CALENDARO : Eh bien ! Israël, quel succès a obtenu ta plainte ?
ISRAËL BERTUCCIO : Un succès très heureux.
CALENDARO : Est-il possible ? sera-t-il donc puni ?
ISRAËL BERTUCCIO : Oui.
CALENDARO : Comment ? par une amende ou la prison ?
ISRAËL BERTUCCIO : Par la mort.
CALENDARO : Ou tu rêves, ou tu songes à te venger de ta propre main, selon mon conseil.
ISRAËL BERTUCCIO : Oui, et, pour me venger d'un seul homme, j'abandonnerais la grande vengeance que nous méditons pour Venise ? je changerais une vie d'espérance contre une vie d'exil? j'écraserais un scorpion, et je laisserais en proie à mille autres mes amis, ma famille et mes concitoyens ? Non, Calendaro ; en expiation de ce sang qui a coulé avec honte, je verserai tout celui de l'homme qui m'a outragé. Mais j'en verserai d'autre encore. Nous ne frapperons pas seulement pour des griefs particuliers : de tels motifs suffisent aux passions égoïstes et aux hommes violents ; mais ils sont indignes d'un tyrannicide.
CALENDARO : Tu as plus de patience que je ne me soucie d'en montrer. Si j'avais été témoin de l'outrage que tu reçus de Barbaro, je l'aurais tué ou je serais mort moi-même dans l'inutile effort de contenir ma rage.
ISRAËL BERTUCCIO : Dieu merci, tu n'y étais pas... autrement tout eût été perdu ; et comme les choses se sont passées, notre cause est encore prospère.
CALENDARO : Tu as vu le Doge... qu'a-t-il répondu ?
ISRAËL BERTUCCIO : Qu'il n'y avait aucun châtiment pour des hommes tels que Barbaro.
CALENDARO : Je t'avais prévenu qu'il était inutile d'en attendre justice.
ISRAËL BERTUCCIO : Du moins j'ai endormi le soupçon en montrant de la confiance ; si je m'étais contraint, il n'est point de sbire qui n'eût tenu l'œil ouvert sur moi, comme pouvant méditer une vengeance secrète.
CALENDARO : Mais pourquoi ne t'es-tu pas adressé au Conseil ? Le Doge n'est qu'un mannequin, qui peut à peine obtenir justice pour lui-même : pourquoi t'adresser à lui ?
ISRAËL BERTUCCIO : Tu le sauras plus tard.
CALENDARO : Pourquoi pas maintenant ?
ISRAËL BERTUCCIO : Attends jusqu'à minuit... Prends tes listes et dis à nos amis de se préparer ; que tous soient prêts à frapper le grand coup, peut-être dans quelques heures : nous avons longtemps attendu un moment propice ; ce moment sera marqué peut-être par l'aurore de demain ; de plus grands retards pourraient doubler nos dangers. Fais en sorte que tous soient exacts au rendez-vous, et tous armés, excepté ceux des seize qui resteront au milieu des troupes pour attendre le signal.
CALENDARO : Ces paroles heureuses ont répandu une nouvelle vie dans mon cœur. Je suis dégoûté de nos conseils prolongés. Les jours succédaient aux jours, et ne faisaient qu'ajouter d'autres anneaux à notre chaîne, ou un nouvel affront pour nous ou pour nos frères, qui augmentaient la force et l'orgueil de nos tyrans... Agissons. Je me soucie peu du résultat ; que ce soit la mort ou la liberté, je suis fatigué de ne trouver ni l'un ni l'autre.
ISRAËL BERTUCCIO : Nous serons libres dans la vie ou dans le trépas. La tombe n'a point de chaînes. As-tu préparé toutes les listes, et les seize compagnies sont-elles portées au nombre complet de soixante ?
CALENDARO : Toutes, excepté deux qui ont vingt-cinq hommes de moins.
ISRAËL BERTUCCIO : Peu importe, nous pouvons nous en passer. Quelles sont ces deux compagnies ?
CALENDARO : Celles de Bertram et du vieux Soranzo, qui tous deux semblent moins zélés que nous dans notre cause.
ISRAËL BERTUCCIO : Ton caractère ardent te fait regarder comme froids tous ceux qui ne sont pas ennemis du repos ; mais il existe dans les esprits concentrés autant d'audace que dans ceux qu'inspire une vengeance plus bruyante... ne te méfie pas d'eux.
CALENDARO : Je ne me méfie pas de Soranzo ; mais il y a dans Bertram une hésitation et une sensibilité fatales à une entreprise telle que la nôtre. J'ai vu cet homme pleurer comme un enfant sur l'infortune des autres, et oublier la sienne quoique plus grande. Dans une querelle récente, je l'ai vu pâlir à la vue du sang, quoique ce fût celui d'un lâche.
ISRAËL BERTUCCIO :Les vrais braves ont le cœur tendre ; ils versent facilement des larmes, et gémissent de ce que le devoir exige d'eux. Il y a longtemps que je connais Bertram, il n'est point d'âme plus remplie d'honneur.
CALENDARO : C'est possible : je crains moins sa trahison que sa faiblesse... Cependant, comme il n'a ni maîtresse ni femme pour influencer son esprit, il peut résister à l'épreuve. Il est bien heureux qu'il soit orphelin, sans autres amis que nous : une femme et un enfant l'auraient rendu moins résolu qu'eux-mêmes.
ISRAËL BERTUCCIO : De tels liens ne sont rien pour les hommes appelés aux grandes destinées qui purifient les républiques corrompues ; nous devons oublier tous les sentiments, excepté un seul... Nous devons renoncer à toutes les passions qui contrarieraient notre entreprise ; nous ne devons connaître que notre patrie, et regarder la mort comme glorieuse, afin que notre sacrifice s'élève jusqu'au ciel, et le rende éternellement propice à la liberté.
CALENDARO : Mais si nous échouons ?
ISRAËL BERTUCCIO : Ils n'échouent jamais ceux qui meurent pour une grande cause : l'échafaud peut s'imbiber de leur sang ; leur tête peut roulez sur la terre, leurs membres être exposés aux portes des villes, aux murailles des châteaux, mais leur âme sera immortelle. En vain les années s'écoulent, et d'autres subissent la même destinée, ils ne font qu'augmenter les pensées profondes qui triomphent enfin et conduisent le monde à la liberté. Que serions-nous si Brutus n'avait pas vécu ? Il mourut en délivrant Rome ; mais il laissa après lui une leçon éternelle, un nom glorieux et une âme qui se multiplie dans la suite des siècles, quand les méchants acquièrent la puissance et qu'un État devient servile. Brutus et ses amis furent surnommés "les derniers des Romains". Soyons les premiers des véritables Vénitiens, issus de l'antique Rome.
CALENDARO : Nos pères n'ont pas fui devant Attila dans ces îles où des palais se sont élevés sur des rivages arrachés à l'Océan ; ils n'ont pas fui pour reconnaître à sa place un millier de despotes. Mieux vaudrait fléchir sous les Huns et appeler un maître tartare que de tolérer nos oppresseurs. Attila du moins fut un homme, et se servit de son épée comme d'un sceptre ; ces vils patriciens commandent nos glaives, et nous gouvernent avec un mot comme par un charme.
ISRAËL BERTUCCIO : Ce charme sera bientôt détruit. Tu dis que tout est prêt ; je n'ai pas fait aujourd'hui ma tournée accoutumée ; tu sais pourquoi ; mais ta vigilance a bien suppléé la mienne. Les ordres récents de redoubler nos travaux pour réparer les galères ont servi de prétexte pour introduire plusieurs des nôtres dans l'arsenal, comme de nouveaux artificiers, ou des recrues faites à la hâte pour compléter les équipages de la flotte... Sont-ils tous munis d'armes ?
CALENDARO : Oui, tous ceux à qui j'ai cru pouvoir confier le secret. Il en est quelques uns qu'il est prudent de tenir dans l'ignorance, jusqu'au moment de frapper. Nous les armerons quand, dans le tumulte et l'agitation de cette heure marquée, ils n'auront pas le temps de réfléchir, et se livreront à ceux qui voudront les entraîner.
ISRAËL BERTUCCIO : Je t'approuve... As-tu bien remarqué tous ceux dont tu me parles ?
CALENDARO : J'en ai remarqué la plupart, et j'ai recommandé aux autres chefs d'avoir la même précaution dans leurs compagnies ; je crois que nous sommes assez nombreux pour rendre l'entreprise sûre, si elle a lieu demain ; mais, jusqu'à ce qu'elle commence, chaque heure est féconde en périls.
ISRAËL BERTUCCIO : Que les Seize se rassemblent à l'heure accoutumée, excepté Soranzo, Nicoletto Blondo et Marco Giuda, qui resteront à leur poste dans l'arsenal, et se tiendront tout prêts en attendant le signal dont nous conviendrons.
CALENDARO : Nous n'y manquerons pas.
ISRAËL BERTUCCIO : Que les autres viennent, j'ai un étranger à leur présenter.
CALENDARO : Un étranger ? connaît-il le secret ?
ISRAËL BERTUCCIO : Oui.
CALENDARO : Et tu as osé risqué la vie de tes amis pour une téméraire confiance en un homme que nous ne connaissons pas ?
ISRAËL BERTUCCIO : Je n'ai risqué d'autre vie que la mienne... sois-en certain. Celui que je veux vous présenter est un homme dont le secours peut rendre notre succès encore plus assuré. S'il s'y refuse, il n'en est pas moins en notre pouvoir. Il vient seul avec moi, et ne peut nous échapper ; mais il ne reculera pas.
CALENDARO : C'est ce dont je ne puis juger avant de le connaître. Est-il de notre classe ?
ISRAËL BERTUCCIO : Oui, par ses sentiments, quoique ce soit un fils de la grandeur. C'est un homme capable d'occuper un trône ou d'en renverser un... Il a fait de grandes choses et vu de grands changements. Ce n'est point un tyran ; brave dans la guerre et sage dans les conseils ; naturellement noble quoique fier, emporté et prudent toutefois, mais tellement plein de certaines passions, que, s'il est irrité et déçu comme il l'a été dans ses affections les plus tendres, il n'y eut jamais de furie semblable à celle qui lui déchire le sein de ses mains brûlantes, jusqu'à ce qu'il devienne capable de tout pour se venger. Ajoutons encore qu'il aime la liberté, qu'il voit que le peuple est sous un joug oppresseur, et qu'il partage ses souffrances ; enfin, tout compensé, nous avons besoin d'hommes tels que lui, et de tels hommes ont besoin de nous.
CALENDARO : Et quel rôle veux-tu qu'il joue avec nous ?
ISRAËL BERTUCCIO : Peut-être celui de notre chef.
CALENDARO : Quoi ! tu lui céderais ton propre commandement ?
ISRAËL BERTUCCIO : Sans doute. Mon but est de faire réussir notre cause, et non de m'élever au pouvoir. Mon expérience, quelques talents et votre choix m'avaient désigné comme votre chef, jusqu'à ce qu'il en parût un plus digne de l'être. Si j'ai trouvé cet homme qui doit m'être préféré, comme vous le reconnaîtrez vous-mêmes, penses-tu que j'hésite par égoïsme ? Avide d'une courte autorité... je ferais dépendre nos intérêts de moi seul, plutôt que de céder à celui qui a plus que moi toutes les qualités d'un chef ? non, Calendaro, connais mieux ton ami. Mais vous en jugerez tous... Adieu, réunissons-nous à l'heure fixée ; de la vigilance, et tout ira bien.
CALENDARO : Digne Bertuccio ! je t'ai toujours connu fidèle, brave, et habile à concevoir des projets que j'ai toujours servis avec zèle. Pour moi, je ne cherche point d'autre chef. J'ignore ce que les autres décideront, mais je suis avec toi comme j'ai toujours été dans toutes nos entreprises. Maintenant, adieu jusqu'à minuit.
Ils sortent.