18 Sur les toits

– J’ai bien souvent regretté que l’ère des miracles soit passée, dit Blenkiron.

Il ne reçut pas de réponse, parce que j’étais occupé à tâter les murs de notre prison, à la recherche d’une fenêtre.

– Car il me semble, reprit-il, qu’il nous faudrait un bon miracle pour sortir de cette impasse qui est contraire à tous nos principes. J’ai passé ma vie à exercer les talents que Dieu m’a donnés pour empêcher les choses d’en venir à un point de rude violence, et j’y ai réussi jusqu’à présent. Mais vous êtes arrivé, major, et vous avez précipité un respectable citoyen d’âge mûr dans un démêlé d’aborigènes. C’est bien indélicat de votre part. Il me semble que c’est à vous de décider maintenant quel parti nous allons prendre, car le cambriolage n’est pas mon fort.

– Ni le mien, répliquai-je, mais je veux être pendu si je renonce au jeu !

Sandy se trouvait tout près de nous, quelque part là dehors, avec une foule bien résolue à ses talons. Il m’était impossible d’éprouver le désespoir qui, par toutes les lois du bon sens, semblait convenir à notre situation. Les canons m’avaient grisé. J’entendais encore leurs voix profondes, bien que des mètres de bois et de pierres nous séparassent de l’air extérieur.

Nous étions tourmentés par la faim. À part les quelques bouchées que nous avions pu avaler sur la route, nous n’avions rien mangé depuis le matin, et comme depuis plusieurs jours, notre régime était plutôt maigre, nous éprouvions le besoin de nous rattraper. Stumm n’avait plus daigné nous regarder dès l’instant où nous avions été entassés dans l’auto. On nous avait conduits jusqu’à une maison quelconque où on s’était empressé de nous enfermer dans une cave. Il y faisait noir comme dans un four, et après avoir tâté tous les murs, d’abord debout et ensuite perché sur les épaules de Peter, je décidai qu’il n’y avait pas de fenêtres. La cave était sans doute éclairée et ventilée par quelque vasistas pratiqué dans le plafond. Il n’y avait pas un meuble, rien qu’un plancher de terre humide et des murs de pierre nue. Derrière la porte, vraie relique de l’âge de fer, j’entendais les pas cadencés d’une sentinelle. Or, lorsqu’on ne peut rien faire pour améliorer sa situation il n’y a qu’à prendre son parti et vivre d’instant en instant. Nous nous réfugiâmes tous trois dans le sommeil, loin des exigences de nos ventres creux. Le sol de cette cave était bien le plus mauvais des lits, mais en roulant nos paletots en guise d’oreillers, nous en tirâmes le meilleur parti possible. La respiration régulière de Peter m’apprit bientôt qu’il dormait déjà, et, quelques instants plus tard, je l’imitais.

Une douce pression derrière mon oreille gauche me réveilla. Je crus d’abord que c’était Peter, car c’est là un vieux truc de chasseur pour vous éveiller sans bruit. Mais une autre voix que la sienne me parla. C’était la voix de Hussin. Il me dit qu’il n’y avait pas de temps à perdre et qu’il fallait se lever et le suivre. Peter était déjà éveillé. Nous secouâmes Blenkiron, plongé dans un lourd sommeil. Hussin nous dit d’enlever nos bottines et de les suspendre autour de notre cou par les lacets, comme le font les petits paysans lorsqu’ils s’amusent à courir pieds nus. Et nous nous dirigeâmes sur la pointe des pieds vers la porte qui était ouverte.

Au-delà s’étendait un passage et, à l’une des extrémités, quelques degrés menaient au grand air. Au bas des marches faiblement éclairées par la lueur des étoiles, je vis un homme écroulé. C’était notre gardien que Hussin avait bâillonné et ligoté.

En gravissant ces marches, nous parvînmes à une petite cour autour de laquelle les murs des maisons voisines se dressaient comme autant de hautes falaises. Nous nous arrêtâmes un instant. Hussin écouta attentivement, puis, s’étant assuré que tout était tranquille, il nous mena vers un côté de la cour où le mur était recouvert d’un solide treillage en bois, qui avait peut-être jadis servi de support à des figuiers. À présent, les arbres étaient morts et on ne voyait que quelques tendrons et quelques souches pourries. Peter et moi eûmes vite fait de grimper le long du treillage, mais ce fut autrement difficile pour Blenkiron ! Il n’était pas entraîné et se mit bientôt à haleter comme un dauphin. Il paraissait avoir le vertige des hauteurs. Mais il était très brave et se mit vaillamment à la tâche jusqu’au moment où ses bras le trahirent. Alors, nous l’encadrâmes, lui prenant chacun un bras, comme j’avais vu faire une fois à un homme souffrant de vertige dans la Cheminée de Kloof, sur le Mont de la Table. Je fus joliment content lorsque je l’eus hissé haletant au haut du mur où Hussin nous rejoignit.

Après avoir rampé le long d’une muraille assez large, couverte d’une couche de neige poudreuse, nous dûmes escalader un arc-boutant pour atteindre le toit plat d’une maison voisine. Ce fut encore pour Blenkiron une épreuve bien pénible, et je crois qu’il serait tombé s’il avait pu voir l’abîme s’ouvrant à ses pieds. Peter et moi étions continuellement sur le qui-vive. Puis la difficulté de notre tâche s’aggrava. Hussin désigna du doigt un rebord qui passait devant un groupe de cheminées et qui menait à un autre édifice un peu moins haut : c’était la route qu’il désirait suivre. Alors, je m’assis résolument et j’enfilai mes chaussures. Les autres imitèrent mon exemple, car dans des pérégrinations de ce genre, des pieds gelés ne seraient guère un avantage à notre actif.

Ce fut encore un mauvais pas pour Blenkiron, et il ne réussit à le franchir qu’en passant le visage tourné vers Peter et moi qui nous tenions adossés au mur. Nous n’avions aucune prise, et s’il avait trébuché, nous serions tous trois tombés dans la cour. Mais il réussit à passer sans encombre et nous nous laissâmes glisser aussi doucement que possible sur le toit de la maison voisine. Hussin nous invita au silence, un doigt sur les lèvres, et je vis bientôt la raison de ces précautions. Une fenêtre éclairée brillait dans le mur le long duquel nous venions de descendre. Je ne sais quel démon me souffla le désir de m’attarder un peu et d’explorer les alentours. Blenkiron et Peter suivirent Hussin et atteignirent bientôt l’extrémité du toit où se dressait un pavillon en bois. J’essayai de jeter un coup d’œil par la fenêtre illuminée dont les deux battants étaient fermés et voilés par un rideau. Par l’entrebâillement de ce rideau, je vis une petite chambre éclairée par une seule lampe. Devant une table encombrée de papiers et de documents, un homme très grand était assis.

Je le regardai, fasciné, tandis qu’il se tournait pour consulter ses documents et tracer une marque sur la carte posée devant lui. Puis il se leva, s’étira, et ayant jeté un regard vers la fenêtre, il sortit et descendit un escalier de bois en faisant un grand bruit. Il laissa la porte entrebâillée et la lampe brûlait toujours.

Je devinai qu’il était allé jeter un coup d’œil sur ses prisonniers, et dans ce cas, la partie était perdue. Mais j’étais poussé par un désir insensé de voir la carte qu’il étudiait. C’était une de ces folles impulsions qui dominent entièrement la raison. Cette impulsion fut si vive que pour parvenir jusqu’à cette table, j’étais prêt à arracher le châssis de la fenêtre. Ce ne fut pas nécessaire. L’espagnolette céda sans difficulté et la fenêtre s’ouvrit toute grande. Après m’être assuré que je n’entendais pas de bruit dans l’escalier, je me glissai dans la pièce et, saisissant la carte, je la fourrai dans ma poche avec le document. Puis j’enlevai avec soin toutes traces de mon passage, je balayai la neige tombée sur le parquet, je tirai de nouveau le rideau et, ressortant sur le toit, je refermai la fenêtre. Aucun bruit n’annonçait le retour de Stumm. Alors, je rattrapai mes compagnons, que je retrouvai en train de grelotter dans un petit pavillon à l’extrémité du toit.

– Il faut nous dépêcher, leur dis-je, car je viens de cambrioler le bureau du vieux Stumm. Entendez-vous, Hussin, mon garçon ? Ils sont peut-être sur nos traces en ce moment, et je supplie le ciel que nous tombions bientôt sur un chemin plus facile.

Hussin comprit. Il nous mena rondement d’un toit à l’autre, car ils étaient tous à la même hauteur et n’étaient séparés que par des parapets très bas. Nous ne vîmes pas âme qui vive. Il est vrai qu’on ne choisit pas une nuit d’hiver pour se promener sur son toit ! J’étais aux aguets, m’attendant toujours à entendre du bruit derrière nous. Et en effet, cinq minutes plus tard, des clameurs éclatèrent. Une voix surtout retentissait au-dessus de toutes les autres : celle de Stumm. Jetant un coup d’œil par-dessus mon épaule, j’aperçus une lueur de lanternes : Stumm avait constaté sa perte et découvert les traces du voleur.

Hussin jeta un regard en arrière et puis continua sa course à toute allure. Le vieux Blenkiron le suivait en haletant et en trébuchant. Les cris se firent tout à coup plus forts, comme si quelqu’un avait discerné des mouvements dans l’obscurité faiblement éclairée par le scintillement des étoiles. Il était bien évident que nous serions vite rattrapés s’ils continuaient la poursuite, car sur un toit, Blenkiron était à peu près aussi agile qu’un hippopotame.

Enfin, nous arrivâmes au bord d’un mur qui tombait à pic et pourvu d’une sorte d’échelle rejoignant un rebord étroit, lequel disparaissait à gauche dans un gouffre d’obscurité.

Hussin me saisit le bras.

– Suivez ce mur, me dit-il, et vous parviendrez à un toit qui franchit la rue. Traversez-le ; vous vous trouverez en face d’une mosquée. Tournez à droite. Le chemin est facile pendant une cinquantaine de mètres et bien abrité par les toits plus élevés. Pour l’amour d’Allah, restez à l’abri de cet avant-mur ! Je vous rejoindrai dans ces parages.

Il nous fit suivre le rebord pendant quelques mètres et retourna ensuite sur ses pas. Il eut soin de recouvrir de neige nos empreintes. Puis il continua son chemin tout droit, faisant des pas courts et sautillants comme un oiseau. Je devinai son but. Il voulait attirer nos ennemis sur sa trace, et pour cela, il lui fallait multiplier ses empreintes et s’en remettre à l’espoir que les limiers de Stumm ne se rendraient pas compte qu’elles étaient toutes faites par un seul homme.

Il fallut toute ma présence d’esprit pour arriver à faire franchir ce rebord à Blenkiron. Il était à bout de forces et suait de terreur. En fait, il courait un des plus grands risques de sa vie, car nous n’avions pas de cordes et il ne tenait qu’à lui de se casser le cou. Je l’entendis invoquer quelque déité inconnue du nom de Holy Mike, mais il s’en tira vaillamment et nous nous trouvâmes enfin sur le toit qui franchissait la rue. Notre route fut alors plus facile, mais ce ne fut guère amusant de contourner la coupole de cette mosquée de malheur. Ayant enfin découvert le parapet, nous respirâmes plus à l’aise, car nous étions bien abrités du côté d’où pouvait venir le danger. Je jetai un coup d’œil en arrière et je vis un spectacle étrange de l’autre côté de la rue, à environ 30 mètres de nous.

La poursuite se continuait sur les toits parallèles à celui sur lequel nous nous trouvions. Je vis le tremblotement des lanternes, qui décrivaient des courbes éperdues lorsque leurs porteurs glissaient sur la neige ; et j’entendis des cris qui ressemblaient aux aboiements de limiers suivant une piste. Stumm n’était pas parmi eux, sa taille l’excluait de ce genre d’aventure. Ils nous dépassèrent et continuèrent sur notre gauche, tantôt cachés derrière une cheminée, tantôt se détachant nettement contre le ciel. Les toits qu’ils fouillaient étaient d’environ 15 centimètres plus hauts que le nôtre, de sorte que de notre abri, il nous était facile de suivre leur parcours. Et nous nous trouverions dans une situation fort embarrassante si, comme ils paraissaient fort y songer, ils poursuivaient Hussin à travers tout Erzurum.

Mais, tout à coup, nous vîmes un autre spectacle. Les lanternes vacillaient à 300 ou 400 mètres de nous, lorsque la silhouette d’un homme se dessina soudain sur les toits du côté opposé de la rue. Je crus tout d’abord que c’était un de nos adversaires, et nous nous dissimulâmes tant bien que mal. Je reconnus alors l’agilité mince de Hussin. Il avait dû rebrousser chemin, se tenant à la gauche des policiers et courant ainsi de gros risques dans les espaces découverts. Il nous faisait précisément face et n’était séparé de nous que par la largeur de la rue.

Faisant un pas en arrière, il se ramassa sur lui-même pour prendre élan et bondit par-dessus l’abîme. Il tomba comme un chat sur le parapet au-dessus de nous, et la force d’impulsion le fit culbuter sur nos têtes.

– Nous sommes sauvés pour l’instant, déclara-t-il, mais ils feront demi-tour dès qu’ils s’apercevront de ma disparition. Il faut nous hâter.

Nous passâmes la demi-heure qui suivit à parcourir un véritable dédale de tournants et de lacets, à glisser le long de murs recouverts d’une couche de glace, à escalader d’innombrables cheminées.

Le brouhaha de la ville s’était tu et aucun bruit ne montait des rues noires ; mais vers l’est, le grondement du canon retentissait toujours. Nous arrivâmes enfin au toit d’un hangar donnant sur une cour. Hussin poussa un cri étrange, comme le ululement du hibou, et quelque chose bougea à nos pieds.

C’était une grande charrette recouverte d’une bâche remplie de bottes de fourrage et tirée par quatre mulets. Au moment où nous sautions du toit sur le fumier gelé qui jonchait la cour, un homme sortit du hangar et se mit à parler à Hussin à voix basse. Aidé de Peter, je hissai Blenkiron dans la charrette et j’y grimpai à ses côtés. Rien ne m’a jamais semblé aussi délicieux que la tiède douceur de ce fourrage après les toits gelés que nous venions de traverser ! J’avais tout à fait oublié ma faim et je n’aspirais qu’au sommeil. La charrette sortit bientôt de la cour pour s’engager lentement dans les rues sombres.

Alors, Blenkiron se mit à rire. C’était un long roulement intérieur qui le secouait tellement qu’une botte de fourrage lui tomba sur la tête. Je crus tout d’abord qu’il souffrait d’une attaque de nerfs due à la détente soudaine de la tension que nous éprouvions depuis plus d’une heure. Mais je me trompais. Son corps manquait d’entraînement, mais ses nerfs étaient fort bien équilibrés. Il ne s’agissait que d’un accès d’honnête hilarité.

– Dites donc, major ! s’écria-t-il enfin. Je ne nourris généralement pas d’antipathie pour mes semblables, mais, je ne sais pourquoi, je ne portais pas le colonel Stumm dans mon cœur. Et pourtant, ce soir, je l’aime presque ! Vous lui aviez déjà flanqué un rude coup en Allemagne, et maintenant, vous venez d’annexer son dossier secret, qui doit être fort important, autrement, il n’aurait pas entrepris ce steeple-chase sur les toits. Je n’ai pas couru pareille aventure depuis au moins quarante ans, depuis le jour où j’ai fracturé le hangar à bois de Brown pour lui chiper sa sarigue apprivoisée. C’est la première fois que je me suis vraiment amusé depuis le début de notre entreprise.

Et bercé par le rire de Blenkiron, j’imitai l’exemple de Peter et je m’endormis.

Il faisait encore sombre quand je m’éveillai. La charrette s’était arrêtée dans une cour ombragée par de grands arbres. La couche de neige était plus épaisse ici et, à en juger par l’air, nous avions quitté la ville et étions parvenus à une altitude plus élevée. De hauts édifices se dressaient d’un côté, et de l’autre, on apercevait la pente d’une colline. Il n’y avait pas de lumière ; tout était plongé dans l’obscurité la plus profonde, et cependant, je devinai près de moi d’autres présences que celles de Hussin et du conducteur. On nous fit entrer rapidement dans une annexe où nous descendîmes quelques marches menant à une cave spacieuse. Blenkiron n’était qu’à moitié réveillé. Hussin alluma une lanterne et je vis que nous nous trouvions dans un ancien fruitier. Le sol était parsemé de gousses desséchées et une forte odeur de pommes imprégnait toute la pièce. On avait empilé de la paille dans les coins en guise de lits ; une table de bois grossier et un divan de planches recouvert de peaux de moutons complétaient le mobilier.

– Où sommes-nous ? demandai-je à Hussin.

– Dans la maison du maître ! répondit-il. Vous y serez en sécurité, mais il ne faut pas bouger avant l’arrivée du maître.

– La dame franque est-elle aussi ici ? continuai-je.

Hussin hocha la tête en signe d’affirmation et s’occupa de vider une besace d’où il sortit des raisins secs, de la viande froide et un pain. Nous tombâmes sur ces provisions comme des vautours, et Hussin disparut. Je remarquai qu’il prit soin de fermer la porte à clef derrière lui.

Dès que nous eûmes achevé cette légère collation, mes compagnons reprirent leur sommeil interrompu. Mais, à présent, j’étais tout à fait réveillé, et j’étais fort préoccupé par plusieurs problèmes. Je m’emparai de la lampe électrique de Blenkiron et m’étendis sur le divan pour y étudier la carte de Stumm. Dès le premier coup d’œil, je me rendis compte que j’avais fait une véritable trouvaille. C’était la carte d’état-major des défenses d’Erzurum. On y distinguait les forts et les tranchées, et elle portait de nombreuses annotations inscrites de l’écriture nette et minuscule de Stumm. Je sortis la grande carte que je pris dans la poche de Blenkiron et je me rendis compte de la situation du terrain. Je vis le fer à cheval du Deve Boyun que l’artillerie russe harcelait vers l’est. La carte de Stumm ressemblait absolument à ces cartes d’artillerie dont nous nous servons en France, à l’échelle d’un dix-millième. De fines lignes rouges représentaient les tranchées, mais seules les tranchées turques étaient indiquées en détail, tandis que les tranchées russes n’étaient tracées que fort grossièrement. C’était en somme le plan secret de toute l’enceinte d’Erzurum et ce serait d’une valeur inestimable pour l’ennemi. Il n’était guère surprenant que cette perte eût rendu Stumm furieux.

Les lignes de Deve Boyun me parurent très puissamment fortifiées et je connaissais la valeur du soldat turc à l’abri de fortes défenses. Il me semblait que la Russie courait au-devant d’un deuxième Plevna ou d’un nouveau Gallipoli. Alors, je me mis à étudier les flancs. Vers le sud, la rangée des monts Palantuken se dressait munie de forts défendant les défilés où passaient les routes menant à Mus et au lac de Van. De ce côté également, les positions turques paraissaient assez solides. Je distinguai deux grands forts, Tafta et Kara Gubek, qui protégeaient la route d’Oltn au nord de la vallée de l’Euphrate. Sur cette partie de la carte, Stumm avait fait de nombreuses annotations auxquelles j’accordais toute mon attention. Je me rappelai que Blenkiron m’avait dit que les Russes avançaient sur un large front, car il était fort clair que Stumm se préoccupait du flanc de la forteresse.

Le point intéressant était Kara Gubek, situé sur une crête entre deux cimes qui s’élevaient à pic. Tant que les Turcs tenaient cette position, aucun envahisseur ne pourrait descendre vers la vallée de l’Euphrate. Stumm avait ajouté l’annotation « pas fortifié » à côté de ces cimes, et à environ 3 kilomètres vers le sud, je remarquai une croix au crayon rouge et le nom « Prjévalsky ». Je me dis que c’était sans doute le point extrême atteint par l’aile droite de l’attaque russe.

J’examinai ensuite le document duquel Stumm avait copié les annotations reportées sur la carte. C’était une feuille dactylographiée, où étaient inscrites des notes relatives à divers points de la ligne de défense turque. Une de ces notes, intitulée Kara Gubek, était ainsi conçue :

« Nous n’avons pas le temps de fortifier les pics. Il est difficile mais non impossible pour l’ennemi d’y monter des batteries. C’est le point véritablement dangereux, car si Prjévalsky enlève les pics, Kara Gubek et Tafta tomberont forcément, et l’ennemi menacera alors l’arrière-garde gauche de la position principale de Deve Boyun. »

J’étais assez bon soldat pour comprendre l’immense importance de cette note. La défense d’Erzurum dépendait de Kara Gubek, qui n’était qu’un roseau brisé pour celui qui savait où se trouvait le point faible. Et pourtant, en examinant de nouveau la carte, je ne croyais pas qu’aucun chef pût voir de possibilités dans les pics voisins, même s’il ne les croyait pas fortifiés. Ces renseignements n’étaient connus que des états-majors turcs et allemands, mais si l’on parvenait à transmettre ces renseignements au Grand-Duc, il lui serait facile de réduire Erzurum en une journée. Autrement, il continuerait à bombarder la crête de Deve Boyun pendant des semaines entières, et les Turcs recevraient les renforts des divisions de Gallipoli bien avant qu’il n’emporte cette position. Le Grand-Duc se verrait alors contraint à une lutte inégale et sa chance aurait disparu.

J’arpentai la cave de long en large en proie à l’agitation la plus fébrile. J’eus donné tout au monde pour posséder une TSF, un pigeon voyageur, un aéroplane ou un appareil quelconque qui pût franchir rapidement les 10 kilomètres qui me séparaient des lignes russes. C’était exaspérant d’être ainsi tombé par hasard sur des nouvelles aussi vitales et de ne pouvoir s’en servir. Comment trois fugitifs cachés dans une cave, ayant déjà toute l’Allemagne et toute la Turquie à leurs trousses, pouvaient-ils espérer envoyer à qui de droit ce message de vie ou de mort ?

Je repris la carte et j’examinai les positions russes les plus proches. Elles y étaient soigneusement soulignées. Au nord, Prjévalsky ; le plus gros de l’armée se trouvait au-delà du Deve Boyun, tandis que les colonnes du sud montaient jusqu’aux défilés de Palantuken, mais sans les franchir. Je ne savais lesquelles de ces lignes étaient les plus proches de nous, car il fallait d’abord me rendre compte du lieu où nous nous trouvions. Et tout en songeant à cela, j’entrevis les rudiments d’un plan désespéré dont l’accomplissement dépendait de Peter, qui à ce moment même ronflait comme un chien exténué sur un lit de paille.

Hussin avait fermé la porte à clef ; il me fallait donc attendre son retour pour me renseigner. Mais, tout à coup, je remarquai au plafond une trappe par laquelle on descendait sans doute les vivres conservés dans cette cave. Cette trappe était mal ajustée et ne paraissait point cadenassée. Je tirai donc la table au-dessous de la trappe que je pus soulever avec un petit effort. J’étais conscient de courir un risque immense, mais je ne m’en souciais guère, tant mon projet m’intéressait. Après quelques difficultés, je parvins à soulever la trappe et, faisant un rétablissement, je me hissai à genoux, sur le rebord.

Je me trouvai dans le bâtiment auquel notre refuge servait de cave. Il y régnait un demi-jour. Il n’y avait personne et je fouillai la pièce jusqu’à ce que j’eusse trouvé ce que je cherchais : une échelle, qui menait à une espèce de grenier par où on accédait sur le toit. Là, il me fallut être fort prudent, car on pouvait me repérer des bâtiments voisins. Par une chance extraordinaire, une espèce de treillage pour espaliers traversait le toit, m’offrant un abri. Alors, couché à plat ventre, je considérai fixement le vaste horizon.

Au nord, j’aperçus la ville à travers un brouillard de brumes matinales, et, au-delà, la plaine de l’Euphrate et le débouché de la vallée où la rivière surgissait des collines. Plus haut, parmi les cimes neigeuses, se trouvaient Tafta et Kara Gubek. À l’est, j’apercevais la crête de Deve Boyun, là où la brume se dissipait dans le soleil d’hiver. Je remarquai les convois sur les routes y conduisant, et aussi le cercle des forts intérieurs ; les canons s’étaient tus un instant. Au sud se dressait le grand mur d’une montagne blanche, que je pris pour le Palantuken. Je voyais les routes menant aux défilés et les fumées des camps à l’abri des hautes falaises.

Je savais ce que je voulais savoir. Nous nous trouvions dans les dépendances d’une grande maison de campagne, à 3 ou 4 kilomètres de la ville : et le point le plus proche du front russe était parmi les assises du Palantuken.

Au moment où je redescendais, j’entendis la plainte du muezzin qui fusait des minarets d’Erzurum, frêle et belle comme le cri d’un oiseau sauvage.

Mes amis étaient éveillés lorsque je me laissai glisser par la trappe. Hussin alignait des aliments sur la table et considéra ma descente d’un air de désapprobation inquiète.

– Ça va bien, dis-je. Je ne recommencerai pas, car j’ai appris tout ce que je voulais savoir. Peter, mon vieux, tu vas bientôt affronter la plus belle aventure de ta vie.

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