17 Les fleuves de Babylone

C’est de ce moment que date le commencement de ma folie. J’oubliais brusquement tous les soucis, toutes les difficultés du présent et de l’avenir, et j’allais le cœur léger vers la grande bataille où les hommes étaient fort occupés à poursuivre ce qui était ma véritable carrière. Je compris à quel point mes journées solitaires en Allemagne, et la longue semaine d’oisiveté passée à Constantinople, m’avaient déplu. J’étais enfin libéré de tout cela, et je me dirigeais vers le grand conflit. La pensée que nous allions nous trouver du mauvais côté du front ne me troublait nullement. Une espèce d’instinct m’avertissait que plus les choses devenaient sombres et farouches, plus notre chance s’affermissait.

– Il me semble, dit Blenkiron en se penchant tout à coup vers moi, que cette partie de plaisir va se terminer bientôt. Peter a raison. Ce jeune homme va s’amuser à faire manœuvrer le télégraphe et on nous arrêtera à la prochaine ville.

– Il lui faut d’abord trouver un bureau de poste, dis-je. Voilà notre avantage. Je lui laisse bien volontiers les rosses que nous venons d’abandonner, et je veux être pendu s’il déniche un télégraphiste avant ce soir. Nous allons braver tous les règlements et cette voiture va rendre son maximum de vitesse. Voyons ! plus nous approcherons d’Erzurum, plus nous serons en sûreté.

– Je ne vous suis pas, répondit-il lentement. Je crois qu’à Erzurum, on nous accueillera avec des menottes. Tonnerre ! Pourquoi ces brigands aux peaux de bête ne se sont-ils pas assurés de la personne de ce chenapan ?

– Vous rappelez-vous m’avoir dit un jour que les Boches étaient très sensibles au bluff ? Eh bien, je vais jouer un bluff colossal ! Ils vont naturellement nous arrêter. Rasta fera de son mieux, mais n’oubliez pas que les Allemands le voient d’un mauvais œil, lui et ses amis. Mme von Einem est au contraire très populaire. Nous sommes ses protégés. Donc, plus le personnage allemand que nous verrons sera haut placé, plus je me sentirai en sécurité. Nous avons nos ordres et nos passeports, et celui qui s’avisera de nous arrêter une fois que nous aurons pénétré dans la zone allemande sera bien téméraire. Voilà pourquoi, avec la permission de Dieu, je vais me hâter autant que possible.

Cette randonnée mériterait qu’on lui consacre un poème épique. Le moteur était excellent et je lui fis rendre son maximum. Nous dépassâmes des troupes en coupant par ce veldt où nous prîmes des risques terribles. Une fois, en passant devant un convoi, nous dérapâmes de telle façon que nos roues de droite glissèrent presque au-dessus du bord d’un précipice. Nous traversâmes les rues étroites de Sivas à toute allure. Je criai en allemand que nous portions des dépêches au GQG. Quittant une brume fine et pénétrante, nous nous élancions vers de soudains éclats de soleil d’hiver, pour retomber bientôt dans une tourmente de neige qui faillit nous arracher la peau du visage. Devant nous se déroulait toujours la longue route au bout de laquelle deux armées étaient aux prises dans une étreinte mortelle.

Ce soir-là, nous ne cherchâmes pas de logement. Nous passâmes la nuit dans l’auto dont la capote était relevée, et nous reprîmes notre chemin en tâtonnant à travers l’obscurité, car les phares étaient heureusement en parfait état. Nous nous arrêtâmes ensuite à l’écart de la route pour prendre quatre heures de sommeil, et je profitai de cette halte pour étudier un peu la carte. Nous repartîmes bien avant l’aube et parvînmes à un défilé dans la vallée d’une grande rivière. L’aube hivernale éclairait l’étendue scintillante de la rivière toute gelée au milieu des prairies avoisinantes. J’appelai Blenkiron.

– Cette rivière doit être l’Euphrate, dis-je.

– Vraiment ? répondit-il, vivement intéressé. Alors, voilà les fleuves de Babylone ! Tonnerre ! Dire que j’aurai vu le domaine du roi Nabuchodonosor ! Mais savez-vous le nom de cette grande montagne ?

– C’est peut-être le mont Ararat, criai-je.

Et il le crut !

Nous étions maintenant entourés de grandes collines sombres et rocailleuses, d’où l’on découvrait, à travers des clairières, un arrière-plan de pics neigeux. Je me surpris à chercher continuellement du regard le castrol de mon rêve qui ne cessait de me hanter. J’étais à peu près certain maintenant que cette vision n’appartenait pas à mes souvenirs sud-africains. Je ne suis pas superstitieux, mais ce kranz était si présent à mon esprit que je ne pouvais m’empêcher de penser qu’il s’agissait peut-être d’un avertissement de la Providence. Et j’éprouvais la quasi-certitude que dès l’instant où j’apercevrais le castrol, je me trouverais dans de multiples ennuis.

Pendant toute la matinée, nous remontâmes cette large vallée qui s’élargit encore davantage ; la route longea les rives du fleuve et je découvris les toits blancs d’une ville. Une épaisse couche de neige recouvrait le sol, mais le ciel s’était éclairci, et vers midi, nous aperçûmes quelques cimes qui s’élevaient en scintillant comme des joyaux contre l’azur. Les arches d’un pont franchissant deux bras du fleuve apparurent soudain devant nous. Je ralentis, et au même instant le « Qui vive ! » d’une sentinelle retentit d’un blockhaus voisin. Nous étions à la forteresse Erzincan, quartier général d’un corps d’armée turc et porte de l’Arménie.

Je montrai nos laissez-passer à la sentinelle. Au lieu de saluer et de nous permettre de continuer notre chemin, l’homme appela un autre soldat qui sortit du corps de garde et nous fit signe de le suivre. Il descendit une allée de traverse au bout de laquelle se dressait une grande caserne gardée par plusieurs sentinelles. L’homme nous interpella en turc, et Hussin lui répondit. Il nous dit qu’il y avait dans cette caserne quelqu’un qui désirait vivement nous voir.

– « Au bord des fleuves de Babylone, nous avons pleuré en nous souvenant de Sion ! » cita Blenkiron doucement. Je crains, major, que nous ne nous souvenions bientôt de Sion !…

J’essayai de me convaincre qu’il ne s’agissait que des formalités ordinaires d’une forteresse de frontière, mais je devinais instinctivement les difficultés qui nous attendaient.

J’étais résolu, au cas où Rasta aurait déjà réussi à télégraphier, à bluffer de la façon la plus éhontée. Nous étions encore à 90 kilomètres d’Erzurum, et il nous fallait à tout prix gagner la ville avant la nuit.

Un officier d’état-major fort affairé nous accueillit à la porte de la caserne. En nous apercevant, il appela un de ses amis.

– Venez voir ! Les oiseaux sont pris ! Un gros homme, deux maigres et un sauvage qui ressemble à un Kurde. C’est bien ça ! Appelez les gardes et emmenez-les au bloc. Il n’y a pas moyen de se tromper sur leur identité.

– Excusez-moi, monsieur, dis-je. Nous n’avons pas de temps à perdre. Nous voulons parvenir à Erzurum avant la nuit. Je vous prierai donc d’accomplir aussi rapidement que possible toutes les formalités d’usage. Cet homme – et je désignai la sentinelle – détient nos laissez-passer.

– Du calme, dit-il insolemment, vous ne repartez pas encore, et quand vous partirez, ce ne sera pas dans une auto volée.

Il prit les passeports et se mit à les feuilleter négligemment. Mais tout à coup, il lut une phrase qui lui fit hausser les sourcils.

– Où avez-vous volé ces papiers ? dit-il d’un ton moins assuré.

Je lui répondis doucement :

– Vous me paraissez faire erreur, monsieur ; ce sont nos laissez-passer. Nous avons ordre de nous présenter à la Place d’Erzurum sans aucun délai. Quiconque nous retarde devra en rendre compte au général von Liman. Nous vous serions très obligés de nous conduire immédiatement au gouverneur de la Place.

– Vous ne pouvez voir le général Posselt. D’ailleurs, ceci me regarde. J’ai reçu une dépêche de Sivas m’annonçant que quatre hommes venaient de voler l’auto appartenant à un officier d’état-major d’Enver Pacha. Le signalement s’applique en tous points à vous et à vos amis. De plus, on m’a prévenu que deux d’entre vous étaient des espions bien connus recherchés par le gouvernement impérial. Qu’avez-vous à répondre ?

– Rien, sinon que ce sont là des balivernes. Mon bon monsieur, ne venez-vous pas de voir nos passeports ? Notre mission n’est pas de celles qu’on peut crier sur les toits, mais cinq minutes de conversation avec le général Posselt remettrait tout au point. Vous regretterez profondément de nous retarder un instant de plus.

Malgré lui, il fut impressionné, et après avoir tiré sa moustache d’un geste irrésolu, il fit volte-face et nous quitta. Il revint quelques instants plus tard et nous dit que le gouverneur consentait à nous recevoir. Nous le suivîmes par un long corridor, jusqu’à une grande chambre dont les fenêtres donnaient sur la rivière. Un homme d’âge mûr, occupé à écrire des lettres, était assis près du poêle.

C’était Posselt. Il avait été gouverneur d’Erzurum jusqu’au moment où sa santé l’obligea à démissionner, et il avait été remplacé par Ahmed Fevzi. Il avait la réputation d’être un excellent ingénieur et d’avoir rendu Erzurum imprenable. Pourtant, d’après l’expression de son visage, je crus deviner qu’à ce moment précis, sa réputation était plutôt menacée.

L’officier d’état-major lui dit quelques mots à voix basse.

– Oui, oui, je sais, répondit Posselt d’un ton irrité. Ce sont les hommes en question. Ils ont l’air de fameux chenapans ! Que dites-vous ? Ils nient. Mais puisqu’ils ont l’auto, ils ne peuvent le contester ! Dites donc, vous, ajouta-t-il en s’adressant à Blenkiron, qui diable êtes-vous ?

Ne comprenant pas un mot à tout ceci, Blenkiron se contenta de sourire d’un air las. J’entrepris de répondre à sa place.

– Nos passeports vous montrent nos lettres de créance, général, dis-je.

Il les examina et son visage s’allongea.

– Ils sont en bon ordre. Mais qu’avez-vous à dire concernant l’automobile ?

– Le fait est exact, répondis-je, mais je préférerais l’exprimer autrement. Vous verrez d’après nos papiers qu’il est recommandé à toutes les autorités qui se trouvent sur notre route de nous fournir les meilleurs moyens de transport dont ils disposent. Notre machine s’étant démolie, nous avions pu, après un long délai, nous procurer trois misérables rosses. Il est d’une importance capitale que nous parvenions sans retard à Erzurum, c’est pourquoi j’ai pris la liberté de m’approprier une auto qui stationnait à vide devant une auberge. Je regrette d’avoir causé quelque ennui au propriétaire de l’auto, mais notre mission est d’une nature trop grave pour supporter aucun retard.

– Pourtant, le télégramme affirme que vous êtes des espions notoires ?

Je souris.

– Quelle est donc la personne qui a envoyé cette dépêche ? demandai-je.

– Je ne vois pas pourquoi je vous cacherais son nom. C’est Rasta Bey. Il ne fait pas bon avoir maille à partir avec lui !

Cette fois, je ne me contentai pas de sourire, – j’éclatai de rire.

– Rasta ! m’écriai-je. C’est un des satellites d’Enver. Cela m’explique beaucoup de choses. Général, j’aimerais vous dire un mot en particulier.

Il fit un signe à l’officier. Dès que celui-ci fut sorti, je pris une expression fort digne.

– Je puis parler librement, puisque je m’adresse à un officier allemand, dis-je. Vous savez certainement qu’Enver Pacha et ceux dont je fais partie sont plutôt en froid. Ce Rasta s’est dit qu’il avait une belle occasion de nous retarder, c’est pourquoi il a inventé toute cette sotte histoire d’espionnage. Les Comitadjis voient des espions partout… Et Rasta exècre Frau von Einem.

À ce nom, il sursauta.

– Elle vous a donné des ordres ? demanda-t-il d’un ton respectueux.

– Mais oui, dis-je, et ces ordres ne sauraient attendre.

Il se leva et se dirigea vers une table. Puis il se tourna vers moi d’un air hésitant.

– Je suis partagé entre les Turcs et mes compatriotes, dit-il. Si je satisfais les uns, j’offense les autres, et il en résulte la plus abominable des confusions. Vous pouvez continuer votre route vers Erzurum. Toutefois, je vais vous faire accompagner, afin de m’assurer que vous vous présentez à la Place. Je le regrette, messieurs, mais vous devez comprendre que je ne puis courir aucun risque dans cette affaire. Rasta a une dent contre vous, mais il vous sera facile de vous cacher derrière les jupes de la dame en question. Elle a passé par ici il y a deux jours.

Dix minutes plus tard, nous filions à travers les rues boueuses et étroites ; un lieutenant imperturbable était assis à mes côtés.

Il faisait une de ces rares journées d’hiver où, entre deux chutes de neige, on jouit d’une température douce comme au mois de mai. La route était belle, bien construite, et assez bien entretenue malgré la circulation intense, qui pourtant ne nous retarda guère. Cette route était suffisamment large pour nous permettre de passer de front avec les troupes et les convois que nous croisions. Le lieutenant était d’assez bonne humeur, mais sa présence suffit très naturellement à faire languir la conversation. Je n’avais du reste guère envie de parler. J’essayais d’échafauder un plan, pièce par pièce ; je n’y réussissais pas, car je manquais des données qui en seraient la base. Il nous fallait trouver Hilda von Einem et Sandy ; nous devions ensuite essayer de couler l’entreprise de Manteau-Vert. Ceci fait, peu importait ce qui pouvait nous advenir. D’après mes déductions, les Turcs devaient se trouver dans un bien mauvais cas, peut-être même étaient-ils tout prêts à s’écrouler devant la Russie, à moins que Manteau-Vert ne vînt à la rescousse. J’espérais que dans la déroute, nous aurions quelque occasion de changer de côté, mais il était inutile de regarder trop en avant. Il fallait tout d’abord retrouver Sandy.

Or, j’étais toujours en cette disposition de bravade insouciante que j’avais ressentie après avoir volé l’auto. Je ne me rendis pas compte que notre histoire ne tenait pas debout et que Rasta pouvait facilement avoir de hautes protections au GQG. Autrement, j’eusse jeté le lieutenant par-dessus bord bien avant d’arriver à Erzurum et, avec l’aide de Hussin, j’aurais trouvé un moyen quelconque de me mêler au gros de la population. Mais depuis notre entrevue avec Posselt, j’éprouvais une grande confiance et je me disais que nous réussirions bien à bluffer toute la bande.

Je fus préoccupé pendant tout l’après-midi par une bêtise. J’essayais de découvrir mon petit castrol. À chaque tournant, je pensais voir la colline se dresser devant nous. Vous savez peut-être que j’ai toujours raffolé de hautes montagnes depuis que je puis marcher seul ? Mon père me conduisit tout enfant au Basutoland, et je crois bien que j’ai escaladé toutes les hauteurs du sud du Zambèze, depuis la Hollande des Hottentots jusqu’au Zoutpansberg, y compris les vilains kopjes jaunes du Damaraland, et les nobles pentes du Mont aux Sources. En rentrant en Europe, je m’étais réjoui à la pensée de faire de l’alpinisme et, me trouvant maintenant entouré de pics qui me paraissaient beaucoup plus élevés que les Alpes, j’eus de la peine à tenir mon regard sur la route. J’étais à peu près certain que mon castrol se trouvait parmi ces montagnes ; ce rêve exerçait décidément une prise extraordinaire sur mon imagination. Fait étrange, je cessai d’y songer comme à un endroit de mauvais augure ; car on oublie vite l’atmosphère d’un cauchemar. Mais j’étais convaincu que j’étais sous peu destiné à le voir.

Nous fûmes surpris par la nuit à quelques kilomètres d’Erzurum, et la dernière étape de notre voyage fut assez pénible. Des dépôts du génie et du train bordaient la route de chaque côté. Je remarquai pas mal de petits détails – sections de mitrailleuses, équipes de brancardiers, escouades d’éclaireurs – qui révèlent l’approche d’une armée, et dès que la nuit fut venue les longs doigts blancs des projecteurs fouillèrent le ciel.

Et puis la voix des grands canons s’éleva au-dessus du brouhaha de la route. Les obus éclataient à 6 ou 8 kilomètres de nous, mais les pièces étaient sans doute encore assez éloignées. Cependant, au milieu de la nuit glacée, ils semblaient extrêmement rapprochés dans cette plaine entourée de montagnes. Ils poursuivaient leur litanie solennelle avec une minute d’intervalle entre chaque éclatement. Ce n’était pas la rafale qui gronde comme un tambour, mais la persistance continue d’un tir d’artillerie réglé sur une cible déterminée. Je pensai qu’ils bombardaient sans doute les forts extérieurs d’Erzurum. J’entendis même une fois une violente explosion et j’aperçus un flamboiement rougeâtre qui m’apprit qu’un dépôt de munitions venait de sauter.

Je n’avais pas entendu de bruit pareil depuis près de cinq mois et j’en perdis la tête. J’avais entendu ce tonnerre pour la première fois à la crête de Laventie. Il m’avait donné une certaine frayeur et une grande gravité ; mais tous mes nerfs en avaient été comme vivifiés. Alors, c’était dans ma vie la chose nouvelle qui me faisait frémir par anticipation : maintenant, l’expérience ancienne que j’avais partagée avec tant d’autres braves garçons, mon véritable travail – la seule tâche digne d’un homme. Au son des canons, il me semblait que je me retrouvais de nouveau dans mon ambiance naturelle, il me semblait que j’arrivais chez moi.

Nous nous arrêtâmes devant une longue rangée de remparts. Un sergent allemand nous dévisagea, puis, apercevant le lieutenant, il se mit au port d’armes. Nous continuâmes notre route à travers une série de petites rues étroites et tortueuses, toutes encombrées de soldats, où il m’était fort difficile de conduire.

Il y avait peu de lumières. De temps à autre le flamboiement d’une torche révélait les maisons de pierre grise aux fenêtres munies de treillages et de volets. J’avais éteint les phares et me dirigeais seulement à la lueur des lanternes, de sorte que je fus obligé d’avancer à tâtons à travers le labyrinthe. J’espérais que nous découvririons bientôt le gîte de Sandy, car nous avions très faim. Il gelait fort et nos vêtements nous faisaient l’effet d’être minces comme du papier.

Le lieutenant se chargea de nous guider. Nous dûmes montrer nos passeports et je croyais ne pas avoir plus de difficultés qu’en débarquant à Boulogne, mais je voulais en finir rapidement avec toutes ces formalités, car la faim me tenaillait et il faisait terriblement froid. Les canons continuaient à gronder, telle une meute aux abois devant une proie. Erzurum était hors d’atteinte, mais je remarquai des lueurs étranges sur une crête vers l’est. Nous arrivâmes enfin à la Place. Après avoir traversé une belle voûte de pierre toute sculptée, nous pénétrâmes dans une cour et, de là, dans un hall plein de courants d’air.

– Il vous faut voir le Sektionschef ! déclara notre guide.

Je tournai la tête pour m’assurer que nous étions tous présents et je remarquai que Hussin avait disparu. Cela n’avait d’ailleurs pas d’importance, puisqu’il n’était pas inscrit sur les passeports.

Nous obéîmes aux injonctions du lieutenant et pénétrâmes par une porte ouverte derrière laquelle se tenait un homme qui, le dos tourné vers nous, était très occupé à étudier une carte accrochée au mur. C’était un homme très grand, au cou énorme débordant de son col.

Ce cou m’était étrangement familier. Je l’aurais reconnu parmi un million d’autres. En l’apercevant, je fis demi-tour pour m’enfuir. Mais il était trop tard. La porte était déjà refermée et deux sentinelles armées montaient la garde. L’homme se tourna lentement et rencontra mon regard. J’espérais que je saurais bluffer, car je portais d’autres habits et j’étais rasé. Mais il est difficile de passer dix minutes dans une lutte à mort sans que votre adversaire apprenne à vous reconnaître.

Il devint extrêmement pâle, puis, se ressaisissant, sa bouche dessina son rictus habituel.

– Tiens ! fit-il, le petit Bœr ! Nous nous rencontrons après bien longtemps.

Il était inutile de mentir ou de répondre. Je grinçai des dents et j’attendis.

– Et vous, Herr Blenkiron, reprit-il, je ne vous ai jamais aimé. Vous bavardiez trop, comme tous vos compatriotes, du reste.

– Il me semble que vos antipathies personnelles n’ont rien à voir dans cette affaire, répliqua Blenkiron. Êtes-vous le chef ? Dans ce cas, je vous prierai de jeter un coup d’œil sur nos passeports, car nous ne pouvons attendre indéfiniment.

Cette phrase exaspéra Stumm.

– Je vous apprendrai à vivre ! s’écria-t-il.

Et faisant un pas en avant, il se pencha pour saisir l’épaule de Blenkiron, truc qu’il avait déjà employé deux fois avec moi.

Blenkiron ne broncha pas et ne retira pas les mains de ses poches.

– Ne bougez pas ! dit-il d’une voix nouvelle. Je vous vise, et si vous mettez la main sur moi, je trouerai votre vilaine tête !

Stumm se ressaisit avec un effort. Il sonna et se mit à sourire. Une ordonnance apparut aussitôt, et Stumm lui dit quelques mots en turc. Une file de soldats pénétra alors dans la pièce.

– Messieurs, je vais vous faire désarmer, dit-il. Nous pourrons poursuivre notre conversation beaucoup plus agréablement sans revolvers.

Il était inutile de résister. Nous livrâmes nos armes, et Peter en pleurait de rage. Stumm s’assit à cheval sur une chaise et appuya le menton sur le dossier en me regardant.

– Votre partie est perdue, dit-il. Ces imbéciles de la police turque avaient bien dit que les Bœrs étaient morts, mais j’étais mieux inspiré. Je savais que le Bon Dieu les avait sauvés pour me les livrer ! J’en fus certain lorsque je reçus le télégramme de Rasta, car vos agissements me rappelaient certain petit tour que vous m’aviez déjà joué sur la route de Schwandorf. Pourtant, je ne pensais pas prendre en même temps cette grosse caille, dit-il en adressant un sourire à Blenkiron. Ah ! Ah ! Deux éminents ingénieurs américains et leur domestique se rendant en Mésopotamie pour une mission de la plus haute importance ! C’était bien trouvé ! Mais si j’avais été à Constantinople, ce mensonge aurait été vite percé. Je me moque de Rasta et de ses amis. Mais vous avez abusé de la confiance de certaine dame, et ses intérêts sont les miens. Et puis vous m’avez offensé, et cela, je ne le pardonne pas. Par Dieu ! s’écria-t-il d’une voix vibrante de colère, avant que je ne vous lâche, vos mères pleureront dans leurs tombes du regret de vous avoir conçus !

Alors, Blenkiron parla de la voix calme d’un président de compagnie véreuse. Elle tomba sur cette atmosphère trouble comme un acide sur de la graisse.

– Toutes ces belles paroles ne m’impressionnent nullement. Vous vous trompez si vous essayez de m’effrayer par ce langage de roman-feuilleton. Vous ressemblez au ramoneur qui a été pris dans la cheminée ; vous êtes un peu trop gros pour votre rôle. Il me semble que vous possédez un talent de romancier qui est tout à fait perdu chez un militaire. Mais si vous avez l’intention de me jouer de vilains tours, je vous ferai savoir que je suis citoyen américain, et fort bien vu dans votre pays comme dans le mien. Et vous suerez sang et eau plus tard. Vous voyez, colonel Stumm, je vous en avertis loyalement.

Je ne sais quels étaient les plans de Stumm. Toujours est-il que les paroles de Blenkiron éveillèrent dans son esprit précisément l’incertitude voulue. Vous comprenez, il nous tenait bien, Peter et moi, mais il ne savait encore quels rapports Blenkiron avait avec nous. Il redoutait de nous frapper tous trois ou de relâcher Blenkiron. C’était fort heureux pour nous que l’Américain se fût taillé un petit succès dans le Vaterland.

– Rien ne presse, déclara Stumm avec aménité. Nous allons passer de longues heures très agréables ensemble. Je vais vous emmener chez moi, car je me sens d’humeur fort accueillante. Vous y serez plus en sûreté que dans la geôle municipale où il y a beaucoup de courants d’air, qui permettraient à certains d’entrer et qui pourraient fort bien en laisser échapper d’autres.

Il donna un ordre et nous sortîmes de la pièce, flanqué chacun d’un soldat. Nous fûmes tous trois empilés dans le tonneau de l’auto. Deux hommes s’assirent devant nous, leurs fusils entre les genoux, et un troisième grimpa sur les bagages, tandis qu’un autre s’assit à côté du chauffeur de Stumm. Entassés comme des sardines, nous traversâmes les rues escarpées au-dessus desquelles les étoiles scintillaient dans des lambeaux de ciel.

Hussin avait disparu de la face de la terre. Il avait eu raison, somme toute. C’était un brave garçon, mais il n’avait pas à se mêler à nos ennuis.

Share on Twitter Share on Facebook