SCÈNE PREMIERE : Appartement dans le palais ducal. ANGIOLINA (femme du Doge), MARIANNA (son amie).

ANGIOLINA : Quelle a été la réponse du Doge ?

MARIANNA : Qu'il était pour l'instant appelé à une conférence ; mais depuis lors elle est terminée. Il n'y a pas longtemps que j'ai vu les sénateurs s'embarquer, et l'on peut apercevoir la dernière gondole glisser au milieu des barques qui couvrent les flots brillants.

ANGIOLINA : Plût au ciel qu'il fût de retour : Il a été depuis peu en proie à de vives inquiétudes, et le temps n'a point dompté son esprit ardent, ni même affaibli son corps, qui semble nourri par une âme si active et si agitée, qu'un autre moins robuste en serait consumé... Le temps n'a que peu de pouvoir sur ses ressentiments et ses chagrins. Il n'est point de ces hommes qui, dans le premier transport de la passion, répandent au-dehors leur courroux ou leur douleur : tout en lui porte un aspect d'éternité ; ses pensées, ses sentiments, ses passions, bonnes ou mauvaises, n'ont rien de la vieillesse, et son front altier ne porte que les cicatrices de l'âme, les pensées de l'âge et non sa décrépitude. Depuis quelque temps il est plus agité que de coutume. Que n'est-il de retour ! car moi seule j'ai quelque influence sur son inquiétude.

MARIANNA : Il est vrai que son Altesse a été grandement offensé par l'affront de Steno, et avec raison ; mais sans doute qu'en ce moment le coupable est condamné à expier son outrage téméraire par un châtiment capable de faire respecter la vertu des femmes et le noble sang des princes.

ANGIOLINA : Ce fut un cruel outrage. Cependant je ne considère point la calomnie en elle-même, mais son effet et la profonde impression qu'elle a produite sur l'âme de Faliero ; Faliero, si fier, si emporté, si sévère... sévère pour tous, excepté pour moi. Je tremble, quand je pense où cela peut aller.

MARIANNA : Assurément le Doge ne peut vous soupçonner.

ANGIOLINA : Me soupçonner ? moi ! Et Steno ne l'a pas osé ! quand il se traîna clandestinement à la clarté de la lune pour écrire son imposture, sa propre conscience lui reprocha son action ; chaque ombre sur les murs le regardait d'un air menaçant pour lui faire honte de sa lâche calomnie.

MARIANNA : Il devrait être puni sévèrement.

ANGIOLINA : Il l'est.

MARIANNA : Quoi ! la sentence est-elle prononcée ? est-il condamné ?

ANGIOLINA : Je l'ignore ; mais il est dénoncé.

MARIANNA : Et croyez-vous que ce soit assez pour un tel outrage ?

ANGIOLINA : Je ne voudrais pas être juge dans ma propre cause, et je ne sais quel châtiment intérieur peut atteindre l'âme d'un débauché tel que Steno ; mais si ses insultes ne font pas plus d'impression sur l'esprit de ses juges qu'elles n'en ont fait sur le mien, il sera pour toute punition livré à sa confusion ou à son effronterie.

MARIANNA : On doit un sacrifice à la vertu outragée.

ANGIOLINA : Eh ! qu'est donc la vertu si elle a besoin d'une victime, ou s'il faut qu'elle dépende des paroles des hommes ? Brutus mourant dit que la vertu n'était qu'un nom : elle ne serait pas autre chose en effet, si des lèvres mortelles pouvaient la produire ou la détruire.

MARIANNA : Cependant il est mainte épouse sans tache, et fidèle à son époux, qui ressentirait plus vivement l'outrage de cette calomnie ; des dames moins sévères, comme il en est un grand nombre à Venise, réclameraient justice à haute voix, et seraient inexorables.

ANGIOLINA : Cela prouve que c'est le nom de la vertu plutôt que la vertu elle-même qu'elles estiment. Les unes ont trouvé que c'était une tâche difficile de conserver leur honneur, si elles veulent qu'il soit célébré partout ; et celles qui ne l'ont pas conservé recherchent son apparence comme un ornement dont elles sentent le besoin, mais non parce qu'elles le croient nécessaire ; elles vivent dans la pensée des autres, et voudraient paraître vertueuses comme il faut qu'elles paraissent belles.

MARIANNA : Vous avez d'étranges idées pour une épouse patricienne.

ANGIOLINA : C'étaient les idées de mon père, et le seul héritage qu'il m'ait laissé avec son nom.

MARIANNA : De quel héritage auriez-vous besoin, femme d'un prince... du chef de la république ?

ANGIOLINA : Je n'en aurais pas cherché, n'eussé-je été que la femme d'un vassal ; mais je n'en éprouve pas moins l'amour et la reconnaissance dus à mon père pour avoir donné ma main à son ancien et fidèle ami le comte Val di Marino, notre Doge actuel.

MARIANNA : Et avec votre main a-t-il donné votre cœur ?

ANGIOLINA : Il n'eût pas donné l'une sans l'autre.

MARIANNA : Cependant la disproportion de votre âge avec celui de votre époux, et permettez-moi d'ajouter le peu de conformité de vos caractères, voilà de quoi faire douter qu'une telle union pût vous rendre constamment heureuse et sage.

ANGIOLINA : Le monde n'a que des pensées mondaines ; mon cœur a été fidèle à ses devoirs, qui sont nombreux, mais jamais difficiles.

MARIANNA : Et l'aimez-vous ?

ANGIOLINA : J'aime toutes les nobles qualités qui méritent notre amour ; et j'aimais mon père, qui, le premier m'apprit à reconnaître ce que nous devons aimer dans les autres, et à réprimer tout penchant indigne de nous. Il donna ma main à Faliero. Il savait qu'il était noble, brave, généreux, richement doué de toutes les qualités d'un soldat, d'un citoyen, et d'un ami ; je l'ai trouvé tel que mon père l'avait peint : ses défauts sont ceux des âmes fières habituées au commandement , trop d'orgueil et ces passions violentes qu'ont entretenues en lui la conduite des patriciens et une vie passée au milieu des orages du gouvernement et de la guerre... passions exaltées encore par un vif sentiment d'honneur qui devient un devoir jusqu'à un certain degré, mais qui n'est plus un vice quand il est porté trop loin ; et je crains bien qu'il en soit ainsi pour Faliero. Il a toujours été emporté depuis sa jeunesse ; mais ce défaut a été racheté par tant de grandeur d'âme, que la plus prudente des républiques lui a conféré toutes ses principales charges, depuis son premier combat jusqu'à sa dernière ambassade, où la dignité de doge lui fut envoyée au moment de son retour.

MARIANNA : Mais, avant ce mariage, votre cœur n'avait-il jamais palpité pour aucun noble vénitien, dont la jeunesse vous eût offert un époux plus assorti ; ou, depuis lors, n'en avez-vous jamais vu qui pourrait prétendre à la main de la fille de Lorédan, si elle était encore à donner ?

ANGIOLINA : J'ai répondu à votre première question en vous disant que j'avais accepté un époux.

MARIANNA : Et la seconde ?

ANGIOLINA : N'a pas besoin de réponse.

MARIANNA : Je vous demande pardon, je vous ai offensée.

ANGIOLINA : Je ne suis pas offensée, mais surprise : j'ignorais que le cœur d'une épouse pût se permettre de songer à ce qu'il pourrait choisir après que son choix est fait.

MARIANNA : C'est le premier choix qui trop souvent fait penser qu'on pourrait mieux choisir si on pouvait l'annuler.

ANGIOLINA : Cela peut être ; ces pensées m'étaient inconnues.

MARIANNA : Voici le Doge... Dois-je me retirer ?

ANGIOLINA : Peut-être ferez-vous bien de me quitter. Il semble absorbé dans ses réflexions. Qu'il a l'air pensif !

Marianna sort. Le Doge entre avec Pietro.

LE DOGE (rêvant)  : Il y a dans l'arsenal un certain Philippe Calendaro, qui est à la tête de quatre-vingts hommes, et qui d'ailleurs possède une grande influence sur l'esprit de ses camarades. On dit que cet homme est déterminé, populaire, prompt, hardi, et cependant discret : il serait à propos de le gagner. Il faut espérer qu'Israël Bertuccio s'est assuré de lui ; mais...

PIETRO : Seigneur, pardonnez-moi d'interrompre vos méditations. Le sénateur Bertuccio, votre neveu, m'a chargé de vous suivre et de vous prier de lui fixer une heure à laquelle il puisse s'entretenir avec vous.

LE DOGE : Au coucher du soleil... Attends un moment... que j'y songe... Dis-lui de venir à la seconde heure de la nuit.

Pietro sort.

ANGIOLINA : Seigneur...

LE DOGE : Ma chère enfant, pardonnez-moi... pourquoi tant tarder de vous approcher de moi ?... Je ne vous voyais pas.

ANGIOLINA : Vous étiez plongé dans vos réflexions, et celui qui vient de vous quitter pouvait avoir un message important de la part du sénat.

LE DOGE : Du sénat !

ANGIOLINA : Je n'aurais pas voulu l'interrompre pendant qu'il remplissait son devoir et celui du sénat.

LE DOGE : Le devoir du sénat ! Vous vous trompez, c'est nous qui avons des devoirs à remplir envers le sénat.

ANGIOLINA : Je croyais que le Doge était le maître à Venise.

LE DOGE : Il le sera... Mais laissons cela. Choisissons un entretien plus gai : comment vous trouvez-vous ? êtes-vous sortie ? Le jour est sombre ; mais le calme des vagues favorise la rame légère du gondolier. Avez-vous vu ce matin vos amies ? ou avez-vous préféré rester seule pour faire de la musique ? Est-il quelque chose que vous désiriez, que le faible pouvoir laissé au Doge puisse vous procurer ? Par quelle magnificence, par quels plaisirs puis-je contenter votre cœur et le dédommager de tant d'heures d'ennui passées avec un vieillard consumé de soucis ? parlez, vous serez satisfaite.

ANGIOLINA : Vous êtes toujours plein de bontés pour moi ; je n'ai rien à désirer ni à demander, si ce n'est de vous voir plus calme et plus souvent.

LE DOGE : Plus calme ?

ANGIOLINA : Oui, plus calme, monseigneur... Ah ! pourquoi vous éloignez-vous ? pourquoi marchez-vous seul à grands pas, et laissez-vous voir sur votre visage des émotions qui ne trahissent pas tout ce qui les fait naître, mais qui en disent encore trop ?

LE DOGE : Qui en disent trop ?... Eh quoi ?... que voit-on sur mon visage ?

ANGIOLINA : Un cœur inquiet et agité.

LE DOGE : Ce n'est rien, ma fille ; vous savez que des soucis journaliers accablent tous ceux qui gouvernent cette république précaire, tantôt attaquée par les Génois au dehors, et tantôt par ses propres citoyens mécontents... C'est là ce qui me rend plus pensif et moins tranquille que de coutume.

ANGIOLINA : Cependant ces soucis ont toujours existé, et jamais je ne vous avais vu comme vous êtes ces jours-ci. Pardonnez-moi ; il y a dans votre cœur quelque chose de plus que le souci de vos fonctions publiques. Une longue habitude et des talents comme les vôtres vous les ont rendues légères, et vous en ont même fait un besoin pour préserver votre âme de la stagnation. Ce ne sont point des voisins hostiles ni d'autres périls qui peuvent vous alarmer, vous qui avez essuyé tous les orages, sans jamais succomber ; vous qui êtes parvenu au faîte du pouvoir, sans jamais chanceler en route ; vous qui, monté si haut, pouvez encore fixer vos regards au-dessous de vous, sans être ébloui. Les galères de Gênes seraient dans le port, la guerre civile exercerait ses fureurs dans la place de Saint-Marc, que vous ne seriez point ébranlé ; mais vous tomberiez comme vous vous êtes élevé, avec un front inaltérable... Vos sentiments actuels sont d'une autre espèce ; quelque chose a ému votre orgueil plutôt que votre patriotisme.

LE DOGE : L'orgueil, Angiolina ? hélas ! on ne m'en a pas laissé.

ANGIOLINA : Oui, le même péché qui perdit les anges est celui qui s'empare le plus aisément des mortels qui approchent le plus des anges. Les lâches ne sont que vains ; un grand cœur se laisse aller à l'orgueil.

LE DOGE : J'avais dans le fond de mon âme l'orgueil de l'honneur... de votre honneur ; mais changeons de discours.

ANGIOLINA : Non ! j'ai toujours éprouvé vos bontés dans vos moments fortunés ; ne me repoussez pas dans vos chagrins... S'il s'agissait des affaires de l'État, vous savez que je n'ai jamais cherché et que je ne chercherai jamais à vous arracher une parole ; mais sentant que votre peine vous est particulière, il m'appartient de l'adoucir, ou de la partager... Depuis le jour que la calomnie de Steno a troublé votre repos, vous êtes bien changé, et je voudrais parvenir à vous rendre votre tranquillité.

LE DOGE : Mon ancienne tranquillité !... Connaissez-vous le jugement prononcé contre Steno ?

ANGIOLINA : Non.

LE DOGE : Un mois de réclusion.

ANGIOLINA : N'est-ce pas assez ?

LE DOGE : Assez !... oui, pour un esclave ivre qui murmure contre le fouet de son maître ; mais non pour un lâche imposteur, qui flétrit froidement l'honneur d'un prince et celui de son épouse, jusque sur le trône où il exerce sa puissance.

ANGIOLINA : Il me semble assez puni par la conviction de son imposture, lui un patricien ! tout autre châtiment serait léger en comparaison de la perte de son honneur.

LE DOGE : De tels hommes n'ont pas d'honneur : ils n'ont que leur vie, et leur vie est épargnée.

ANGIOLINA : Vous n'eussiez pas voulu qu'il fût puni de mort ?

LE DOGE : À présent, non... Puisqu'il vit encore, qu'il vive aussi longtemps qu'il pourra. Il a cessé de mériter la mort. L'absolution du coupable a condamné ses juges ; car à cette heure le crime est à eux.

ANGIOLINA : Oh ! si cet insolent calomniateur avait répandu son sang en punition de son absurde libelle, à dater de ce moment mon cœur n'eût plus connu ni joie ni sommeil paisible.

LE DOGE : La loi du ciel n'a-t-elle pas dit que le sang payait pour le sang ? Celui qui le souille est plus homicide que celui qui le verse. Est-ce la douleur des coups ou la honte qu'ils causent qui appelle une vengeance mortelle sur celui qui nous frappe ? Les lois humaines ne disent-elles pas que l'honneur se rachète par le sang ? bien plus, il est encore le prix du larcin d'un peu d'or. Les lois des nations ne font-elles pas couler le sang pour la trahison ? N'est-ce donc rien d'avoir empoisonné le sang de ces veines ? N'est-ce donc rien d'avoir souillé votre nom et le mien, les plus nobles noms de Venise ? N'est-ce donc rien d'avoir exposé un prince au mépris de son peuple ? d'avoir manqué au respect que le monde accorde à la jeunesse dans la femme et à la vieillesse dans l'homme, à la vertu dans votre sexe et à la dignité dans le nôtre ?... Mais qu'ils y pensent ceux qui l'ont absous !

ANGIOLINA : Le ciel nous ordonne de pardonner à nos ennemis.

LE DOGE : Le ciel pardonne-t-il aux siens ? Satan est-il sauvé de la colère éternelle ?

ANGIOLINA : Cessez ce discours effrayant, le ciel vous pardonnera à vous et à vos ennemis.

LE DOGE : Ainsi soit-il, que le ciel leur pardonne.

ANGIOLINA : Et ne leur pardonnerez-vous pas ?

LE DOGE : Oui, quand ils seront dans le ciel.

ANGIOLINA : Et jusque là non ?

LE DOGE : Qu'importe mon pardon, le pardon d'un vieillard miné par les ans, abreuvé d'insultes et de mépris ! Qu'importe mon pardon ou mon ressentiment ! l'un et l'autre seraient inutiles... j'ai trop vécu... Mais changeons d'entretien... Mon enfant, épouse outragée, fille de Lorédan ! il pensait peu ce père si brave, si loyal, qu'en t'unissant à son ami il te livrait à la honte... hélas ! à la honte sans crime, car tu es innocente... Si tu avais eu un tout autre époux que le Doge, cette calomnie, ce blasphème n'eût jamais tombé sur toi. Si jeune, si belle, si pure, essuyer cet affront et n'être pas vengée !

ANGIOLINA : Je suis assez vengée, car vous m'aimez toujours, vous me conservez votre confiance et votre estime. Tous les hommes savent que vous êtes juste et que je suis fidèle. Que pourrais-je demander, que pourriez-vous exiger de plus ?

LE DOGE : C'est bien ; et peut-être tout ira-t-il mieux encore ; mais, quoi qu'il arrive, daigne respecter du moins ma mémoire.

ANGIOLINA : Que voulez-vous dire ?

LE DOGE : Il n'importe... Mais je voudrais, quelque chose que les autres pensent de moi, que tu me respectasses maintenant, et quand je serai dans ma tombe.

ANGIOLINA : Pourquoi en douteriez-vous ? Ai-je jamais manqué au respect que je vous dois ?

LE DOGE : Viens ici, ma fille. Je veux te parler un moment. Ton père fut mon ami ; la fortune, inégale dans ses faveurs, l'avait rendu mon débiteur pour quelques légers services qui resserrent les liens des hommes vertueux. Lorsque, affligé de sa dernière maladie, il désira notre hymen, ce ne fut point pour s'acquitter envers moi : il l'avait déjà fait depuis longtemps par son amitié loyale. Son but était de déposer sa fille orpheline à l'abri des périls qui, dans cette ville infestée de vices, entourent une jeune fille seule et sans dot. Je ne pensais pas comme lui, mais je ne voulus point contrarier la pensée qui le consolait sur son lit de mort.

ANGIOLINA : Je n'ai point oublié la noblesse avec laquelle vous me dîtes de vous déclarer si mon jeune cœur n'avait point d'inclination qui aurait pu me rendre plus heureuse ; je n'ai point oublié l'offre que vous me fîtes de me donner une dot égale à celle de la plus riche héritière de Venise, et de renoncer à tous les droits que vous laissaient les dernières volontés de mon père.

LE DOGE : Ainsi donc ce ne fut point le vil caprice d'une vieillesse extravagante, ni la sensualité trompeuse d'un cœur épuisé, qui me firent souhaiter une beauté virginale et une jeune épouse. Dans mon ardente jeunesse j'avais dompté de telles passions ; et mon âge avancé est exempt de cette lèpre de luxure qui souille les dernières années des hommes vicieux, et leur fait épuiser jusqu'à la lie la coupe des plaisirs ; il en est qui achètent par un mariage une jeune victime trop pauvre pour refuser un état honnête ; et trop sensible pour ne pas connaître tout son malheur... Notre hymen ne fut pas de cette espèce ; vous reçûtes de moi la liberté de choisir, et pour réponse vous voulûtes obéir au choix de votre père.

ANGIOLINA : Oui, je l'ai voulu à la face du ciel et de la terre ; je n'ai jamais eu de regret pour moi, mais quelquefois pour vous, en songeant à vos dernières inquiétudes.

LE DOGE : Je savais que mon cœur ne vous traiterait jamais avec dureté : je savais que mes jours ne vous importuneraient pas longtemps : et, après mon trépas, la fille de mon ancien ami, sa vertueuse fille, libre de nouveau dans son choix, plus riche et plus mûre de raison, dans la fleur de l'âge, plus en état de choisir après quelques années d'épreuves, héritière du nom et des biens d'un prince, et, pour prix de son indulgence envers un vieillard pendant quelques étés, à l'abri des chicanes des lois et du pouvoir d'une famille jalouse, la fille de mon meilleur ami pourrait encore user de ses droits, trouver un époux dont l'âge fût plus assorti avec le sien, et un cœur digne de sa fidélité.

ANGIOLINA : Seigneur, pour remplir tous mes devoirs et me montrer la vertueuse épouse de celui qui possède ma main, je n'ai écouté que mon cœur et le désir de mon père, rendu sacré par ses dernières paroles : une espérance ambitieuse ne troubla jamais mes songes ; et, si l'heure dont vous parlez arrivait, je saurais le prouver.

LE DOGE : Je vous crois, et je connais votre vertu ; car l'amour, cet amour romanesque dont l'illusion me fut révélée dans ma jeunesse, et que je ne vis jamais durable, mais souvent fatal, cet amour n'eût pas été un attrait pour moi dans l'âge de mes passions et ne le serait pas davantage aujourd'hui s'il existait. Mais j'attendais de vous le respect et les tendres égards que pouvait exiger une amitié sincère et une franche complaisance à tous vos désirs ; reconnaissant de vos vertus, ma surveillance inaperçue couvrait de son ombre ces légères faiblesses auxquelles la jeunesse est soumise ; sans jamais vous en reprendre ouvertement, elle vous en détournait peu à peu, afin que votre changement semblât l'effet de votre choix. J'étais fier, non de votre beauté, mais de votre conduite... ma confiance, une tendresse patriarcale plutôt qu'un aveugle hommage, tels étaient les titres que je croyais avoir à votre estime.

ANGIOLINA : Vous l'avez toujours eu.

LE DOGE : Je le pense. Quant à la différence de nos années, vous la connaissiez quand vous pouviez choisir, et vous m'avez choisi. Ma confiance n'était point inspirée par mes qualités ; elles n'auraient pas suffi pour l'inspirer, non plus que les dons extérieurs de la nature, quand j'aurais été à mon vingt-cinquième printemps... J'avais confiance au sang de Lorédan qui coulait dans vos veines, à l'âme que Dieu vous donna... aux maximes que vous recommanda votre père... à votre croyance au ciel... à vos douces vertus, à votre fidélité et à votre honneur, le plus sûr garant du mien.

ANGIOLINA : Vous avez bien fait... Je vous remercie de cette confiance. Je n'ai jamais cessé un moment de vous en honorer davantage.

LE DOGE : L'honneur affermi par de sages préceptes est le rempart de la foi conjugale. S'il n'existe pas... des pensées frivoles et la vanité des plaisirs du monde se glissent dans le cœur. Si des désirs sensuels le bouleversent, je sais bien qu'il serait inutile à l'homme de chercher la vertu dans un sang infecté, quand celle à qui il s'est uni l'aurait d'ailleurs préféré à tout. Une vivante image du dieu des poètes avec toute la beauté qu'il doit au ciseau de l'artiste, ou le demi-dieu Alcide dans la majesté de ses formes divines, ne suffiraient pas pour enchaîner un cœur où la vertu n'est pas. C'est la persévérance qui la donne et l'éprouve. Le vice ne peut se fixer, la vertu ne peut changer... La femme une fois tombée fera sans cesse de nouvelles chutes. Le vice cherche la variété, tandis que la vertu reste immobile comme le soleil, et tout ce qui tourne autour d'elle en reçoit la vie, la lumière et l'éclat.

ANGIOLINA : Vous qui jugez si bien cette vertu dans les autres (je vous prie de m'excuser, seigneur), pourquoi cédez-vous à la plus fatale des passions ? pourquoi troublez-vous vos augustes pensées par une haine aussi insatiable contre un être tel que Steno ?

LE DOGE : Vous ne me comprenez pas. Ce n'est pas Steno qui m'irrite ; si ce n'était que lui, il aurait... Mais oublions cela.

ANGIOLINA : Quel est donc le motif qui vous émeut si profondément ?

LE DOGE : La majesté violée de Venise, insultée à la fois dans son prince et dans ses lois.

ANGIOLINA : Hélas ! pourquoi vouloir le considérer ainsi ?

LE DOGE : J'y ai pensé jusqu'à... Mais revenons à ce que je disais... Après toutes ces réflexions, je vous épousai... Le monde alors me rendit justice sur le motif, et ma conduite prouva qu'il me jugeait bien, tandis que la vôtre était digne de tous les éloges. Vous étiez libre... Vous receviez les respects et les égards de votre époux et de sa famille. Issue de ceux qui créaient des princes dans Venise, et qui renversaient les princes étrangers de leurs trônes, vous paraissiez en tout digne d'être la première de nos femmes.

ANGIOLINA : Où voulez-vous en venir ?

LE DOGE : Nous y voici... Le souffle empoisonné d'un lâche pourra tout détruire... Un vil citoyen, que son impudence, au milieu de notre plus grande fête, me força de faire sortir pour lui apprendre à se conduire dans le palais ducal, un misérable comme lui pourra laisser sur le mur le venin de son cœur gonflé de dépit, qui deviendra une peste générale !... L'innocence de la femme, l'honneur de l'homme, ne seront plus qu'un vain mot ! Le traître, après avoir insulté la modestie virginale par un affront fait publiquement à vos suivantes, au milieu des plus nobles dames de Venise, le traître se vengera de sa juste expulsion, en noircissant l'épouse de son souverain ; et il sera absous par ses pairs, qui vantent leur intégrité !

ANGIOLINA : Mais il a été condamné à la prison.

LE DOGE : Ce serait acquitter un homme tel que lui que de le plonger dans un cachot, et c'est dans un palais qu'il passera le mois de sa prison prétendue... J'ai assez parlé de lui, je veux terminer avec vous.

ANGIOLINA : Avec moi, seigneur ?

LE DOGE : Oui, Angiolina... Ne soyez pas surprise : je me suis livré à ces idées jusqu'à ce que j'aie senti que ma vie pouvait être longue, et je voudrais que vous suivissiez avec respect mes intentions exprimées dans cet écrit... (Il lui remet un papier.) Ne craignez rien, tout est pour votre avantage ; lisez-le au jour et à l'heure convenables.

ANGIOLINA : Seigneur, pendant votre vie et après votre mort, vous serez toujours honoré par moi ; mais puissent vos jours être nombreux encore... et plus heureux qu'aujourd'hui ! Cette colère s'apaisera, vous redeviendrez calme, ce que vous deviez être, ce que vous fûtes.

LE DOGE : Je serai ce que je dois être, ou rien ; mais jamais, oh ! jamais la douce paix de l'âme ne versera ses heureux rayons sur le peu de jours ou d'heures qui sont encore réservés à la triste vieillesse de Faliero. Jamais ces ombres que laisse le souvenir d'une vie qui ne fut ni mal employée, ni sans gloire, n'adouciront les dernières heures du déclin de ma vie, pour me préparer au long sommeil de la tombe. Il ne me restait que peu de chose à demander et à espérer, si ce n'est le respect dû au sang que j'ai versé, à mes sueurs et aux fatigues de l'âme que j'ai bravées pour la gloire de ma patrie... comme son serviteur... son serviteur, quoique son chef. J'aurais été rejoindre mes pères avec un nom sans tâche comme le leur ; mais voilà ce qui m'est refusé... Que ne suis-je mort à Zara !

ANGIOLINA : C'est à Zara que vous sauvâtes la république : vivez donc pour la sauver encore ; un seul jour, un autre jour comme celui-là serait le meilleur reproche à leur faire et la seule vengeance digne de vous.

LE DOGE : Un jour semblable ne luit qu'une fois dans un siècle ; ma vie n'a point atteint un siècle, et c'est assez que la fortune m'ait accordé une fois ce qu'un heureux citoyen peut à peine obtenir au bout d'un grand nombre d'années. Mais pourquoi parlé-je ainsi ? Venise a oublié ce jour... Pourquoi donc m'en souviendrais-je ?... Adieu, tendre Angiolina ! il faut que je me retire dans mon cabinet... J'ai encore beaucoup à faire... et l'heure court à grands pas.

ANGIOLINA : Rappelez-vous ce que vous avez été.

LE DOGE : Ce serait en vain : le souvenir du bonheur n'est plus un bonheur, quand le souvenir du chagrin est encore un chagrin.

ANGIOLINA : Du moins, quelque chose qui vous presse, je vous supplie de prendre quelque intervalle de repos ; votre sommeil a été si agité pendant plusieurs nuits, que le réveil eût été un bienfait pour vous ; mais j'espérais que la nature dompterait enfin ces pensées qui troublaient si cruellement vos nuits. Une heure de sommeil vous rendra à vos travaux avec des idées et des forces nouvelles.

LE DOGE : Je ne puis dormir... je ne le devrais pas... si je le pouvais !... Jamais je n'eus tant de motifs, pour prolonger mes veilles. Encore quelques jours... oui, encore quelques jours et quelques nuits d'agitation, et je dormirai profondément... mais où ?... n'importe. Adieu, mon Angiolina.

ANGIOLINA : Permettez-moi de rester avec vous un instant... encore un seul instant ; je ne puis vous laisser ainsi.

LE DOGE : Viens donc, ma tendre fille... Pardonne-moi, tu naquis pour un sort plus heureux que celui que tu partages avec moi. Ma fortune devient plus sombre à l'approche de cette profonde vallée, où la mort est assise enveloppée de vastes ténèbres qui s'étendent sur tout. Quand j'aurai cessé d'être... et peut-être ce sera plus tôt que mes années ne l'annoncent ; car je sens au dedans de mon cœur, sur ma tête et autour de moi, une agitation qui peuplera les tombeaux de cette cité d'autant de victimes que la guerre ou la peste... quand je ne serai plus rien, que mon nom soit prononcé par tes douces lèvres, que ta pensée accorde un souvenir à ce que je fus. Je ne veux point de pleurs, je ne te demande qu'un souvenir... Allons ! ma fille... le temps presse.

Ils sortent.

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