum.

Blenkiron fit des réussites. Peter et moi entreprîmes un piquet ; mais nous passâmes la plus grande partie du temps à fumer en nous racontant des histoires. Nous étions tout réjouis d’avoir quitté Constantinople, cette ville détestable. Nous avancions maintenant en pleine campagne au son du canon, et en mettant les choses au pire, nous ne péririons pas comme des rats dans un égout. Et puis nous étions réunis, ce qui était fort réconfortant. Nous éprouvions le soulagement de celui qui a vécu longtemps dans un avant-poste solitaire et qui se retrouve dans son bataillon. D’ailleurs, la direction n’était plus entre nos mains. Il était inutile de faire des plans et des projets, car aucun de nous n’avait la moindre idée de ce que serait le prochain développement de l’affaire. Nous étions tous devenus des fatalistes : Kismet ! C’est là une foi fort consolante.

Tous, sauf Blenkiron. L’affaire avait pris à ses yeux une fort vilaine tournure depuis l’entrée en jeu de Hilda von Einem. Je m’amusai à noter comment elle affectait les différents membres de notre petit groupe. Peter s’en souciait comme d’une guigne ; homme, femme ou hippogriffe étaient pareils pour lui. Il faisait face à tout avec le même calme qu’il eût déployé à assiéger un vieux lion dans la brousse – acceptant les faits comme ils se présentaient et les résolvant comme s’il s’agissait d’un problème. Sandy et moi étions impressionnés – il est inutile de le nier –, horriblement impressionnés, mais nous étions également trop intéressés pour éprouver aucun effroi. Et nous n’étions nullement fascinés. Nous détestions trop Frau von Einem pour cela. Mais Blenkiron était comme hypnotisé. Il l’avouait. Elle le fascinait, comme un serpent à sonnette fascine un oiseau.

Je le forçai à me parler d’elle, car je devinai que son état ne ferait que s’aggraver s’il demeurait à rêvasser. C’était une chose étrange que cet homme, qui était peut-être le plus imperturbable et le plus courageux que j’eusse jamais rencontré, fût paralysé par cette mince jeune femme. Car il n’y avait nul doute sur ce point. La pensée de cette femme lui faisait voir l’avenir noir comme un ciel d’orage. Elle lui enlevait tout ressort, et je devinai que nous ne pourrions plus compter sur Blenkiron si nous devions la voir souvent.

Je lui glissai qu’il en était peut-être amoureux, mais il repoussa cette insinuation avec véhémence.

– Non, monsieur. Je n’éprouve aucun sentiment pour elle. Ce qui me trouble, c’est qu’elle me fait perdre contenance et je ne sais dans quelle catégorie d’ennemi la ranger. Je crois que nous autres, Américains, ne savons pas traiter cette sorte de femme. Nous avons élevé nos femmes au rang de déesses, tout en les écartant des vraies affaires de la vie. Par conséquent, nous ne savons trop comment classer une femme qui se plaît à jouer un jeu d’homme. Les femmes sont à nos yeux, soit des anges, soit des enfants. Je regrette bien de ne pas avoir votre éducation.

Angora ressemblait à l’image que je me faisais d’Amiens pendant la retraite de Mons. Ce n’était qu’une masse de troupes et de transports ; il en arrivait de plus en plus, et le seul débouché était l’unique route de l’est.

La ville était un véritable pandémonium où des officiers allemands affolés s’efforçaient vainement de mettre quelque ordre. Ils firent peu attention à nous, car il n’était guère probable que des suspects s’aventureraient en plein cœur de l’Anatolie. Nous présentâmes nos passeports au commandant, qui les visa très volontiers et nous assura qu’il ferait de son mieux pour nous procurer des moyens de transport. Nous passâmes la nuit dans une sorte d’hôtel où nous fûmes tous entassés dans une petite chambre.

Je passai toute la matinée du lendemain à la recherche d’une auto. Il me fallut quatre heures, et le recours de tous les plus grands noms de l’empire turc, pour dénicher un pitoyable tacot – une Studebaker. Je passai ensuite deux nouvelles heures à me procurer de l’essence et des pneus de rechange. Quant à un chauffeur, il ne fallait pas y songer. Je fus donc contraint de m’asseoir moi-même au volant.

Nous partîmes un peu après midi, et traversâmes des plateaux âpres et boisés. La neige ne tombait plus, mais il soufflait un vent d’est qui vous pénétrait jusqu’à la moelle. Nous nous engageâmes bientôt parmi les collines, et la route, qui au début n’était pas trop mauvaise, devint aussi défoncée que le lit d’un ruisseau. Ce n’était point surprenant, car le trafic était pareil à celui que l’on voit sur cette affreuse route d’Ypres à Cassel. Seulement ici, il n’y avait pas d’équipes de cantonniers belges pour la réparer ! Nous croisâmes des milliers de soldats aux visages impassibles, des convois de bœufs, des mules, des wagons tirés par de robustes petits chevaux d’Anatolie, et, venant de la direction opposée, de nombreuses autos du Croissant-Rouge et des charretées de blessés. Nous fûmes obligés d’avancer fort lentement pendant plusieurs heures de suite, avant de réussir à nous dégager de tout cet encombrement.

Un peu avant le crépuscule, nous dépassâmes enfin le premier flot. Alors, nous marchâmes à une bonne allure pendant une quinzaine de kilomètres et nous franchîmes ainsi un petit défilé. Notre tacot me donnait quelques inquiétudes, car même une Rolls-Royce ne résisterait pas à une route pareille. Néanmoins, c’était bon de nous retrouver en pleine campagne. Peter avait une expression nouvelle et il humait comme un cerf l’air plein d’âcreté. Une odeur de fumée de bois et de feu de bouse montait des petits camps installés sur les bords de la route. Et chaque fois que je songe à cette journée, je crois sentir de nouveau cette odeur, mêlée à la senteur de l’hiver et aux effluves des grands espaces balayés par le vent. Chaque heure m’apportait un sentiment plus vif de paix et de résolution. J’éprouvais la même sensation qu’au moment où le bataillon, quittant Aire, se dirigea pour la première fois vers la ligne de feu – une sorte de tension de tout mon être et d’attente farouche. Je ne suis pas habitué aux villes – et mon oisiveté à Constantinople avait pour ainsi dire ralenti mon allant. Mais à présent, souffleté par le vent coupant, je me sentais de force à courir n’importe quel risque. Nous suivions la grande route menant vers l’est et vers les collines de la frontière, et nous allions bientôt parvenir au front le plus lointain de la grande guerre. Il ne s’agissait plus d’obtenir quelques renseignements. Nous nous dirigions vers la ligne de feu afin de prendre part à ce qui serait peut-être la chute de nos ennemis. Il ne me vint pas à l’esprit que nous nous trouvions parmi ces ennemis et que nous risquions de partager leur anéantissement, à moins que nous ne fussions fusillés d’ici là. À vrai dire, la guerre ne m’apparaissait plus comme un conflit entre des armées et des nations. Je ne me demandais même pas où allaient mes sympathies. Au tout premier plan, se dessinait la lutte qui se livrait entre nous quatre et cette hallucinée – et à la lueur de cette lutte personnelle, les armées combattantes paraissaient simplement un arrière-plan vaguement estompé.

Nous dormîmes comme des bûches sur le plancher crasseux d’un khan et nous repartîmes le lendemain à travers des rafales de neige poudreuse. Nous étions déjà à une altitude fort élevée et il faisait un froid de loup. Le Compagnon, qui s’appelait Hussin, avait déjà suivi cette route. Il m’apprit les noms des villages que nous traversions, noms qui, du reste, ne me disaient rien du tout. Nous nous faufilâmes pendant toute la matinée à travers une grande quantité de troupes qui représentaient au moins une brigade et qui avançaient rapidement d’un pas souple et vif. Je dois avouer que le soldat turc me plut beaucoup ; je me souvins que nos hommes le considéraient comme un combattant très loyal, et j’éprouvai de l’amertume à songer que l’Allemagne l’avait entraîné dans une aussi vilaine aventure. Les soldats firent halte afin de prendre leur repas ; nous nous arrêtâmes également et déjeunâmes de pain bis, de figues et d’un flacon de vin fort amer. J’échangeai quelques paroles avec un des officiers qui parlait un peu l’allemand. Il me dit qu’ils se dirigeaient directement vers la Russie, car il venait d’y avoir une grande victoire turque dans le Caucase.

– Nous avons battu la France et l’Angleterre ; maintenant, c’est au tour de la Russie, déclara-t-il fermement comme s’il répétait une leçon apprise par cœur.

Il ajouta pourtant qu’il était très las de la guerre.

Dans l’après-midi, nous dépassâmes la colonne et nous profitâmes de la route libre pendant quelques heures. Le sol s’inclinait vers l’Orient, comme si nous nous dirigions vers la vallée d’un grand fleuve. Nous rencontrâmes bientôt des petits groupes d’hommes qui venaient de l’Est – avec une expression nouvelle sur leurs visages. Les premiers convois de blessés que nous avions rencontrés étaient pareils à ceux que l’on voit sur tous les fronts, et il y avait parmi eux un semblant d’organisation. Mais les blessés que nous croisions maintenant étaient très las et défaits ; ils étaient souvent nu-pieds et semblaient mourir de faim. On croisait un groupe étendu sur le côté de la route, au dernier degré de l’épuisement. Puis quelques autres arrivaient en boitant, et si fatigués qu’ils ne détournaient même pas la tête pour nous regarder. Ils étaient presque tous blessés, quelques-uns fort gravement, et ils étaient tous d’une maigreur effrayante. Je me demandai comment l’officier turc de la colonne qui nous suivait expliquerait leur apparition à ses hommes s’il croyait vraiment à une grande victoire. Ces blessés ne ressemblaient guère à l’arrière-garde d’une armée conquérante !

Blenkiron lui-même, qui n’était pourtant pas militaire, s’en rendit compte.

– Ces garçons ont bien mauvaise mine, observa-t-il. Il faut nous dépêcher, major, si nous voulons trouver des places pour le dernier acte.

C’était aussi mon sentiment. La vue de ces soldats me donna une envie folle d’aller plus vite, car je comprenais que des événements importants se déroulaient à l’Est. Je comptais qu’il nous faudrait quatre jours pour nous rendre d’Angora à Erzurum et, bien que le deuxième jour fût déjà écoulé, nous n’avions pas encore franchi le tiers du chemin. Je poussai l’auto avec intrépidité et cette hâte nous perdit.

J’ai déjà dit que la Studebaker était un affreux vieux tacot. La direction en était assez branlante, et le mauvais état de la route qui décrivait des courbes continuelles ne l’améliora pas. Nous parvînmes bientôt à une profonde couche de neige gelée où les grands camions de transports avaient creusés de larges ornières. Nous fûmes atrocement cahotés et secoués comme des pois dans leurs cosses. Je commençai à être extrêmement inquiet au sujet de la vieille guimbarde, d’autant plus que nous étions encore fort éloignés du village où nous nous proposions de passer la nuit. Le crépuscule tombait et nous étions toujours au milieu d’une désolation monotone que traversait le vallon creux d’une rivière. Au bas d’une pente, j’aperçus un pont – un pont de poutres et de terre qu’on avait évidemment consolidé à la hâte, en vue d’une circulation intense. Mais, tout à coup, comme nous approchions de ce pont à une assez vive allure, l’auto ne répondit plus à la direction.

Je luttai désespérément pour nous maintenir en ligne droite. Malgré tous mes efforts l’auto dévia vers la gauche, fit un plongeon par-dessus la rive et s’écrasa avec un bruit sourd dans un creux marécageux. Nous fûmes tous précipités dans la boue glacée. Je ne sais encore comment je m’en suis tiré, car l’auto capota et j’aurais dû me briser les reins. Par miracle, personne ne fut blessé. Peter riait et Blenkiron imita son exemple après avoir secoué la neige de ses cheveux. Quant à moi, j’examinai fébrilement la machine ; elle était dans un piteux état, l’essieu avant étant brisé.

C’était une malchance inouïe. Nous étions plantés au beau milieu de l’Asie Mineure sans aucun moyen de transport, car autant songer à faire des boules de neige au Congo que d’essayer de trouver un nouvel essieu dans ces parages ! La nuit était presque tombée, nous n’avions pas de temps à perdre. Je sortis les bidons d’essence et les pneus de rechange, et les cachai derrière quelques rochers sur les flancs de la colline. Nous ramassâmes ensuite nos bagages. Hussin était notre seul espoir. Il fallait qu’il nous trouvât à tout prix un abri où passer la nuit. Le lendemain, nous essayerions de nous procurer des chevaux ou de nous faire voiturer par quelque camion. Je n’espérais pas trouver d’autre machine, car toutes les autos d’Anatolie devaient faire prime en ce moment.

Notre malchance était si navrante que nous l’accueillîmes fort tranquillement. À quoi cela nous eût-il servi de jurer ? Hussin et Peter partirent dans des directions différentes à la recherche d’une habitation quelconque. Pendant ce temps, installés à l’abri d’un rocher, Blenkiron et moi, nous nous mîmes à fumer farouchement.

Hussin fut le premier à réussir. Il revint au bout de vingt minutes et nous apprit qu’il y avait une espèce d’habitation à 3 kilomètres environ en amont de la rivière. Il partit à la recherche de Peter, et Blenkiron et moi remontâmes les rives, tout en traînant nos bagages. La nuit était tout à fait tombée et nous nous embourbâmes plus d’une fois dans les fondrières. Mais Hussin et Peter nous eurent vite rattrapés et ils trouvèrent fort heureusement un meilleur chemin. Nous aperçûmes bientôt le clignotement d’une lumière dans un creux.

C’était une ferme à moitié démolie, entourée d’un bosquet de peupliers, une ferme composée de deux pièces et d’une grange entourant une cour boueuse et puante. La grange était relativement sèche, et ce fut là que nous décidâmes de passer la nuit. Le propriétaire était un vieillard déjeté, dont tous les fils étaient à la guerre. Il nous reçut avec le calme profond de celui qui n’attend plus de la vie que des désagréments.

Nous avions retrouvé notre bonne humeur coutumière et j’essayai de mettre en pratique ma nouvelle philosophie de Kismet. Je me disais que si les risques étaient prévus d’avance, les difficultés l’étaient également ; il fallait donc accepter les uns et les autres comme faisant partie de la tâche quotidienne. Après avoir apaisé notre faim avec les restes de nos provisions et du lait caillé, nous nous allongeâmes sur la paille de la grange. Blenkiron annonça avec un soupir de satisfaction que sa dyspepsie ne l’avait pas tourmenté depuis deux jours.

Cette nuit-là, je fis un rêve étrange. Je croyais être dans un endroit désert, parmi les montagnes. J’étais traqué, bien que je n’eusse pas pu dire qui me poursuivait. Je suais de frayeur, car il me semblait être tout à fait seul, et la terreur qui me poursuivait était plus qu’humaine. Il faisait très sombre ; une épaisse couche de neige couvrait le sol, et chaque pas que je faisais était lourd comme du plomb. Vous me direz que c’est là un cauchemar fort ordinaire. Oui, mais celui-ci contenait pourtant un trait étrange. La nuit était absolument noire, mais devant moi, dans le défilé, j’apercevais une tache de lumière qui me permettait de distinguer une curieuse petite colline au sommet rocailleux. C’était ce que nous appelons, dans l’Afrique du Sud, un castrol (casserole). Il me semblait que tout danger serait définitivement écarté si je pouvais seulement parvenir à ce castrol. Et je plongeai haletant à travers les bancs de neige, toujours poursuivi par le vengeur inconnu qui était sur mes talons.

Je m’éveillai en sursaut. Je vis l’aube d’hiver s’efforçant de pénétrer à travers les poutres fendues, et j’entendis Blenkiron proclamer avec sérénité que son duodénum s’était comporté, toute la nuit, en parfait gentleman. Je demeurai étendu un instant, essayant de fixer ce rêve qui s’estompa bientôt et ne fut plus qu’un vague souvenir. Chaque détail de l’image de la petite colline se détachait pourtant très nettement devant mes yeux. Je me dis qu’il s’agissait d’un souvenir du veldt du côté du Wakkerstroom, mais je n’arrivais pas à le localiser.

Je glisse sur les trois jours suivants, car ils ne furent qu’une série ininterrompue de déceptions. Hussin et Peter parcoururent le pays à la recherche de chevaux. Blenkiron demeura dans la grange à faire des réussites et je me tins aux abords du pont dans l’espérance d’y rencontrer un moyen quelconque de transport. Cet espoir fut parfaitement déçu. Des troupes passèrent, jetant des regards étonnés vers l’auto démolie, au milieu des roseaux gelés, mais elles ne pouvaient nous aider. Mon ami, l’officier turc, promit de télégraphier d’un village quelconque à Angora pour réclamer une nouvelle auto, mais je ne fondais pas grand espoir sur cette promesse, car je me rappelais l’état d’Angora ! De nombreuses autos bondées d’officiers d’état-major turcs et allemands passèrent en trombe ; ils étaient bien trop pressés pour s’arrêter et nous parler. Faire le guet ne servit qu’à me prouver que ça devait barder ferme du côté d’Erzurum, car tout le monde semblait en proie à une hâte folle soit de s’y rendre, soit d’en revenir.

Hussin était notre meilleur espoir, car les Compagnons disposaient d’une influence très particulière dans tout l’empire ottoman. Il revint à la fin de la première journée les mains vides. Il nous dit que tous les chevaux avaient été réquisitionnés. Il était pourtant certain qu’il y en avait un bon nombre de cachés, mais il n’arrivait pas à mettre la main dessus. Le deuxième jour, il apparut menant deux chevaux par la bride – deux misérables rosses, dont le régime de haricots avait coupé le souffle, car il n’y avait plus d’avoine ni de foin dans tout le pays. Le lendemain, il dénicha un beau petit étalon arabe, en fort piteux état, il est vrai. Nous payâmes un bon prix pour ces bêtes, car Blenkiron était muni d’argent, et nous n’avions pas de temps à perdre à l’interminable marchandage oriental.

Hussin déclara qu’il avait raflé tous les chevaux des environs, et je le crois bien volontiers. Je n’osai m’attarder une journée de plus, bien qu’il fallût laisser Hussin en arrière. Mais il m’affirma être un excellent coureur et pouvoir suivre des chevaux comme les nôtres. Je me dis avec désespoir que si notre voyage continuait ainsi, il nous faudrait plusieurs semaines pour parvenir à Erzurum.

Nous partîmes le quatrième jour dès l’aube.

Auparavant, le vieux fermier nous avait bénis et nous avait vendu du pain de sarrasin rassis. Étant le plus lourd, Blenkiron chevauchait le cheval arabe, tandis que Peter et moi étions juchés sur les deux autres rosses. Mes pires craintes se réalisèrent bientôt, et Hussin, qui nous suivait en courant, eut tôt fait de nous rattraper. Nous avancions avec la lenteur d’un char à bœufs. Les chevaux n’étaient pas ferrés et je devinai qu’ils se blesseraient vite sur ces routes défoncées. Nous marchions au pas, franchissant environ 8 kilomètres à l’heure, et nous étions bien la procession la plus piteuse qui eût jamais déshonoré une grande route !

Une brume glacée s’était mise à tomber qui ne fit qu’augmenter ma dépression. Des autos nous dépassaient pour disparaître dans le brouillard, faisant du 40 à l’heure et se moquant de notre lenteur. Nous ne parlions pas, car la vanité de notre entreprise nous engourdissait le moral.

Je me mordis la lèvre, essayant de réprimer mon impatience, et je crois bien que j’eusse troqué mon âme sur-le-champ contre quelque moyen de transport rapide. Je ne connais aucune épreuve plus pénible que d’aspirer à la vitesse et d’être contraint à avancer comme une tortue. J’étais à point pour tenter la plus folle des aventures.

Vers midi, nous parvînmes à une large plaine où se révélait une culture intense. Les villages devinrent plus fréquents et le pays était parsemé de bosquets d’oliviers et sillonné d’arroyos. D’après ce que je me rappelai de la carte, je jugeai que nous devions nous approcher de ce pays de champagne près de Sivas, qui est le grenier de la Turquie et de la demeure des vrais Osmanlis.

Et tout à coup, nous tombâmes sur le caravansérail. C’était un endroit sordide et délabré ; le plâtras rosé des murs s’écaillait. Une cour aboutissait à la route, et un trou béant s’ouvrait dans un des côtés de la maison au toit plat. Comme le champ de bataille était très éloigné, il était fort probable que ce dommage avait été causé par une explosion. Au-delà du caravansérail, un détachement de cavalerie campait sur les bords d’un ruisseau, les chevaux attachés à de longues rangées de piquets. Et près de la route, j’aperçus une grande auto neuve qui paraissait abandonnée.

On ne voyait personne sur la route, sauf les troupes près du ruisseau. Les propriétaires de l’auto étaient sans doute à l’intérieur du caravansérail.

Je vous ai dit que je me sentais d’humeur à commettre quelque folie. Miracle ! La Providence m’offrit une occasion merveilleuse. Je désirais cette auto comme je n’ai jamais désiré quoi que ce soit au monde. À ce moment, tous mes plans s’étaient cristallisés autour du désir fébrile d’atteindre rapidement le champ de bataille. Il nous fallait retrouver Manteau-Vert à Erzurum où nous serions sous la protection de Hilda von Einem. Et à portée de ma main se trouvait cette auto puissante qui pouvait nous appartenir.

Je dis un mot à mes compagnons. Nous mîmes pied à terre et attachâmes nos chevaux dans le coin de la cour le plus proche de la route. Je perçus le bourdonnement de la voix des cavaliers près du ruisseau, mais ils étaient suffisamment éloignés pour ne pas nous voir. Peter partit en éclaireur reconnaître la cour.

La maison n’avait qu’une fenêtre à l’étage supérieur qui donnait sur la route. Pendant ce temps, je me glissai le long du mur jusqu’à l’auto. C’était un modèle neuf à six cylindres ; les pneus étaient un peu râpés. Sept bidons d’essence étaient fixés à l’arrière, ainsi que des pneus de rechange. Et dans le tonneau, je vis des cartes d’état-major et des lunettes d’approche jetées pêle-mêle sur les banquettes, comme si les occupants n’étaient descendus qu’un instant pour se dégourdir les jambes.

Peter revint annoncer que la cour était vide.

– Il doit y avoir plusieurs hommes dans la pièce du haut, dit-il, car j’ai entendu leurs voix. Ils remuent beaucoup et vont peut-être sortir bientôt.

Comprenant qu’il n’y avait pas un instant à perdre, je dis à mes compagnons d’aller se poster sur la route à environ 50 mètres au-delà du caravansérail, et de se tenir prêts à grimper dans l’auto quand je passerais. Il me fallait d’abord mettre la machine en marche et on pouvait bien tirer sur moi.

J’attendis jusqu’à ce que je les visse atteindre l’endroit indiqué. Je perçus des éclats de voix venant du deuxième étage du caravansérail et le bruit de pas agités. J’étais dans un état d’inquiétude fébrile, car à tout moment, quelqu’un pouvait s’approcher de la fenêtre.

Puis je me jetai comme un démon sur la mise en marche. Le froid rendit ma tâche difficile. J’avais le cœur au bord des lèvres, car dans le grand silence qui nous entourait, le bruit eût suffi pour éveiller les morts. Enfin, je me jetai dans la voiture, je débrayai et j’ouvris les gaz. La grande machine fit un bond en avant et, au même instant, j’entendis des voix aigres glapir derrière moi. Une balle traversa mon chapeau et une autre pénétra le coussin à mes côtés.

Un instant plus tard, je franchis la distance me séparant de mes amis qui embarquèrent. Blenkiron sauta sur la marche et se laissa rouler dans le tonneau comme un sac de charbon. Peter bondit à côté de moi, et Hussin grimpa par derrière par-dessus la capote. Nous n’avions rien à porter, tous nos biens étant dans nos poches.

Des balles glissèrent autour de nous sans nous faire aucun mal. Puis une détonation partit dans mon oreille et, du coin de l’œil, je vis Peter abaisser son revolver. Nous fûmes bientôt hors de portée, et me retournant, je vis trois hommes qui gesticulaient frénétiquement au milieu de la route.

– Que le diable emporte ce revolver, dit Peter avec regret. Je n’ai jamais pu me servir que d’un pistolet… Si j’avais eu mon fusil…

– Mais pourquoi avez-vous tiré ? lui demandai-je ahuri. Nous avons leur auto, nous ne leur voulons pas de mal.

– Si j’avais eu mon fusil avec moi, nous aurions peut-être évité des ennuis pour l’avenir, répondit Peter tranquillement ; j’ai remarqué le petit homme que vous appelez Rasta. Il nous a reconnus. C’est un petit homme furieux, et j’aperçois des poteaux télégraphiques tout le long de la route.

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